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C’est sur quelques lignes consacrées à la « phénoménologie de l’imagination » de Gaston Bachelard, à la manière dont celle-ci articule le langage et l’image, que s’achève la Sixième Étude de La métaphore vive, dont l’objet aura été de montrer qu’une approche purement sémantique, c’est-à-dire prédicative, de la métaphore, ne saurait cependant faire l’économie de la notion psychologique d’image. Si Bachelard figure à la fin d’une étude qui, comme toutes les autres études de ce livre, ne progresse qu’à travers la minutieuse discussion de thèses significatives de divers auteurs sur une question donnée, c’est d’abord parce qu’il permet d’accomplir le pas ultime, celui qui, brisant alors radicalement le cadre d’une sémantique, consisterait, après avoir placé l’image, y compris dans sa dimension sensible, non verbale, sous l’empire du langage, à faire valoir le point de vue d’une poétique psychologique qui reconnaît au contraire l’empire de l’image sur le langage : « Si la sémantique rencontre ici sa limite, une phénoménologie de l’imagination, comme celle de Gaston Bachelard, pourrait prendre le relais de la psycho-linguistique et en répercuter l’élan dans des zones où le non-verbal l’emporte sur le verbal[1]. » Mais Bachelard intervient ici aussi pour valider en retour la pertinence de l’approche sémantique. En effet, précise aussitôt Ricoeur :

Mais, c’est encore la sémantique du verbe poétique qui se fait entendre dans ces profondeurs. Nous avons appris de Gaston Bachelard que l’image n’est pas un résidu de l’impression, mais une aurore de parole : “L’image poétique nous met à l’origine de l’être parlant.” C’est le poème qui engendre l’image : l’image poétique “devient un être nouveau de notre langage, elle nous exprime en nous faisant ce qu’elle exprime, autrement dit elle est à la fois un devenir d’expression et un devenir de notre être. Ici, l’expression crée de l’être… Nous n’arrivons pas à méditer dans une région qui serait avant le langage[2]”.

Ainsi, même dans le règne de l’image, ne s’efface jamais le règne du langage.

Cette tension entre les deux règnes, qui est en effet bien présente chez Bachelard[3], nous voudrions montrer que Ricoeur en a fait l’épreuve d’une manière beaucoup plus prégnante qu’à la fin de cette Sixième Étude, dans la mesure où, à côté de la sémantique de l’image développée dans La métaphore vive, on trouve chez lui, développée dans un article resté longtemps inédit en français, « Image et langage dans la psychanalyse » (1978), ce qu’il décrit comme une sémiotique non linguistique, c’est-à-dire une sémiotique de l’image. Ainsi, après avoir, dans La métaphore vive, inscrit l’image dans le langage, Ricoeur s’attache, à partir de l’étude de « l’espace de la fantaisie[4] » chez Freud, à développer un modèle sémiotique permettant de rendre compte du pouvoir signifiant mais non langagier de l’image. Ce qui ne signifie pas que le langage soit absent de ce modèle, mais c’est alors sa dimension figurative et non verbale que ce modèle fait ressortir. Ici, comme l’écrit significativement Ricoeur, « s’affirme le règne de l’image et son empire sur le langage lui-même[5] ». À travers ces deux approches de l’image, ce sont deux manières de se placer « à la charnière de l’image et du langage[6] » qui s’affrontent, c’est-à-dire, dans la mesure où, en se plaçant à cette charnière, l’imagination manifeste sa dimension créatrice, deux approches de l’imagination créatrice.

La sémantique de l’image

C’est d’une difficulté non résolue par la théorie sémantique et interactive de la métaphore exposée dans la Troisième Étude que s’occupe la Sixième Étude de La métaphore vive. Rappelons que cette théorie est élaborée par Ricoeur à la fois à partir du dualisme du sémantique et du sémiotique chez Benveniste[7] et de la théorie interactive de la métaphore développée par I. A. Richards, M. Black et M. Beardsley — celle-ci, pour des raisons qui ne sont pas seulement de commodité[8] et qui apparaîtront bientôt, devant être comprise à partir de celui-là. Elle consiste, à rebours de la manière dont Aristote et par la suite la rhétorique classique ont décrit la métaphore, à ne plus situer le changement de signification qui s’opère en elle au simple plan, sémiotique, du mot ou du signe — à ne plus y voir un simple trope —, mais à celui, sémantique, de la phrase, c’est-à-dire à décrire la métaphore comme « un fait de prédication, une attribution insolite au niveau même du discours-phrase[9] ». Ainsi appréhendée, la signification métaphorique résulte de l’interaction entre une expression-prédicat et une expression-sujet, c’est-à-dire, si l’on se réfère à l’approche rhétorique de I. A. Richards, de l’interaction entre deux pensées — que I. Richards choisit d’appeler respectivement teneur et véhicule —, ou encore, selon la grammaire logique de la métaphore proposée par M. Black, de l’interaction entre un terme focal (focus), entendu métaphoriquement, et le reste de la phrase (frame), ou enfin, selon l’esthétique de Beardsley, entre un sujet et un modificateur.

Or, décrire la métaphore comme un phénomène d’interaction, c’est-à-dire de prédication[10], c’est, comme l’explicite M. Black, s’opposer à sa description traditionnelle en termes de substitution d’un terme à un terme, d’un terme pris en un sens métaphorique à un terme que l’on aurait pu employer à la place en son sens propre et dans lequel on peut le traduire : en effet, du fait de son interaction avec le reste de la phrase, le terme focal acquiert une signification nouvelle, « qui n’est pas tout à fait la signification qu’il a dans ses usages littéraux, ni tout à fait la signification qu’aurait un substitut littéral[11] » : la métaphore-interaction, la métaphore envisagée comme prédication, est ainsi insubstituable. Formulé dans les termes de la linguistique de Benveniste, qui demeure pour Ricoeur la référence première, cela revient à dire que

l’opposition au plan de la métaphore entre une théorie de la substitution et une théorie de l’interaction reflète l’opposition plus fondamentale entre un monisme sémiotique auquel se subordonne la sémantique du mot et de la phrase, et un dualisme du sémiotique et du sémantique, où la sémantique de la phrase se constitue sur des principes distincts de toutes les opérations sur les signes[12].

La notion de substitution relève de la sémiotique, elle appartient à l’ordre du signe, comme le montre la définition que Jakobson, à la suite de Peirce, donne de ce dernier : « “Le sens d’un signe est un autre signe par lequel il peut être traduit… Dans tous les cas nous substituons des signes à des signes.” N’est-ce pas là une définition sémiotique, dans laquelle le problème central de la prédication s’est évanoui ? », demande Ricoeur[13]. Ainsi la « sémantique » de Jakobson, définie par ce dernier comme étant « l’axe des substitutions » est en réalité une sémiotique, elle ne « connaît du mot que son caractère de signe lexical, et de la phrase que le double caractère de combinaison et de sélection qu’elle a en commun avec tous les signes[14] ». Cela mérite d’être ici souligné, car nous verrons plus loin que Ricoeur, dans « Image et langage dans la psychanalyse », adressera à Jakobson un tout autre reproche : non pas celui de réduire le linguistique au sémiotique, mais le sémiotique au linguistique.

L’avantage de cette théorie sémantique et interactive, outre qu’elle permet de ne plus voir dans la métaphore un simple ornement du discours qui, venant se substituer à une expression littérale en laquelle il est toujours possible de la traduire, ne comporterait aucune information, aucun contenu cognitif, c’est qu’elle nous donne une définition génétique de la métaphore, la décrit comme un procès et nous montre comment le sens métaphorique est engendré, alors que la conception de la métaphore à l’échelle du mot ou du signe ne nous en fournit qu’une définition nominale, qui permet de l’identifier mais ne décrit que l’effet, sur le mot lui-même, du procès métaphorique[15]. Mais elle se paie, semble-t-il, d’un certain prix, à savoir la disparition d’un trait pourtant essentiel de la métaphore, souligné par Aristote et la théorie des tropes, c’est-à-dire l’analogie et la ressemblance. Si la ressemblance semble bien inséparable de la substitution, puisque c’est en vertu d’une relation de ressemblance qu’un mot pris en un sens figuré peut être substitué à un terme propre, elle ne saurait, semble-t-il, en revanche jouer le rôle de fondement de l’interaction, qui ne présuppose pas l’analogie des termes en interaction (elle n’en est au mieux, lorsqu’elle est mise en oeuvre, que l’effet, et non la cause). Or, comme va le montrer la Sixième Étude, ce « procès fait à la ressemblance[16] » n’est pas sans lien avec l’incapacité dans laquelle se trouvent les théories interactives de poser la question « de la création de sens dont témoigne la métaphore d’invention[17] ».

En effet, en décrivant l’interaction comme la manière dont le système des lieux communs associés au terme focal, c’est-à-dire en réalité des « connotations déjà établies[18] », organise la vision du sujet principal (la métaphore « L’homme est un loup » réorganise notre vision de l’homme à partir du système de lieux communs associés au mot « loup »), l’interaction chez M. Black ne parvient pas à rendre compte du fait que la création de sens, comme le reconnaît pourtant M. Black lui-même, touche aussi le système d’implications, bref que « la création de sens, propre à ce que Fontanier appelait les métaphores d’invention, est répartie sur tout l’énoncé métaphorique[19] ». Quant à la théorie de Beardsley, si elle décrit l’effet de l’interaction sur les connotations associées au « modificateur », autrement dit la création de connotations nouvelles, en soulignant que, dans la métaphore d’invention, le mot en vient à signifier des propriétés « qui n’avaient pas, jusque-là, été pleinement établies en tant que connotations reconnues du mot[20] », elle souffre d’un autre défaut, déjà présent chez M. Black : celui de n’être pas purement sémantique : chez M. Black, le système des lieux communs associés nous livre une « explication par les implications non lexicales des mots, […] fort difficile à qualifier de sémantique[21] » ; chez Beardsley, « parler de propriétés de choses ou d’objets qui n’auraient pas encore été signifiées, c’est admettre que la signification neuve émergente n’est tirée de nulle part, du moins dans le langage (la propriété est une implication de choses et non une implication de mots)[22] ».

Le risque est alors de retomber dans une forme nouvelle de la théorie substitutive de la métaphore : « au lieu de substituer à l’expression métaphorique, avec la rhétorique classique, une signification littérale, restituée par la paraphrase, nous lui substituons, avec Max Black et Beardsley, le système des connotations et des lieux communs[23] », c’est-à-dire, des éléments non lexicaux. Ainsi, le point de vue sémantique invite ici à corriger la théorie interactive, en la libérant de ce qui, en elle, demeure malgré tout de la conception substitutive.

Mais alors, comment rendre compte de la création d’une signification neuve, si celle-ci, en tant que neuve, ne peut être tirée du langage déjà établi, c’est-à-dire des significations lexicales des mots, et si, par ailleurs, le point de vue sémantique interdit de faire appel à des éléments non lexicaux, sous peine de retomber dans une approche substitutive de la métaphore ?

Dire qu’une métaphore neuve n’est tirée de nulle part, c’est la reconnaître pour ce qu’elle est, à savoir une création momentanée du langage, une innovation sémantique qui n’a pas de statut dans le langage en tant que du déjà établi, ni au titre de la désignation, ni au titre de la connotation[24].

Cela signifie deux choses : d’une part, puisque la métaphore est la production d’une signification nouvelle dans l’événement unique et actuel que constitue telle prédication métaphorique, qu’il faut s’en tenir ici au plan même du langage ; d’autre part, dans la mesure où cette signification n’a pas de statut dans le langage établi — elle procède de l’attribution d’un prédicat impertinent, qui viole le code lexical —, qu’il faut confier au lecteur, auquel le discours métaphorique est adressé[25], le soin de restructurer les champs sémantiques : « il faut prendre le point de vue de l’auditeur ou du lecteur, et traiter la nouveauté d’une signification émergente comme l’oeuvre instantanée du lecteur[26] ». Ce second aspect ne contredit pas le précédent, car on ne quitte pas ici le plan de la prédication. Contrairement par exemple à J. Cohen, l’appel qui est fait au lecteur n’invite pas à abandonner la signification objective pour récupérer « l’unité perdue au niveau notionnel […] sur le plan émotionnel[27] », affectif et subjectif, mais à faire appel à un travail d’élaboration du sens compris comme « la construction du réseau d’interactions qui fait de tel contexte un contexte actuel et unique[28] ». Que la mise au jour d’une nouvelle pertinence ne nous fasse pas sortir du plan sémantique de la prédication, c’est précisément ce que montre « le travail de la ressemblance ».

En effet, c’est ici la ressemblance, l’imagination comme saisie du semblable, disqualifiée semblait-t-il par la théorie interactive au motif qu’elle serait inséparable de la substitution, qui va permettre d’opérer cette construction : « Imaginer, c’est d’abord restructurer des champs sémantiques[29]. » Comment comprendre ici l’intervention de l’imagination ? En quel sens le dynamisme de l’imagination s’accorde-t-il avec le dynamisme de la prédication métaphorique ? La réponse à cette question est donnée par Pierre Reverdy, dans son célèbre écrit intitulé « L’Image », paru en mars 1918 dans le numéro 13 de la revue Nord-Sud. Si nous insistons ici sur ce texte, c’est d’abord parce que Ricoeur en cite un extrait en note, à titre d’illustration — dont il souligne « la justesse surprenante[30] » — du caractère prédicatif de la ressemblance. C’est ensuite parce qu’il est assez frappant que dans cet écrit qui présente l’image poétique comme le « rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées », et décrit ce rapprochement par le terme d’« analogie » — « L’Analogie est un moyen de création — C’est une ressemblance de rapports ; or de la nature de ces rapports dépend la force ou la faiblesse de l’image créée[31] » — autrement dit par référence au terme par lequel Aristote lui-même définissait la quatrième espèce de métaphore, Reverdy ne prononce pas le terme de « métaphore » mais seulement celui d’« image ». Ce qui est remarquable, c’est qu’il décrive comme image ce rapprochement qui, dans le phénomène de la métaphore, est de l’ordre de l’assimilation prédicative, du rapprochement d’aires sémantiques éloignées. Comme s’il ne s’agissait pas pour lui d’un phénomène du langage. Mais Ricoeur nous invite à comprendre ce texte comme signifiant au contraire que le procès prédicatif et le procès de l’imagination comme rapprochement de réalités éloignées sont parfaitement homogènes, et que le second est la modalité sous laquelle le premier, dans le cas de la métaphore, fait surgir une signification nouvelle, comme l’explique la référence que Ricoeur fait à la notion kantienne de schème pour penser la ressemblance :

Traitée comme schème, l’image présente une dimension verbale ; avant d’être le lieu des percepts fanés, elle est celui des significations naissantes. De même donc que le schème est la matrice de la catégorie, l’icône est celle de la nouvelle pertinence sémantique qui naît du démantèlement des aires sémantiques sous le choc de la contradiction[32].

Ce que nous pouvons comprendre ainsi : de même que, chez Kant, le schème donne au concept une signification qui n’est plus seulement logique[33], en lui donnant de s’appliquer au donné de l’intuition, de même la ressemblance donne à la prédication métaphorique, qui, d’un point de vue strictement logique et sémantique, est de l’ordre de la contradiction ou de l’impertinence sémantique, de signifier quelque chose de nouveau :

l’imagination est l’aperception, la vue soudaine, d’une nouvelle pertinence prédicative, à savoir une manière de construire la pertinence dans l’impertinence. On pourrait parler ici d’assimilation prédicative, afin de souligner que la ressemblance est elle-même un procès, homogène au procès prédicatif lui-même[34].

L’image relève donc de l’ordre verbal et ne nous contraint pas à sortir d’une théorie logique et sémantique de la métaphore. Et non seulement l’image est ici pleinement sémantique, mais encore, elle montre la supériorité du point de vue sémantique sur le point de vue interactif : elle permet de rendre compte de la production d’une signification neuve qui, pour la théorie de l’interaction, demeure une énigme qui lui échappe[35]. Le nécessaire complément de la théorie interactive de la métaphore, c’est donc une sémantique de l’image. Cet apport de l’imagination à la sémantique de la métaphore ne doit toutefois pas masquer l’apport en retour de cette sémantique à une philosophie de l’imagination créatrice : en effet, la mise au jour du caractère sémantique de l’imagination enveloppe la thèse selon laquelle l’imagination n’est susceptible d’apparaître comme productrice, comme autre chose qu’une simple reproduction du perçu, qu’à la condition d’être appréhendée à partir du langage :

Au lieu d’aborder le problème par la perception et de se demander si et comment on passe de la perception à l’image, la théorie de la métaphore invite à relier l’imagination à un certain usage du langage, plus précisément à y voir un aspect de l’innovation sémantique, caractéristique de l’usage métaphorique du langage. Le changement de front est déjà en lui-même considérable, tant de préjugés étant liés à l’idée que l’image est un appendice de la perception, une ombre de la perception[36].

Seule une sémantique de l’image peut donc, semble-t-il, rendre compte de l’imagination productrice.

Mais le schème, pour Kant, n’est pas l’image, il est une méthode pour procurer au concept des images sensibles. Or, d’une part, la métaphore fait bien surgir aussi de telles images sensibles, et, d’autre part, cet imaginaire est lui aussi requis pour que le sens métaphorique se produise : « Le sens métaphorique en tant que tel se nourrit dans l’épaisseur de l’imaginaire libéré par le poème[37]. » Ne va-t-on pas dès lors devoir faire éclater les cadres de la sémantique ? Nullement, comme le montre Ricoeur à partir de la notion de « voir-comme », empruntée par B. Hester à Wittgenstein et utilisée par lui dans le cadre d’une théorie de la métaphore. L’usage de cette notion ne nous semble pourtant pas exempte d’une certaine ambiguïté chez Ricoeur : d’un côté, comme en témoignent les pages de « L’imagination dans le discours et dans l’action », dans Du texte à l’action, qui résument les thèses essentielles de la Sixième Étude de La métaphore vive, le voir-comme n’est rien d’autre que l’assimilation prédicative, bref, la ressemblance comme schématisme de l’attribution, saisie du même dans le différent ; il est à ce titre de l’ordre du verbal — voir-comme, précise Ricoeur, ce n’est ni voir ni faire-voir[38] — et ne permet donc pas à lui seul de rendre compte de l’aspect non verbal de l’image :

[L’imagination] est l’opération même de saisir le semblable, en procédant à l’assimilation prédicative qui répond au choc sémantique. Soudain nous voyons-comme […]. Nous n’avons certes pas encore rendu compte de l’aspect quasi sensoriel de l’image. Du moins avons-nous introduit dans le champ du langage l’imagination productrice kantienne[39].

De l’autre, dans La métaphore vive, le voir-comme intervient après la description de l’aspect proprement verbal de l’imagination, afin de rendre compte du caractère non verbal de l’image : « le voir-comme…, écrit alors Ricoeur, désigne la médiation non verbale de l’énoncé métaphorique » dans laquelle « la sémantique reconnaît sa frontière »[40]. Cette ambiguïté du voir-comme, à la fois verbal et non verbal, peut sans doute être comprise à partir de son caractère double, sur lequel insiste Ricoeur à la suite de Hester : il est à la fois expérience (le fait d’avoir et de voir des images qui surgissent à la lecture de l’énoncé métaphorique) et acte (celui de régler par le sens de l’énoncé le flux des images). En tant qu’acte, il permet de ressaisir à partir du langage la jonction du verbal et du non-verbal, la fusion du sens et de l’imaginaire par laquelle — plutôt que par la fusion du sens et du son — Hester définit le langage poétique. On ne peut en effet s’en remettre ici purement et simplement à la psychologie, aux lois de l’association des idées, qui laisseraient « le moment sensible très extérieur au moment verbal[41] ». Ainsi, en tant que contrôle de l’image par le sens, le voir-comme coïncide moins avec l’imaginaire qui se déploie dans la psyché qu’avec le schématisme — dont on a vu qu’il est un schématisme de l’attribution — qui préside à son déploiement : « Cette notion d’un imaginaire lié par le sens s’accorde, me semble-t-il, avec l’idée de Kant que le schème est une méthode pour construire des images[42]. » En tant qu’expérience, le voir-comme manifeste cependant que le sens, qui contrôle l’imaginaire, en même temps plonge en lui, s’en nourrit, et c’est pourquoi la sémantique rencontre ici sa limite : le langage n’est alors pas loin de se laisser déborder par l’image, comme l’illustre la conception bachelardienne de la lecture, qui n’est pas seulement le travail de construction du sens du texte poétique, mais, en tant que la phénoménologie bachelardienne de l’imagination entend suivre « le fil du “retentissement” de l’image poétique dans la profondeur de l’existence[43] », le lieu d’un devenir soi du lecteur. Bachelard lecteur lit en effet pour ne plus lire, c’est-à-dire pour s’approprier l’image et trouver en elle une « confirmation de son existence[44] » : « Nous lisons et voici que nous rêvons[45] » ; « Je ne sais pas rêver sur un roman en suivant toute la ligne du récit. Dans de tels récits je trouve un telle énormité de devenir que je me repose en séjournant dans un site psychologique où je peux faire mienne une page en la rêvant[46]. »

Mais ce débordement du sémantique par le psychologique, qui se montre ici à partir de la possibilité de penser la subjectivation du sujet par le poème, n’indique-t-il pas plus généralement une autre manière d’articuler l’imaginaire et le langage ? A-t-on pleinement rendu compte de l’articulation entre image et langage, dès lors que cette articulation se fait au profit du langage et non de l’image ? A-t-on pleinement rendu compte, à partir d’une imagination essentiellement verbale, du caractère figuré des figures de rhétorique ? Le langage figuré ne relève-t-il pas avec autant de droit d’une dimension non langagière de la figurabilité ? Certes, rappelle Ricoeur, même Fontanier ne l’entend pas ainsi : « Non que les tropes qui tiennent de la métaphore offrent tous “une image sensible et une image qui puisse être figurée par l’oeil et par la main d’un peintre” ; ce serait, proteste Fontanier, trop accorder à la vue[47]. » On peut cependant poser la question en partant à nouveau de Reverdy. Paradoxalement, alors qu’il développe une conception de l’image qui se laisse sans violence interpréter à partir de l’assimilation prédicative de la métaphore, Reverdy développe en même temps une conception du langage qui le rattache à la dimension figurative de l’image. Lorsque Reverdy parle de la phrase, ce n’est pas un phénomène du langage qu’il y voit, mais bien un phénomène figuratif ou encore visuel. Un autre écrit, non moins important pour l’intelligence de la poésie de Reverdy que l’écrit sur l’image, le souligne. Il s’intitule, précisément, « Syntaxe ». La syntaxe « art de disposer les mots, selon leur valeur et leur rôle, pour en faire des phrases », réside avant tout dans la disposition typographique : « Mais si on ne veut pas comprendre qu’une disposition typographique nouvelle soit parallèle d’une syntaxe différente… [48]. » À travers les vides et décrochages typographiques — que Reverdy a pu parfois, dans une version ultérieure de certains poèmes, suturer[49], retouchant ainsi l’expression non pas verbale, mais picturale de ses poèmes — le poème devient comme la peinture, le verbal perd sa verbalité au profit de sa dimension de visibilité. C’est pourquoi au poème viendront se substituer les images des peintres dans l’édition « illustrée » de certains recueils de Reverdy — illustration qui réside moins dans l’adjonction d’une image visuelle au discours poétique que dans la substitution au poème-image d’une autre image. C’est un autre trait de l’image, son caractère substituable, qui est d’ordre sémiotique et non plus sémantique, et qui intéressera précisément Ricoeur dans « Image et langage dans la psychanalyse », qui apparaît ici. C’est un autre déploiement de l’imaginaire qui s’ouvre ici.

« Le Règne de l’image et son empire sur le langage »[50]

Écrit en 1978, peu après La Métaphore vive, et plus de dix ans après De l’interprétation, « Image et langage dans la psychanalyse[51] » présente, par rapport à ce dernier ouvrage, une inflexion significative, et, par rapport à celui-là, un bouleversement complet. Si Ricoeur y reformule sa critique de l’interprétation linguistique de la théorie psychanalytique que l’on trouve par exemple chez Jakobson ou Lacan, en mettant en avant le caractère figuratif de l’inconscient, c’est au profit d’une dimension qu’il ne faisait pas ressortir dans De l’interprétation, ou dont, plus précisément, il ne faisait pas, comme ici, le point de départ d’une philosophie de l’imagination, à savoir le caractère signifiant mais non langagier de l’inconscient, ou encore ce qu’il appelle maintenant la « dimension sémiotique, qui n’est que partiellement linguistique et fondamentalement figurative, mais malgré tout significative[52] ». En effet, dans le chapitre 1 de la deuxième partie de De l’interprétation, où il étudie l’analogie du rêve et de l’oeuvre d’art, du travail du rêve et du travail d’art, l’espace de la fantastique freudienne dont les deux extrémités sont le rêve et la poésie, il ne réfère pas à ce pouvoir signifiant de l’image — il ne fait pas de celui-ci le coeur de la fantastique freudienne, c’est-à-dire le point de départ d’une philosophie de l’imagination productrice. C’est à cette tâche que l’article de 1978 est consacré. Il s’agit de voir dans « la dimension sémiotique des expressions de l’inconscient », qui chez Freud n’est pas d’ordre linguistique mais figuratif, une « contribution décisive » à « une théorie appropriée de l’imagination »[53]. Dès lors, si l’on confronte cet article à la Sixième Étude de La métaphore vive, il va s’agir ici de développer, non pas une sémantique mais une sémiotique de l’image, et de faire de cette sémiotique la base d’une théorie de l’imagination productrice, c’est-à-dire, comme nous allons le voir, d’une manière nouvelle d’articuler le langage et l’image, le discours et la figure. Comme si la sémantique de l’image développée dans La métaphore vive ne suffisait pas et appelait un nécessaire complément.

Il s’agit ici pour Ricoeur de dénoncer une double erreur, celle qui consiste à « croire que l’image ne relève pas de l’ordre sémiotique », erreur par laquelle nous « restons tributaires d’une tradition pour laquelle l’image est un résidu de perception, voir une trace d’impression », et erreur qui consiste à « croire que tout ce qui est sémiotique est linguistique »[54], comme le font les tenants de l’interprétation linguistique de l’inconscient. Commençons par la seconde erreur.

Rappelons d’abord les arguments qui plaident en faveur d’une reformulation linguistique de la théorie psychanalytique : i) c’est, tout d’abord, le fait que la cure analytique est une relation de langage, dans laquelle « l’analysant devient capable de parler de soi en parlant à un autre. Parler de soi, en psychanalyse, c’est alors [passer] d’un récit inintelligible à un récit intelligible[55] » ; ii) mais ce premier trait ne suffit pas, car il ne dit rien encore sur la nature même des symptômes qui constituent ce récit inintelligible : ce qui « plaide en faveur d’une reformulation linguistique de la théorie tout entière » est « essentiellement ceci que l’analyse consiste non seulement à écouter parler, mais à écouter l’analysant parler autrement, à interpréter ses symptômes comme un autre discours, voire comme le discours d’un autre[56] ». Or, qu’est-ce qui ici invite à considérer le symptôme comme un autre discours ? C’est précisément ce que Ricoeur appelle la « conception qu’on peut dire sémiotique des symptômes[57] », à savoir l’analyse proposée par Freud du symptôme comme symbole dans ses Études sur l’hystérie, qui trouvera son prolongement dans la Traumdeutung avec le traitement du rêve comme un texte à interpréter : « Freud établit une connexion symbolique entre la cause déterminante et le symptôme hystérique ; dès cette date, le parallélisme est établi entre cette connexion symbolique et le processus du rêve : comme le contenu apparent du rêve, le symptôme vaut pour… [58] ». De même que le symptôme est « le substitut mnésique d’une scène traumatique dont le souvenir a été refoulé[59] », de même, le contenu apparent du rêve est l’accomplissement déguisé d’un désir refoulé, ou encore le substitut de la scène infantile[60]. Nous sommes donc bien ici dans le règne du sémiotique, s’il est celui, comme nous l’avons dit plus haut, de la substitution, du signe dans sa capacité à valoir pour…, à remplacer autre chose. Mais faut-il décrire comme langagier ce processus de substitution, comme le font par exemple Jakobson ou Lacan ? Le symptôme est-il, ainsi que le pense Lacan, comme un langage ? Les mécanismes ou les processus inconscients, tels que la condensation, le déplacement ou encore le symbolisme, peuvent-ils être reconduits aux deux modes d’arrangement (combinaison et sélection) qu’implique tout signe linguistique comme le veut Jakobson ? iii) Il y a enfin, si l’on s’attache plus particulièrement au rêve, comme va le faire Ricoeur, un troisième argument qui plaide en faveur d’une reformulation linguistique de la théorie psychanalytique, qui est la caractérisation du contenu latent du rêve, c’est-à-dire du désir dont le rêve est l’accomplissement déguisé, comme une pensée, à savoir comme ce qui constitue le sens du rêve.

En réalité, comme le souligne Ricoeur, tout se joue sur le second point, le contenu manifeste du rêve, plus précisément sur le « travail du rêve », à savoir ce processus de transformation ou de distorsion des pensées du rêve dans le contenu manifeste :

La difficulté ne concerne donc pas le discours dans lequel le processus analytique se déroule, mais cet autre discours qui se configure lentement à travers le premier et que celui-ci a charge d’expliciter, celui du complexe enseveli dans l’inconscient. Que ce complexe ait une affinité pour le discours, une dicibilité principielle, n’est pas douteux, donc un aspect sémiotique, la situation analytique elle-même le prouve. […] Mais rien de cela ne prouve que ce qui ainsi vient au langage — ou mieux, est porté au langage, soit langage[61].

Si Ricoeur privilégie ici le travail du rêve, le dream-work, c’est précisément parce qu’il s’agit d’un travail, d’un processus ; de même dans l’analyse de la métaphore, il mettait en avant le caractère processuel de l’imagination à travers la notion de « work out[62] », c’est-à-dire d’élaboration, de « travail du sens » opéré par le voir-comme. Seulement, dans le cas de la métaphore, il s’agissait d’un processus langagier, d’un travail du sens consistant à dégager une pertinence sémantique nouvelle sur la base d’une prédication impertinente. Ce n’est plus le cas à propos du travail du rêve. Si, comme le rappelle Ricoeur, qui ne reprend pas ici tout le détail de sa réfutation de la lecture linguistique de la psychanalyse dans De l’interprétation, si donc « le rêve une fois interprété, présente de nombreuses relations logiques […] qui trouvent dans la syntaxe de nos langues des expressions appropriées[63] », il n’en reste pas moins, comme l’écrit Freud, que, « pour ces relations logiques entre les pensées du rêve, le rêve n’a à sa disposition aucun moyen de présentation », ce qui, loin d’être un défaut, marque la structure essentielle, c’est-à-dire figurative, du rêve, souligne aussitôt Ricoeur :

Cette incapacité du rêve à exprimer les relations logiques n’est pas un simple défaut. Elle est la contrepartie d’un trait positif de ce que Freud appelle ici “le matériel psychique (psychisches Material) dont le rêve est fait”. Ce matériel psychique, comparable à celui des arts plastiques — peinture et sculpture —, n’est pas autre chose que l’image[64].

L’incapacité du rêve à exprimer les relations logiques invite donc à dégager ici un « niveau d’expression propre au contenu inconscient [qui] n’est pas le langage[65] », bref un pouvoir signifiant mais non langagier de l’imagination. Le travail du rêve place donc à nouveau au premier plan l’imagination productrice, le schématisme de l’imagination qui consiste ici à procurer aux pensées du rêve des images — « il en est ici comme du schème selon Kant qui est un procédé général pour procurer une image au concept[66] » —, mais ce schématisme n’est pas de l’ordre du langage !

Comment comprendre ce « pouvoir signifiant » qui se tient « en deçà du langage », ou encore, que peut bien signifier le caractère sémiotique de l’image ? Il n’est pas inutile d’en passer ici par une confrontation de Ricoeur avec M. Henry. On se souvient que M. Henry, dans Généalogie de la psychanalyse, récusait lui aussi, mais d’une manière beaucoup plus tranchée[67], l’interprétation linguistique de l’inconscient, en posant que ce dernier est un « imaginaire pur[68] » dans lequel « il n’y a plus ni intentionalité ni sens[69] » : « dans le procès d’ensemble de la production d’un contenu représentatif imaginaire par une tendance inconsciente, il n’y a ni signification ni conscience signifiante, aucun sens, par conséquent, au sens d’un langage[70] ». S’autorisant d’une déclaration de Freud qui considère les phénomènes psychiques en général comme « des indices [Anzeichen] d’un jeu de forces s’accomplissant dans l’âme », il fait appel à la notion d’indice chez Husserl pour montrer que cette production d’un contenu imaginaire n’est le corrélat d’aucune intentionnalité signifiante : « Husserl a admirablement distingué la relation par laquelle un état de choses en indique un autre […] et la constitution intentionnelle d’une signification par celui-ci dans le langage stricto sensu[71]. » Il reste que la relation d’indication ne saurait ici suffire à rendre compte de ce que Ricoeur cherche à penser sous le terme de « sémiotique non linguistique ». D’une part, en tant qu’elle est, comme l’écrit Henry, « […] une relation externe — les psychologues diront de causalité — entre deux événements aveugles, “inconscients” comme la relation qui les unit[72] », elle ne dit rien du travail du rêve, de l’action de transformation des pensées du rêve en images, et par conséquent du type de relation que les images du rêve entretiennent, à la faveur de cette transformation, avec le contenu latent, les pensées du rêve. Ce changement de forme ne saurait en effet se décrire seulement par l’indication, dès lors qu’il a pour conséquence de rendre les pensées du rêve méconnaissables (le rêve est accomplissement déguisé d’un désir refoulé) : l’image indique, montre, mais cache en même temps les pensées du rêve : « […] le déguisement est une espèce de manifestation et, en même temps, la distorsion qui altère cette manifestation, la violence faite au sens[73] ». D’autre part, la notion d’indication ne dit rien sur le caractère précisément plastique, visuel de cette « indication ».

Nous tenons là les deux traits descriptifs essentiels de l’image selon Ricoeur, à savoir la figurabilité et la substitution, celle-ci étant en fait secrètement à l’oeuvre dans le travail de distorsion des pensées du rêve. Reprenons, en la complétant, la citation faite plus haut :

Cette incapacité du rêve à exprimer les relations logiques n’est pas un simple défaut. Elle est la contrepartie d’un trait positif de ce que Freud appelle ici “le matériel psychique (psychisches Material) dont le rêve est fait”. Ce matériel psychique, comparable à celui des arts plastiques — peinture et sculpture —, n’est pas autre chose que l’image, mais l’image dans sa capacité d’exprimer, d’indiquer plastiquement des idées, ce que le terme Darstellung (qui signifie originellement exhibitio) dit bien. Les pensées de rêve sont désormais devenues (et appelées) images de rêve[74].

Ainsi l’image fonctionne-t-elle comme signe, elle peut donc être décrite comme expression, indication du contenu latent du rêve. Mais si l’image exhibe la pensée du rêve, elle ne l’exhibe qu’en la déformant, qu’en la présentant tout autrement, et ce, parce qu’elle s’y est substituée, a pris sa place. Ici, en l’occurrence, à la place des relations logiques entre les pensées du rêve, on trouve maintenant des images qui forment un ensemble incohérent. Si donc l’image est signe, la notion de signe n’est pas d’abord ni seulement à comprendre comme indication, mais comme substitution, comme aptitude à « valoir pour, à tenir lieu de, à remplacer autre chose[75] ». La monstration qui est en même temps une occultation repose ici sur la substitution, comme y insiste Ricoeur :

[Le] travail du rêve […] ne donne un accomplissement au désir qu’en dissimulant son objet dans un objet substitué. Ainsi la valeur symptomale du rêve tient tout entière à la substituabilité absolument primitive de l’effet-signe. Transposition, déformation, distorsion — tous effets que l’allemand exprime par l’expression Traumentstellung (anglais distorsion) — reposent sur cette capacité du signe à remplacer autre chose, et principalement d’autres signes. Le rapport montrer-cacher essentiel à l’idée de “l’accomplissement déguisé d’un désir refoulé” est une conséquence de ce rapport de substitution par lequel le “même” sens nous est conservé dans “l’autre” sens. Déplacement et condensation ne sont que les mécanismes par lesquels la substitution se rend elle-même méconnaissable, sans que la filiation de sens soit abolie[76].

La dernière phrase est doublement significative. D’une part, elle souligne que la Traumentstellung agit en retour sur la substitution dont elle procède : tout le travail du rêve, en même temps qu’il consiste dans la substitution des images aux pensées, consiste dans l’effacement de cette substitution. Mais c’est là sans doute la signification de la figurabilité elle-même comme mise en scène des pensées du rêve. Les pensées du rêve sont devenues une scène sur laquelle se produisent des images — « ein Gedanke, in der Regel der gewünschte, wird im Traume objektiviert, als Szene dargestellt oder, wie wir meinen, erlebt[77] » — de sorte que ce qui se donne à voir, ce sont les images sur la scène et moins ce dont elles sont l’indication ou la présentation. C’est ici la relation de motivation entre l’indice et l’indiqué qui s’efface : sous l’effet des mécanismes de condensation et de déplacement, l’image en vient à se donner à voir pour elle-même. Toutefois, et c’est un autre élément significatif, la « filiation n’est jamais abolie », le même sens est conservé dans l’autre sens. N’avons-nous pas affaire ici, avec le travail du rêve, à une sorte de voir-comme, mais inconscient, consistant en la saisie du même dans la différence ? Les pensées du rêve sont vues comme les images sans liens logiques du contenu manifeste. Il reste que le dynamisme de ce voir-comme ne serait pas, comme dans le cas de la métaphore, celui d’un procès prédicatif, mais celui d’un procès sémiotique. Mais n’est-ce pas dire que la dimension sémiotique, c’est-à-dire le phénomène de substitution, devient ici le trait propre de l’imagination créatrice ?

C’est précisément ce que s’attache à montrer « Image et langage dans la psychanalyse », qui propose d’élargir le schématisme substitutif à l’oeuvre dans le travail du rêve à « d’autres aspects de la mise en image[78] » que ceux décrits par la Traumdeutung, c’est-à-dire d’articuler l’ensemble des modes de figuration de l’imagination à partir du dynamisme de la substitution. En effet, toutes les productions mentales analogues du rêve (jeux d’enfant, rêvé éveillé des adultes, légendes héroïques, romans psychologiques, création poétique) ont pour Freud une « motivation sous-jacente commune, à savoir le modèle de Wünscherfüllung (“accomplissement de souhait”) fourni par l’interprétation des rêves et étendu analogiquement à ces diverses productions mentales[79] », mais surtout, insiste Ricoeur, ils permettent d’« identifier la commune médiation imaginaire comparable aux procédés du travail du rêve[80] », à savoir la figurabilité et la substituabilité :

Le même jeu de figuration et de substitution qui a déjà commencé dans l’onirique et dans le souvenir se poursuit dans l’esthétique. N’est-ce pas ce qui était supposé, un peu plus haut, par le travail de l’interprétation lorsqu’il renvoyait d’un rêve à un conte, d’un conte à un mythe, pour revenir à un symptôme pervers ? Ce renvoi d’un registre à l’autre ne reposait-il pas sur le caractère éminemment substituable du fantastique en général ? […] La possibilité de traiter une oeuvre d’art comme un rêve se fonde sur la possibilité de substituer l’un à l’autre[81].

La notion de substitution dès lors se modifie : elle ne décrit plus seulement le rapport entre le souhait et la figure qui l’accomplit en s’y substituant — à supposer même qu’elle ait pu jamais être ainsi entendue, dans la mesure où le désir « est lui-même renvoi à la suite de ses “rejetons” et indéfinie symbolisation de lui-même[82] » —, mais la relation même entre les diverses modalités de figuration de la fantaisie, toutes substituables les unes aux autres. La substituabilité ouvre ainsi tout « l’espace de la fantaisie ». Mais de la fantaisie figurée. Cela veut dire qu’ici l’image impose son règne sur toutes les formes d’expression, y compris le langage. Soulignons la manière dont s’articulent image et langage dans le cadre d’une sémiotique de l’image.

La thèse du caractère sémiotique de l’image permet de rendre compte du caractère figuratif du langage autrement que ne le faisait la sémantique de la métaphore dans La métaphore vive. Commentant le rapprochement que Freud établit entre les images du rêve et les mots d’esprit, les citations, les chants et les proverbes, qui sont eux aussi des déguisements sous lesquels se présentent les pensées du rêve, Ricoeur souligne que Freud retrouve le phénomène de figuration du langage décrit par la rhétorique, le discours comme figure :

Il est remarquable que condensation et déplacement soient évoqués dans le même contexte […] à propos de mots et à propos d’images visuelles, comme si les figures de rhétorique et les images appartenaient au même régime de “représentabilité”. Mais déjà les anciens rhétoriciens avaient remarqué qu’un langage figuré est celui qui donne un contour, une visibilité au discours. Dès lors, le problème n’est pas tant qu’on trouve des mots dans des rêves et que le travail du rêve soit proche du verbal wit qui règne dans les jokes, mais que le langage fonctionne à un niveau pictorial qui le met dans le voisinage de l’image visuelle et vice versa[83].

Nous sommes donc bien ici à nouveau, comme lors de l’analyse du travail de la ressemblance dans La métaphore vive, à la charnière de l’image et du langage[84], à cette charnière que représente le discours figuré. Mais il est significatif que la figurabilité du discours relève du même régime de représentabilité que celui de la visualisation, ce qui n’était pas le cas, nous l’avons vu, dans La métaphore vive. Ricoeur, nous l’avons rappelé, soulignait dans ce dernier ouvrage que pour Fontanier lui-même, le caractère figuré du langage n’autorisait pas à tenir la figure de rhétorique pour équivalente à l’image visuelle ou picturale, préparant ainsi la reconnaissance, à partir de la description de la ressemblance comme assimilation prédicative, des aspects proprement verbaux de l’image, et l’incorporation, à partir du voir-comme distingué d’un simple voir ou d’un faire-voir, des aspects non verbaux de l’image au langage lui-même. Maintenant, au contraire, la dimension verbale du langage, sans disparaître — nous sommes toujours à la charnière de l’image et du langage —, tend néanmoins à s’effacer au profit de sa dimension figurative : « […] [L]a “figurabilité” est le témoin du caractère non verbal du travail de rêve, jusque dans ses expressions proprement verbales. Lorsqu’elle passe par le langage, elle reste non verbale, dans la mesure où son écriture est plus hiéroglyphique que phonétique[85]. » Ce qu’il faut ici comprendre, c’est donc que toute figure de rhétorique est à la limite hiéroglyphe, ou encore, pour user d’un autre rapprochement, que, comme les idéogrammes chinois selon Michaux, « elle propose à la vue[86] ». C’est précisément pourquoi, comme nous l’avions souligné à propos de Reverdy, au langage-image pourront se substituer des images non langagières : « C’est ainsi que le “Moïse” de Michel-Ange […] offre l’équivalent en pierre d’un discours figuré[87]. »

Il est donc significatif que Ricoeur, après avoir critiqué, dans La métaphore vive, le primat d’une approche sémiotique de la métaphore, retrouve, à partir d’une méditation sur le langage figuré dans le cadre de la fantastique freudienne, le dynamisme de la substitution qui est propre au signe ; mais au signe considéré ici en tant qu’image, et non plus en tant que signe linguistique : la sémiotique est non linguistique, et, par conséquent, si on l’applique à la métaphore, ce n’est pas pour décrire celle-ci comme un trope, une forme déviante de dénomination, mais pour rendre compte de sa dimension pictoriale. On se souvient que, dans La métaphore vive, l’approche sémantique de la métaphore, la théorie de la métaphore-prédication, ne visait pas à disqualifier purement et simplement l’approche sémiotique, c’est-à-dire la théorie de la métaphore-mot, mais à souligner le caractère subordonné de cette dernière : ces deux théories, soulignait Ricoeur, ne sont pas de « force égale »[88], notamment parce que, si le mot est bien le support du changement de sens métaphorique, ce dernier ne se produit qu’à la faveur d’une instance de discours. On peut toutefois se demander si la sémiotique non linguistique ne permet pas ici de renforcer le point de vue sémiotique et, sinon de lui donner un droit égal à celui du point de vue sémantique, du moins de marquer les limites de ce dernier. En effet, s’il faut une sémantique de l’image pour rendre compte du phénomène d’assimilation prédicative à l’oeuvre dans la métaphore, il faut une sémiotique de l’image pour rendre pleinement justice à la dimension figurative, c’est-à-dire à la visibilité qu’acquiert ici le discours en se figurant. Car tel est en effet l’enseignement de Freud selon Ricoeur : « La spécificité de la découverte psychanalytique est que le langage travaille lui-même au niveau figuratif[89]. » Si donc l’on veut rendre compte du « niveau figuratif » auquel travaille le langage, c’est-à-dire du fait qu’ici la dimension figurative l’emporte sur la dimension verbale, il faut un modèle substitutif, car lui seul peut permettre de dégager ce « régime pictorial[90] » dont relèvent à la fois les figures de rhétorique et les images visuelles, dans la mesure où cela suppose de rendre manifeste la mutuelle substituabilité de ces dernières. Il faut donc ces deux manières de se placer à la charnière de l’image et du langage, l’une sémantique, qui saisit le non-verbal à partir du verbal, l’autre, sémiotique, qui saisit le verbal à partir du non-verbal, pour rendre compte du discours figuré ; deux manières qui s’assignent ainsi mutuellement leurs limites, dans la mesure où, si l’approche sémiotique ne peut rendre compte du caractère prédicatif du discours figuré, l’approche sémantique ne permet pas de saisir sa dimension pictoriale. Et dans la mesure où, nous l’avons souligné, sémantique et sémiotique de l’image mettent en jeu deux modèles distincts, l’un prédicatif, l’autre substitutif, permettant tour à tour de décrire le schématisme de l’imagination, ce sont deux approches de ce schématisme qui sont ici requises pour décrire le langage figuré.

Il nous faut toutefois souligner, pour conclure, que Ricoeur, dans sa lecture de Freud, abandonnera par la suite, semble-t-il, cette sémiotique non linguistique, au profit d’une approche résolument narrative de la psychanalyse qui, sans remettre en question la thèse du caractère non linguistique de l’inconscient, choisit de mettre l’accent sur l’expérience analytique comme relation de langage entre l’analysant et l’analyste, plus précisément sur la dimension narrative de ce rapport langagier. C’est ce dont témoigne un article paru en 1988, « Le récit : sa place en psychanalyse », dans lequel il est significatif que Ricoeur, afin de marquer la dimension langagière de la situation analytique, choisisse de mettre l’accent sur le rêve raconté, sur la mise en ordre narrative du rêve, plus que sur le rêve rêvé, qui, souligne-t-il, ne lui est pas équivalent, et reproche alors à Freud de ne pas avoir théorisé cette non-équivalence. Pointant alors l’écart entre le modèle économique sur lequel s’appuie la théorie psychanalytique et la dimension langagière, et plus précisément narrative de la cure analytique, il déclare : « Mais alors, avec cette dimension narrative, il n’est plus possible de conserver le modèle économique, je dirais presque énergétique, du freudisme[91]. » Ce rejet du modèle économique entraîne avec lui le rejet du modèle sémiotique non linguistique dont Ricoeur se demandait, dans « Image et langage dans la psychanalyse », s’il ne permettrait pas de jeter un pont entre les deux dimensions, économique et herméneutique de l’épistémologie freudienne mises au jour dans De l’interprétation[92]. C’est donc le modèle linguistique, c’est-à-dire ici herméneutique, plus précisément, herméneutique narratif, qui finit par l’emporter, et avec lui une approche résolument langagière de l’imagination, l’imagination narrative prolongeant ici l’imagination sémantique développée dans La métaphore vive[93].