Changer de sens
Quelques effets
du « tournant iconique »
La photo a fait le tour du monde. La fillette soudanaise,
famélique, agonise sous le soleil brûlant, sous les yeux d’un
vautour qui la guette à deux pas. L’image-choc, prise par
le photographe sud-africain Kevin Carter en mars 1993, a
attiré l’attention des médias sur une guerre civile dont la
communauté internationale avait détourné les yeux. Cadrée
à même le sol, à quelques pas seulement de la fillette,
elle est devenue un emblème de la photographie-vérité,
donnant à voir le drame d’un peuple resté hors champ.
Un an plus tard, Carter reçoit pour cette photo le prix
Pulitzer 1994. Une vaste polémique s’ensuit : le premier
devoir du photographe n’était-il pas d’aider la fillette à
rejoindre le dispensaire qu’elle aura tenté en vain d’atteindre ? En faisant le choix de l’image contre l’action, Carter
sera donc devenu rapace à son tour, guettant le « moment
décisif » qui ferait d’un cliché quelconque une icône inoubliable. Miné par cette campagne internationale et rongé
par les remords, Carter finit par se suicider quelques mois
plus tard.
Cet événement a suscité à son tour un débat sur la
question de savoir si l’acte « esthétique » n’eut pas, en dernière instance, plus de conséquences « pratiques » que tout
geste humanitaire. Dans son installation The Sound of
Silence (2006), l’artiste chilien Alfredo Jaar retrace la vie de
Kevin Carter, rappelant que celui-ci avait lutté politiquement
et au risque de sa propre vie contre le régime d’apartheid :
le cliché soudanais n’est montré que le temps d’un éclair,
vers la fin, empêchant toute attitude de complaisance. Pour
Jacques Rancière, l’installation de Jaar montre qu’une
image n’existe jamais pour elle-même, mais qu’elle est saisie
648
CRITIQUE
dans un rapport complexe de dispositifs et de pratiques qui
lui permettent potentiellement de produire de l’efficace 1.
Au-delà de l’ancienne opposition entre praxis et theoria
dont les attaques contre Kevin Carter réitèrent le clivage, la
célèbre photo soulève une autre question. Lors de sa publication, Starving Child Vulture (Vautour guettant une enfant
mourante) fut immédiatement considérée comme une
« image-preuve » arrachée au réel. Tout concourt à mettre le
spectateur en contact direct avec la scène qui s’est irrévocablement inscrite sur la pellicule photosensible. En ce sens,
la photographie de Carter rejoint bien le « noème » photographique évoqué par Roland Barthes : ce qui est visible s’est
réellement produit, à un moment ou un autre, devant l’objectif. L’image se fait trace d’un ça a été préalable, contact presque magique avec une présence que la plaque photographique se sera contentée d’enregistrer.
C’est cette certitude que l’artiste chinois Xu Zhen remet
en question dans son installation The Starving of Sudan, présentée au Long March Space de Pékin en 2008. En quoi une
photographie est-elle réellement indiciaire, en quoi témoignet-elle d’un ça a été ? Dans l’espace de la galerie, Xu Zhen
installe une fillette de trois ans, originaire de Guangzhou
mais de parents guinéens, au milieu d’un décor de terre et
de paille où se trouve également un vautour mécanique. Pendant vingt et un jours, à raison de cinq heures par jour, la
fille évolue dans le décor, sous les yeux de la mère payée par
l’artiste, mais aussi des visiteurs de la galerie. À côté de cette
mise en scène, l’artiste réalise des photos de la petite Guinéenne qui ressemblent à s’y méprendre à la célèbre icône de
Kevin Carter, quoique entièrement construites. L’œuvre de
Xu Zhen semble nous pousser à croire que ce qui fait image
n’est pas dans l’image, mais lui vient de son dehors. La ressemblance mimétique n’y est pour rien : toute visibilité
devient affaire de construction et n’existe que dans le tissu
de relations intersubjectives, pragmatiques, institutionnelles. Loin d’être la restitution d’une présence, la photographie
sera – c’est ce que le travail provocateur de Xu Zhen semble
indiquer – le résultat d’une représentation calculée.
1. J. Rancière, « L’image intolérable », Le Spectateur émancipé,
Paris, La Fabrique, 2008, p. 93-114.
CHANGER DE SENS
649
C’est ici que vient se greffer le vaste champ des visual
studies. Si celles-ci commencent à peine à faire l’objet de
traductions en français, elles peuvent néanmoins être situées
dans le prolongement d’une certaine sémiotique visuelle
développée en France dans les années 1960 : les images
seraient le résultat d’une composition dont le code peut sembler invisible, mais qui n’en est pas moins présent et qui doit
faire l’objet d’un déchiffrement. Le visible n’est pas une affaire
de donation, fût-elle par « esquisses » (Husserl), mais une
affaire de construction.
Lorsqu’à peu près au même moment, et indépendamment l’un de l’autre, Gottfried Boehm et William J. Thomas
Mitchell forgèrent l’expression d’« iconic / pictorial turn 2 », le
second s’empressa de préciser qu’il ne s’agissait plus de se
focaliser sur les tableaux comme véhicules de symbolisation,
mais que l’image devait être considérée elle-même comme un
« échangeur complexe entre la visualité, les appareils techniques, les institutions, les discours et les corps 3 ». À la différence des « sciences de l’image » allemandes – les Bildwissenschaften – qui se sont développées à la suite de l’appel lancé
par Boehm, et sous l’impulsion d’acteurs tels que Hans Belting ou Horst Bredekamp, les image studies américaines semblent s’être muées dès leur naissance en visual studies, qui
étudient les images comme des prismes permettant d’accéder
aux relations de pouvoir et analysent les facteurs de sémantisation qui les traversent. En ce sens, The Starving of Sudan
de Xu Zhen doit être lu comme un indice des rapports transversaux qui s’établissent désormais, avec l’effondrement d’un
ordre mondial bipolaire, entre la Chine et l’Afrique, ou encore
comme un signe du racisme inavoué régnant en République
populaire.
Si nécessaires que soient ces lectures nouvelles, la trans2. G. Boehm (dir.), Was ist ein Bild ?, Munich, Wilhelm Fink,
1994. W.J.T. Mitchell, « The Pictorial Turn », Picture Theory. Essays on
Verbal and Visual Representation, Chicago, The Univ. of Chicago Press,
1994, p. 11-34. Pour une mise en parallèle des deux traditions, voir
K. Moxey, « Les études visuelles et le tournant iconique », Intermédialités, no 11, 2008, p. 149-168, ainsi que T. Vladova, « Les débats sur
l’image dans l’esthétique contemporaine, dans L’Image, dir. A. Schnell,
Paris, Vrin, 2007, p. 189-208.
3. W.J.T. Mitchell, « The Pictorial Turn », op. cit., p. 16.
650
CRITIQUE
formation des images en simple documentation d’un état des
choses (géostratégique, social, racial) est-il foncièrement différent de ce qu’il prétendait combattre, c’est-à-dire du naturalisme de la trace ? L’opposition, désormais familière, entre
l’image comme signe naturel d’une part et l’image comme cristallisation de facteurs culturels de l’autre est moins profonde
qu’il n’y paraît. Au-delà de leurs différences respectives – entre
l’image comme indice d’une présence et l’image comme symbole d’une représentation –, ces deux approches considèrent
les images comme des fenêtres ouvertes permettant d’accéder
à ce qui se tient derrière elles. De même que la trace n’intéresse
le chasseur qu’aussi longtemps que la proie elle-même n’est
pas en vue, de même les symboles n’intéressent que dans la
mesure où ils permettent de lire le texte qu’ils constituent. C’est
là tout le paradoxe des visual studies qui, à leur tour, héritent
de l’aporie inhérente à l’iconologie d’Erwin Panofsky : réhabiliter les images comme documents authentiques permettant
de lire en eux l’incarnation d’une idée, d’une époque, d’une
mentalité, c’est du même coup affirmer qu’elles ne signifient
par pour elles-mêmes, mais ne reçoivent leur sens que de ce à
quoi elles renvoient. Après des siècles de dévaluation épistémologique et de subordination au langage, les images pourront
désormais devenir des véhicules de savoir, à condition toutefois d’avoir un « pré-texte » dont elles seront l’illustration. Le
spectre de l’iconologie panofskienne et de son textualisme irréductible plane donc sur toute pensée de l’image, Georges DidiHuberman n’a cessé de nous le rappeler 4. Aujourd’hui, des
approches des visual studies aussi élaborées que celles de
Mieke Bal et de son école d’Amsterdam prolongent, malgré
tout, ce textualisme, quand elles affirment que la compétence
de lecture, affinée au cours des siècles au contact de l’écrit,
doit être désormais élargie aux artefacts visuels, fondant cette
vérité sur le présupposé – fortement discutable – que l’art opère
« par des éléments visuels discrets que l’on appelle des signes
et auxquels on attribue une signification 5 ».
4. G. Didi-Huberman, Devant l’image. Question posée aux fins
d’une histoire de l’art, Paris, Éd. de Minuit, coll. « Critique », 1990,
chap. 3, « L’histoire de l’art dans les limites de sa simple raison ».
5. M. Bal, « Reading art ? » [1996], A Mieke Bal Reader, Chicago,
The Univ. of Chicago Press, 2006, p. 290.
CHANGER DE SENS
651
Contre les excès de la sémiotisation, qui ne considère le
visible que pour autant qu’il est lisible, des voix se sont élevées,
tentant de réhabiliter les images comme objets ayant une vie
et une présence soustraites à toute opération interprétative.
Contre le paradigme de la représentation conventionnelle, on
a pu invoquer à nouveau la force de la présence nue, présence
vive ou réelle que certains, comme George Steiner, ramènent
explicitement à une conception religieuse 6, tandis que
d’autres, comme Hans-Ulrich Gumbrecht, y voient un nouveau paradigme, appelé à remplacer la sémiotique 7. Tandis
que le paradigme de la représentation était fondé sur une
conception transitive de l’image, le paradigme de la présence
renvoie à une conception intransitive, purement immanente
de l’image qui, libérée de tout vicariat, ne tient lieu que d’ellemême. Une toile de Pierre Soulages aux ultra-noirs pâteux
marquera ainsi le retour de la peinture à sa propre opacité
tautologique. Ou pour le dire avec Frank Stella, qui a résumé
d’une phrase l’anti-représentationalisme du minimal art :
« What you see is what you see. » Pas plus, pas moins. Dans
cette opacité résistant à la sémiose, il y aurait donc le fondement même de la catégorie de la présence : elle garantit son
« irrépétabilité » et, par conséquent, sa singularité événementielle 8. Après une conception purement allégorique, qui considérait l’image comme « disant autre chose qu’elle-même » (alloagoreuein), surgit une conception de l’image purement
tautologique, ne disant que soi (tauto-legein), en présence de
soi-même.
On peut s’étonner d’un tel retour en force du thème de
la présence, qui semblait irrémédiablement discrédité après
son passage au crible de la déconstruction. À travers cette
trajectoire de pensée, il y a comme un mouvement contreréformateur. Toute réflexion sur l’image renvoie inévitablement, en Occident, à ses assises eucharistiques, Louis Marin
6. G. Steiner, Réelles présences. Les arts du sens, Paris, Gallimard, 1991.
7. H.-U. Gumbrecht, Production of Presence. What meaning cannot convey, Stanford, Stanford Univ. Press, 2004 (trad. Éloge de la
présence. Ce qui échappe à la signification, Paris, Éd. Maren Sell,
2010).
8. D. Mersch, Was sich zeigt. Materialität Ereignis Präsenz,
Munich, Wilhelm Fink, 2002.
652
CRITIQUE
y a suffisamment insisté : depuis Port-Royal, il s’agit de déterminer si l’eucharistie constitue seulement un signe ou une
présence réelle 9. Tout semble donc aujourd’hui se passer
comme si la présence revenait, telle une hantise, dans un
discours qui s’en croyait préservé. Et quand la présence n’est
pas invoquée en tant que telle, William J. Thomas Mitchell
nous rappelle que dans notre expérience des images, même
contemporaines, les pulsions idolâtres, fétichistes et totémisantes semblent irrépressibles 10.
Au fond, cette ambivalence était déjà inscrite au cœur
d’une œuvre telle que celle de Roland Barthes, quand, après
avoir décodé les mythologies modernes, le sémiologue se
penche sur les fantasmes de présence, dans La Chambre
claire. Face à la photographie du frère cadet de Bonaparte,
Barthes ne peut s’empêcher de voir « les yeux qui ont vu
l’Empereur ». Face à la photographie de Lewis Paine,
condamné à mort, Barthes décrit l’expérience d’une étrange
duplicité, consistant à voir l’assassin vivant et à la fois le
savoir désormais mort, la coprésence dans l’image d’un ça
a été et d’un cela sera, déjà accompli. La politique des exemples, dans La Chambre claire, est loin d’être insignifiante.
Les photographies choisies dessinent un arc qui converge
dans le thème d’une présence, mais retirée. Ce qui se présente en image – tel serait peut-être le « noème » barthésien
pour l’image –, est présent sur le mode d’un retrait. On ne
voit un corps en image que là où le corps lui-même, après
avoir laissé sa trace, s’est retiré, où il s’est donc pour ainsi
dire soustrait aux présents. En un sens, l’image est donc
toujours intimement liée à la mort parce qu’elle suppose le
trépas de son référent. Ou, pour le dire avec L’Imaginaire de
Sartre, nous ne voyons en image que ce qui est absent dans
la perception.
*
9. Voir également la mise au point de Hans Belting dans son livre
La Vraie Image. Croire aux images ?, Paris, Gallimard, 2007, p. 201208 (en particulier le chap. « La querelle de la Cène : présence ou
signe ? »).
10. W.J.T. Mitchell, « Totémisme, fétichisme, idolâtrie », Que veulent les images ?, Dijon, Les Presses du réel, 2010.
CHANGER DE SENS
653
On peut se demander toutefois si ce paradigme d’absence-présence, qui domine une certaine tradition de pensée
des images de Sartre à Barthes, rend vraiment justice à
l’ensemble des expériences que nous faisons avec celles-ci.
Est-il vrai que toute interaction avec une image engage l’expérience d’une absence ? Est-il suffisant de définir le concept
d’expérience, tel que le suggère Derrida dans ses réflexions
sur l’image et l’archive, par le fait que toute expérience
consiste foncièrement en un renvoi à autre chose (« Pour moi,
il y a trace dès qu’il y a expérience, c’est-à-dire renvoi à de
l’autre 11 ») ? L’expérience dans un espace d’images virtuelles
n’est-elle pas précisément celle d’un renvoi (indiciaire, symbolique ou « différant ») à un référent absent, mais confrontation à une présentation de ce qui n’a jamais été présent,
sans revenir à être, pour autant, une hantise ?
Car il semble bien y avoir une plénitude des images qui
– loin du spectre hantant l’émulsion photographique et qui a
trop longtemps informé notre regard sur les images en général – n’ont rien de spectral. Les images non analogiques, virtuelles ou dites « de synthèse » ne portent pas en elles les traces
d’une présence passée, mais nous permettent d’explorer,
indépendamment de l’existence ou de l’inexistence du référent, des hypothèses visuelles. Ces images sont donc virtuelles
en tant qu’elles sont conjecturelles. Aussi la multiplication des
images exige-t-elle une nouvelle pensée qui ne peut plus procéder de proche en proche et qui ne saurait plus se contenter
de ressasser les catégories interprétatives héritées. Que signifie l’affirmation selon laquelle une image permet parfois
d’exprimer plus que mille mots ? En quel sens les images nous
confrontent-elles à une proposition visuelle qui, dans sa plénitude surdéterminée, ne se laisse précisément ramener à
aucune proposition langagière ? Dans quelle mesure, enfin, la
monstration sensible de l’image, son avancée, sa présentation
ou « venue en avant » engagent-t-elles un sens visuel qui ne
demande pas à être déchiffré et qui ne se laisse pas transcoder
sans perte en d’autres systèmes représentatifs ?
Ces questions sont celles que soulève le « tournant iconique » et elles sont au cœur des images studies qui lui font
11. J. Derrida, « Trace et archive, image et art », Collège iconique,
Institut National de l’Audiovisuel (INA), 25 juin 2002.
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CRITIQUE
suite. Mais au-delà de la question lancinante de la singularité
de l’image et de la différence qui la sépare d’autres formes de
symbolisation, une autre question se dégage, celle d’un sens
qui revient à être – par-delà l’alternative entre présence et
représentation – un sens présentatif : un sens qui se montre
à même ce qui montre, ou encore un sens qui montre ce qu’il
montre en montrant comment il montre, faisant de l’image
un signifiant dont la signifiance consiste en une exhibition
de sa texture intrinsèque. Tout semble indiquer qu’avec
l’insistance de la question de l’image, c’est une nouvelle épistémè qui est en train de voir le jour et qui se caractérise, à
plusieurs égards, par sa qualité symptomatologique.
À la différence de la trace qui ne peut renvoyer à son
référent qu’à supposer l’absence de celui-ci, le symptôme
suppose la présence d’un corps qui se fait la scène d’une
présentation. Le symptôme ne montre que pour autant et
aussi longtemps qu’il se montre, qu’il expose sa texture, ses
stigmates, son être-ainsi. En l’absence d’un corps, pas de
symptôme. Pourtant, cette automanifestation n’est pas purement réflexive : elle n’est pas un retour sur soi, mais en
appelle au contraire à un regard dont elle dépend constitutivement. La présentation ne pourra se faire qu’à condition de
se faire en présence d’un spectateur, doué de vision et donc
constitutivement incarné. Si le graphème est d’essence testamentaire, l’image suppose le partage simultané d’une scène
sensible : pour voir une image, nous devons lui faire face et
ce face-à-face précède toute diachronie du renvoi. Pourtant,
si dans l’acte même de la présentation nous sommes mis en
présence d’une image, celle-ci produit aussi un déplacement
de la présence : quand nous regardons une image – MerleauPonty y insistait –, nous ne sommes plus exactement ici, ni
tout à fait là-bas, sur la toile ; le regard implique donc un
mouvement extatique, une sortie de soi qui ne rejoint néanmoins aucun havre nouveau.
Toute présentation s’excède donc, en deux directions :
elle s’excède parce que ce qui montre ne coïncide jamais avec
ce qui est montré (le symptôme ne ressemble pas à ce qu’il
donne à voir, il l’exemplifie), mais elle s’excède aussi en direction d’un spectateur qui lui conférera un sens. Toute présentation iconique est inévitablement surdéterminée et sousdéterminée à la fois.
CHANGER DE SENS
655
Surdéterminée, parce qu’elle ne se laisse ramener à
aucun alphabet fini, à aucun ensemble de lexèmes picturaux
ou de signifiants visuels. L’image n’est pas dénombrable ;
pour mieux dire, sur sa surface – contrairement à la surface
de la page écrite – on ne peut détacher de façon définitive les
figures signifiantes de leur fond. Alors que dans l’écriture,
aussi longtemps que l’espacement permet encore de distinguer les signifiants les uns des autres, la variation de taille,
de police ou de typographie n’est pas censée affecter le sens,
dans une image au contraire, on ne peut exclure aucune
dimension a priori : le tracé, l’épaisseur, les accidents de la
matière, tout concourt à produire la densité de l’image et tout
peut potentiellement intervenir dans la construction de son
sens. L’image est donc symptomatique parce qu’elle nous
confronte à un ensemble surdéterminé ; selon Freud, le
symptôme est foncièrement caractérisé par sa « surdétermination » (Überbestimmtheit 12).
Mais l’image est aussi symptomatique dans sa sousdétermination : si elle suppose la coïncidence entre le corps
présentant et le corps affecté (le syn-ptoma marquant littéralement la co-incidence, le « choir ensemble »), elle suppose
aussi que le symptôme « tombe » sous un regard capable de
le voir. L’apparition de l’image suppose donc une conjoncture :
traversée par un manque intrinsèque – son besoin d’apparaître à un spectateur – l’image ne sera image, c’est-à-dire apparaissante, que si elle échoit à un regard pour lequel elle formera un cas, un casus. Le manque est donc constitutif de
l’image : dans sa facialité, elle expose son incomplétude et en
appelle à une reprise par le regard.
Or si l’image n’est pas le produit d’une pure donation,
elle n’est pas pour autant le résultat d’une construction ou
d’une projection imaginaire. Dans ses déterminations matérielles, dans sa structure, ses striures et ses partages, elle
détermine le partage qui s’établira dans le chiasme entre œil
et objet. Pourtant, dans son eccéité même, dans son êtreainsi, l’image ouvre l’espace de ce qui pourrait être : l’esace
d’une visibilité au subjonctif. Dans cette ambivalence entre
12. S. Freud, « L’étiologie de l’hystérie » [1896], trad. J. Bissery et
J. Laplanche, Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973,
p. 107.
656
CRITIQUE
sa surdétermination sensible et ses lacunes constitutives,
l’image est donc foncièrement oscillatoire et circonstancielle.
Dès lors, regarder une image sera toujours un art hautement
délicat et précaire : si l’image est effectivement une affaire de
conjonction, l’imagéité ne peut être dérivée d’aucune détermination unique et ne décrit aucun secteur ontologique
déterminé. L’ancienne question qu’est-ce qu’une image devra
être remplacée par la question quand une image est-elle ?
Ainsi, une approche symptomatologique considérera que les
images constituent moins un domaine circonscrit qu’une
affaire d’intensités. Décider face à un miroir – mais aussi face
à un reflet dans l’eau, un film, un souvenir, une hallucination
ou une installation vidéo – si nous avons affaire à une image
dépendra donc d’une multiplicité de facteurs. Comme la
symptomatologie médicale, la symptomatologie des images
demeure un art par définition incertain. La coprésence d’une
multiplicité de symptômes semble indiquer que nous sommes
bien en face d’une image, mais la supposition reste affaire de
conjecture, elle n’est pas probatoire et peut ne résulter que
d’une « simple » coïncidence.
Il y a vingt ans, et avant même qu’il ne soit question de
« tournant iconique », Georges Didi-Huberman avait esquissé
les bases d’une telle symptomatologie de l’image. Il se refusait
à choisir entre une position qu’il qualifiait de phénoménologique et qui consisterait à voir dans l’image une présence
épiphanique, révélant son essence dans la passivité de la
réception, et une position sémiologique qui considèrerait que
l’image n’est que représentation au sein d’un système
conventionnel 13. L’extraordinaire registre inférieur de la
Madone des Ombres de Fra Angelico à Saint-Marc à Florence,
parsemé de véritables drippings chromatiques et de réticulations picturales d’une puissance inouïe, ne fut jamais décrit
par les historiens de l’art pour qui l’absence de référence à
l’histoire sacrée faisait d’eux un simple « hors-d’œuvre » décoratif. De même que pour Lyotard, c’est Cézanne qui venait
éclairer Masaccio dans l’après-coup, pour Didi-Huberman
c’est Pollock qui – de façon anachronique – vient désobstruer
ici une expérience picturale que l’érudition avait fini par
recouvrir. Mais opposer une peinture représentative, liée aux
13. G. Didi-Huberman, Devant l’image, op. cit., p. 309.
CHANGER DE SENS
657
écritures, et une peinture moderniste, affranchie de tout rapport à son dehors, c’est encore faire fausse route. L’expérience
de la sensation colorante ne s’oppose pas au savoir textuel,
elle en est plutôt une réarticulation différente : ces rainures
multicolores n’ont rien d’abstrait ; par elles, la peinture fait
ce que la lettre ne peut faire : elle incarne dans sa dissemblance l’événement que l’historia du registre supérieur s’était
contentée de dépeindre avec ressemblance, c’est-à-dire l’avènement du Christ.
C’est précisément en s’ouvrant, dans sa matérialité
même, au regard, que l’image ouvre – tout comme le symptôme – à autre chose qu’elle-même. Entre l’œuvre fermée,
opaque et tautologique, et l’œuvre ouverte, tout entière
subordonnée à une interprétation qui lui sera conférée par
un dehors, l’image sécrète donc du sens, comme on dirait
que les « coins de graisse » de Joseph Beuys exsudent ou que
le Cremaster cycle de Matthew Barney fait coaguler la
matière. Sur un tout autre registre, et avec moins de pathos,
on peut penser à l’œuvre Witness de Mona Hatoum (2009).
Face au « Triomphe de la beauté » en porcelaine de la Fondation Querini à Venise, l’artiste libanaise recrée une copie
conforme de la statue de la Place des Martyrs à Beyrouth.
C’est cette fois l’œuvre elle-même qui devient martyr,
« témoin » : érigée initialement comme stèle commémorant les
morts de 1916, les impacts de balle sur sa surface, méticuleusement restitués par l’artiste à Venise, sont aujourd’hui
autant de symptômes d’un autre conflit, la guerre civile libanaise. Simultanéité, donc, de régimes incompatibles, coexistence de temps hétérogènes, ou encore : déhiscence au sein
même du présent. Dans l’écart indécidable entre un ça-a-été
et un cela ne sera jamais, l’image ouvre un espace de possibles : elle avance une présentation, comme on dit qu’on
avance une hypothèse. Si l’image virtualise toujours le donné
et en devient donc inévitablement inactuelle, elle n’en est pas
moins incidente, c’est-à-dire qu’elle nous tombe dessus et
nous confronte avec son être-là. Dans tous les sens du terme,
l’image est imminente, elle est ce qui se tient devant nous,
sans être tout à fait arrivé.
Sur ces prémices, c’est le rapport même de l’art contemporain à l’image qui se voit déplacé. L’époque semble lointaine
où l’image, sans autre forme de procès, était identifiée au
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CRITIQUE
spectacle et l’art à sa critique. Au contraire, si le spectacle
repose sur le phantasme d’un real time de la présence, l’image
engage une « con-temporanéité », une co-existence des temps.
En reprenant les analyses de Giorgio Agamben, on peut dire
que le contemporain, loin de marquer l’adhésion au présent,
désigne « très précisément la relation au temps qui adhère à
lui par le déphasage et l’anachronisme 14. » Le contemporain
ne serait qu’un autre mot pour nommer la non-coïncidence.
En ce sens, il est sans doute permis de dire que l’art n’est
contemporain que quand il soulève la question que soulève
toute image, à savoir la question de la contemporanéité.
Emmanuel ALLOA
14. G. Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ? [Che cos’è il
contemporaneo ?, 2008], trad. M. Rovere, Paris, Payot-Rivages, coll.
« Petite Bibliothèque », 2008, p. 11.