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Zone libre

Sur quatre paradoxes de l’allocation universelle (et sur la manière de les résoudre)

François Blais

Résumés

L’allocation universelle constitue une proposition ambitieuse de réforme de l’État-providence qui suscite de nombreuses controverses. Une partie des oppositions qu’elle soulève est tributaire de la nature paradoxale de certaines de ses principales justifications. Ces « paradoxes » minent sa crédibilité et l’empêchent de recevoir toute l’attention qu’elle devrait mériter de la part du public normalement intéressé par le renouvellement de la pensée sociale. Cet article tente d’apporter un éclairage sur quatre de ces apparents paradoxes de l’allocation universelle. Leur résolution devrait permettre de montrer certains des enjeux importants, mais souvent oubliés, que notre époque se doit de relever en matière de justice sociale.

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Texte intégral

  • 1 Pour suivre les débats intellectuels et politiques sur le sujet, on consultera le site internet du (...)

1L’idée, jugée utopique encore hier, d’accorder à chaque citoyen un revenu parfaitement inconditionnel fait du progrès aujourd’hui dans le monde1. Certains appellent cette proposition « revenu de citoyenneté », d’autres « revenu de base », « revenu minimum garanti » ou encore « revenu d’existence ». Personnellement, je préfère « allocation universelle » ; mais les mots ont, finalement, pour le présent propos, assez peu d’importance.

2L’allocation universelle n’est pas une idée facile à défendre. En fait, à gauche comme à droite, chez les syndicats, les employeurs, les politiciens et les groupes communautaires, on lui prête parfois les pires intentions. Il faut avouer que l’idée ne fait à première vue rien pour aider sa cause. On lui reproche tout d’abord son ambiguïté idéologique (est-ce une idée révolutionnaire ou conservatrice ?). On la trouve ensuite trop simpliste (la pauvreté ne se résume pas à l’insuffisance de ressources financières). Mais on reste avant tout surpris et même choqué par les paradoxes qui l’habitent et qui la rendent particulièrement rébarbative. Comment peut-on, par exemple, croire aux effets redistributifs d’une politique sociale qui accorde à tous, pauvres ou riches, le même transfert ? Dans ce qui suit, j’attaque de front ce paradoxe ainsi que trois autres « étrangetés » régulièrement associés à l’allocation universelle. Je tenterai de montrer comment ces quatre paradoxes de l’allocation universelle peuvent très bien être résolus et, par surcroît, à son profit. En fait, au-delà des apparences, je crains que ces paradoxes ne dissimulent, maladroitement peut-être, certaines vérités et principes oubliés qui nous renvoient fondamentalement aux défis que lancent la solidarité et la redistribution de la richesse à notre époque.

« Il est préférable pour les pauvres que l’on donne aussi aux riches »

3Ce paradoxe reste, de tous ceux que j’ai retenus, celui qui déclenche le plus grand scepticisme à l’encontre de l’allocation universelle. Comment peut-on aider les plus pauvres et en faire profiter tout autant les plus riches ? Bien sûr, l’idée est insensée si nous confondons « donner à tous » et « augmenter le revenu disponible de chacun », car on ne peut à la fois redistribuer la richesse et augmenter le revenu de tous. Ce qui est toujours possible, cependant, c’est d’améliorer et d’étendre le niveau de la protection sociale. C’est dans cette perspective que substituer un programme universel à une multitude de programmes sélectifs peut devenir nécessaire. L’universalité implique bien entendu que l’on fournisse aussi aux riches une certaine protection sociale, mais cela n’entraîne aucunement une amélioration nette de leur situation économique, bien au contraire.

4Il y a quatre raisons pour préférer l’universalité à la sélectivité dans les politiques sociales.

Les programmes universels sont plus simples à administrer et moins coûteux à gérer

  • 2 Pour une défense de l’allocation universelle en termes d’efficacité administrative, voir R. Dutil, (...)

5On ne peut pas vraiment en douter, surtout si la réalisation d’un transfert universel permet de remplacer une panoplie de mécanismes de redistribution explicites (bénéfices monétaires) et implicites (bénéfices fiscaux). Les programmes sélectifs requièrent plus de contrôles et donc plus de fonctionnaires. Chaque programme possède en plus sa propre administration qui n’est pas toujours au courant de ce que fait l’administration voisine. Ce type de complexité entraîne inévitablement de l’inefficacité, elle diminue la mobilité des individus et conduit à d’inévitables périodes d’attente pour les prestataires de plus en plus égarés dans cet écheveau complexe qu’est devenu notre filet de sécurité sociale2.

  • 3 Voir le plaidoyer d’Anthony B. Atkinson en faveur des mécanismes universels dans les dernières page (...)

6Bien entendu, les transferts universels exigent aussi d’être bien gérés mais, dans leur cas, la tâche principale se limite à effectuer un transfert périodique à l’ensemble des citoyens admissibles. À l’ère de l’informatique, cela peut très bien se faire par dépôt bancaire automatisé et pour un coût minime. Plus besoin de s’inscrire devant une autorité compétente, de remplir de fastidieux formulaires, de contrôler les ressources disponibles pour un ménage, d’effectuer des visites à domicile, de subir des périodes d’attente au téléphone pour s’assurer de son admissibilité pour les mois suivants, etc.3.

7Il est vrai que les programmes universels exigent certains contrôles (par exemple, une preuve de citoyenneté ou de résidence), mais cela reste minime comparativement à ceux requis dans la situation actuelle. Suivant ce modèle, il faudrait continuer à s’assurer que chacun paie sa juste part à la société pour financer, entre autres, les programmes collectifs. Les cyniques voudront rappeler les nombreuses faiblesses actuelles du contrôle fiscal ? Il faut leur répondre que nous devons mettre autant d’efforts à améliorer cette partie de l’administration publique que nous avons pu le faire pour l’aide sociale ces dernières années. Ce resserrement administratif du fisc aura au moins l’avantage de toucher également l’ensemble de la population et non plus seulement la minorité la plus vulnérable.

Les programmes universels sont plus transparents

8Dans les sociétés démocratiques plus que dans tout autre type de société, la transparence ne doit jamais être sous-estimée. Les citoyens sont en principe détenteurs des mêmes droits. Au Canada, pour prendre un exemple simple, chaque citoyen a droit à des services de santé et il serait assez difficile d’imaginer à quel motif on pourrait refuser à un malade le traitement accordé par ailleurs à un concitoyen dans la même condition.

  • 4 Pour comprendre un peu mieux, voir Gouvernement du Québec, ministère des Finances, Les taux margina (...)

9Le droit à un traitement égal est-il toujours respecté dans le domaine de la fiscalité et des transferts en espèces aux personnes ? Rien n’est moins sûr. Il existe aujourd’hui une multitude de programmes et leur effet combiné reste largement inconnu du public. Combien, par exemple, reste-t-il à une famille qui ajoute cent dollars par mois à ses gains de travail une fois toutes ses prestations ajustées ? Qui peut dire avec précision l’impact sur son revenu d’un nouvel enfant à charge ? Est-il plus avantageux de vivre marié ou comme conjoint de fait ? Il faut bien reconnaître que la conjugaison de la fiscalité, de la parafiscalité et des transferts directs aux personnes produit parfois des résultats inattendus4. Malheureusement, peu de gens ont les moyens de payer des fiscalistes aguerris en ces matières pour veiller au respect de leurs droits légitimes.

10La logique de la redistribution de la richesse devrait reposer sur le droit de chaque personne à un niveau de vie décent et sur le partage équitable de la richesse collective. Bien entendu, la capacité des citoyens à faire valoir leurs droits en la matière est réduite considérablement dans un contexte de cumul de programmes plutôt opaques. C’est pourquoi il importe que la transparence reprenne ses droits. Une façon directe d’y arriver est de réunir progressivement tous ces transferts et de les verser, selon un mécanisme simple, explicitement en espèces plutôt qu’implicitement sous la forme de réductions d’impôt. Chacun pourrait alors savoir à l’avance ce qui lui revient et le pouvoir des citoyens face à la machine gouvernementale se trouverait indubitablement renforcé par ce retour à une plus grande transparence.

Les programmes universels permettent de lutter plus efficacement contre la pauvreté et l’exclusion

11Simplicité et transparence constituent des attributs peu contestés des programmes universels de transferts. Cependant, ils ne suffiront généralement pas à convaincre de la supériorité de l’allocation universelle sur les mesures ciblées. C’est qu’il persiste un obstacle de taille : l’idée, à première vue illogique, selon laquelle il faudrait fournir aux riches les mêmes bénéfices qu’aux pauvres. Celle-ci semble contraire à tout principe de redistribution de la richesse. En fait, cela n’est le cas que si l’on oublie « l’effet revenu », une réalité pourtant inévitable et qui permet de récupérer progressivement les sommes nécessaires au financement de toute politique gouvernementale.

12Du point de vue redistributif, le problème des mesures « ciblées » comme l’aide sociale tient à ce qu’elles ne soutiennent qu’une partie des pauvres et à hauteur généralement insuffisante. Cette situation ne découle pas forcément de la mauvaise volonté de nos gouvernements mais plutôt de la structure conditionnelle de la mesure qui exige que l’on n’améliore pas trop le sort des prestataires de peur de les écarter définitivement du marché du travail ou, pis, d’en détourner ceux qui y sont toujours. Rappelons que, selon Statistique Canada, la moitié des personnes vivant sous le seuil de faible revenu ont de nos jours un emploi. Elles méritent aussi un soutien financier mais les instruments à notre disposition pour y arriver demeurent inadéquats. Cette population et d’autres oubliés des mesures sociales actuelles seraient les premiers à bénéficier d’un revenu inconditionnel qui pourrait soit les encourager à garder leur emploi, soit leur permettre de se trouver une activité qui leur convienne davantage.

13L’universalité permet donc d’élargir la couverture sociale à des groupes de pauvres oubliés ou très mal servis par la politique sociale existante : les pauvres qui travaillent, les femmes économiquement dépendantes, les jeunes à la recherche d’expérience de travail, les femmes désirant prolonger un congé de maternité, les personnes désireuses de démarrer leur entreprise, les habitants des régions éloignées, etc. Pour répondre à toutes ces situations, il faudrait une multitude de programmes et, encore, ils resteraient constamment à la remorque des changements qui n’ont pas fini de nous bouleverser. En lieu et place de ces arrangements à la pièce, l’allocation universelle assurerait définitivement la même sécurité pour tous, quels que soient nos choix, notre chance ou notre pouvoir d’influence sur les politiques gouvernementales.

  • 5 Sur la recherche d’une meilleure intégration des transferts et de la fiscalité, H. Parker, Instead (...)

14Quant aux riches, rappelons simplement que les transferts à leur endroit, particulièrement sous une forme fiscale, existent déjà (crédits d’impôt aux personnes, à la famille, pour un placement dans un reer, etc.). L’allocation universelle devrait aussi éventuellement se substituer à cette panoplie de programmes fiscaux et parafiscaux généralement régressifs. Encore une fois, les riches ne se trouveraient donc pas plus fortunés, car un environnement fiscal adapté verrait à ce qu’ils financent leur juste part de cette politique sociale. Cependant, ils vivraient eux aussi, et pourquoi pas, dans une société où la sécurité économique de tous se montrerait mieux garantie qu’aujourd’hui5.

Les programmes universels favorisent davantage la solidarité entre citoyens

  • 6 Voir à ce sujet « Universal and Selective Social Services », dans B. Abel-Smith et K. Titmuss (dir. (...)

15« Les services aux pauvres resteront toujours de pauvres services. » Cet avertissement fut lancé pour la première fois par le grand spécialiste de l’État-providence, Richard Titmuss6. Cette corrélation n’est pas due au hasard. Elle s’explique par la dynamique sociale et politique engendrée par les programmes sélectifs. En réalité, ceux-ci divisent inévitablement la société entre débiteurs et contribuables. Les prestataires deviennent alors rapidement stigmatisés dans leur situation de demandeurs et leur rapport de force s’en trouve affaibli quand vient le temps de revendiquer une amélioration de leur sort. C’est pourquoi il importe de favoriser les institutions qui ne créent pas un clivage parmi la population et qui ne laissent pas croire que les droits et obligations des uns puissent être différents des droits et obligations des autres. C’est la principale raison pour ne pas différencier la population dans les politiques sociales comme la santé, l’éducation, mais aussi les transferts directs aux personnes.

  • 7 Voir B. Rothstein, « The Moral Logic of the Universal Welfare State », dans E. O. Eriksen et J. Lof (...)

16Les programmes universels favorisent une plus grande solidarité sociale pour deux autres raisons. Tout d’abord, ceux qui ont plus de talent, de savoir-faire, de richesse ou simplement de chance peuvent plus difficilement pratiquer une solidarité exclusive pour leurs proches ou pour ceux qui ont un statut économique équivalent. L’universalité fait plutôt en sorte d’élargir aux groupes plus défavorisés les bénéfices des initiatives des plus riches. Cette forme de solidarité élargie n’est cependant pas le fruit d’actions spontanées ou volontaires. Il faut favoriser sa réalisation en mettant en place des institutions aussi concrètes que les programmes universels d’éducation, de santé, mais aussi de transferts. En effet, lorsque tous les citoyens reçoivent de l’État un dividende sous la forme d’une allocation familiale, d’une pension de base ou d’un revenu cumulable pour les adultes, une plus grande part d’entre eux deviennent automatiquement concernés par ce régime et ils sont alors en meilleure position pour lui garantir une pérennité7.

  • 8 Je rejoins ici complètement les brèves remarques de John Rawls sur le sujet dans la nouvelle introd (...)

17La troisième raison pour laquelle la solidarité trouve une meilleure prise dans l’universalité se trouve dans la définition même de la solidarité. Le droit à un revenu décent et proportionnel à la richesse collective devrait normalement être considéré comme un bien aussi vital que le droit à des services de santé ou à une éducation gratuits. Pourtant, ce droit n’est pas encore acquis de nos jours et on se contente trop souvent de réagir à la pauvreté plutôt que de la prévenir par des transferts placés en amont des circonstances défavorables qui engendrent l’exclusion (chômage, précarité, insuffisance des salaires, rigidité des conventions collectives, etc.). Cette faiblesse dans la réciprocité constitue certainement l’une des critiques importantes que l’on peut faire à l’État-providence moderne8. La justice ne demande pas seulement de bien traiter nos pauvres en se contentant de dire qu’il y en aura toujours. Elle exige surtout que l’on fasse tout notre possible pour prévenir l’exclusion. Pour cela, il faut mettre en place un appareillage institutionnel qui intervient en amont du processus d’exclusion et qui, surtout, n’exige que personne ne se place dans une situation de dénuement complet avant d’obtenir de l’aide, ce que nous faisons pourtant couramment aujourd’hui dans des programmes comme l’aide sociale. Tout cela, peut-être, devrait-il nous amener à conclure qu’il est de loin préférable de donner tant aux riches qu’aux pauvres !

« Faisons payer les pauvres autant que les riches »

18Les incohérences de notre système de sécurité du revenu actuel, en particulier lorsque l’on tient compte de l’effet conjugué des transferts et de la fiscalité, font en sorte que les bénéficiaires de l’aide sociale se retrouvent aux prises avec un taux effectif de taxation de plus de 100% sur les gains de leur travail. De là ce paradoxe en forme de provocation : « faisons payer les pauvres autant que les riches... mais certainement pas plus ! »

  • 9 Gouvernement du Québec, ministère des Finances, op. cit.

19Des études récentes menées par le ministère des Finances du Québec ont aussi montré qu’il n’y a pas que les assistés sociaux qui se voient frappés par des taux marginaux de taxation astronomiques. En fait, les familles à faible revenu n’y échappent pas et cela s’explique essentiellement par les taux de récupération trop élevés des transferts aux familles9. Les spécialistes estiment généralement cette situation révélatrice d’une mauvaise intégration de la fiscalité et des transferts.

20Bien sûr, la taxation marginale de 100% qui frappe les plus pauvres de la société n’a rien pour les encourager à travailler et à se sortir de l’assistance et du travail au noir. L’une des pistes possibles de solution consiste à transformer progressivement l’aide sociale en un revenu cumulable et non taxable. Ce changement entraînerait cependant un appauvrissement relatif des pauvres dont le revenu de travail est parfois comparable à l’assistance sociale. Pour éliminer définitivement ce type d’effet d’entraînement, il faut accepter de verser à tous les citoyens, actifs comme inactifs, ce revenu de base. Il sera possible de le financer ensuite partiellement par l’abolition de certains crédits d’impôt aux personnes qui n’auraient alors plus leur raison d’être. Ce revenu de base n’étant pas taxable, tous les autres revenus du travail et du capital deviendraient par conséquent imposés dès le premier dollar gagné. Cette mesure se révélerait beaucoup plus progressive que celle qui consiste à hausser les crédits d’impôt aux personnes (une politique qui profite exclusivement à ceux qui paient des impôts).

  • 10 Gouvernement du Québec, ministère des Finances, Livre blanc sur la fiscalité des particuliers, Québ (...)

21Les taux effectifs de taxation des plus pauvres sont régulièrement pointés du doigt par différentes organisations10. Pourtant, nos gouvernements n’ont pas encore réussi à s’y attaquer de manière convaincante, ce qui s’explique probablement par des motifs économiques, mais aussi éthiques, qui semblent placer l’État-providence contemporain en face de choix difficiles. Tout d’abord, la diminution des taux excessifs qui frappent les inactifs entraînerait automatiquement, il est vrai, un effet à la hausse sur les taux des autres groupes de la société. Il n’est pas du tout certain que la population soit prête à un tel rééquibrage du fardeau fiscal même si cette mesure pouvait permettre de rendre la fiscalité plus cohérente et plus équitable. Le régime actuel d’assistance sociale a l’avantage d’être relativement peu coûteux puisqu’il ne procède à aucun échelonnement des revenus après gain. Cette situation permet de taxer initialement très faiblement les actifs pauvres sur les gains du travail, ce qui peut être considéré, pour ce groupe de travailleurs, comme une incitation à se maintenir au travail et comme une « récompense » pour les efforts qu’ils y consacrent.

22Pourtant, le fait que les plus démunis paient actuellement davantage sur leurs gains du travail que les riches reste économiquement et moralement très difficile à justifier. Cette pratique repose sur une conception essentiellement méritocratique et punitive de notre politique de soutien au revenu. Tant que notre conception de la responsabilité sociale ne favorisera pas plus de réciprocité, tant que les plus favorisés ne comprendront pas, entre autres, que les avantages dont ils bénéficient n’originent pas de leurs seuls efforts personnels mais aussi d’une organisation moderne du travail devenue de plus en plus compétitive, exclusive et différenciée, on continuera de tenir pour « normales » les conditions fiscales exorbitantes qui affligent les plus démunis de notre société.

« Donnez à des individus plutôt qu’à des ménages
et vous améliorerez le sort des ménages sur celui des individus »

23La forme paradoxale de cette autre proposition découle du caractère individualisé de l’allocation universelle. Une prestation individualisée consiste en un transfert dont le niveau n’est jamais influencé par le fait d’être marié ou de cohabiter avec une autre personne. L’assurance-emploi, par exemple, est un programme individualisé de ce genre. C’est aussi le cas de l’assurance-vieillesse et du régime d’assurance-santé.

  • 11 R. E. Goodin, « Towards a Minimally Presumptuous Social Welfare Policy » dans P. Van Parijs (dir), (...)

24La non-individualisation de certains programmes de transferts sociaux (comme l’aide sociale, les régimes des rentes et la fiscalité des particuliers) pose des difficultés d’harmonisation avec les programmes déjà individualisés. Elle entraîne aussi, nécessairement, des mesures de contrôle du statut des ménages et des immixtions dans la vie privée des prestataires. Compte tenu de la diversité des styles de vie actuels, ces contrôles ne peuvent que se révéler humiliants. Le fait de vivre seul, en couple ou même en groupe relève de choix très personnels. L’État devrait pouvoir au besoin contrôler des personnes mais, par principe, jamais les relations intimes entre ces personnes. Dans une société moderne et pluraliste, il est préférable de ne pas présumer du style de vie des ménages11.

25Ceux qui ont peut-être le plus à gagner économiquement de l’individualisation des politiques sociales, c’est là le paradoxe, ce sont les ménages eux-mêmes. En effet, la non-individualisation a pour conséquence de pénaliser la coopération et la formation de ménages entre personnes assistées sociales mais aussi, chose plus grave, entre bénéficiaires et non-bénéficiaires. Les mariages « mixtes » sont pratiquement interdits par la responsabilité qui incombe aux non-bénéficiaires du couple de prendre complètement en charge la situation de leur conjoint. Cette absurdité explique en partie pourquoi il existe un nombre aussi élevé de femmes seules assistées sociales qui ne parviennent pas à se trouver un partenaire qui ne soit lui aussi assisté social.

26Ces dernières années, plusieurs groupes, en particulier chez les jeunes et les femmes, ont demandé l’individualisation de l’aide sociale. Le gouvernement semble de plus en plus sensible à cette revendication légitime et il a même récemment posé certains gestes en ce sens en ne coupant plus les familles monoparentales qui cohabitent et en promettant d’appliquer une mesure semblable pour les jeunes assistés sociaux. Il faut se réjouir de ces décisions. Il est vrai que le passage rapide de tout le système actuel de taxation et de transfert à un système complètement individualisé provoquerait nécessairement des perturbations dans les revenus disponibles et une redistribution des individus vers les ménages. Cela n’apparaît pas suffisant pour ne pas aller progressivement dans cette direction en faisant attention de préserver les revenus des individus les plus pauvres pour la période de transition nécessaire à ces changements.

« Le droit au travail passe inéluctablement par le droit inconditionnel au revenu »

  • 12 Voir R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Paris, Fayard (...)

27Les sociaux-démocrates manifestent généralement un fort parti pris pour le principe du « droit au travail ». On peut toujours rétorquer qu’il n’a jamais été reconnu de fait mais il continue d’agir comme un objectif louable qui obtient un large consensus à gauche comme à droite. À tort ou à raison, le travail est souvent considéré comme la voie royale de la réussite individuelle et commune. Dans cette perspective, on comprendra que le « droit au revenu » ne peut constituer qu’un pis-aller en attendant le retour du plein emploi. Faire une croix sur ce droit au travail équivaudrait, pour plusieurs, à laisser tomber un des pans majeurs de tout l’édifice de protection sociale hérité de Beveridge et du plan Marsh12.

28Les choses ne sont probablement pas aussi simples. Le « droit au travail » ainsi que le « droit au revenu » sont peut-être réconciliables. Tout dépend d’abord de ce qui est entendu par « droit au travail ». Il existe une grande variété d’activités humaines peu ou mal rémunérées par le marché du travail. Pensons au travail domestique, à l’éducation des enfants, au soutien des personnes malades, aux activités rattachées aux arts, aux lettres, à l’expérimentation de tout genre, etc. Ces activités ont tendance à se multiplier aujourd’hui à mesure que la mondialisation se concentre sur un certain nombre d’activités lucratives très précises. Le « travail » de toutes ces personnes qui ne réussissent pas à bien vivre des activités choisies n’est pas ou est peu reconnu par la sphère marchande. Deux voies peuvent permettre de sortir de ce cul-de-sac. La première consiste à considérer que le « droit au travail » n’équivaut pas au droit de choisir son travail mais seulement à la possibilité d’en occuper un quel qu’il soit. Cette solution nous conduit inévitablement au workfare ou à « l’activation » des mesures d’assistance. Ce serait à mon avis commettre une erreur et probablement aussi une injustice. La société serait alors plus divisée que jamais entre ceux qui ont le privilège d’avoir un travail bien rémunéré et qui leur plaît et tous les autres obligés de s’inscrire à des activités mal rétribuées et dont probablement personne ne veut. Je considère que cette interprétation courante du « droit au travail » constitue en réalité une trahison face à l’idéal qu’il devrait représenter.

  • 13 Voir C. Offe, « Full Employment : Asking the Wrong Questions ? », dans E. O. Eriksen et J. Loftager (...)

29Une autre interprétation possible, et à mes yeux plus cohérente, consiste, et c’est la seconde voie, à considérer le droit au travail comme la possibilité pour tous de s’adonner à une activité de leur choix, que celle-ci soit ou non bien rémunérée. Cette possibilité, pour qu’elle se concrétise, exige cependant d’en arriver à une certaine déconnexion entre le travail et le revenu et c’est ici que peut intervenir l’allocation universelle. Le droit à un revenu inconditionnel devient alors un préalable du droit au travail et n’a plus à être considéré comme une proposition rivale. Ce droit à un revenu inconditionnel augmenterait la possibilité de définir autrement que par des critères marchands le contenu et la forme des activités possibles dans la société. Cette déconnexion, même partielle, permettrait entre autres d’élargir l’éventail des activités « reconnues » explicitement par la panoplie de programmes gouvernementaux de soutien aux entreprises de tous genres13.

  • 14 C’est d’ailleurs le principal argumentaire de J.-M. Ferry (op. cit.).
  • 15 Voir G. Standing, Global Labour Flexibility : Seeking Distributive Justice, Basingstoke, Macmillan, (...)

30Il est donc faux de croire que les défenseurs de l’allocation universelle ont perdu tout espoir dans le plein emploi ou la valeur du travail. Cependant, ils considèrent comme une urgence d’élargir l’éventail des activités possibles pour y inclure celles qui ont une valeur marchande plus faible afin d’en diversifier les formes soutenables à long terme14. La principale justification de l’allocation universelle ne se trouve pas dans une attitude totalement défaitiste à l’égard du travail, mais dans la reconnaissance des limites actuelles du marché de l’emploi qui ne peut assurer une sécurité du revenu sastisfaisante pour tous et qui recherche toujours plus de flexibilité de la part des travailleurs. Dans ce contexte, l’allocation universelle peut très bien être considérée comme une politique économique permettant une meilleure réconciliation du plein emploi et de la sécurité de revenu15.

31L’allocation universelle semble habitée, bien malgré elle, par de nombreux paradoxes. J’ai tenté dans ce texte d’apporter quelque lumière sur ceux qu’il me semblait plus urgent de dissiper. Je comprends que cela ne soit certainement pas suffisant pour une défense complète de cette proposition, mais tel n’était de toute façon pas le but du présent exercice.

32Beaucoup de méprises ont entouré, ces dernières années, les débats sur l’allocation universelle. Bien sûr, il ne s’agit certainement pas d’une panacée contre la pauvreté et toutes les formes d’exclusion. Cependant, la proposition mériterait d’être davantage discutée parmi les intellectuels et par tous ceux qui s’interrogent sur l’avenir de l’État-providence. J’admets encore une fois que tous ces « paradoxes », réels ou non, n’ont rien pour aider à la comprendre. J’espère donc avoir réussi à atténuer en partie leur effet dans les discussions publiques à son sujet.

33Ce texte sera aussi utile s’il ébranle quelque peu le scepticisme et la confortable indifférence dans lesquels certains détracteurs de l’allocation universelle se réfugient depuis un bon nombre d’années. À eux maintenant de présenter leur propre perspective.

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Notes

1 Pour suivre les débats intellectuels et politiques sur le sujet, on consultera le site internet du Basic Income European Network (http://www.econ.ucl.ac.be/ETES/BIEN/bien.html). Pour un récent ouvrage d’introduction : T. Fitzpatrick, Freedom and Security : An Introduction to the Basic Income Debate, Londres, Macmillan, 1999. Voir aussi T. Walter, Basic Income, Freedom from Poverty, Freedom to Work, Londres et New York, Marion Boyars, 1989. Pour un excellent survol argumentaire, P. Van Parijs (dir.), Arguing for Basic Income, Londres et New York, Verso, 1992. Pour une argumentation strictement éthique, J.-M. Ferry, L’allocation universelle. Pour un revenu de citoyenneté, Paris, Cerf, 1995, et P. Van Parijs, Real Freedom for All : What (if anything) Can Justify Capitalism ?, Oxford, Oxford University Press, 1995. Pour une argumentation plus économique, A. B. Atkinson, Public Economics in Action : The Basic Income/Flat Tax Proposal, Oxford, Oxford University Press, 1995 ; et S. Brittan, Capitalism with a Human Face, Aldershot, Edward Elgar, 1995.

2 Pour une défense de l’allocation universelle en termes d’efficacité administrative, voir R. Dutil, La juste inégalité. Essai sur la liberté, l’égalité et la démocratie, Montréal, Québec /Amérique, 1995 ; C. Sirois, Passage obligé. Passeport pour l’ère nouvelle, Montréal, L’homme, 1999.

3 Voir le plaidoyer d’Anthony B. Atkinson en faveur des mécanismes universels dans les dernières pages de Poverty in Europe, Londres, Blackwell, 1998.

4 Pour comprendre un peu mieux, voir Gouvernement du Québec, ministère des Finances, Les taux marginaux implicites de taxation, Québec, 1999.

5 Sur la recherche d’une meilleure intégration des transferts et de la fiscalité, H. Parker, Instead of the Dole : An Enquiry into Integration of the Tax and Benefit Systems, Londres, Routledge, 1989.

6 Voir à ce sujet « Universal and Selective Social Services », dans B. Abel-Smith et K. Titmuss (dir.), The Philosophy of Welfare : Selected Writings of Richard M. Titmuss, Londres, Allen & Unwin, 1987.

7 Voir B. Rothstein, « The Moral Logic of the Universal Welfare State », dans E. O. Eriksen et J. Loftager (dir.), The Rationality of the Welfare State, Oslo, Scandinavian University Press, 1996, p. 98-119.

8 Je rejoins ici complètement les brèves remarques de John Rawls sur le sujet dans la nouvelle introduction à la seconde édition de A Theory of Justice, Harvard, Harvard University Press, 1999.

9 Gouvernement du Québec, ministère des Finances, op. cit.

10 Gouvernement du Québec, ministère des Finances, Livre blanc sur la fiscalité des particuliers, Québec, 1984 ; Commission royale d’enquête sur l’union économique et les perspectives de développement du Canada, Rapport, Ottawa, ministère des Approvisionnements et Services, 1985 ; Ministère du Développement des ressources humaines du Canada, Le revenu annuel garanti : un document d’information, 1994 ; J. Bernier et S. Lévesque, Le revenu minimum garanti : formes et modalités possibles, ministère de la Sécurité du revenu, direction de la recherche, de l’évaluation et de la statistique, février 1995.

11 R. E. Goodin, « Towards a Minimally Presumptuous Social Welfare Policy » dans P. Van Parijs (dir), op. cit., p. 195-214.

12 Voir R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995 ; D. Méda, Le travail : une valeur en voie de disparition, Paris, Aubier, 1998 ; E. Phelps, Rewarding Work : How to Restore Participation and Self-Support to Free Enterprise, Cambridge, Harvard University Press, 1997.

13 Voir C. Offe, « Full Employment : Asking the Wrong Questions ? », dans E. O. Eriksen et J. Loftager (dir.), op. cit., p. 120-133.

14 C’est d’ailleurs le principal argumentaire de J.-M. Ferry (op. cit.).

15 Voir G. Standing, Global Labour Flexibility : Seeking Distributive Justice, Basingstoke, Macmillan, 1999 ; et J. Meade, Retour au plein-emploi ?, Paris, Economica, 1996.

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Pour citer cet article

Référence électronique

François Blais, « Sur quatre paradoxes de l’allocation universelle (et sur la manière de les résoudre) »Éthique publique [En ligne], vol. 2, n° 2 | 2000, mis en ligne le 15 novembre 2016, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/ethiquepublique/2662 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ethiquepublique.2662

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Auteur

François Blais

François Blais est professeur au département de science politique de l’université Laval.

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Droits d’auteur

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