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Mutations du monde russe et post-soviétique

La fabrique de l’histoire des relations entre l’État russe et « ses » émigrés

Entre histoire « objective » de la Russie et histoires « subjectives » des migrants militants contestataires
Rebuilding the history of relations between the Russian State and “its” émigrés: the “objective” history of Russia vs. the "subjective" tales of migrant activists
Fabricar la historia de las relaciones entre el Estado ruso y "sus" emigrados: entre historia "objetiva" de Rusia e historias "subjetivas" de migrantes militantes contestatarios
Olga Bronnikova

Résumés

Depuis 2011-2012, les milieux de migrants russes en France se mobilisent politiquement. On peut observer, d’une part, une mobilisation liée aux mouvements de protestation en Russie à la suite des élections jugées « truquées » et, d’autre part, une mobilisation encouragée par la politique de l’État russe envers « ses » émigrés. L’histoire, le passé, jouent un rôle primordial dans ces mobilisations. Du côté des autorités russes, les concepts et moments clés de l’histoire nationale sont mobilisés pour une construction consensuelle qui est par la suite « imposée » aux migrants, perçus comme les messagers de la parole des autorités russes dans les pays d’accueil. Cependant, cette reconstruction historique par l’État russe se confronte à des contradictions qui sont à la fois internes au projet de l’État russe et relatives aux temporalités subjectives des migrants. Ces dernières fournissent autant de contrepoints et de formes de contestation, explicite ou non, au récit historique unifié que s’efforcent de bâtir les autorités russes. Ces temporalités subjectives se traduisent par des identifications : avec les années 1990 qui, dans le discours politique sur l’histoire russe, sont perçues comme des « années noires » ; avec une « classe sociale » qui appartient au passé ; et enfin, avec des segments spécifiques de l’histoire et de l’espace russes, loin des conceptions totalisantes forgées par le projet extraterritorial des autorités.

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Texte intégral

Introduction

« Le temps passerait, les anciens empires s’effondreraient et de nouveaux prendraient leur place, les relations entre pays et entre classes se modifieraient avant que je ne découvre que ce n’était pas la nature des biens ni leur utilité qui importait, mais le mouvement, non pas où vous êtes et ce que vous avez, mais d’où vous venez, où vous vous rendez et à quel rythme vous y allez. » (C. L .R. James, 2005, p. 149).

1Nous avons choisi de débuter cet article en reprenant librement une citation de l’ouvrage de l’historien et militant caribéen C. L. R. James, Beyond a Boundary (1963), dans la mesure où elle peut servir à décrire les transformations politiques et sociales qu’expérimentent de nos jours les migrants russes dans leurs rapports pluriels à l’histoire de la Russie et à travers le prisme de la continuité des régimes politiques et de la « réconciliation » de la nation russe. L’enjeu est de saisir le mouvement, dans le temps comme dans l’espace, des formes d’identification des migrants russes, militants d’associations politiques en France agissant pour le changement politique en Russie, qui s’opposent à l’image de l’histoire défendue par les autorités russes à travers deux projets d’envergure extraterritoriale : celui de la « politique des compatriotes » et celui de Monde russe. Loin de se conformer au schéma du mouvement linéaire promu par les autorités, la perception de l’histoire par les migrants militants se traduit par des fragmentations, une conception discontinuiste du mouvement historique fait de bonds en avant et de reflux, et des identifications partielles en termes à la fois temporels et spatiaux. Cet éclatement des identifications – néfaste du point de vue du projet des autorités russes – est à mettre en relation avec la double position d’extériorité, sinon d’exclusion, de ces migrations : ils sont « en dehors » de l’espace politique russe du fait, d’une part, de leur émigration et, d’autre part, de leur posture de contestation du régime politique en Russie contemporaine.

2La conception du temps historique forgée par C. L. R. James retient également notre attention parce qu’elle implique de décentrer l’écriture de l’histoire, depuis le cœur des empires vers leurs marges, en offrant ainsi un regard nouveau sur l’histoire de ce même centre. Toutes choses égales par ailleurs, nous proposons de décentrer le regard depuis la production et la perception de l’histoire dans le pays d’origine (la Russie), qui se positionne aujourd’hui comme le centre du monde russe, vers ce « dehors » que constituent les îlots de l’émigration russe (la France dans notre cas), en direction desquels le centre développe aujourd’hui des politiques marquées par la réécriture de l’histoire des relations entre la Russie et ladite diaspora russe. L’analyse du rapport au temps historique qu’entretiennent les migrants militants permet de porter un regard nouveau sur la « politique historiographique » des autorités russes actuelles.

3L’enchevêtrement des temps historiques, les connexions et courts-circuits entre les périodes qui caractérisent la perception de l’histoire russe de ces migrants militants, représentent, du point de vue des autorités, une tentative de rompre avec leurs origines et l’histoire de « leur » pays. Au contraire, pour les migrants, c’est un effort pour se replacer dans l’histoire russe depuis leur position de double extériorité. Cette réinscription dans l’histoire russe peut notamment se traduire par des identifications avec les années 1990, qui dans le discours politique sur l’histoire russe sont perçues comme des « années noires ». Elle peut également s’effectuer à travers des identifications avec une « classe sociale » qui appartient au passé. Enfin, cette réinscription historique peut aussi se faire par des identifications à un segment de cette histoire et de l’espace russes, loin des conceptions totalisantes forgées par les projets extraterritoriaux des autorités russes. (Re)mettre au centre de l’histoire russe ses « marges nationales », représentées ici par les milieux des migrants russes militants contestataires, suppose alors de questionner les notions développées par les autorités russes, ce qui constituera l’objet de notre première partie.

4On cherchera alors à articuler le temps et l’espace de l’émigration de ces militants, tels qu’ils les vivent, à l’image d’un chronotope venant « corréler les rapports spatio-temporels » en « un tout intelligible et concret » (Bakhtine, 1987, p. 237). Ainsi, si éclatées soient-elles, les interprétations multiples de l’histoire russe par les migrants militants n’empêchent pas la production d’un commun – qui constitue la matrice où les séquelles temporelles et spatiales se croisent et dialoguent – dans les milieux des migrants russes, commun qui sera analysé dans la deuxième partie de cet article. Il s’agit en somme de confronter deux tentatives de produire du commun à travers des identifications à l’histoire russe : à celle des autorités russes d’une part, par le biais du projet des compatriotes et de Monde russe1, à celles des migrants militants d’associations contestataires du régime politique russe d’autre part.

Méthodologie et cadre théorique

  • 2 Durant la période 2009-2013, nous avons observé le fonctionnement de neuf associations politiques, (...)

Cet article se fonde sur des recherches menées dans le cadre d’une thèse de doctorat en études des migrations, par définition interdisciplinaire. Nous avons donc cherché à allier des méthodologies ainsi que des références théoriques émanant de plusieurs champs disciplinaires : géographie des migrations, science politique et anthropologie. Le nombre de migrants engagés dans les activités associatives, qu’elles soient contestataires ou non, étant réduit2, nous avons cherché à nous insérer dans leurs réseaux, ayant recours à des méthodes de recherche qualitative telles que l’immersion ou l’observation participante, afin de décrire leur fonctionnement interne ainsi que les interactions que ces associations ont entre elles. La sociologie de ces associations varie en fonction de leurs orientations politiques : si les milieux associatifs contestataires, forgés à la suite des mobilisations contre les élections truquées en 2011-2012 ont su attirer principalement de jeunes Russes ou Franco-Russes, les associations proches de l’Ambassade comptent des membres de tous âges, mais avec une prédominance d’individus nés entre les années 1950 et 1970. Les deux milieux, contestataires et proches de l’Ambassade, sont constitués d’individus qualifiés, ayant suivi des études supérieures, mais à la différence des militants d’associations proches de l’Ambassade, les migrants contestataires ont en grande partie étudié (ou sont en cours d’études) en France.
La France est un pays qui a toujours attiré un nombre important de migrants de Russie. Nous avons choisi de discuter principalement dans cet article des militants appartenant à ce qui est généralement désigné comme la « quatrième vague » d’émigration russe (commencée peu avant la chute de l’URSS), qui est majoritaire dans les réseaux associatifs des deux bords politiques. Ceci étant dit, ces milieux associatifs incluent également des représentants des vagues d’émigration ayant précédé la chute de l’URSS, et en particulier des descendants desdits « émigrés blancs », dont l’arrivée en France a suivi la révolution de 1917 et la guerre civile (Gousseff, 2008). De même, nous avons choisi de limiter notre champ de recherche aux associations créées à partir des années 2000, en lien et à la suite de l’émergence de la politique des compatriotes de l’État russe.
La France constitue un terrain de recherche privilégié du point de vue des milieux associatifs russes en lien avec la politique de l’État russe du fait de son inscription dans l’histoire de l’émigration russe, d’une part, et, d’autre part, de l’ampleur que le mouvement contestataire y a pris malgré le nombre relativement réduit de migrants russes en comparaison avec le contexte allemand par exemple. C’est aussi un cas d’étude intéressant en raison de l’émergence concomitante, à l’automne 2011, de deux réseaux associatifs, l’un proche de l’Ambassade, l’autre de l’opposition à la politique de l’État russe, alors que dans d’autres pays de l’Union européenne où le mouvement contestataire a aussi été important, les associations de compatriotes ont été créées bien plus tôt.
Nous avons volontairement retenu la notion de « contestataire » pour parler de ces migrants mobilisés au lieu d’« opposant » politique, car le premier terme nous semble davantage convenir au milieu que nous avons étudié dans la mesure où, pour la période étudiée (mobilisation de 2011-2012) il s’agissait d’abord pour ces migrants de contester les résultats des élections, sans forcément rentrer dans une opposition frontale avec le pouvoir. Ce n’est que plus tard que certains de ces migrants mobilisés suivront le chemin de l’opposition russe.

5Si l’enjeu premier de cet article est d’expliciter les modalités de la subjectivation du rapport à l’histoire chez les migrants remettant en cause la politique de l’État russe, il nous semble important de retracer la structuration de la politique russe envers les compatriotes.

La politique de la réconciliation à travers le temps et l’espace

  • 3 Nous faisons référence aux travaux de Stéphane Dufoix sur la complémentarité entre l’intérieur et l (...)

6Il est nécessaire pour commencer de faire un bref rappel de l’histoire migratoire russe, c’est-à-dire de l’histoire de l’émigration russe, depuis le début du XXe siècle jusqu’à l’éclatement de l’Empire soviétique, lequel est un moment clé de l’émergence de la structuration du projet des compatriotes. S’il est aujourd’hui d’usage de faire débuter l’histoire migratoire russe à partir de ce qui est appelé la première vague d’émigration – sous-entendu la première vague d’émigration après la révolution – la Russie a bel et bien connu d’importantes vagues d’émigration avant la révolution. Catherine Gousseff donne par exemple le chiffre de 35 000 sujets de l’Empire de Russie enregistrés en France en 1911 (Gousseff, 2008, p. 11). Outre les sujets juifs de l’Empire russe, cette émigration était composée de révolutionnaires fuyant le régime tsariste. Les autorités actuelles en Russie, dans leur effort de reconstruction de l’histoire migratoire russe, ne prêtent quasiment aucune attention à cette émigration d’avant la révolution, en raison notamment de sa franche opposition politique à l’État russe. La vague d’émigration numériquement très importante qui a suivi est celle émanant de la révolution de 1917 et de la guerre civile en Russie (Gousseff, 2008). En glorifiant l’histoire migratoire russe d’après 1917, les autorités cherchent cependant à en extraire la dimension politique, et en particulier ce que l’on a appelé l’« activisme blanc », en rendant hommage aux seuls aspects de l’organisation culturelle et sociale de la « diaspora impériale » (Cohen, 1999). Cette approche sélective de l’histoire migratoire russe s’explique par la double relation que l’émigration russe a toujours maintenue face à l’État russe, une relation d’antagonisme et de complémentarité. En effet, l’Empire russe et ensuite soviétique s’est toujours efforcé d’empêcher les sorties du territoire, de freiner pour ainsi dire la transétatisation de la nation3, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il y soit totalement parvenu et que les pratiques transétatiques des nationaux russes aient été inexistantes. C’est justement parce qu’elles existaient bel et bien que l’État a toujours cherché à les annihiler.

  • 4 Tous ceux qui ont pu faire valoir leurs origines, formalisées sous le terme de « nationalité » dans (...)

7Les deux autres vagues d’émigration qui ont suivi sont l’émigration post-Seconde guerre mondiale, quand plusieurs milliers de personnes ont refusé de retourner en URSS après avoir été déplacées pendant la guerre, et celle des années 1970 avec le départ des émigrés d’« affinité ethnique » (Brubaker, 1998)4. C’est donc à partir de cette histoire de l’émigration que l’État russe compte aujourd’hui reconstruire ses projets extraterritoriaux tels que celui des compatriotes et celui de Monde russe.

L’émergence de la politique dans l’émigration postsoviétique

  • 5 Selon l’OCDE, l’Insee, il y aurait 49 000 Russes, nés à l’étranger, en France. OECD Library, 201 (...)
  • 6 La notion de compatriote est définie légalement par la loi fédérale de 1999 « À propos de la politi (...)

8Le moment où croît le nombre de migrants russes en France5 correspond à celui de la structuration de la politique de l’État russe envers ses compatriotes, laquelle, à son tour, a contribué à la « renaissance » de la politique dans l’émigration russe. Contrairement à ce qui avait eu lieu les siècles précédents, cette structuration a été encouragée par l’État lui-même. Si les associations qui sont engagées dans des interactions avec les représentants de l’État russe en France, et dans les autres pays où on trouve une importante présence de migrants russes, se définissent comme culturelles, le concept de « compatriote »6 est quant à lui une construction proprement politique : l’acte même de définition de ce concept est de nature politique, tant pour ceux qui en sont les sujets (ceux qui définissent) que pour ceux qui en sont les objets (ceux qui sont définis).

9Le concept de compatriote fait référence aux sentiments d’appartenance des migrants en tant qu’appartenance à l’otechestvo. L’appartenance à la « patrie » est, d’un point de vue linguistique russe, duelle. Tandis que l’appartenance à la patrie-rodina désigne les liens qui attache l’individu au lieu où il est né, l’appartenance à la patrie-otechestvo renvoie aux relations qui le lient à la structure d’État russe, (rossiiskaia gosudarstvennost’) (Voronkov, Karpenko, 2007).

  • 7 Données du dernier recensement soviétique de 1989.

10Dans les années 1990, la politique des compatriotes était surtout promue par les partis et organisations politiques à tendance nationaliste et communiste (Laruelle, 2006 ; Laruelle, 2008), et visait d’abord ce que Rogers Brubaker a désigné comme la « diaspora accidentelle », c’est-à-dire les 25 millions de Russes7 restés dans les pays de l’espace postsoviétique autres que la Russie, après la chute de l’URSS (Brubaker, 2000). Ces prémices de la politique des compatriotes aboutissent au milieu des années 2000 à l’émergence de l’« État d’émigration », c’est-à-dire à la formation d’une section de l’appareil d’État dédiée aux relations avec la diaspora (Gamlen, 2008). Son apparition signe aussi l’évolution de la politique des compatriotes, avec le déplacement de l’intérêt vers la composante de l’émigration russe située hors de l’espace postsoviétique. Toute une pléiade d’institutions et organisations d’État est créée afin d’établir des relations entre les autorités russes et les représentants des compatriotes russes regroupés dans les Conseils de coordination des compatriotes de différents pays, qui forment, pour reprendre les termes de Françoise Daucé dans ses analyses des relations entre l’État et la société civile en Russie, autant d’« associations intermédiaires » (Daucé, 2005), présidées par les « leaders des communautés ». L’émergence d’organisations non gouvernementales en Russie ne s’est en effet pas déroulée de la même façon que dans les pays dits occidentaux, en raison notamment de l’absence d’une tradition d’indépendance de la société vis-à-vis de l’État, par la persistance de certaines pratiques soviétiques relatives aux services et politiques publiques, et enfin par les spécificités socio-économiques de la transition au sein de la société russe (Daucé, 2005).

  • 8 La mobilisation des migrants russes au sein de ces associations ne constitue pas le principal objet (...)
  • 9 Nous reprenons ici le concept d’exopolitie forgé par Stéphane Dufoix, qui s’est intéressé au champ (...)

11La création du Conseil de coordination des compatriotes de France à l’automne 2011 coïncide avec le début de la mobilisation de la société russe contre les élections parlementaires jugées truquées, donnant lieu à l’émergence d’associations de migrants russes remettant en cause la politique étatique8. La corrélation de ces événements signe la naissance de la politique dans l’émigration russe postsoviétique, de nature exopolitique9, fondée sur une division entre amis et ennemis de la Russie. Le rapport à l’histoire russe joue dans la définition de cette politique un rôle crucial.

Vers un monde réconcilié : l’inscription de la diaspora dans le projet de Monde russe

  • 10 Expression utilisée par le chef du Département du travail auprès des compatriotes, créé au milieu d (...)

12Une des organisations de cette « ossature institutionnelle »10 qu’est l’« État d’émigration » présente un intérêt tout particulier pour le projet des compatriotes, et plus généralement pour l’analyse du soft-power russe. Il s’agit de la fondation Monde russe, dont la création dans les années 2000 représente une tentative de redéfinition, et pour une part de réinvention, de l’histoire des relations entre l’État et les émigrés russes. Le fait migratoire a toujours été utilisé par l’État russe et soviétique à son profit, ne serait-ce qu’en renvoyant ou en donnant la possibilité de quitter le pays – par ailleurs assez fermé – à ceux dont la présence « à l’intérieur » était dérangeante. Tout en usant de cet outil, l’émigration, pour se débarrasser des éléments semant le trouble dans le système politique, l’État russe s’est toujours inquiété des conséquences de cette émigration, pouvant donner lieu à l’organisation d’actions politiques contre la Russie depuis l’étranger. Car la prétention de l’exil, contestant la légitimité du régime en place, est d’« imposer l’idée que le temps politique qui s’écoule au pays ne compte plus et que seules la restauration ou la révolution lui feront reprendre sa course » (Dufoix, 2005, p. 6), ce qui enlève à l’État le « monopole » sur le temps politique national.

13L’« idéologie » de Monde russe a été créée en particulier pour réconcilier les différents fragments de la Russie dans le monde et apaiser les relations entre l’extérieur et l’intérieur « russe » (Dufoix, 2010), en usant de symboles de l’histoire et de la culture russes. Si le développement de la politique de l’État russe envers ses ressortissants de l’étranger ne constitue pas une exception, elle présente néanmoins des spécificités. Elle s’adresse à des populations très diverses et cherche à les inscrire dans un même projet malgré l’hétérogénéité des situations migratoires. En effet, les autorités russes s’adressent à la « diaspora russe » tout en sachant que, d’un point de vue scientifique, il est très difficile de qualifier les communautés russes éclatées à travers le monde comme formant une diaspora. Cette diaspora doit donc être littéralement créée par les autorités afin d’y inscrire les compatriotes, pour enfin inscrire cette diaspora des compatriotes elle-même dans le Monde russe.

14Si jusqu’à la moitié des années 2000, il s’agissait avant tout de dissoudre la « question russe » dans les pays de l’espace postsoviétique en rattachant les Russes de ces pays à ceux résidant hors de l’ex-URSS (Laruelle, 2006), à partir de la fin des années 2000, ces migrants plus lointains ont commencé à faire l’objet d’un intérêt spécifique : ils sont aujourd’hui appelés à défendre les intérêts de la Russie dans leurs pays de résidence et à améliorer l’image de leur « patrie historique » à l’échelle internationale. Parallèlement, les autorités russes innovent de plus en plus en adaptant leurs politiques aux différentes couches de population, aux différentes générations et aux différents contextes nationaux. Elles développent, par exemple, un travail auprès de l’« intelligentsia compatriote ». L’idée du Forum de l’intelligentsia russophone, lancée par un représentant de cette intelligentsia au Kirghizistan, a vivement été soutenue par l’agence fédérale Rossotrudnichestvo, une des institutions de l’« ossature institutionnelle ». La notion de devoir envers la Russie, formulée par la fondation Monde russe dans son idéologie (« Il convient de se détourner de la mentalité d’assisté vers l’idée de servir la Russie »11), est, dans le cas de l’intelligentsia des pays de l’espace postsoviétique, inscrite dans le temps des politiques soviétiques de formation des élites nationales.

15Comme l’ont bien montré les auteurs d’une recherche collective sur le patriotisme en Russie contemporaine, ce dernier prend des formes multiples (Daucé et al., 2010) ; mais le projet des compatriotes de l’État russe n’en retient qu’une seule dimension, celle du devoir envers la patrie.

  • 12 Le mot obshchina s’utilise de même en russe pour parler des communautés des migrants. Plusieurs ass (...)

16Le projet Monde russe, Russkii mir en russe, introduit par l’État russe et appelé à réunir (et réconcilier) les fragments de la Russie éparpillés dans le monde, doit être analysé en prenant appui sur les références historiques qu’il mobilise, en particulier la notion de mir. Le terme en russe est homophonique : il traduit deux substantifs hérités du vieux slave, l’un signifiant « paix », l’autre « monde ». Comme l’écrit Paul Florensky : « l’idée de mir, de monde, est fondée sur la notion de concordance des parties, d’harmonie, d’unité. Le monde est un tout cohérent, il est le mir des êtres, des choses et des phénomènes qu’il contient » ; autrement dit l’accord, l’ordre et l’harmonie se situe au fondement même du monde (Florensky, 1975, p. 20). Cette conception théologique du monde-mir est étroitement liée à la notion de « commune paysanne » (obshchina) propre à l’histoire sociale et politique russe : le mir est ainsi compris comme une institution sociale, comme obshchina12. Dans cette conception de la structure sociale, la politique reste fondamentalement l’affaire du pouvoir. Ces réflexions s’appuient également sur différents concepts russes tels que sobornost’, désignant l’organisation naturelle des sociétés humaines, fondée sur « le principe de soumission des passions humaines et des tendances naturelles à la volonté et à la force de Dieu » (Malamoud, 2004, p. 805-806). Comme le rappelle André Filler, c’est à partir des années 1990, caractérisées par la « vacuité idéologique » liée à l’effondrement de l’URSS, que le concept de sobornost’ est ressuscité, notamment à des fins politiques : « de nos jours, la sobornost’ est utilisée […] comme une antipode ontologiquement russe à la démocratie occidentale, comme une figure essentielle de l’altérité foncière de la Russie » (Filler, 2008-2009, p. 28). Le mythe de la sobornost’, d’après Filler, est utilisé pour combattre l’opposition de l’intérieure qui ronge le régime russe, et dans notre cas l’opposition intérieure à la « diaspora russe », représentée en particulier par les migrants militants contestataires.

17Replacé dans ce cadre conceptuel, le nom même de la fondation Monde russe confère à l’idée de la réconciliation de la Russie avec la diaspora une signification quasi messianique. Cette réconciliation est aussi celle de la Russie avec son passé là où l’existence même des diasporas « impériale » et « accidentelle » à travers le monde est la preuve vivante de l’échec de l’unification de la société russe au cours des siècles passés.

  • 13 Voir la description des objectifs de la fondation Monde russe à l’adresse suivante : http://www.rus (...)

18De l’« idéologie »13 de la fondation Russkii mir, il ressort que le mir désigne ici une communauté dont l’« existence historique est fondée sur une pratique sociale déterminée » : « Russkii mir – c’est encore la conciliation, l’entente russe, l’accord russe, l’unité, le dépassement des schismes du XXe siècle ». Enfin, « Russkii mir ne doit pas seulement être le souvenir du passé, mais aussi un commencement énergique et mobilisateur pour la construction d’un futur meilleur pour un grand peuple vivant dans le monde et avec le reste du monde ». À travers la formulation de ce projet global de réconciliation du pays et de « son » étranger, « la Russie trouve une nouvelle identité, de nouvelles possibilités de collaboration bénéfique avec le reste du monde et des impulsions supplémentaires pour son propre développement ». La diaspora – une diaspora unissant les différentes couches temporelles de l’émigration russe – permettra donc aussi à la Russie de se réconcilier avec le reste du monde.

19La réconciliation de la Russie et de sa diaspora, enterrant les conflits et tensions du passé, alliée à l’idée de l’accord de la Russie avec le reste du monde – auquel la diaspora est également invitée à participer –, tel est donc le sens du projet Russkii mir, à la réalisation duquel s’emploie toute l’« ossature institutionnelle », du Département du travail avec les compatriotes à la fondation Russkii mir elle-même, à cette dernière revenant le rôle principal dans le dépassement des frontières nationales russes. Comme le dit Marlène Laruelle, le « concept [de Russkii mir] se trouve en osmose avec la tendance politique actuelle du régime de Poutine, qui appelle à une réconciliation historique entre tsarisme, Union soviétique et système postsoviétique, et à la promotion d’une vision de la nation fondamentalement consensuelle et apaisante, éloignée de tout conflit idéologique » (Laruelle, 2006, p. 39).

La défense de l’« histoire objective » russe

  • 14 Présentation de la Fondation : http://fiip.ru/about/, première consultation le 5 décembre 2013, d (...)
  • 15 Ce terme est par ailleurs repris par la fondation Monde russe dans les publications disponibles sur (...)
  • 16 L’article de Narochnitskaia sur son site personnel : http://narochnitskaia.ru/in-archive/natalya-na (...)

20Si le rôle de l’« ossature institutionnelle » et de la fondation Monde russe est d’œuvrer à la réconciliation de la nation russe extraterritoriale, d’autres organisations, agissant elles aussi à l’étranger, mais sans s’adresser directement aux compatriotes, se positionnent en tant que contradicteurs de la version de la démocratie promue par les autorités des pays européens. C’est le cas, en France, de l’Institut de la Démocratie et de la Coopération qui s’attache à remettre en cause le caractère irréprochable de ces démocraties et à promouvoir le modèle politique russe. Afin d’allier ces deux tâches, l’IDC fait recourt à une conception de l’histoire dans laquelle la Russie joue un rôle central. Natalia Narochnitskaia, présidente de l’Institut, a fait partie d’une « Commission contre la falsification de l’Histoire au détriment des intérêts de la Russie », fondée en 2009 par un oukase du président russe. Outre les sujets d’actualité politique et la place de la Russie dans l’arène géopolitique mondiale, l’Institut veille en France à la juste interprétation de l’histoire et tout particulièrement à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. N. Narochnitskaia a ainsi présenté en 2008 dans plusieurs capitales européennes son livre : La Russie et sa place dans le monde. Pourquoi et contre qui avons-nous fait la guerre ? (Kastoueva-Jean, 2010). Elle dirige également la Fondation de la perspective historique à Moscou qui intervient « dans le domaine de la politique mondiale et des relations internationales, invite au débat des experts pour la conception et la réalisation de projets d’information, de recherche et d’éducation, appelés à contribuer à la consolidation et à la purification morale de la société, à la modernisation complète de la Russie en prenant en compte la singularité du chemin national, à la promotion des intérêts russes dans le monde »14. Les deux organisations présidées par N. Narochnitskaia ont donc pour objectif de replacer le développement (géo)politique actuel de la Russie dans une perspective historique et de défendre les principes de l’« histoire objective »15. La réconciliation avec son histoire est, selon elle, le résultat du changement politique opéré à partir des années 2000, alors que les leaders politiques des années 1990 sont associés aujourd’hui aux « ennemis du peuple »16.

21En résumé, le projet de promotion d’une autre image de l’histoire russe, qui se décline en plusieurs volets, allant des réunions annuelles des « compatriotes » avec présence obligatoire des représentants de l’« ossature institutionnelle », aux activités de l’IDC défendant l’« histoire objective » russe, a pour objectif la construction d’une nation russe extraterritoriale, dont l’histoire serait exempte de toute contradiction et de tout conflit interne. L’histoire russe et le rapport à cette histoire occupent dans ce projet une place prépondérante. C’est une histoire au sein de laquelle chacun, indépendamment des raisons pour lesquelles il s’est retrouvé en dehors des frontières russes, peut (re)trouver sa place.

22Les autorités russes cherchent donc à promouvoir une conception de l’histoire homogène et linéaire, centrée sur des références historiques soigneusement sélectionnées, écartant les moments traumatiques d’opposition de la population à l’État et de répression de la part de ce dernier. Ces références historiques aux « grandes guerres patriotiques », à la stabilité des années 1970 en URSS et à la grandeur de l’Empire russe, sont présentées comme fondatrices de l’« histoire monumentale » russe. Les bonds et les rebonds, les flux et les reflux de l’histoire sont mis de côté, comme dans le cas de la révolution de 1917, ou explicitement critiqués, comme dans le cas des années 1990.

23Dans la construction de cette image glorieuse de l’histoire, les milieux des migrants que nous avons observés n’ont pas leur mot à dire. Et pourtant le rapport à l’histoire russe occupe une place sans commune mesure dans les narrations des migrants sur leurs identifications temporelles et spatiales. C’est à la définition de ces identifications spatio-temporelles que nous nous consacrerons dans la deuxième partie de cet article en nous intéressant à la manière dont elles contestent, par contrepoint, le récit historique unifié que s’efforcent de bâtir les autorités russes.

24Ainsi, si l’État russe est évidemment loin d’être le seul à puiser dans le passé pour construire le présent, cette construction possède cependant des caractéristiques propres au contexte russe post-soviétique. Depuis la chute de l’URSS et plus précisément depuis le début des années 2000, la Russie cherche à retrouver son influence à l’international. Le projet Monde russe est une expression de cette volonté, et dans sa construction, l’histoire et le passé jouent un rôle primordial. Les concepts et dates clés de l’histoire sont ainsi convoqués dans cette construction de l’histoire qui est par la suite « imposée » aux migrants, perçus comme les messagers de la parole de Monde russe dans leur pays d’accueil. Cependant, cette construction de l’histoire par l’État russe se confronte à des contradictions qui sont à la fois internes au projet et relatives aux temporalités subjectives des migrants. Comme nous l’avons dit, l’histoire des relations entre l’État russe et « ses » émigrés n’a rien de consensuel et vient même miner l’union et la sobornost’ à travers le monde russe. Les temporalités subjectives des migrants, que nous allons étudier dans la deuxième partie de l’article, fournissent autant de contrepoints et de formes de contestation, explicite ou non, du récit historique unifié que s’efforcent de bâtir les autorités russes.

Le temps dans la production d’un commun alternatif à l’idéologie de Monde russe

  • 17 Nous faisons ici référence à l’expression « notre histoire sanglante » révélée par Nancy Ries dans (...)

25Le rapport à l’histoire russe qu’entretiennent ces migrants est tout sauf consensuel, leur histoire et celle de leur famille suggèrent un déchirement du tissu de l’histoire linéaire du fait de l’expérience des répressions familiales au temps de l’URSS ou de celle d’un violent déclassement social après sa chute. Cependant, la lecture conflictuelle de l’histoire russe n’aboutit pas à l’abandon de toute référence à cette dernière. Au contraire, les migrants ancrent profondément leur histoire personnelle dans l’histoire de leur pays d’origine, qualifiée par certains de « sanglante »17, tout en se considérant comme partie intégrante de cette même histoire. En cela, ces migrants proposent une lecture alternative de l’histoire russe qui unit sans réconcilier et sans oublier un passé dont les traces hantent le présent. Le poids du passé empêche les migrants de se projeter dans l’avenir proposé par les autorités russes, où, on l’a vu, « le souvenir du passé » doit être le fondement de la construction d’un futur meilleur.

Le commun par identification à des personnalités de l’histoire soviétique

26L’histoire qui transparaît dans les narrations des migrants que nous étudions se présente comme le négatif de la version de l’« histoire objective » et réconciliée des autorités russes. Elle s’exprime en termes de tensions sociales qui seraient inhérentes à la société russe tout au long de son histoire, de violence du pouvoir face à la société, de tensions nationales intrinsèques au projet impérial russe et soviétique. Une autre caractéristique de la perception du temps historique par les migrants est son morcellement, donnant lieu à une périodisation de l’histoire russe qui ne coïncide pas avec celle proposée par les autorités russes. Au lieu de valoriser le temps soviétique dans sa globalité abstraite, les militants le morcellent délibérément afin de s’identifier aux personnalités qui s’opposaient au régime soviétique et aux périodes de remise en cause de la suprématie du Parti.

  • 18 Le mouvement des pionniers est une organisation soviétique de jeunes communistes, inspirée par les (...)
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  • 21 Entretien avec Ekaterina, militante de plusieurs associations contestataires russes de Paris. Octob (...)

Ma fille grandit dans un pays civilisé. Elle connaît la Russie seulement à travers les livres pour enfants. Évidemment, il ne s’agit pas de la bibliothèque d’un pionnier18. Mon enfant grandit avec la bonne littérature du pays qui n’existe pas. [...] Quand j’étais petite, je lisais Ilf et Petrov, Harms, Babel19. Elle va probablement les lire elle aussi. Par ailleurs, quand je les lisais, je ne me posais pas cette question : où sont ces auteurs maintenant ? Elle posera certainement cette question et je vais devoir répondre. Je dirai la vérité : qu’ils ont été tués, comme ton arrière-grand père a été tué. Ça m’intéresse de voir ce qu’elle pensera de ce formidable pays. Mais à ce moment-là̀ elle lira probablement déjà Bounine et Chmeliov20, et elle n’aura plus envie de me poser ces questions.21

  • 22 Les noms et prénoms de nos interviewés ont été anonymisés. Pour plus d’information sur leur parcour (...)

27Tout en blâmant la période soviétique, comme la pire catastrophe qui soit arrivée à la Russie, Ekaterina22 transmet cependant à sa fille « tout le meilleur » que « ce pays qui n’existe pas » a offert à travers les auteurs russes et soviétiques réprimés et exilés, dont le destin est intimement lié à celui de sa famille, et en particulier de son grand-père, victime de la répression en URSS. Par identification avec ces personnalités, Ekaterina s’oppose à l’idéologie jugée répressive de l’URSS, sans cependant rejeter ce passé, mais en se l’appropriant à travers l’inscription de son histoire familiale dans l’histoire nationale.

Le commun par l’escapisme face aux années 1990 et 2000

28D’autres remettent en cause ce qui a suivi, c’est-à-dire la Russie des années 1990, dont l’héritage politique hanterait la Russie des années 2000-2010. Ces militants s’identifient à une classe sociale de la période tardive de l’URSS qui aurait subi le plus violemment tous les maux des années 1990. Pavel a ainsi publié un livre sur ce qu’il appelle la dernière génération soviétique et sur son appartenance à une certaine classe sociale qui n’existe plus, car elle a été, selon lui, expropriée et annihilée après la chute de l’URSS.

  • 23 Extrait de son ouvrage L’art du châtiment  (Iskusstvo vozmezdiia), publié en 2013.

J’appartiens moralement […] aux restes de cette classe étrange, générée par la société soviétique, cette classe de l’intelligentsia ouvrière. […] comme une fleur exotique, elle a évidemment fané à l’arrivée du capitalisme. [...] Non, elle n’a pas véritablement disparu, mais a été placée dans la position la plus dévalorisée de la société, la plus humiliante. […] Toute une classe, une grande partie de la population, s’est retrouvée entre les bandits et les pouvoirs criminels (en Russie des années 1990). On ne peut pas dire que c’est toute la population, mais une certaine classe de l’intelligentsia, qui était habituée à lire, à se respecter. […] J’appartiens à la génération des gens qui devaient s’adapter... enfin à la génération de leurs enfants. Et alors, nous sortions dans les rues. Là-bas régnait le chaos, les gens sniffaient de la colle. L’accumulation primitive du capital est devenue l’idéal de cette époque. « Deviens riche ou crève ». […] Nous nous sommes retrouvés nulle part, dans le néant, avec rien, sans le savoir-faire de la vie dans cette société. La majorité des gens que je connaissais s’est livrée à un étrange escapisme [...]. C’est comme s’ils avaient quitté la vie réelle en la laissant à ceux qui ont accepté de s’adapter à cette nouvelle condition, ou plutôt, qui ont accepté leur propre dégénérescence, pour parler simplement [...]23

29Cette analyse, qui rejoint les résultats obtenus par Svetlana Iarochenko sur l’appauvrissement de la société russe, qui a touché tout particulièrement les milieux ouvriers (Iarochenko, 2010), donne à voir la reconstruction par le sujet de ses identifications sociales avec une génération qui a précédé la sienne. La génération soviétique de ses parents, habituée à se « respecter », a été placée dans des conditions catastrophiques rendant impossible toute projection dans l’avenir. Les enfants de cette génération se sont retrouvés dans le « rien », le « néant » et ont donc dû se livrer à un étrange escapisme. Ce néant, symbolisant la rupture des liens sociaux dans la Russie du début des années 1990, a poussé, selon Pavel, les jeunes gens comme lui à se suspendre dans le temps, à se créer une niche d’escapisme par rapport au temps de la misère morale et économique dans lequel la société russe devait désormais évoluer. Il a trouvé la possibilité de cette suspension temporelle dans les milieux de la contre-culture punk des années 1990. Le discours qu’il tient sur les années 1990 peut être rapproché de la vision actuelle de cette période proposée par les autorités russes. Cependant, aux yeux de Pavel, la temporalité politique des années 1990 a préfiguré ce qui a suivi, c’est-à-dire la politique menée à partir de l’accession au pouvoir de Vladimir Poutine, marquée par les notions de « dictature de la loi » et de « verticale du pouvoir ». Avec le développement politique de la Russie des années 2000, il devenait de plus en plus compliqué de se réfugier dans l’escapisme, de suspendre le temps, ce qui a amené Pavel à l’émigration à la suite des persécutions politiques dont il a fait l’objet en Russie et ainsi à la bifurcation de sa carrière militante.

  • 24 Les antifascistes émigrés que nous avons interviewés ont en effet tous dit que l’organisation du mi (...)

30La différence entre ces deux récits repose sur les histoires militantes de chacun : si Ekaterina s’est engagée dans l’émigration à la suite des mobilisations de 2011-2012, Pavel a été militant bien avant son départ de Russie. Si Ekaterina est en train de créer son expérience militante in situ à l’étranger mais en direction de la Russie, pour Pavel, son expérience militante a été forgée en Russie, dans le fait d’y vivre, d’en partir, mais aussi de s’en échapper intérieurement par cet escapisme dans le réseau militant antifasciste, dont l’organisation et le fonctionnement partagent de nombreuses affinités avec ceux du Parti national-bolchévique, décrits par Vera Nikolski (Nikolski, 2011 ; Nikolski, 2013)24.

31Un point commun entre les deux narrations précédemment citées est l’identification à une classe sociale qui, d’une part, appartient à un passé révolu, et d’autre part, n’a jamais constitué le fondement social du régime politique russe. Les deux militants ne s’identifient pas avec la globalité de la société russe, représentée par les autorités russes en termes de communauté historiquement et culturellement unie, mais à une partie de cette société localisée historiquement.

32Ce discours sur l’identification avec l’intelligentsia (qu’elle soit culturelle ou ouvrière) les ancre de manière conflictuelle dans l’histoire russe. Le concept d’intelligentsia est difficile à définir et à fixer, du fait de ses multiples déclinaisons selon les différentes époques de l’histoire russe et soviétique (Scherrer, 1993), et les migrants en question semblent se conformer à l’idée que « l’intelligentsia comme force sociale […] est orientée vers le dévoilement des structures politiques, et parfois même du principe du pouvoir en tant que tel. Presque dès son apparition, l’intelligentsia a joué un rôle d’opposition au pouvoir, avec pour objectif de démasquer l’infondé des principes et méthodes du gouvernement » (Filatova, 2005, p. 213). L’identification des migrants à cette couche sociale est donc perçue comme problématique par le pouvoir actuel qui, pour cette raison, développe des politiques visant spécifiquement l’intelligentsia au sein des « compatriotes ». Cette référence commune à l’appartenance à l’intelligentsia, que nous avons par ailleurs identifiée chez de nombreux migrants militants étudiés, constitue une nouvelle forme d’escapisme et d’auto-exclusion, du fait de sa charge symbolique spécifiquement russe (ils s’ancrent de cette façon dans l’histoire militante russe du XIXe et du XXe siècles en Russie) et de son éternelle opposition interne, entre culpabilité face au peuple et rôle messianique, un rôle historique que l’intelligentsia russe s’est elle-même attribué.

  • 25 La période des purges staliniennes en URSS.

33Au lieu de devenir le porte-parole des autorités russes dans la transmission d’une vision positive de l’histoire russe, une partie des migrants qui se dit appartenir à l’intelligentsia, dessine une tout autre image de la Russie, une Russie traversée de tout temps par une violence inouïe. Le thème de la violence historique du pouvoir face à l’intelligentsia resurgit constamment dans les discours des militants, qui font alors appel aux répertoires de la peur et de l’indignation. Le thème de la continuité entre les régimes soviétique et russe actuel, appuyée par des formules telle que « nous sommes à nouveau en 1937 »25, banale dans les milieux militants, est exacerbé dans le contexte de l’émigration. Il puise sa légitimité dans l’arrivée récente de réfugiés russes, activistes politiques, journalistes, militants du mouvement LGBT et artistes politiquement engagés dans les différents pays européens.

34Ainsi, si les autorités produisent une image réconciliée de l’histoire russe entre les différentes époques, avec quelques hiatus révolutionnaires, les militants étudiés voient l’histoire russe comme extrêmement violente. Pour eux, le symbole intemporel de l’histoire est non pas la commune paysanne, le mir, mais plutôt la prison.

  • 26 Entretien avec Daniil. Octobre 2012.

Je veux que tu comprennes une chose : tant que la prison russe, comme institution, existera en Russie, dans un État qui hérite de l’URSS, il n’y aura aucun changement. Ce n’est tout simplement pas possible !26

35Cette référence à la prison les rapproche à nouveau des nationaux-bolchéviques qui décrivent et justifient leur mouvement comme étant celui « des gens qui n’ont rien à perdre », des « désespérés » (Nikolski, 2013, p. 40) ; mais contrairement à ces derniers qui trouvent dans cet état de désespérance leur rétribution militante, les réfugiés antifascistes, coupés de la Russie par l’interdiction de s’y rendre à la suite de l’obtention du droit d’asile dans un pays étranger, y perçoivent eux la fin de leur carrière militante. Cependant, les renvois à l’histoire de la prison en Russie, qui ne sont pas rares dans les milieux étudiés, n’ont pas seulement une fonction de rejet et d’opposition. Certains des militants étudiés, notamment des réfugiés, dont une partie a vécu en Russie une expérience d’emprisonnement, considèrent l’histoire des rapports entre la société russe dans sa globalité et les milieux carcéraux (emprisonnement des révolutionnaires au XXe siècle, histoire de l’archipel des Solovki, histoire du Goulag pour ne citer que quelques-unes des références auxquelles les acteurs étudiés font référence) comme fondamentale pour la compréhension de la société russe contemporaine, ce qui n’est pas sans rappeler les conclusions d’Oleinik sur les « petites sociétés » de la prison (Oleinik, 2003).

36En outre, ces militants reproduisent d’une certaine manière les schémas sémiotiques de la fin des années 1980 et du début des années 1990, décrits par Nancy Ries pour les milieux de l’intelligentsia moscovite (Ries, 1997) et par Françoise Thom (Thom, 1989) pour les discours médiatiques dominants. À la communauté exaltée par l’idéologie de Monde russe est alors opposée une conception « hobbesienne » (une guerre de tous contre tous gouvernée par la maxime « l’homme est un loup pour l’homme ») de l’histoire de la société russe dans son ensemble. On voit déjà que le champ de références historiques des migrants contestataires se centre principalement sur l’époque de l’URSS tardive ou encore des années 1990 en Russie.

Les événements de 1991 et 1993 dans la production du commun dans l’émigration

37Si certains migrants militants critiquent la période des années 1990, comme étant une période d’appauvrissement intellectuel et économique pour une grande partie de la société soviétique, d’autres recherchent dans ce passé récent le fondement de leur union dans l’émigration.

Ekaterina : À ce moment-là, je regardais le Lac des cygnes à la télé […] tout en blâmant ce pays maudit ! […]

Larissa : Attendez, le Lac des cygnes était diffusé le 19 août 1991 [...].

Mark : Le 19 août je ne regardais pas le Lac des cygnes, mais participais aux barricades de la Maison blanche. Un an plus tard, on s’est fait tabasser par les “vétérans” de la défense de la Maison blanche, car nous avons organisé une action “Les moutons sont pour Eltsine” [...].

  • 27 Échange entre les militants d’une des associations militantes dans leur groupe Facebook, 3 octobre (...)

Larissa : […] en 1992, nous avons été à Moscou avec ma mère qui m’a emmené voir la Maison blanche, où se réunissaient justement ses défenseurs pour une action de commémoration [...] Mark, peut-être qu’on a déjà fait connaissance à ce moment-là̀, sans le savoir ?27

38Il s’agit dans ce débat de s’approprier l’histoire collective à travers des histoires personnelles, riches en lieux communs culturels et politiques (le Lac des cygnes à la télévision) compris et reconnus par tous les participants à l’échange. Le retour à ces lieux communs de la culture russe, permet de partager une expérience commune, de produire ou de reproduire le commun à travers le souvenir d’une page de l’histoire russe. En faisant de l’histoire politique russe contemporaine un fond scénographique, les migrants militants cherchent dans ces événements tragiques la source de leur actuelle union. Si les autorités russes font de la période de la Seconde Guerre mondiale une étape incontournable dans la construction de l’identité collective en Russie (Oushakine, 2013), les migrants militants trouvent quant à eux le commun dans un temps bien plus proche, celui des années 1990. Le critère générationnel joue un rôle important dans cette mise en commun de l’expérience vécue dans la mesure où la majorité des militants en question sont nés entre 1970 et 1990 et ont pu assister d’une manière ou d’une autre aux événements politiques des années 1990, et, pour les plus jeunes d’entre eux, les ont connus à travers l’histoire de ces événements racontée dans leur famille.

  • 28 Sur le peu de place que ces événements prennent dans l’historiographie contemporaine russe, voir le (...)
  • 29 Entretien avec l’anthropologue Alexei Yurchak, réalisé par les journalistes de Colta.ru pour le mus (...)

39Si ces événements occupent tant de place dans les discussions des migrants, c’est parce qu’en Russie même, de nombreux éléments de cette séquence historique sont encore peu clairs28, ce qui offre la possibilité de multiples interprétations, tandis que la période de la Seconde Guerre mondiale, sous son nom russe de Grande Guerre patriotique, est jugée comme étant accaparée par le discours des autorités, laissant peu de place à d’autres lectures de l’histoire. Comme le dit Alexei Yurchak, le temps des années 1990 peut être considéré comme « utopique », « dans le sens où il n’a pas été programmé en tant que tel. […] Ce fut un temps d’absence de connaissances sur le contrôle, les normes et les règles. Ceux-ci pouvaient être annoncés, mais il était clair qu’ils ne fonctionnaient pas : il y avait beaucoup de moyens de les contourner ou de les interpréter autrement »29.

40Cette tentative de construire le commun à partir des années 1990 n’est pas l’apanage de l’émigration. La récente mobilisation d’internautes, usagers des réseaux sociaux russophones, suite à l’appel lancé par le musée virtuel sur les années 199030 à partager ses photographies relatives à cette époque, atteste de la volonté d’une partie de la société russe de reconstruire le commun à partir d’autres références historiques que celles de l’« histoire monumentale » des autorités russes.

Le commun dans l’entre-deux spatio-temporel

41Si certains migrants militants se consacrent à la construction du commun dans l’émigration à partir de références historiques peu mobilisées (dans leurs significations positives) par les autorités russes, d’autres cherchent à reconstruire depuis l’émigration des temporalités communes avec la société du pays d’origine. En déterritorialisant ce rapport au temps dans les narrations depuis l’émigration, ils finissent par le re-territorialiser dans un espace de l’entre-deux spatio-temporel, marqué par les métaphores de la barque navigant entre la « grande terre française » et le « bateau échoué russe ».

  • 31 Publication sur Facebook de Marina, militante d’une des associations contestataires, 13 novembre 20 (...)

Dans ma pseudo-émigration, je me sens comme dans une petite barque, circulant entre la grande et mystérieuse terre française et l’immense bateau russe, naviguant dans une direction inconnue. Sur ce bateau, les gens ivres dansent. Allez, nous vivons une fois seulement ! Nous ressentons le mal de mer et ça sent le vomi. […] Le capitaine est cinglé : il est fier de la taille de son bateau et de ses canons dont personne n’a besoin ; les canons qui ont été chargés sur le bateau à la place de l’eau potable. Le capitaine boit de la vodka avec le bosco tchétchène ; […] dans les petites cabines, les gens qui ont la gueule de bois approchent leurs têtes des hublots et hésitent sur la direction prise par le bateau. Je monte en triomphe sur le pont et je raconte aux gens pompettes que j’ai vu dans la grande terre des palmiers et des animaux inconnus […]. Je dis aussi que cela me fait peur de quitter notre grand bateau […] ; j’ai trop peur là-bas, quand ici c’est tellement bien, je connais chaque coin.31

42Dans la sémiotique psychanalytique, la référence au bateau et/ou à la barque est un symbole du lien que l’individu construit entre son histoire personnelle et l’histoire collective. « En opposition avec […] la barque, le bateau est le véhicule des vivants, de leur vie, de leur histoire. Il s’agit toujours d’une histoire vécue avec plusieurs personnes, histoire qui va s’inscrire dans un long déroulement temporel (le temps de la traversée) ; la barque quant à elle est un symbole du passage d’un état à un autre  » (Moir, 2014). La narration de cette militante illustre bien une suspension du temps personnel ; elle ne parvient pas à faire son choix entre le bateau, représentant le passé-présent russe, et la barque, l’emmenant vers le présent-futur du pays d’accueil.

  • 32 Le chef du Département du travail avec les compatriotes. Forum russe, automne 2011.

43Cet entre-deux, symbolisant un balancement entre deux espaces-temps nationaux, vient perturber le projet des autorités russes, dont l’impératif est le rattachement un et indéfectible à l’espace-temps national russe. Le projet des autorités russes présuppose que les liens entre le compatriote et la patrie ne peuvent pas être rompus : le compatriote de l’étranger reste un compatriote quoi qu’il arrive. En témoigne la remarque d’un officiel russe lors d’une réunion des compatriotes en France qui soulignait le devoir qu’a la Russie de faire en sorte que les compatriotes de l’étranger ne ressentent plus le besoin de se faire passer pour ce qu’ils ne sont pas, à savoir des Français, des Britanniques, des Allemands, etc32.

44D’autres migrants établissent des rapports entre l’espace-temps de l’émigration et celui du pays d’origine en procédant à reterritorialisation de leurs identifications dans un espace qui est aussi et d’abord celui de l’histoire personnelle, familiale et des relations d’amitié en Russie.

  • 33 Maison de campagne en Russie et dans d’autres pays de l’espace postsoviétique. L’accès de couches l (...)
  • 34 Alla, journaliste et militante d’une des associations contestataires, propos publiés sur sa page F (...)

Quand j’étais petite, l’hiver, on allait se promener dans une forêt à côté (de la datcha33). Faire de la luge, des bonhommes de neige, marcher. Il y avait une immense enceinte verte qui encerclait une maison cachée au milieu de la forêt. […] C’était la datcha de Staline. C’est là qu’il est mort le 5 mars 1953. […] Ma grand-mère nous disait que c’était un type plutôt sympa. La prof de russe se souvenait de l’immense chagrin dans lequel le pays avait plongé le jour de sa disparition. […] À l’époque, je m’intéressais à l’éventuelle possibilité de rencontrer un élan vivant […] plutôt qu’au fantôme d’un dictateur moustachu. […] La datcha demeure toujours secrète, mais j’ai su entre temps que la forêt avait des bornes. D’un côté, il y a des routes de plus en plus bouchées. De l’autre, on a construit une tour avec des appartements de luxe et une petite église en lisière d’un bois. À deux pas de la datcha de Staline, ça ne dérangeait personne. […] En face, de l’autre côté de l’avenue qui mène au Kremlin, un grand centre commercial a ouvert ses portes. […] Ma forêt, elle n’a qu’une saison. Une saison « cliché ». Ma forêt d’Argol avec son hiver éternel, sa datcha du tyran, son église, ses élans et sa tour très chic au milieu de routes embouteillées. Et je n’y peux rien.34

45Dans ses narrations, Alla reconstruit son propre passé sur le fond de l’histoire soviétique, puis russe. Le périmètre relativement réduit de « sa forêt d’Argol » (lieu de reterritorialisation de ses identifications) est non seulement un espace de sa vie personnelle, mais aussi un condensé de l’histoire russe, avec ses traces spatio-temporelles telles que la datcha de Staline. Les deux histoires s’entremêlent alors dans son discours, sans qu’elle puisse s’en exclure (« et je n’y peux rien »). Le commun qu’elle construit à partir de ces narrations avec la société du pays d’origine se produit comme malgré sa volonté, sans qu’elle se sente sujet de sa production. On est très loin de la fierté retrouvée d’être russe promue par les autorités, quand « toutes les couches du Monde russe – polyethnique, multiconfessionnel, socialement et idéologiquement hétérogènes, multiculturel, géographiquement segmenté – s’unissent via la conscience de leur appartenance à la Russie »35.

46On est aussi loin de l’identification à l’espace russe dans sa globalité, loin de cette appartenance qui, dans la vision des autorités russes, doit redonner sens au projet de construction nationale russe par une union « à travers le temps et l’espace ». En lieu et place de cette identification, les migrants s’ancrent dans l’espace défini de leur histoire personnelle. Si certains évoquent leur attachement à Moscou, d’autres rêvent de retourner dans la campagne russe près de la maison du théoricien de l’anarchisme Mikhaïl Bakounine ; une de nos interviewées enfin a dit être attachée à la Russie de par son expérience de vie dans la famille de militaires soviétiques obligés de migrer constamment au sein du pays. Ces échelles d’appartenance géographique dépendent de l’expérience de chacun et les différentes expériences forment tout sauf un système des références homogène.

L’exil comme un lieu de reproduction des expériences militantes en Russie

  • 36 Entretien avec Daniil, 7 juillet 2013, Paris.

47Enfin, la dernière dimension de la production du commun à partir de la reconstruction de rapports spatio-temporels à l’histoire russe et à la propre histoire de chacun, est relative à l’exil. Pour certains réfugiés ayant été obligés de quitter la Russie, la territorialisation des identifications se résument en quelques mots : « ma place est là-bas. […] Ce n’est pas tous ces clichés comme les bouleaux et le bortsch qui me manquent. Je sais juste que ma place est tout simplement là-bas. Ma vie est là-bas »36. Cette position renvoie à la définition même de l’exil en tant que « morphologique et situationnelle : être exilé, c’est ne pas être chez soi là où l’on est » (Dufoix, 2002, p. 15). Pour pallier ce sentiment d’absence, ce jeune militant cherche à reconstruire les temporalités militantes qui ont marqué sa vie en Russie. Il s’efforce alors de transposer l’espace-temps de son expérience militante (à la tête du mouvement antifasciste) dans le contexte de l’émigration, en aidant ses co-militants russes à immigrer, avec ou sans documents de voyage, dans les pays de l’Union européenne, l’objectif final étant la recomposition, à l’étranger, du même milieu militant.

48L’existence même de ces nouveaux réfugiés bat en brèche les fondements du projet de réconciliation de la Russie et de sa diaspora porté par Monde russe : si les discordes entre l’État russe et la diaspora appartiennent au passé, comment se fait-il que ces réfugiés mènent des activités politiques depuis l’étranger contre le pouvoir russe ?

49Ces migrants militants sont supposés entretenir un singulier rapport au temps dans le sens où l’ensemble des activités politiques qu’ils mènent, « orientées vers la transformation de la situation politique dans le pays d’origine » se produisent dans « un espace logiquement orienté vers sa propre disparition. […] soit la situation politique change en permettant le retour – au pays ou à une situation analysée comme antérieure – et l’exil n’est plus qu’un moment nécessaire au changement ; soit elle ne change pas, ne permet pas le retour, et l’exil disparaît aussi au nom de son incapacité à impulser les transformations attendues » (Dufoix, 2005, p. 6). Ce peut aussi être un changement de situation géopolitique, comme ce fut le cas avec l’annexion de la Crimée d’abord, et la guerre en Ukraine ensuite, qui provoque les remaniements et même les ruptures dans les carrières militantes de certains migrants. Tout en étant temporaire, la politique dans l’émigration russe n’influe pas moins sur la redéfinition de l’idée de la nation extraterritoriale, promue par les autorités, notamment à travers son rapport à l’histoire russe et à l’histoire des relations entre l’État et la diaspora.

Conclusion

50À travers l’analyse des temporalités d’un segment politisé de l’émigration russe, dont l’articulation des rapports spatio-temporels repose sur la convocation au présent à la fois de l’histoire du régime politique soviétique et russe en général et de l’histoire des relations entre l’État russe et les émigrés, nous avons cherché à exposer la confrontation qui a lieu entre l’histoire construite par les autorités russes, profondément consensuelle et dénuée de conflits, et les temporalités subjectives des migrants militants. La réconciliation à travers le temps et l’espace n’est pas seulement une tentative pour apaiser les relations entre les différents fragments du monde russe éclatés, mais aussi pour prévenir toute possibilité de reproduction d’un scénario engageant la confrontation entre l’État russe et les émigrés. L’histoire des relations entre ces deux parties de la nation extraterritoriale russe a toujours été traversée de tendances exopolitiques, plus ou moins évidentes. La prise en compte de ce mouvement historique au rythme syncopé, ponctué de sursauts et donnant lieu à des migrations et déplacements de population numériquement importants, au mouvement de frontières à travers les individus, remet en cause les fondements de l’appareil conceptuel utilisé par les autorités russes non seulement envers les migrants, mais aussi envers ceux qui sont restés au pays.

51La réécriture de l’histoire russe par les autorités, quand toute opposition à l’État fort est perçue comme une menace, a pour conséquence de diluer tout conflit dans l’interprétation d’événements historiques tels que la mémoire du Goulag, dont certains des migrants militants garde une trace familiale, les moments révolutionnaires ou perçus par certains comme tels, en particulier la période de la fin des années 1980 et le début des années 1990, dans laquelle les migrants puisent une des sources de leur communauté à l’étranger, ou encore l’époque de la culture d’opposition en Russie incarnée pour les migrants par la mythique intelligentsia, mise au ban par les autorités ou investie de la fonction nouvelle de guide des compatriotes dans leurs liens avec la Russie. Si tous les acteurs, tant de l’État que des milieux militants, se tournent vers le passé pour éclairer la situation présente, ils n’en construisent pas moins le même projet d’avenir.

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Notes

1 Voir http://russkiymir.ru/languages/france/index.htm(NdE)

2 Durant la période 2009-2013, nous avons observé le fonctionnement de neuf associations politiques, en nous rendant à une grande partie de leurs événements. Six de ces associations ont été créées à la suite de la mobilisation en Russie en 2011-2012, trois autres sont en réalité des réseaux (Conseils de coordination des compatriotes, réélus tous les ans), réunissant des associations culturelles et économiques, que nous avons étudiées depuis 2009. En outre, nous avons réalisé une quarantaine d’entretiens semi-directifs avec leurs membres et avons analysé leur production écrite, tant individuelle (ouvrages et articles) que collective (échanges sur les réseaux sociaux entre les membres de différentes associations contestataires).

3 Nous faisons référence aux travaux de Stéphane Dufoix sur la complémentarité entre l’intérieur et l’extérieur de la politique nationale dans son analyse de l’extraterritorialisation et de la transétatisation des identifications nationales (Dufoix, 2010).

4 Tous ceux qui ont pu faire valoir leurs origines, formalisées sous le terme de « nationalité » dans le système soviétique, pour rejoindre soit leur « patrie historique » (Israël, Allemagne, Grèce), soit la diaspora (arménienne, juive).

5 Selon l’OCDE, l’Insee, il y aurait 49 000 Russes, nés à l’étranger, en France. OECD Library, 2011 ; Insee, recensement de la population en 2010.

6 La notion de compatriote est définie légalement par la loi fédérale de 1999 « À propos de la politique de la Fédération de Russie relative aux compatriotes de l’étranger ». http://www.rg.ru/2010/07/27/sootech-dok.html, dernière consultation le 15 septembre 2015.

7 Données du dernier recensement soviétique de 1989.

8 La mobilisation des migrants russes au sein de ces associations ne constitue pas le principal objet de cet article. Le lecteur trouvera la description détaillée de l’émergence de ce milieu associatif dans notre thèse de doctorat, op.cit.

9 Nous reprenons ici le concept d’exopolitie forgé par Stéphane Dufoix, qui s’est intéressé au champ politique des émigrés polonais, tchécoslovaques et hongrois en France au xxe siècle. (Dufoix, 2002).

10 Expression utilisée par le chef du Département du travail auprès des compatriotes, créé au milieu des années 2000 au sein du Ministère des affaires étrangères russe.

11 http://russkiymir.ru/languages/france/Ideologia.htm (NdE)

12 Le mot obshchina s’utilise de même en russe pour parler des communautés des migrants. Plusieurs associations, faisant partie du Conseil des compatriotes, incluent dans leurs noms le nom obshchina : « Russkaia obshchina Frantsii » (communauté russe de France).

13 Voir la description des objectifs de la fondation Monde russe à l’adresse suivante : http://www.russkiymir.ru/languages/france/Ideologia.htm ; dernière consultation le 15 septembre 2015.

14 Présentation de la Fondation : http://fiip.ru/about/, première consultation le 5 décembre 2013, dernière consultation le 15 septembre 2015.

15 Ce terme est par ailleurs repris par la fondation Monde russe dans les publications disponibles sur leur site internet.

16 L’article de Narochnitskaia sur son site personnel : http://narochnitskaia.ru/in-archive/natalya-narochnitskaya-quot-rossiyskih-liberalov-1990-h-godov-otozhdestvlyayut-s-vragami-naroda-quot.html, dernière consultation le 15 septembre 2015.

17 Nous faisons ici référence à l’expression « notre histoire sanglante » révélée par Nancy Ries dans son analyse des discours de l’intelligentsia de la Perestroïka (Ries, 1997).

18 Le mouvement des pionniers est une organisation soviétique de jeunes communistes, inspirée par les mouvements scouts. Le mouvement des pionniers était une étape préparatoire à l’entrée dans le Komsomol (l’organisation de la jeunesse communiste du Parti communiste de l’URSS) à partir de l’âge de 14 ans.

19 Il s’agit des écrivains soviétiques Ilya Il’f et Evgenii Petrov, Daniil Harms, Isaac Babel. Ce dernier a été fusillé en 1940, Daniil Harms a été placé en asile psychiatrique où il est décédé en 1942. Quoique des doutes planent à ce sujet, Il’f et Petrov n’ont quant à eux pas été victimes de répression.

20 Les écrivains russes, Ivan Bounine et Ivan Chmeliov, émigrés en France après la Révolution d’Octobre 1917.

21 Entretien avec Ekaterina, militante de plusieurs associations contestataires russes de Paris. Octobre 2013.

22 Les noms et prénoms de nos interviewés ont été anonymisés. Pour plus d’information sur leur parcours militant, le lecteur pourra se référer à la thèse de doctorat qui est à l’origine de cet article.

23 Extrait de son ouvrage L’art du châtiment  (Iskusstvo vozmezdiia), publié en 2013.

24 Les antifascistes émigrés que nous avons interviewés ont en effet tous dit que l’organisation du milieu antifasciste au début des années 2000 a été calquée sur celle du Parti national-bolchévique.

25 La période des purges staliniennes en URSS.

26 Entretien avec Daniil. Octobre 2012.

27 Échange entre les militants d’une des associations militantes dans leur groupe Facebook, 3 octobre 2013.

28 Sur le peu de place que ces événements prennent dans l’historiographie contemporaine russe, voir les communications au colloque « Un Octobre oublié ? La Russie en 1993 », http://russie.hypotheses.org/1195, dernière consultation 15 septembre 2015.

29 Entretien avec l’anthropologue Alexei Yurchak, réalisé par les journalistes de Colta.ru pour le musée des années 1990. http://www.colta.ru/articles/90s/3737, dernière consultation le 20 septembre 2015.

30 http://www.colta.ru/90s, dernière consultation le 24 septembre 2015.

31 Publication sur Facebook de Marina, militante d’une des associations contestataires, 13 novembre 2012.

32 Le chef du Département du travail avec les compatriotes. Forum russe, automne 2011.

33 Maison de campagne en Russie et dans d’autres pays de l’espace postsoviétique. L’accès de couches larges de la population à ces maisons a été rendu possible sous l’URSS.

34 Alla, journaliste et militante d’une des associations contestataires, propos publiés sur sa page Facebook. Le14 juin 2013.

35 L’idéologie de Monde russe. http://www.russkiymir.ru/languages/france/Ideologia.htm, accédé le 15 septembre 2015.

36 Entretien avec Daniil, 7 juillet 2013, Paris.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Olga Bronnikova, « La fabrique de l’histoire des relations entre l’État russe et « ses » émigrés  »Temporalités [En ligne], 22 | 2015, mis en ligne le 10 février 2016, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/temporalites/3194 ; DOI : https://doi.org/10.4000/temporalites.3194

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Auteur

Olga Bronnikova

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