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Pratiques érotiques antiques et questions identitaires : ne pas prendre Lucien au mot (Dialogues des Courtisanes, V)

Erotic Practices and Identity Issues in Antiquity:  the Dialogues of the Courtesans
Sandra Boehringer
p. 19-52

Résumés

Dans le dialogue V des Dialogues des courtisanes de Lucien (IIe siècle ap. J.-C.), apparaissent trois femmes impliquées dans une relation érotique et qui accomplissent des pratiques sexuelles variées. Il ne s’agit pas d’interpréter ces différents actes érotiques comme les traces de catégories sexuelles pertinentes dans le monde antique pour définir une “identité”. L’analyse des voix énonciatives permet au contraire de voir dans ce dialogue une mise en scène et une mise en abyme du travail de l’auteur face à un public demandeur de clichés et d’idées toutes faites (et souvent contradictoires). Le dialogue ne fait apparaître ni butch, ni fem, ni identité liée à une orientation sexuelle ; il est un discours sur les techniques de création artistique et érotique.

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Texte intégral

  • 1 Voir en particulier, parmi un ensemble de travaux nombreux et approfondis, Dover 1982 (1978) ; Hal (...)
  • 2 Il est certain que ce temps n’est pas totalement révolu et le combat relève désormais également du (...)
  • 3 Il s’agit du titre du recueil publié en 1990 par Halperin, Winkler & Zeitlin 1990. L’ouvrage fait (...)

1La recherche sur le genre et les sexualités antiques a, depuis plus d’une vingtaine d’années, considérablement avancé1. Il est révolu, le temps où l’on trouvait des « invertis » à Rome, où l’on traduisait en latin les passages « immoraux » en grec – ou inversement –, où l’on réduisait l’érotisme antique aux relations hommes-femmes, où l’on reléguait les poèmes de Sappho dans le champ des amours anormales, où l’on parlait d’obscénité dès qu’un amant échangeait un doux baiser avec son aimé, où l’on réduisait le thème de la prostitution au corps des femmes, où l’on censurait les textes grecs ou latins pour les expurger de ce qui relevait de la catégorie contemporaine de l’homosexualité (entre autres « perversions » dont il fallait protéger le lecteur)2. Depuis les années 1980 et les premiers travaux des anthropologues américains, des chercheurs britanniques (comme Kenneth Dover) et des chercheurs français dans le champ que l’on nommait à l’époque « psychologie historique », depuis les travaux constructionnistes et les publications incontournables sur une Antiquité before sexuality3, la recherche française atteint, par moment, un consensus plutôt agréable qui peut faire croire qu’une étape est historiquement franchie : non, l’homosexualité et l’hétérosexualité n’existaient pas dans l’Antiquité ; oui, les pratiques sexuelles avaient d’autres significations et étaient évaluées selon des critères relevant de champs très différents du découpage contemporain ; non, Sappho n’est pas « verte » de jalousie mais elle fond d’amour ; non, le cinède (cinaedus) n’est pas un « homosexuel » ; oui, les relations sexuelles entre un garçon et un adulte étaient valorisées dans certaines circonstances ; oui, les Romains étaient érotiquement émus par de jeunes et tendres esclaves.

  • 4 Je limite bien entendu ce propos à la France : ce « calme » est déjà largement passé aux États-Uni (...)
  • 5 Les travaux contemporains définissent généralement l’éromène (erômenos) comme l’aimé, jeune et « p (...)
  • 6 J’écris « actif » et « passif » entre guillemets car ces termes sont rarement définis par les aute (...)

2Serions-nous arrivés à un point si avancé dans la recherche que les débats ne porteraient plus que sur des points de détail, sur un vers de Catulle ou sur le motif d’un vase à figure noire ? Aurions-nous atteint ce moment tant attendu où tout le monde s’accorde à dire qu’il est très important de travailler sur les pratiques érotiques et sur la construction du genre ? Ce consensus français n’est-il pas un peu trop calme pour être sans nuages ?4 Car à y regarder de plus près, à lire les livres d’histoire ou de civilisation qui résument, pour un public d’étudiants, et vulgarisent, au sens noble du terme, les travaux des scientifiques, on découvre un panorama, très balisé et très clair, sans ombres ni doutes, des règles morales du monde antique : l’on se voit expliquer les modes de vie des Anciens, les normes qui font qu’un homme est un bon ou un mauvais citoyen, qu’une femme est une bonne épouse, l’on apprend que l’éducation et l’initiation de la jeunesse grecque demandaient une relation sexuelle entre hommes, qu’on était d’abord un éromène, ensuite un éraste5, qu’à Rome la situation était différente et qu’il fallait toujours être « sexuellement actif », que l’apparition de la première pilosité faisait tout basculer, que tel geste convenait pour être un bon amant ou un aimé convenable, tel autre non. Il y aurait un parcours de construction du bon citoyen qui, après avoir goûté de façon « passive » à la sexualité entre hommes (et ce pour de nobles raisons éducatives), aurait les qualités requises pour devenir un bon époux, sexuellement « actif »6. D’éromène, on deviendrait éraste, et chaque citoyen trouverait dans les pratiques sexuelles un moyen de se définir et de définir les autres : « je suis, tu es, il est ». Mais on se rend compte très vite que ce tableau si clair de l’érotisme antique se fonde sur des liens de causalité proprement contemporains, qu’il est conditionné par notre représentation occidentale de l’« identité » d’un individu. C’est la fusion paradoxale entre une approche constructionniste des sexualités et la perception essentialiste d’« identités » antiques liées à l’érotisme que je voudrais mettre au jour par l’étude d’un texte antique à la fois bien connu des spécialistes de l’antiquité et souvent cité dans des ouvrages généraux sur l’érotisme. Il ne s’agit pas, bien évidemment, d’apporter des réponses simples et définitives ; il s’agit de rouvrir un débat trop vite clos et de « re-problématiser » des champs de la culture antique que notre perception contemporaine de l’identité a anachroniquement aplanis.

  • 7 Dans cet article, les traductions du grec sont les miennes, à partir de l’édition suivante : Lucia (...)

3Un des Dialogues des courtisanes7 de Lucien, un auteur grec du iie siècle de notre ère, constitue un champ d’investigation fructueux, car il met en scène une femme qui, a-t-on cru lire, se définit comme une femme sexuellement active avec les femmes et qui mène une vie en accord avec cette « orientation sexuelle ». Mais ce personnage n’est-il pas trop « moderne » pour ne pas éveiller, au moins, notre curiosité scientifique ?

La fausse impression d’un dialogue « moderne »

  • 8 Lucien est né entre 115 et 125 à Samosate, en Syrie, et il meurt vers la fin des années 180 ou au (...)

4Lucien8 est un des auteurs les plus éclectiques de l’Antiquité : quatre-vingt opuscules lui sont attribués, qui relèvent de genres extrêmement variés et s’inscrivent dans le courant intellectuel fécond que l’on nomme la Seconde Sophistique. Conférencier et professeur itinérant, Lucien compose de fausses déclamations, des dialogues fictifs, des récits parodiques d’historiens, des éloges paradoxaux et d’autres exercices rhétoriques détournés, des pamphlets, des essais sur des thèmes littéraires, historiques ou philosophiques, voire des récits fantastiques. Adepte d’une érudition ludique, il truffe ses compositions de clins d’œil savants et de références cachées, et son texte exige d’être mis en lien constant avec le contexte culturel et politique dans lequel il est composé (ce qui, bien évidemment, explique les incertitudes nombreuses dans lesquelles se trouve le lecteur contemporain).

  • 9 Les traductions de Lucien sont en cours, aux éditions Belles Lettres.
  • 10 Sur les spécificités des types de dialogues chez Lucien, cf. Reardon 1971 : 173.
  • 11 Le dialogue en tant que tel semble ne pas avoir été pratiqué par la rhétorique, mais il intègre de (...)
  • 12 Cela « consiste à introduire un personnage et à lui prêter des discours appropriés » (Bompaire 195 (...)

5Lucien n’est pas un « classique » comme le sont pour nous Homère et Ovide9, mais il fut une époque où cet auteur faisait partie du fonds culturel d’un bon lettré : ses dialogues10, qui mettent en scène des dieux ou des morts célèbres, inspirèrent en leurs temps Fénelon et les adeptes des prosopopées. Parallèlement à ces dialogues à tonalité philosophique, Lucien compose également des dialogues impliquant des gens du peuple, des marins et des prostituées, recourant à la technique d’un genre bien connu des futurs orateurs11 : l’éthopée (êthopoiïa). Il s’agit de placer dans la bouche d’individus donnés le discours le plus vraisemblable possible et le plus adapté au caractère (êthos) de ces personnages12. Dans le cas de catégories de personnes – et non d’un personnage connu –, c’est la donnée commune (origine géographique, métier ou statut social) qui fait l’objet d’une élaboration par le biais de clichés, de répliques attendues et d’a priori que Lucien considère relever des représentations communes de son public.

  • 13 Voir par exemple Legrand 1907 et 1908 ; Helm 1927 : col. 1730 ; Anderson 1976 : 95 et 1994.
  • 14 Pour une synthèse des différentes approches de Lucien et les controverses qui en résultent, voir M (...)

6Les Dialogues des courtisanes (hetairokoi logoi), composés vers 160, présentent dans des saynètes de longueur modérée, le catalogue des personnages-types du monde du commerce sexuel dans une Athènes de l’âge d’or, un monde reconstitué que se plaît à imaginer le public lettré du iie siècle. Cet engouement, mi-admiratif mi-ironique, pour une Athènes « made in époque impériale » est un élément important à prendre en compte dans la lecture de l’œuvre. La donnée commune aux personnages de ces Dialogues étant leur profession, toutes les facettes de l’hétaïre type sont déployées par des mises en situation diverses : de jeunes débutantes naïves ou des courtisanes expérimentées rencontrent des amants jaloux, avares, menteurs ou amoureux. Cette œuvre a fait le bonheur des spécialistes de la recherche des sourcesqui ont su y détecter la reprise importante de motifs de la comédie grecque du ive et iiie siècles avant notre ère13 – une influence qui n’a pu être cependant établie dans le cas du dialogue v (celui qui évoque des relations entre femmes). Les Dialogues des courtisanes ne peuvent donc en aucun cas servir aux ethnologues de l’Antiquité qui souhaiteraient connaître la sexualité vécue des Anciens ou la condition de vie réelle des femmes prostituées du ve siècle avant notre ère14 ; ils ne nous informent pas non plus sur les représentations grecques de l’époque hellénistique (époque des comédies dont Lucien s’inspire) et guère (si ce n’est de façon très indirecte) sur les représentations, en matière de sexualité, des hommes et des femmes du iie siècle de notre ère. Ce qu’ils nous permettent de connaître en premier lieu – par le biais des choix et des sélections opérés par l’auteur – ce sont les goûts des lettrés et athénomaniaques de l’époque de Lucien, goûts grâce auxquels ont été conservés, mêlés dans une sorte de « mille-feuille » érudit, des images, des références mythiques, un lexique et des clichés passés par le filtre des siècles et des modes, et ayant trait, dans le cas précis de ces dialogues, à l’érotisme antique.

Klonarion – Nous en apprenons de bien bonnes sur toi, Léaina ! On dit que la riche Mégilla de Lesbos t’aime comme le ferait un homme et que vous faites je ne sais quoi toutes les deux lorsque vous couchez ensemble. Alors ? Tu rougis ? Allez, dis-moi si c’est vrai.

Léaina – Oui, c’est vrai, Klonarion, mais je n’en suis pas fière car c’est vraiment quelque chose d’étrange.

Klonarion – Par la déesse nourricière, de quoi parles-tu ? Que veut cette femme ? Et que faites-vous lorsque vous couchez ensemble ? Tu vois, tu ne m’aimes pas, sinon tu ne me ferais pas de telles cachotteries.

Léaina – Mais si, je t’aime, autant que toute autre… mais, c’est étonnant, cette femme est comme un homme.

Klonarion – Je ne comprends rien à ce que tu racontes… à moins qu’il ne s’agisse d’une hetairistria. On dit qu’il y en a des comme ça, à Lesbos, des femmes à l’air viril qui ne veulent pas se donner aux hommes, mais qui ont des relations avec des femmes comme des hommes.

Léaina – Oui, c’est quelque chose comme ça.

Klonarion – Eh bien, Léaina, c’est ça aussi qu’il faut me raconter en détail : comment d’abord elle a fait ses avances, comment tu as cédé, et tout ce qui s’est passé après.

Léaina – Elle organisait une soirée, avec Démonassa la Corinthienne. Celle-ci aussi est riche et elle a les mêmes pratiques que Mégilla. Elle m’a fait venir pour leur jouer de la cithare. Puis, une fois que j’avais joué, il était tard, il était temps d’aller se coucher. Elles avaient bien bu et Mégilla a dit : « Eh bien, Léaina, c’est le moment d’aller au lit. Viens te coucher avec nous, juste entre nous. »

Klonarion – Tu t’es couchée ? Et ensuite, qu’est-ce qui s’est passé ?

Léaina – D’abord elles m’ont embrassée comme des hommes, pas seulement en posant leurs lèvres sur les miennes, mais en entrouvrant la bouche. Puis elles m’ont enlacée, m’ont touché les seins. Et Démonassa, elle me mordait pendant qu’elle m’embrassait. Moi, je n’arrivais pas trop à comprendre de quoi il retournait. Au bout d’un instant, Mégilla, alors tout échauffée, a arraché la perruque de sa tête – très ressemblante et bien attachée – et elle s’est montrée, le crâne nu, rasée comme les athlètes les plus vigoureux. En voyant ça, j’ai été assez troublée. Alors, elle a dit :

« Léaina, as-tu déjà vu un aussi joli jeune homme ? »

« Mais, Mégilla, je ne vois pas de jeune homme ici », j’ai dit.

« Ne parle pas de moi au féminin, a-t-elle dit. Moi, je me nomme Mégillos, j’ai épousé il y a longtemps Démonassa que voici et elle est ma femme. »

À ces mots, j’ai ri, Klonarion, et j’ai dit :

« Ainsi donc, tu nous avais caché que tu étais un homme, Mégillos, comme Achille qui, à ce qu’on raconte, se cachait parmi les jeunes filles. Et est-ce que tu as ce qu’ont les hommes, et est-ce que tu fais à Démonassa ce que font les hommes ? »

« Non, ça, je ne l’ai pas, Léaina, a-t-elle répondu, mais je n’en ai absolument pas besoin. Tu verras que je fais l’amour à ma façon, et bien plus agréablement. »

« Mais alors, ai-je dit, tu es Hermaphrodite, comme on dit qu’il y en a beaucoup, des comme lui, qui ont les deux sexes ? »

En effet, Klonarion, je ne comprenais pas encore de quoi il s’agissait.

« Absolument pas, a-t-elle dit, mais, pour tout, je suis un homme. »

« J’ai entendu la joueuse de flûte Ismènodora, la Béotienne, qui racontait des histoires de chez elle, dire que, à Thèbes, quelqu’un aurait été transformé de femme en homme. C’était même un devin célèbre, je crois, du nom de Tirésias. Te serait-il ainsi arrivé la même chose ? »

« Pas du tout, Léaina, a-t-elle dit, je suis née comme vous autres, les femmes, mais mon esprit, mes désirs et tout le reste sont, chez moi, comme ceux d’un homme. »

« Et alors, les désirs te suffisent ? », ai-je demandé.

«  Laisse-toi donc faire, Léaina, si tu ne me crois pas, a-t-elle répondu, et tu comprendras que, par rapport aux hommes, il ne me manque rien, car à la place de ce qu’ils ont, moi j’ai quelque chose. Mais laisse-toi faire et tu verras. »

Je me suis laissé faire, Klonarion, après de nombreuses prières et, comme cadeau, un collier précieux et des vêtements de tissus fins. Ensuite, je l’ai prise dans mes bras comme avec un homme et elle s’activait, m’embrassait, soupirait, et, à ce qu’il m’a semblé, elle éprouvait le comble de la jouissance.

Klonarion – Elle faisait quoi, Léaina, et comment ? C’est surtout ça qu’il faut que tu me dises.

Léaina – Ne me demande rien de plus précis, ce sont des choses honteuses et, par la Déesse ouranienne, je ne peux rien dire de plus.

7à première vue, il est vrai, différents éléments de ce texte résonnent de façon familière à nos oreilles : qui ne serait tenté de voir en Mégilla la « camionneuse » des caricatures ? Qui n’entend résonner les blagues du café du commerce sur ce que font des femmes ensemble ? Pourtant, il faut absolument se méfier des sentiments de familiarité lorsqu’ils sont provoqués par des documents anciens de deux millénaires environ.

Mégilla, unique objet de notre attention ?

  • 15 Voir par exemple Cantarella 1991 (1988) : 141-142 ; Anderson 1976 : 96.
  • 16 Dover 1982 (1978) : 223.
  • 17 Brooten 1996 : 52, 154.
  • 18 Sur la conception par les Anciens d’une malformation clitoridienne de Mégilla ou des « tribades » (...)
  • 19   Winkler 2005 (1990) : 39-40.
  • 20 Le verbe gamein signifie généralement « épouser une femme » et le sujet est un homme ; à la voie p (...)

8Très peu de spécialistes ont consacré une étude un tant soit peu développée à ce dialogue avant le xxie siècle. Mentionné brièvement dans les travaux sur l’écriture de Lucien ou dans les lexiques consacrés au vocabulaire érotique, il ne suscite guère plus d’attention dans les études générales portant sur la question de la sexualité dans l’Antiquité, où l’interprétation du passage est sensiblement la même15 : Kenneth J. Dover, dans la brève annexe de son Homosexualité grecque qui évoque les relations entre femmes, parle de Mégilla comme d’« une homosexuelle très virile »16 ; Bernadette Brooten valide l’interprétation d’une relation actif/passif et y voit l’allusion à un godemiché17, d’autres considèrent que Mégilla présentent une déformation clitoridienne18 ; John J. Winkler, quant à lui, interprète ce passage comme la volonté de l’auteur de « faire entrer dans le champ de l’intelligibilité »19 la relation entre deux femmes. Le lien « officiel » entre Mégilla et sa compagne et l’usage du terme grec gamein a également suscité des commentaires20.

  • 21 Haley 2002.
  • 22 Apparus dans les années 1940 aux États-Unis, les termes de « butch » et de « fem » désignent des i (...)
  • 23 La démonstration de Kate Gilhuly est beaucoup plus claire et beaucoup plus convaincante dans son é (...)
  • 24 Gilhuly 2006 : 282.
  • 25 Voir l’essai de Judith Butler, « The Lesbian Phallus and the Morphological Imaginary », dans son o (...)

9Deux articles récents consacrent à ce dialogue une analyse plus approfondie, en prenant en compte à la fois la donnée formelle et les travaux sur les sexualités antiques des années 1990. Dans son article « Lucian’s “Leaena and Clonarium”: Voyeurism or a Challenge to Assumptions ? »21, Shelley P. Haley propose de lire ce texte avec les outils queer de la « pomosexualité » (post-modern-sexuality). Tout en menant une réflexion sur l’identité même de Lucien, un orateur itinérant d’origine syrienne formé aux armes érudites et rhétoriques de la Seconde Sophistique, un homme probablement « bisexuel » (mais qui garde peut-être une vision « masculine »), Shelley Haley montre que Lucien propose une vision transgenre de l’érotisme. Elle voit dans les personnages de Démonassa et de Mégilla des éléments révélateurs des constructions sociales du genre et de la sexualité antiques : elle pose la question de l’attitude de Lucien par rapport à ses personnages (voyeurisme ? adhésion ?) et dégage des ressemblances frappantes avec les expériences multi-amoureuses des communautés contemporaines et les identités de la butch et de la fem22. Kate Gilhuly, dans son « The Phallic Lesbian: Philosophy, Comedy, and Social Inversion in Lucian’s Dialogues of the Courtesans », montre que le thème de l’identification de l’orateur et du prostitué parcourt l’œuvre23. Elle établit un lien entre l’identité culturelle particulière de l’auteur (un « outsider ») et l’identité générique hybride du dialogue comique. Elle constate qu’un élément normatif de la société athénienne traverse le dialogue : « la permanente focalisation sur la sexualité phallique »24. Selon elle, il faut entendre le « j’ai quelque chose à la place de ce qu’a l’homme » dans un sens symbolique, celui de pouvoir et de force, ce que Judith Butler nomme le « phallus lesbien »25. Par l’étude des figures historiques, philosophiques ou mythiques avec lesquelles Mégilla (« un portrait de femme homosexuelle sans précédent ») est mise implicitement ou explicitement en parallèle, Kate Gilhuly montre la dimension « transgenre » du personnage (gender) et du dialogue lui-même (genre).

10Dans tous les commentaires, qu’ils soient brefs ou développés, les analyses portent essentiellement sur Mégilla, que ce soit dans l’acte sexuel ou dans l’acte social du mariage. Un consensus général émerge, quand bien même la portée globale du dialogue et sa signification font l’objet d’interprétations très variées. Pourtant, remarquons que Mégilla n’est pas l’une des deux interlocutrices du dialogue à proprement parler et, surtout, qu’elle n’est pas la seule femme impliquée dans la relation érotique. Y aurait-il de « vraies » et de « fausses » lesbiennes pour les commentateurs ? Et surtout, y a-t-il vraiment des « lesbiennes » dans ce texte ? Par ailleurs, l’abondance du vocabulaire érotique et des motifs sexuels ne peuvent qu’éveiller l’attention du commentateur lorsque cette abondance est mise en scène par Lucien : très vite, on s’aperçoit que des motifs qui nous semblent « classiques » ne le sont pas, et que le portrait qui nous semble être un portrait-type est loin de correspondre à un cliché antique.

Parler de sexe

  • 26 Glycère a été abandonnée ainsi que Mélitta ; Myrtion, enceinte, croit avoir été délaissée par Pamp (...)

11Intéressons-nous dans un premier temps aux termes décrivant les pratiques érotiques et aux termes caractérisant les personnes engagées dans ces pratiques. Alors que les quatre premiers dialogues avaient pour thème les relations fragiles et problématiques entre les prostituées et leurs clients26, et contrairement aux dialogues suivants, le dialogue V s’ouvre d’emblée sur la question de la pratique sexuelle.

  • 27 Sur la forme du dialogue antique et la double énonciation des premières répliques, cf. Andrieu 195 (...)

12La première réplique de Klonarion entre in medias res en évoquant sans détour la relation entre Léaina et Mégilla27. Elle ne parle pas en son nom propre mais au nom de tout un groupe humain (akouomen) : Klonarion est d’emblée présentée comme un personnage « porte-parole » d’un groupe plus important et représentatif de celui-ci (l’éthopée commence là), et Léaina comme l’objet de l’attention de ses collègues et, par effet de conséquence, comme le sujet même du dialogue.

  • 28 À l’inverse, lorsque Léaina dit à Klonarion : « mais si je t’aime », c’est au sens de « bien aimer (...)
  • 29 Le terme de pragma apparaît dans la bouche de Klonarion (3e réplique).
  • 30 Voir par exemple Henderson 1975 : 159 et 214. La majorité des traducteurs des Dialogues des courti (...)
  • 31 À cela s’ajoute l’expression « vous faites je ne sais quoi » de la première réplique : le verbe ut (...)

13Léaina entretient, selon la rumeur, une relation avec Mégilla qui l’aime (erân) : l’usage de ce verbe grec (qui désigne sans ambiguïté l’élan érotique) et la précision « comme le ferait un homme » (hôsper andra) ne permet pas l’équivoque que le terme français « aimer » pourrait avoir28. La question est très pragmatique29 (« vous faites je ne sais quoi », avec usage du très répandu verbe poiein, « faire, accomplir » qui peut avoir cependant un sens érotique) et l’euphémisme traditionnel suneinai confirme le fait qu’il s’agit bien d’une relation sexuelle. Le terme suneinai, qui a le sens étendu d’« être ensemble, se fréquenter, vivre ensemble » et qui est souvent utilisé comme euphémisme30 pour « avoir des relations sexuelles », ne désigne pas une vie de couple. En revanche, l’usage du présent, dans la première phrase, et d’une conjonction qui marque la répétition indique qu’il ne s’agit pas d’une relation d’un soir et que les deux femmes ont une relation érotique régulière. La question de Klonarion, dans la deuxième réplique, est claire31 : « Et que faites-vous (prattete, du verbe prattein, « faire ») lorsque vous couchez (sunête, de suneinai) ensemble ? » Le dialogue est, dès les premières répliques, centré sur les actes.

  • 32 Voir également les analyses des noms des personnages du dialogue dans Mras 1916.
  • 33 Sur lesbiazein et les connotations de Lesbos aux époques archaïque et classique, voir une synthèse (...)
  • 34 Voir Boehringer 2007b : 211-214 (« Le paradoxe saphique »).

14Suit la caractérisation plus précise de Mégilla, la partenaire de Léaina, par le biais de la rumeur ou selon Léaina elle-même. Dans de nombreux textes satiriques et humoristiques, et particulièrement chez Lucien, l’origine géographique fonctionne comme un marqueur32 : il peut ici s’agir d’une allusion à la réputation de lubricité et de débauche des habitants de Lesbos (le terme lesbiazein signifie généralement « faire une fellation »33), donc à une sexualité débridée, soit, de façon indirecte, d’un renvoi à Sappho – à cette époque seulement, les textes commencent à faire état d’une spécificité des amours décrits dans ses poèmes34 – et donc d’une allusion à des préférences sexuelles. L’ambiguïté est très vite levée puisque Klonarion rapporte la rumeur qui court sur certaines femmes de Lesbos, qui ont des relations avec des femmes. Pour la première fois dans les textes qui nous sont parvenus, un lien explicite est établi entre l’île de Lesbos et les pratiques de celles que la langue française nomment « lesbiennes », mais Klonarion ne les nomment pas ainsi (l’adjectif « lesbienne », en grec n’a jamais signifié autre chose que « originaire de Lesbos » : quant au terme « saphique », il caractérise le mode musical de Sappho). C’est en effet le substantif hetairistria qui est utilisé.

  • 35 Le Banquet, 189c-193d.
  • 36 Le Banquet, 192e.
  • 37 Ce terme est un double dérivé de hetaira (« amie, compagne, courtisane»), formé sur le thème du ve (...)
  • 38 Voir les analyses de Halperin 1997 et 2002.
  • 39 Littéralement : « subir ça des hommes ». Le verbe paschô est l’équivalent du latin patior, qui est (...)
  • 40 Plêsiazô signifie « être proche », d’où « avoir des relations sexuelles avec ».

15Il est difficile de proposer une traduction de ce terme car il n’en existe que de très rares occurrences – et pour cause puisqu’il s’agit de la reprise d’un terme probablement inventé par Platon dans son Banquet et mis dans la bouche du personnage d’Aristophane, au moment où il raconte le mythe des trois êtres originels (improprement nommé actuellement « mythe de l’androgyne »35 puisqu’il y a un être mâle, un être femelle et un être androgyne). « Chacun d’entre nous, raconte Aristophane, est donc la moitié complémentaire d’un être humain, puisque cet être originel a été coupé à la façon des soles, un seul être en produisant deux »36. Dans le cadre du récit d’Aristophane, le terme hetairistriai désigne une sous-partie des « moitiés » issues de la scission de l’être femelle coupé en deux, celles dont le comportement est spécifique, parce qu’il ne respecte pas les conventions ou une certaine mesure37. Il est certain, par conséquent, que, dans le contexte du Banquet, le terme ne signifie pas « homosexuelle » ou « lesbienne »38. Vu sa place dans la structure du « mythe » d’Aristophane, le terme hetairistriai est à comprendre comme un intensif de « femmes tournées vers les femmes ». Klonarion, quant à elle, énonce sa définition : « On dit qu’il y en a des comme ça, à Lesbos, des femmes à l’air viril qui ne veulent pas se donner aux hommes (hup’andrôn… auto paschein), mais qui ont des relations avec des femmes (gunaixi plêsiazousas) comme des hommes ». Les termes de paschein39 et de plêsiazô40 sont explicites, et la rumeur associe ce type d’acte à une caractéristique genrée : ces femmes-là sont « viriles ».

  • 41 Le Banquet, 182, où Pausanias explique les nuances subtiles entre les différentes régions de Grèce (...)

16Klonarion exige de connaître toutes les étapes de la rencontre ; les termes qu’elle utilise relèvent du vocabulaire classique de la séduction et de la répartition des rôles que cette tradition implique : « comment d’abord elle a fait ses avances, comment tu as cédé ». Les deux verbes utilisés relèvent du vocabulaire classique de la cour érotique, que l’on trouve dans le discours de Pausanias, personnage du Banquet de Platon41. Il y a ici un retournement de situation : face à l’entreprenante Mégilla, la séductrice professionnelle Léaina se voit prise de cours.

  • 42 Voir l’analyse du vocabulaire érotique dans la comédie de Henderson 1975 : 160-161.
  • 43 Ce terme est utilisé pour parler des mamelles des animaux et du sein allaitant de la femme. Le ter (...)
  • 44 Voir Reardon 1971.
  • 45 Sur l’absence de ce motif dans les images « pornographiques » antiques, voir Boehringer 2007b : 14 (...)

17Léaina, convaincue, cède… à la demande de Klonarion et raconte les événements qui se sont déroulés lors de la première rencontre. Tout commence par une soirée apparemment habituelle, alors qu’en réalité, organiser une soirée, boire tard dans la nuit et payer des musiciennes sont des comportements fortement condamnés par la société lorsqu’il s’agit de femmes. Les hôtesses sont Mégilla et Démonassa, dont il est dit qu’elle a les mêmes pratiques (homotechnos) que Mégilla. Le statut de Léaina change durant la soirée puisque de musicienne, elle se retrouve à boire avec les deux femmes. Mégilla propose alors à Léaina de rester avec elles deux. L’utilisation de termes à double sens « aller au lit », « coucher »42 laisse planer très momentanément le doute sur la nature de la proposition. Puis, après une dernière interruption par Klonarion, le récit s’accélère. Léaina fait une description précise des gestes de chacune, nomme les parties du corps (les lèvres, la bouche, les seins) en rendant compte de la fougue qui s’empare des trois femmes par une longue phrase où s’enchaînent les verbes d’action au pluriel et en renforçant cette impression de déchaînement par l’adverbe metaxun. Remarquons l’évocation de parties du corps rarement mentionnées dans les textes érotiques antiques : les seins (littéralement ici les mamelles, tous mastous43), ne sont en général pas perçus comme une zone érogène et sont traditionnellement liés à une fonction nourricière (pas forcément « maternelle »). De plus, il est rare que les baisers érotiques soient décrits ainsi (avec évocation de légères morsures), si ce n’est dans le cadre des comparaisons érotiques (sunkrisis) s’appuyant sur des contraintes formelles spécifiques liées aux exercices préparatoires de la seconde sophistique44. Enfin, les étreintes entre femmes ne sont absolument pas un motif érotique familier pour les Anciens, comme nous pourrions anachroniquement le penser, influencés que nous sommes par les clichés véhiculés par la production érotique ou pornographique occidentale des époques moderne et contemporaine45.

18Le texte regorge de mots et d’expressions érotiques, de façon quasi hyperbolique : tout cela pourrait sembler aller de soi pour un lecteur contemporain qui s’appuierait spontanément sur le titre des dialogues pour en imaginer un contenu. Pourtant, il convient de ne pas perdre de vue que l’exercice repose sur le genre de l’éthopée et de la peinture (détournée) d’un groupe social, que les textes érotiques concernant des femmes entre elles sont rares, que ce n’est pas un cliché lié au thème de la prostitution et que les autres dialogues des courtisanes parlent en réalité très peu de sexe.

Une maïeutique aporétique

  • 46 Triphaina, afin de décourager Kharmidès, dit que Philèmation est laide : elle a des nombreuses tac (...)
  • 47 Dans les représentations grecques, les athlètes ont généralement les cheveux courts ou rasés sur l (...)
  • 48 Les Fugitifs, 27.
  • 49 Hermotime, 18 ; La double accusation ou le tribunal, 20 ; Les Fugitifs, 27 ; Dialogues des courtis (...)
  • 50 Un Mégillos apparaît chez Lucien dans Cataplus, 22, 2, où il est qualifié de « beau ».
  • 51 Sur gamein, voir note 19.

19Dans cet enchevêtrement de corps en mouvement, la tension est à son comble quand intervient l’élément déclencheur d’un dialogue dans le dialogue : la perruque de Mégilla. Une fois cette perruque
– que personne n’avait préalablement remarquée – enlevée, Léaina constate que Mégilla a le crâne nu et rasé. L’usage du parfait (apokekarmenê, résultat présent d’une action passée) est très important car il souligne qu’il s’agit d’un acte volontaire, et non des conséquences physiques d’un mauvais état de santé (dans les Dialogues, il est question de prostituées qui perdent leurs cheveux à cause de maladies)46 voire d’une malformation de naissance. La nudité du crâne « trouble » Léaina, avant même que Mégilla ne demande à être nommée Mégillos : il s’agit donc là d’un code culturel dont le poids symbolique est tel que cette simple modification d’une partie du corps transforme toute l’apparence d’une personne. Le crâne entièrement nu est spécifiquement masculin, ici parce qu’il rappelle les athlètes « les plus virils » (sphodra andrôdeis)47 ou, dans un autre dialogue de Lucien, parce qu’il s’agit d’une coutume spartiate48. L’adjectif arrenôpos, « à l’air viril », apparaît huit fois dans la totalité de l’œuvre de Lucien et il est associé à la nudité dans la moitié des cas49. Cet élément semble suffisant à Mégilla, raconte Léaina, pour penser qu’on puisse voir en elle un beau jeune homme (kalon neaniskon) et l’appeler Mégillos50. Notons qu’il n’est pas question ici d’anêr (homme adulte) : la classe d’âge est à prendre en compte dans notre interprétation. À cette précision portant sur son âge et le genre de son nom, s’ajoute une précision sociale importante : Mégilla est l’époux de Démonassa, car elle l’« a épousée »51 : celle-ci est sa « femme ».

20Cette déclaration fait l’effet d’un coup de théâtre : l’étreinte enfiévrée est suspendue et une discussion très sérieuse s’engage, sur le mode des questions-réponses des dialogues platoniciens. C’est autant le masculin de Mégillos que l’affirmation d’un « mariage » qui en est l’objet.

  • 52 Ajoutons que selon cette version du mythe d’Achille, le jeune héros, portant un nom féminin et hab (...)

21Léaina avance une première hypothèse d’interprétation en se référant à un épisode du mythe d’Achille où le jeune homme, habillé en fille, est caché parmi les filles du roi Lukomédès52. La comparaison est particulièrement humoristique : Mégilla est implicitement comparée à un des plus grands héros grecs et les courtisanes à des jeunes filles, vierges et de noble famille. La possibilité envisagée par Léaina d’un Mégillos travesti appartient au domaine du rationnel : l’apparence féminine de Mégilla serait un leurre et elle serait en réalité un homme. Léaina, en femme qui connaît les hommes, veut alors savoir deux choses pour valider son hypothèse (car la nudité du crâne ne suffit pas à prouver une identité sexuelle – il ne s’agit là que d’apparence). Une question porte sur le corps (a-t-elle ce qu’ont les hommes – to andreion ?) et l’autre, sur le comportement (fait-elle à Démonassa ce que font les hommes ?).

  • 53 Voir Ovide, Métamorphoses, IV, 271-388.

22De façon très logique toujours, Léaina fait avancer son enquête : puisque Mégilla a répondu négativement à la première question et affirmativement à la seconde, il convient de poursuivre la réflexion. Cette fois, l’éventualité envisagée appartient au domaine des thaumata : Léaina, en se référant au mythe d’Hermaphrodite53, émet l’hypothèse d’une malformation. Mégilla, pour des raisons rationnelles (un accident de naissance) ou irrationnelles (une transformation divine), aurait les deux sexes.

  • 54 Pour les différentes versions du mythe de Tirésias, voir Brisson 1976.
  • 55 Eusthate, Commentarii ad Homeri Odysseam, X, 494 et les fragments de Ptolémée Chennos. Cf. Brisson (...)

23La réponse de l’intéressée étant négative, Léaina poursuit et passe dans le domaine surnaturel : comme Tirésias, Megilla aurait été métamorphosée par une divinité. L’humour de Lucien ici est particulièrement subtil : Léaina ne connaît pas directement ce mythe célèbre. Selon la version la plus courante54 en effet, Tirésias était de naissance un garçon et c’est la première métamorphose qui reste dans l’imaginaire grec, à savoir celle d’un homme momentanément transformé en femme. Mais Léaina inverse l’ordre (« de femme en homme »), soit par ignorance, soit pour faire correspondre ce mythe avec la situation de Mégilla, et cela produit un effet comique particulier : il existe en effet une variante assez rare (et on ne doute pas que Lucien la connaissait) selon laquelle Tirésias était d’abord une femme avant d’être transformée en homme55 : la joueuse de flûte Isménodora, qui est la source d’information de Léaina, serait une femme d’une érudition remarquable.

24La dernière étape de ce dialogue porte sur l’identité sexuée : les deux femmes commencent à débattre sur ce qui fait qu’un homme est un homme. Pour Léaina, c’est le membre viril, pour Mégilla ce sont l’esprit (gnomê) et le désir (epithumia). Si nous n’étions pas sur nos gardes, nous pourrions croire que nos deux courtisanes inventent l’opposition sexe/genre.

  • 56 Léaina, amie ou amante d’Aristogiton (les sources diffèrent), fut torturée par le tyran Hippias qu (...)
  • 57 Le Banquet, 182 b-c.
  • 58 Les Lois, 636a2-d4.

25Alors que tout annonçait une scène de persuasion érotique, dans laquelle Mégilla aurait fait l’éloge des charmes et des qualités de la femme courtisée, le public assiste à une parodie de dialogue philosophique, avec succession de questions et de réponses qui progressent par étapes et de façon logique. Ce clin d’œil aux dialogues platoniciens est souligné par des reprises de plusieurs éléments apparaissant dans le Banquet et les Lois : l’usage par Klonarion du terme d’hetairistria, nous l’avons vu, mais aussi l’invocation par Léaina de la déesse ouranienne, qu’évoque Pausanias dans son discours sur l’amour, et la référence aux personnages d’Harmodios et d’Aristogiton que connote inévitablement le nom de Léaina56 et dont Pausanias évoque les amours dans son discours57, l’utilisation du nom de Mégillos, un des interlocuteurs des Lois, et, enfin, l’évocation, au début du dialogue, d’un banquet de femmes, élément important dans le projet de l’Athénien des Lois58.

  • 59 Le sens sexuel du terme poiein est sans ambiguïté. Dans le langage de la comédie, le verbe peut êt (...)
  • 60 Cameron 1998 : 144.
  • 61 Robert 1965 : 184-189.
  • 62 Inscription funéraire d’Aphrodisias n°569.
  • 63 Extrait d’une épitaphe de Kios (cf. Robert 1965 : 189 n. 1).
  • 64 Extrait d’une épitaphe d’Azanoi (cf. Robert 1965 : 189 n. 2). L. Robert cite encore CIG 7299 et Ma (...)

26Après cet échange, on quitte le dialogue enchâssé pour revenir à un récit des faits. Léaina décrit brièvement – mais sans ambiguïté – la relation sexuelle entre elle et Mégilla. Léaina a rempli son rôle de dispensatrice de plaisir, pendant que Mégilla, elle aussi, « faisait »59 et éprouvait du plaisir, de façon extériorisée et démesurée. Léaina n’est pas restée passive : elle l’a prise dans ses bras et lui a fait l’amour comme à un homme. Le verbe perilambanein a un sens érotique certain. Alan Cameron, dans son commentaire du terme gamein qui selon lui n’a ici qu’un sens érotique, commente également ce terme60 : s’appuyant sur une étude de Louis Robert61, il propose de traduire par « caresser », « câliner ». Le verbe apparaît dans une inscription funéraire d’Aphrodisias que Louis Robert intitule « conseils de bonne vie ». Le défunt s’adresse au passant et l’exhorte en ces termes à jouir de la vie : « Mange, bois, jouis, et perilambane »62. Louis Robert met en parallèle ces conseils avec d’autres exhortations du même ordre : « Bois, mange, vis voluptueusement, fais l’amour (aphrodiason) »63 et « Bois, mange, baise (beinêson) »64, et déduit de ce conseil populaire un véritable sens érotique au verbe. Toutes ces occurrences permettent d’entendre un sens encore plus érotique que celui proposé par Alan Cameron et d’avancer que perilambanein ne désigne pas un simple enlacement, mais bien une étreinte sexuelle.

27Une fois le récit de Léaina terminé, le public – Klonarion – veut en savoir plus sur les modalités (tropon) de cette étreinte, mais le dialogue s’achève sur l’impression d’un secret non divulgué et d’une opacité inutilement mystérieuse, Léaina refusant de répondre. Klonarion, pas plus que Léaina, n’a le talent d’un Socrate.

Un brouillage sexuel… au second degré

28De façon générale, le terme de « brouillage » dans les commentaires des textes antiques est utilisé pour désigner une « confusion » ou « inversion » des genres, une femme agissant « comme un homme » ou un homme ayant des caractéristiques « féminines ». Ce n’est pas en ce sens-là que je vais l’employer ici. Outre le fait qu’il conviendrait de déterminer plus précisément la part des considérations contemporaines dans l’évaluation du « masculin » et du « féminin » dans la sexualité antique, cette définition ne convient pas pour caractériser le texte de Lucien. Ce qui se produit ici est un brouillage sur le plan du cliché (de l’époque de l’auteur), un brouillage au second degré. La liste des éléments sexuels repris et détournés par Lucien serait trop longue à établir, je limiterai ma démonstration à trois points suffisamment représentatifs, celui du godemiché, de la masculinisation et, enfin, du couple « polarisé ».

Ce je ne sais quoi à la place

  • 65 Est exclue définitivement l’hypothèse de grossissement anormal du clitoris pour des raisons exposé (...)

29On pourrait dans un premier temps penser que Lucien reprend simplement le cliché : Mégilla, qui se veut Mégillos, se conduit avec Léaina, selon les dires de celle-ci, comme un homme (andrikên). Tout semble a priori simple : Mégilla jouerait le rôle actif dans sa relation avec Démonassa et dans celle avec Léaina, et ces deux femmes se verraient assigner le rôle passif. Pourtant, comme nous l’avons montré auparavant, la suite du récit met en évidence le mélange des rôles : Démonassa aussi se conduit « comme le font les hommes » dans l’étreinte avec Léaina, et Léaina elle-même prend des initiatives. Lucien fait ici voler en éclat le cliché, et sème davantage encore le doute avec le questionnement portant sur ce que Mégilla a « à la place de ce qu’ont les hommes » (anti tou andreiou). Lucien laisse momentanément le champ libre à deux interprétations65 :

  • soit Mégilla a un olisbos qui remplace le membre viril (précisons que le terme n’est jamais employé dans le texte, ni aucun équivalent),

  • soit le mystère plane quant aux pratiques particulières de Mégilla.

30Léaina joue le rôle de la personne qui pense qu’une relation entre femmes est impossible sans phallus (elle ne cesse de poser des questions ouvertement incrédules).La fin du dialogue n’apporte pas de réponse explicite et plonge dans la plus profonde perplexité l’auditeur qui aurait cru à cette répartition des rôles (actif/passif) avec utilisation d’un godemiché par la femme virile et active.

  • 66 Sur l’olisbos qui n’est pas, dans les textes et les images antiques, un marqueur de relations entr (...)
  • 67   Sénèque le Rhéteur, Controverses, I, 2, 3, 1-8.
  • 68 Pseudo-Lucien, Les Amours, 28.

31Comme le suggèrent les cas d’utilisation d’olisboi dans les textes et l’iconographie (où il n’est pas question de rapports entre deux femmes), l’olisbos est censé apporter du plaisir à la personne pénétrée (qu’il s’agisse d’une utilisation solitaire ou à plusieurs)66. Dans les rares évocations de couples de femmes proches du schéma actif/passif, c’est la femme dite « active » qui manie l’objet sur sa partenaire : dans le cas d’école qu’envisage Sénèque le Rhéteur, un orateur suggère que la tribade surprise dans le lit avec une autre tribade soit examinée pour voir si elle était l’amant, de façon artificielle67. Chariclès, dans les Amours du Pseudo-Lucien, évoque les amours androgynes des femmes qui ceignent leur taille de ces objets68. Dans ces deux cas, c’est la femme dite active qui, en faisant « comme les hommes », contente sexuellement sa partenaire.

32Or, dans le dialogue V, les choses sont différentes : Léaina enserre dans ses bras Mégilla et la caresse, tandis que celle-ci, tout en étant active et en donnant des baisers, éprouve un plaisir manifeste. C’est l’inverse qui devrait se produire si Mégilla utilisait effectivement un objet pour pénétrer sa partenaire. En jouant sur les ambiguïtés et en refusant une formulation explicite, Lucien laisse apparaître le « paradoxe » du godemiché, objet qui place dans le rôle « actif » celui ou celle qui se trouve être dans la position qui consiste à donner du plaisir à l’autre. À nouveau, en faisant monter le suspens par le jeu des questions/réponses et en n’apportant volontairement aucune explication au sens de « cela » (ti) ou de « la chose » (to pragma), Lucien met en scène l’incohérence de certaines représentations sur la sexualité entre femmes. L’inversion des rôles (une femme assume le rôle d’un homme) n’est pas la façon d’expliquer les relations entre femmes, puisque, ici, ce qui est culturellement et socialement connoté comme « masculin » (le genre) circule sans caractériser totalement et de façon permanente l’une ou l’autre des trois femmes en présence.

Masculine comment ?

33Lorsque Léaina dit de celle-ci qu’elle est « terriblement masculine », il est certain qu’il ne s’agit pas d’un trait frappant, visible pour tous : Léaina qualifie là soit un état temporaire, soit un comportement. Mégilla n’est pas une femme au physique hommasse, dont la virilité choquerait, au premier coup d’œil, qui la verrait. La perruque, dont Léaina découvre l’existence un peu plus tard, est « invisible (littéralement : très ressemblante) et bien attachée » et, alors qu’elle a côtoyé Mégilla toute la soirée, Léaina sera particulièrement étonnée lorsque celle-ci lui demandera de la nommer d’un nom masculin. Cela est un point important : Mégilla n’est pas en toutes circonstances une femme qui ressemble à un homme. Par ailleurs, Mégilla se présente comme un neaniskos, un jeune homme – ce que sont, par exemple, Narcisse ou Hermaphrodite, des adolescentes dont la jeunesse, précisément, les fait ressembler à des femmes, ou du moins dont l’identité sexuelle n’est pas immédiatement visible.

34C’est sur l’aspect comportemental qu’insiste en réalité Lucien, et l’épisode de la perruque est significatif. De la même manière qu’il se réfère au mythe d’Hermaphrodite pour souligner l’hétérogénéité de ce thème avec les relations sexuelles entre femmes (Mégilla dit clairement qu’elle n’est pas un être de ce genre), l’évocation d’une donnée androgyne dans le physique d’une des femmes est immédiatement transformée en la description d’un acte volontaire de masculinisation. Il y a utilisation d’un code culturel : le crâne naturellement dépourvu de cheveux chez une femme est un signe de maladie, de mauvaise hygiène et de laideur (il en est très souvent fait mention dans les Épigrammes de Martial et dans les Dialogues des courtisanes de Lucien), les coiffures complexes et ornées étant l’apanage des femmes riches, une chevelure soignée étant un signe de beauté. Le crâne artificiellement nu, donc rasé, n’est pas le signe extérieur d’une sexualité particulière : la femme enlevée dans Les Fugitifs est androgyne à cause de sa coiffure, mais son comportement sexuel ne suscite aucun commentaire de l’auteur : son mari compte bien la retrouver et la ramener dans son foyer.

  • 69 Cf. Dialogues des courtisanes, III.

35Lucien utilise ce code culturel de façon ludique. De façon générale, la perruque est là pour masquer une nudité ou une alopécie naturelle : c’est un truc de vieilles prostituées ou de femmes malades pour conserver des clients69, et dire de quelqu’un qu’il en porte une revient à l’injurier. Mégilla, elle, s’est volontairement rasée et porte volontairement une perruque, dont personne n’avait remarqué auparavant l’existence (ni Léaina, ni les amies de Klonarion qui lui ont rapporté la rumeur). Ainsi, Mégilla est androgyne par moments, et féminine à d’autres moments. Elle n’est pas « masculine » physiquement, et Démonassa, qui, elle aussi, est impliquée de façon active dans la relation avec Léaina, n’a pas de signe physique de masculinité. La seule remarque qui touche au corps chez Lucien est donc cette perruque, qui est le résultat d’un choix et d’un comportement particulier. Mégilla n’est donc pas hommasse, camionneuse ou virile ; elle est allokoton, comme le dit Léaina, c’est-à-dire différente.

À « 3 » contre la binarité

36Le dialogue n’évoque pas une seule relation entre deux personnes : il y a celle de Léaina et de Mégilla, celle de Mégilla et de Démonassa, et également celle entre les trois femmes, une étreinte particulièrement érotique qui vient brouiller les pistes et faire voler en éclat l’opposition partenaire actif/partenaire passif qu’on aurait trop vite tendance à plaquer sur ces personnages fictifs. À la fin de la soirée, Mégilla invite Léaina à rester avec Démonassa et elle, et à se coucher au milieu d’elles. Les deux ont bu, ce sont les deux qui embrassent Léaina « comme des hommes » et qui lui caressent les seins. Aucun doute n’est permis, Démonassa est là aussi « active » et Lucien prend bien soin de le préciser en faisant dire à Léaina : « Démonassa me mordait pendant qu’elle m’embrassait ». Aucun doute non plus sur la nature des embrassements : il ne s’agit pas de baisers chastes et amicaux mais de baisers sexuels, bouches entrouvertes. Si les deux font « comme les hommes », les deux sont-elles, selon la définition donnée par Klonarion précédemment, des hetairistriai (ces femmes attirées par les femmes encore plus que les autres femmes qui ont le même penchant) ? La réponse n’est pas apportée, mais l’auteur sème définitivement la confusion.

37Par conséquent, l’argument qui consiste à dire que Lucien replace les relations entre femmes dans un champ intelligible pour les Anciens, c’est-à-dire, selon les commentateurs, dans le cadre d’une relation actif/passif, ne tient pas. Tout, ici, conduit à brouiller les pistes et à confondre les catégories mêmes de l’« inversion des genres ». Est-ce à dire que Lucien s’insurgerait contre la vision stéréotypée des « lesbiennes » ? qu’il aurait une vision queer ou plus ouverte des relations sexuelles ? qu’il conteste les catégorisations sexuelles traditionnelles, l’ordre des genres ? Il n’est pas possible d’avancer une interprétation sans tenir compte de la structure formelle du dialogue. Celui-ci se trouve être constitué pour moitié d’un dialogue enchâssé – qui se révèle être une mise en abyme.

Qui parle ?

  • 70 Sur les caractéristiques dramatiques des dialogues de Lucien, cf. Bellinger 1928 : 3-40.
  • 71 C’est le cas des tragédies et des comédies également, mais dans le cas de ces dernières, la tradit (...)
  • 72 Sur le public des performances des orateurs à l’époque impériale, cf. l’étude de Gleason 1995.
  • 73 Au moyen d’interjections ou de vocatifs. Sur le dialogue et sa présentation, cf. Andrieu 1954 : 30 (...)

38S’il existe une indéniable parenté thématique entre les Dialogues des courtisanes et la comédie nouvelle, les dialogues de Lucien s’en distinguent très nettement dans leur exécution publique car ils ne sont pas destinés à la représentation scénique. Écrits pour être lus ou dits à voix haute70, les dialogues n’accordent cependant qu’une faible place à l’interprète (son corps, son jeu, sa voix) ; la multiplicité des personnages n’est pas rendue par différents acteurs, dont le costume et l’interprétation seraient autant d’éléments constitutifs du personnage. Il n’existe pas d’indications externes qui donneraient des informations sur le décor, la mise en scène ou le physique d’un personnage71. Il est probable que Lucien ait lui-même dit son texte en public (nous ne connaissons la composition de ce public et les conditions de ces performances que de façon hypothétique)72 : l’énoncé exhibe les marques d’une énonciation fictive ; quand l’orateur parle, on entend qu’il faut comprendre qu’il y a deux personnages qui dialoguent73.

39Dans le cas du dialogue V, il s’agit d’établir, pour le public de l’époque, la différence entre Léaina au moment où elle converse avec Klonarion, et Léaina l’interlocutrice de Mégilla. Par conséquent, dans la logique de cette mise en scène à l’intérieur de la fiction, le récit de ce qu’a vécu Léaina, qui connaît l’issue des événements, peut être modifié par celle-ci au moment de son échange (c’est la spécificité des récits au passé – donc rétrospectifs – à la première personne). De surcroît, ce dialogue rapporté s’intègre dans un discours dont Klonarion est le destinataire : selon cette même logique interne, le locuteur Léaina peut adapter son récit en fonction de ce qu’elle veut transmettre (ou faire croire) au destinataire.

40Par conséquent, faut-il croire Léaina lorsqu’elle dit pudiquement qu’au début elle ne savait pas de quoi il retournait ? Est-on sûr qu’elle a « vraiment » demandé des cadeaux ou n’est-ce pas une excuse destinée à Klonarion ? A-t-elle réellement établi un dialogue érudit au beau milieu d’une étreinte enfiévrée ? Pense-t-elle vraiment que tout cela est honteux (aischra), comme elle le dit pour justifier son – très provisoire – refus de répondre à Klonarion ? Lucien, en faisant utiliser par Léaina un discours direct rapporté, donne à cet échange
– celui de Mégilla et de Léaina – l’apparence d’un récit de faits pris sur le vif, alors que les informations dont nous disposons sont en réalité livrées selon le point de vue d’une seule personne, qui plus est une personne engagée dans les événements. Ainsi, aborder le personnage de Mégilla avec les éléments livrés dans le dialogue enchâssé et prendre pour argent comptant ce que Léaina dit d’elle, c’est tomber dans un premier piège.

41Si l’on laisse de côté provisoirement la description de cette folle nuit qui a tant intéressé les modernes, et si l’on se penche uniquement sur le propos du niveau enchâssant afin de mieux comprendre le statut du dialogue enchâssé – une démarche nécessairement antérieure à toute tentative d’interprétation –, il apparaît de façon assez claire que Lucien met en scène les liens typiques de la relation entre l’auteur et son public : Klonarion incarne l’auditoire, plein d’attente et exigeant ; Léaina agence savamment les éléments de son récit et décide de ce qui va, ou non, être dit. Ici, Lucien met en scène ce qui se produit lorsqu’on lit ses propres œuvres, voire ce dialogue : Klonarion est son public, tenu en haleine par le talent de l’auteur ; comme Lucien, Léaina compose des dialogues, qui porte les marques d’une énonciation fictive, et, comme lui, elle connaît le pouvoir des mots et le moyen de satisfaire son public : recourir le plus possible à un vocabulaire sexuel explicite, jouer sur le suspens, accumuler les clichés nécessaires à toute éthopée, intriguer par des scènes inédites. Et, en effet, parmi tous les textes antiques où il est question de relations entre femmes, jamais aucun texte n’avait eu recours à une telle quantité de topoi « mis en boîte ». Contrairement à la satire romaine qui procède à la mise en évidence de caractéristiques types dans le cadre d’une poésie qui déprécie et condamne, contrairement à cette satire qui, par une cohérence démonstrative dans le choix de ces caractéristiques, vise à promouvoir en creux une morale sexuelle, Lucien utilise les clichés parce que ce sont des clichés visibles. L’accumulation de tous ces topoi, les contradictions que cette accumulation entraîne et l’enchâssement du récit de la relation sexuelle des trois femmes dans le propos de Léaina nous convainquent définitivement de ce point de méthode : voir dans les personnages de Léaina et de Mégilla l’incarnation de rôles genrés réels et qui font sens chez les Anciens est une erreur.

Questions d’identités et de genres discursifs

  • 74 Voir les travaux de Michel Foucault, David Halperin, Eve Kosofsky Sedgwick et Judith Butler.

42Dans le domaine de la sexualité, nous établissons souvent un lien, complexe certes, mais solide, entre les pratiques et l’« identité », entre l’acte et une forme d’« essence » de l’individu. La nature de ce lien a, bien sûr, beaucoup évolué depuis la fin du xixe siècle, mais il est devenu un axiome, implicite et non dit, des débats actuels sur les questions d’identité74. Mais, dans la vaste catégorie (heuristique) des actes érotiques, quand peut-on dire, en Grèce ou à Rome, « je suis » ou « je fais » ?

  • 75 Voir Boehringer 2003 : 384-412  et 2007b : 349-356.
  • 76   Je reprends l’expression de Gérard Genette dans Palimpseste (Paris, Le Seuil, 1982).

43Face au texte si complexe de Lucien, il est possible, en tenant compte de la nature formelle de l’énoncé, de faire certaines déductions sur l’utilisation du motif des relations entre femmes dans un texte du iie siècle et sur ce que cela suggère du public destinataire de cette œuvre75, mais est-il possible de tirer des conclusions sur les « identités sexuelles » ? Est-il possible de trouver là un schéma type qui permettrait, par effet rétroactif, d’éclairer le sens de certains mots ou de certaines allusions dans des textes de l’époque classique évoquant la sexualité des Anciens ? Rien ne serait moins prudent, quand on sait que la seule règle de lecture possible avec Lucien est celle qui postule : « lira bien qui lira le dernier »76. Quant à tirer des conclusions sur les « identités », c’est plus que périlleux, et ceux qui s’y sont essayés sont systématiquement pris en flagrant délit d’anachronisme, contraints qu’ils sont, bien malgré eux, de suppléer les ellipses et les implications de Lucien. Le lecteur contemporain, en effet, se trouve face à une image incomplète et indéfinie pour lui, tel le jeu pour enfant qui consiste à relier les points numérotés sur une feuille et à faire apparaître la forme alors que les numéros auraient été effacés, telle la tache de Rorschach qui suscite tant de projections différentes à partir de lignes identiques.

  • 77 En particulier à partir de l’étude de l’Erotikos du Pseudo-Lucien : Foucault 1984a, Halperin 1994 (...)

44Pour jouer au jeu des points et des lignes, il faut préalablement se remémorer le système de catégorisation antique : en Grèce comme à Rome, ainsi que l’ont montré de nombreux travaux depuis vingt ans désormais, l’idée d’une orientation sexuelle fondée sur le critère du sexe du partenaire n’existe pas. Dans les cas où sont énoncés des discours radicaux vantant les mérites des femmes ou des garçons comme partenaires sexuels (ce qui arrive dans le cadre de jeux poétiques ou d’exercices rhétoriques), Michel Foucault, David Halperin ou d’autres77 ont montré qu’il s’agit d’une mise en scène nous permettant de comprendre qu’est considéré comme hors norme celui qui a fixé son choix une fois pour toute et non celui qui varie les partenaires de sexes différents ; plus hors norme encore est celui qui en fait un critère discriminant pour se positionner et se définir à ses propres yeux et par rapport aux autres.

  • 78 Le terme homotechnos peut se comprendre avec technê pris dans le sens de « possession pratique des (...)
  • 79 Foucault 1976.

45Dans ce dialogue, Lucien, en variant le type de vocabulaire et les images suggérées par les différentes pratiques des personnages et en mettant en scène leur contradiction, ne tente pas de dessiner des personnages avec des identités différentes, il aborde, en lien avec la question de la pratique d’une parole en public, celle de la production du plaisir. Le terme d’homotechnos78 utilisé par Léaina est à comprendre en ce sens (une traduction latine du terme grec technè, qui apparaît dans l’adjectif homotechnos, est ars). On rejoint alors à nouveau l’analyse de Michel Foucault, dans La volonté de savoir : l’ars erotica antique n’est pas la scientia sexualis de la fin du xixe siècle par laquelle notre perception de l’érotisme est encore profondément influencée79. Sans entrer dans un développement sur cette opposition foucaldienne, constatons que ce qui nous est donné à voir/entendre ici est le récit d’un récit de pratiques individuelles et non la description de catégories identitaires à l’œuvre dans le monde antique. Ne nous laissons pas tromper par la mention d’une rumeur rapportée par une courtisane (celle qui dirait que les hetairistriai viendraient de Lesbos) : Lucien remet au goût du jour un terme inusité et la rumeur est vite démentie par le fait que Démonassa (qui vient de Corinthe) tout comme Léaina prennent part égale aux agapes érotiques. Les trois femmes accomplissent des actes menant à des plaisirs érotiques variés par des moyens nombreux et parfois inattendus pour un public de l’époque. Leur « santé mentale » n’est jamais interrogée : ce qui pose problème à Léaina et qui amène un dialogue en pleine étreinte fougueuse est l’annonce d’un changement de nom (Mégillos) et celle d’un mariage entre les deux femmes, c’est-à-dire un ensemble d’actes sociaux ; ce qui intéresse Klonarion, ce sont des questions techniques de production du plaisir, qui dépassent de loin les questions fermées et binaires de certains commentateurs contemporains à la recherche de l’« actif » et du « passif », sur un modèle que l’on pense être « antique ». Ici, point d’« homosexuelle », de « lesbienne », mais pas davantage de butch et de fem ; rien qui nous permette de postuler des identités psychologiques, et encore moins un discours condamnateur ou, à l’inverse, pro-queer de la part de l’auteur.

46Non seulement les catégories de la sexualité n’existent pas dans l’Antiquité, mais ce que nous nommons actuellement identité n’a pas d’équivalent en Grèce ou à Rome : voir des identités polarisées sur des critères de pratiques sexuelles et de performance de genre sexuel ou considérer que Lucien conteste les a priori antiques sur les identités est tout aussi anachronique que de postuler l’existence d’hétérosexuels et d’homosexuels ou de voir dans Lucien un Foucault antique. L’étude formelle et pragmatique du dialogue v a montré ce qui se jouait dans la duplication par Léaina d’une énonciation fictive : elle nous pousse à la prudence lorsque certains éléments nous semblent si familiers car, précisément, rien ne peut être « familier » dans des genres discursifs et des exécutions publiques que nous ne connaissons guère et qui n’existent plus.

  • 80 Voir les travaux de Claude Calame et de Florence Dupont, ainsi que les publications issues de leur (...)
  • 81 J’emprunte cette expression et sa définition à Claude Calame dans son article « Interprétation et (...)

47Pour étudier le monde antique qui nous a essentiellement transmis des traces écrites d’événements chantés, joués, dansés, déclamés ou prononcés en public, la méthode constructionniste ne peut se passer de l’apport de l’analyse pragmatique des documents et de leur énonciation80 : la rencontre de ces deux approches permet la première étape d’une « traduction transculturelle »81, celle qui rend possible l’esquisse d’autres dessins et d’autres formes à partir des points fixes, celle qui fait apparaître également une troisième dimension dans le dessin (celle de la relativité des catégories formelles). Le travail s’avère plus complexe, nous entrons parfois dans l’inconnu, mais il est à parier que nous n’y perdrons rien, si ce n’est de fausses certitudes.

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Notes

1 Voir en particulier, parmi un ensemble de travaux nombreux et approfondis, Dover 1982 (1978) ; Halperin 1990 ; Winkler 2005 (1990) ; Williams 1999 ; les travaux de P. Veyne et, plus récemment, Dupont & Eloi 2001.

2 Il est certain que ce temps n’est pas totalement révolu et le combat relève désormais également du domaine pédagogique – de l’école à l’université.

3 Il s’agit du titre du recueil publié en 1990 par Halperin, Winkler & Zeitlin 1990. L’ouvrage fait suite à deux colloques internationaux qui se sont déroulés en 1986 aux États-Unis, réunissant, entre autres, les grands spécialistes américains de la question et des membres du Centre Louis Gernet.

4 Je limite bien entendu ce propos à la France : ce « calme » est déjà largement passé aux États-Unis ; il suffit de penser aux débats qui ont suivi le récent livre de Davidson (2007), et dont on peut lire les étapes nombreuses et animées sur le site de la Bryn Mawr Classical Review.

5 Les travaux contemporains définissent généralement l’éromène (erômenos) comme l’aimé, jeune et « passif », d’un éraste (erastês), l’amant plus âgé et « actif ».

6 J’écris « actif » et « passif » entre guillemets car ces termes sont rarement définis par les auteurs, probablement parce que l’implicite des représentations contemporaines est considéré – à tort – comme l’équivalent de catégories anciennes.

7 Dans cet article, les traductions du grec sont les miennes, à partir de l’édition suivante : Luciani Opera, vol. IV, texte établi par M. D. Macleod, Oxford, Oxford University Press, 1987.

8 Lucien est né entre 115 et 125 à Samosate, en Syrie, et il meurt vers la fin des années 180 ou au début des années 190 (cf. Helm 1927 ; Nesselrath 1999).

9 Les traductions de Lucien sont en cours, aux éditions Belles Lettres.

10 Sur les spécificités des types de dialogues chez Lucien, cf. Reardon 1971 : 173.

11 Le dialogue en tant que tel semble ne pas avoir été pratiqué par la rhétorique, mais il intègre des éléments progymnasmatiques (des exercices préparatoires, dont le but est d’exercer l’orateur).

12 Cela « consiste à introduire un personnage et à lui prêter des discours appropriés » (Bompaire 1958 : 294-295).

13 Voir par exemple Legrand 1907 et 1908 ; Helm 1927 : col. 1730 ; Anderson 1976 : 95 et 1994.

14 Pour une synthèse des différentes approches de Lucien et les controverses qui en résultent, voir Macleod 1994 : 1362-1421.

15 Voir par exemple Cantarella 1991 (1988) : 141-142 ; Anderson 1976 : 96.

16 Dover 1982 (1978) : 223.

17 Brooten 1996 : 52, 154.

18 Sur la conception par les Anciens d’une malformation clitoridienne de Mégilla ou des « tribades » en général, voir entre autres : Vorberg 1932 : 654 ; Krenkel 1979 : 71 ; Halperin 1990 : 229 ; Brooten 1996 : 143 sq. ; Parker 1997 : 49 ; Johnson & Ryan 2005 : 135 ; Skinner 2005 : 252-253. Pour un commentaire et une critique de ces interprétations, cf. Boehringer 2007b : 333-335.

19   Winkler 2005 (1990) : 39-40.

20 Le verbe gamein signifie généralement « épouser une femme » et le sujet est un homme ; à la voie passive, il signifie « être épousée ». Pour les interprétations variées de ce terme dans le contexte du dialogue V, cf. Boswell 1994 : 112 ; Sirugo dans Pellizer & Sirugo 1995 : 163 n. 32 ; Davidson 2007 : 407-408. Pour une étude approfondie des usages de ce terme en contexte érotique : Cameron 1998 : 143. A. Cameron pense qu’en de nombreux contextes, le terme peut simplement signifier « avoir des relations sexuelles ». Il a tout à fait raison, mais la précision par Mégilla « elle est ma femme » rend caduque cette interprétation dans le cas du dialogue V. Il est bien évident que Lucien joue sur la polysémie du verbe mais n’oublions pas que ce que dit Léaina de ce que dit Mégilla peut être une « vérité » intradiégétique (ou un « mensonge » de l’un ou de l’autre des personnages) et que ce dialogue n’apporte pas des informations directes sur les pratiques sociales.

21 Haley 2002.

22 Apparus dans les années 1940 aux États-Unis, les termes de « butch » et de « fem » désignent des identités sociales dans un couple de femmes, un couple polarisé selon l’apparence vestimentaire et le comportement  (l’une est perçue comme « masculine », l’autre comme « féminine ») : ces mots ont d’abord eu une connotation péjorative mais ils ont été repris – dans un geste de retournement de l’insulte – par les lesbiennes elles-mêmes afin de rendre compte des diverses réalités dans les expériences de vie des homosexuelles. Voir la définition et l’histoire de ces notions dans l’article de Christine Lemoine (Lemoine 2003).

23 La démonstration de Kate Gilhuly est beaucoup plus claire et beaucoup plus convaincante dans son étude du Dialogue VI, « Bronze for Gold : Subjectivity in Lucian’s Dialogues of the Courtesans » (Gilhuly 2007).

24 Gilhuly 2006 : 282.

25 Voir l’essai de Judith Butler, « The Lesbian Phallus and the Morphological Imaginary », dans son ouvrage Bodies That Matter (New York et Londres, Routledge, 1993, p. 57-91).

26 Glycère a été abandonnée ainsi que Mélitta ; Myrtion, enceinte, croit avoir été délaissée par Pamphilos ; Philinna est jalouse de l’intérêt que porte Diphilos à une autre femme et se refuse à lui (respectivement, les dialogues I, IV, II et III).

27 Sur la forme du dialogue antique et la double énonciation des premières répliques, cf. Andrieu 1954 : 308-311.

28 À l’inverse, lorsque Léaina dit à Klonarion : « mais si je t’aime », c’est au sens de « bien aimer » (le verbe grec est philein).

29 Le terme de pragma apparaît dans la bouche de Klonarion (3e réplique).

30 Voir par exemple Henderson 1975 : 159 et 214. La majorité des traducteurs des Dialogues des courtisanes traduisent par « vivre ensemble », mais cela ne correspond pas à la configuration des relations dans ce dialogue.

31 À cela s’ajoute l’expression « vous faites je ne sais quoi » de la première réplique : le verbe utilisé est poiein, « faire, accomplir ».

32 Voir également les analyses des noms des personnages du dialogue dans Mras 1916.

33 Sur lesbiazein et les connotations de Lesbos aux époques archaïque et classique, voir une synthèse dans Boehringer 2007b : 61-63.

34 Voir Boehringer 2007b : 211-214 (« Le paradoxe saphique »).

35 Le Banquet, 189c-193d.

36 Le Banquet, 192e.

37 Ce terme est un double dérivé de hetaira (« amie, compagne, courtisane»), formé sur le thème du verbe hetairizein. Voir les analyses de Dover sur hetairein utilisé essentiellement dans un contexte de relations érotiques entre hommes, Dover 1982 (1978) : 35 et les diverses interprétations d’hetairistria dans Dover 2002 et Boehringer 2007b : 111-113 et 2007c.

38 Voir les analyses de Halperin 1997 et 2002.

39 Littéralement : « subir ça des hommes ». Le verbe paschô est l’équivalent du latin patior, qui est également un euphémisme pour désigner l’acte du partenaire d’un homme.

40 Plêsiazô signifie « être proche », d’où « avoir des relations sexuelles avec ».

41 Le Banquet, 182, où Pausanias explique les nuances subtiles entre les différentes régions de Grèce quant à la possibilité pour l’aimé de céder aux avances d’un amoureux.

42 Voir l’analyse du vocabulaire érotique dans la comédie de Henderson 1975 : 160-161.

43 Ce terme est utilisé pour parler des mamelles des animaux et du sein allaitant de la femme. Le terme poétique pour le sein est to mêlon, qui désigne le fruit rond.

44 Voir Reardon 1971.

45 Sur l’absence de ce motif dans les images « pornographiques » antiques, voir Boehringer 2007b : 143-156.

46 Triphaina, afin de décourager Kharmidès, dit que Philèmation est laide : elle a des nombreuses taches sur la peau, elle est vieille et elle portait une perruque (Dialogues des courtisanes, 11, 3). Pythias, selon les dires de Ioessa, porte une perruque parce que ses cheveux tombaient suite à une maladie (Dialogue des courtisanes, 12, 5).

47 Dans les représentations grecques, les athlètes ont généralement les cheveux courts ou rasés sur le pourtour (seul le sommet du crâne est chevelu), c’est le skaphion.

48 Les Fugitifs, 27.

49 Hermotime, 18 ; La double accusation ou le tribunal, 20 ; Les Fugitifs, 27 ; Dialogues des courtisanes, V, 2.

50 Un Mégillos apparaît chez Lucien dans Cataplus, 22, 2, où il est qualifié de « beau ».

51 Sur gamein, voir note 19.

52 Ajoutons que selon cette version du mythe d’Achille, le jeune héros, portant un nom féminin et habillé en conséquence, tombe amoureux de Déidamie, la fille du roi.

53 Voir Ovide, Métamorphoses, IV, 271-388.

54 Pour les différentes versions du mythe de Tirésias, voir Brisson 1976.

55 Eusthate, Commentarii ad Homeri Odysseam, X, 494 et les fragments de Ptolémée Chennos. Cf. Brisson 1976 : 78-81 et particulièrement p. 78 n.1.

56 Léaina, amie ou amante d’Aristogiton (les sources diffèrent), fut torturée par le tyran Hippias qui lui demandait des informations sur les projets tyrannicides d’Harmodios et d’Aristogiton. Léaina, malgré la cruauté des traitements, mourut sans rien révéler, et les Athéniens, en souvenir du courage de cette femme qui n’avait pas parlé sous la torture, conjointement aux honneurs qu’ils rendirent aux deux défenseurs de la démocratie, érigèrent sur l’Acropole une statue de bronze représentant une lionne dépourvue de langue. Pour le récit de l’histoire de Léaina, cf. Plutarque, Du bavardage (traité 35), 505 d 12 ; Polyen, Strategemata, 8, 445, 1 ; Pausanias, Description de l’Attique, I, 23, 2 ; Clément d’Alexandrie, Stromates, 4, 19, 120 ; Athénée, Deipnosophistes, 13, 70. L’histoire d’Harmodios et d’Aristogiton est relatée, avec des variantes, par Hérodote (Histoires, 5, 55) et Thucydide (Guerre du Péloponnèse, 6, 54).

57 Le Banquet, 182 b-c.

58 Les Lois, 636a2-d4.

59 Le sens sexuel du terme poiein est sans ambiguïté. Dans le langage de la comédie, le verbe peut être l’équivalent de binein (« baiser, pénétrer sexuellement ») et l’équivalent latin facio est utilisé à l’époque impériale pour désigner l’acte sexuel de façon très générale : le sujet peut aussi bien être une femme qu’un homme, ou chacun des deux partenaires d’une relation entre hommes (cf. Adams 1982 : 204).

60 Cameron 1998 : 144.

61 Robert 1965 : 184-189.

62 Inscription funéraire d’Aphrodisias n°569.

63 Extrait d’une épitaphe de Kios (cf. Robert 1965 : 189 n. 1).

64 Extrait d’une épitaphe d’Azanoi (cf. Robert 1965 : 189 n. 2). L. Robert cite encore CIG 7299 et Machon (Gow, frag. 16) pour un usage intransitif du verbe.

65 Est exclue définitivement l’hypothèse de grossissement anormal du clitoris pour des raisons exposées précédemment.

66 Sur l’olisbos qui n’est pas, dans les textes et les images antiques, un marqueur de relations entre femmes, voir Boehringer 2007b : 146-150.

67   Sénèque le Rhéteur, Controverses, I, 2, 3, 1-8.

68 Pseudo-Lucien, Les Amours, 28.

69 Cf. Dialogues des courtisanes, III.

70 Sur les caractéristiques dramatiques des dialogues de Lucien, cf. Bellinger 1928 : 3-40.

71 C’est le cas des tragédies et des comédies également, mais dans le cas de ces dernières, la tradition des concours et l’investissement de la cité imposent des contraintes et des cadres formels.

72 Sur le public des performances des orateurs à l’époque impériale, cf. l’étude de Gleason 1995.

73 Au moyen d’interjections ou de vocatifs. Sur le dialogue et sa présentation, cf. Andrieu 1954 : 308-311.

74 Voir les travaux de Michel Foucault, David Halperin, Eve Kosofsky Sedgwick et Judith Butler.

75 Voir Boehringer 2003 : 384-412  et 2007b : 349-356.

76   Je reprends l’expression de Gérard Genette dans Palimpseste (Paris, Le Seuil, 1982).

77 En particulier à partir de l’étude de l’Erotikos du Pseudo-Lucien : Foucault 1984a, Halperin 1994 (1992) et Boehringer 2007a.

78 Le terme homotechnos peut se comprendre avec technê pris dans le sens de « possession pratique des procédés pour exécuter telle ou telle chose, connaissance des procédés, habileté pratique », sans renvoyer à un métier.

79 Foucault 1976.

80 Voir les travaux de Claude Calame et de Florence Dupont, ainsi que les publications issues de leur séminaire « Antiquité au Présent » (Université de Paris vii & ehess).

81 J’emprunte cette expression et sa définition à Claude Calame dans son article « Interprétation et traduction des cultures » (Calame 2002).

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Pour citer cet article

Référence papier

Sandra Boehringer, « Pratiques érotiques antiques et questions identitaires : ne pas prendre Lucien au mot (Dialogues des Courtisanes, V) »Clio, 31 | 2010, 19-52.

Référence électronique

Sandra Boehringer, « Pratiques érotiques antiques et questions identitaires : ne pas prendre Lucien au mot (Dialogues des Courtisanes, V) »Clio [En ligne], 31 | 2010, mis en ligne le 28 mai 2010, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/clio/9569 ; DOI : https://doi.org/10.4000/clio.9569

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