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Dans l’oeuvre du psychanalyste Jacques Lacan, les références directes à saint Paul sont peu nombreuses. On peut considérer que saint Augustin occupe une place plus significative, non seulement parce qu’il est davantage cité, mais aussi parce que sa pensée joue un rôle structurant[1]. « Certains savent que je pratique depuis mon âge pubertaire la lecture de saint Augustin », avait confié Lacan, en 1963, à ses auditeurs du séminaire sur les Noms du Père[2]. Lacan admire l’oeuvre augustinienne, les Confessions bien sûr, mais aussi et particulièrement le Traité sur la trinité qui, par plusieurs aspects, inspire son nouage du symbolique, de l’imaginaire et du réel. « Le De Trinitate — écrit-il en 1965 — ici a tous les caractères d’un ouvrage de théorie et il peut être pris par nous comme un modèle[3] ». De nombreux concepts élaborés par Lacan font écho à des formulations augustiniennes, par exemple sa conception du « signifiant » et de la « lettre », ou son approche de la notion de « Chose » et de « jouissance », ou encore la définition qu’il donne du « réel ». Il y a ici une source d’inspiration qui concerne d’ailleurs moins le contenu en lui-même du texte d’Augustin que sa structure logique. L’augustinisme de Lacan est, d’une certaine façon, profane ou laïcisé. C’est un augustinisme avant tout formel. Or la place qu’Augustin occupe dans la pensée de Lacan indique aussi un rôle joué par Paul. On sait, en effet, combien la théologie augustinienne s’appuie fortement sur Paul que Lacan n’hésite pas à considérer, quant à lui, comme constituant le « fond du christianisme[4] ». Si Lacan cite assez peu saint Paul, il ne faut pas en conclure qu’il occupe une place mineure dans sa théorie analytique. On a des raisons de penser au contraire que Lacan se réfère à Paul à des moments charnières de sa réflexion, en dehors de toute adhésion confessionnelle. Lacan est de culture catholique, mais il ne se réclame d’aucune religion et ne ménage d’ailleurs pas ses critiques au christianisme. Il ne se laisse pas davantage fasciner par un banal athéisme dont les hérauts sont souvent ceux qui se montrent par ailleurs de fervents croyants sous des formes diverses, y compris les plus inattendues[5].

Dans le corpus paulinien, Lacan reprend surtout la question de la loi, en particulier le célèbre développement du chapitre 7 de l’Épître aux Romains sur l’articulation de la loi, du désir et du péché (Rm 7,7-25). Le rapport du sujet à la loi décrit en Rm 7 fait écho à l’expérience freudienne et on comprend sans peine qu’il ait suscité diverses approches psychanalytiques[6]. De son côté, dans une conférence donnée en 1960 à la Faculté universitaire Saint-Louis de Bruxelles, Lacan cite ce fameux passage de Paul pour en faire le commentaire suivant : « Il me semble qu’il n’est pas possible à quiconque, croyant ou incroyant, de ne pas se trouver sommé de répondre à ce qu’un tel texte comporte de message articulé sur un mécanisme qui est d’ailleurs parfaitement vivant, sensible, tangible, pour un psychanalyste[7] ». À la même période, dans le Séminaire sur L’éthique de la psychanalyse, commentant ici encore le chapitre 7 de l’Épître aux Romains, Lacan conclut que « Freud nous dit la même chose que saint Paul[8] ». Il y a une réception lacanienne de la pensée paulinienne. Il n’en reste pas moins que la question d’une consonance entre Paul et Lacan et, plus largement, entre Paul et la psychanalyse freudienne fait l’objet d’un conflit des interprétations. Des travaux récents en psychanalyse donneraient volontiers un titre inverse à celui que j’ai proposé pour cette contribution : « Lacan contre saint Paul » au lieu de « Lacan avec saint Paul ». La thèse centrale est alors, en écart de ce que je soutiens ici, que la psychanalyse freudienne est incompatible avec la pensée paulinienne ou, en tout cas, qu’il ne faut pas confondre l’inconscient lui-même avec le rapport pathologique que Paul entretient à la loi. Ainsi, pour Daniel Sibony il semble que « Paul, au départ, confonde loi et symptôme ; pour lui-même, la Loi a fait symptôme […]. Mais il affiche pour elle une haine qui ne le libère pas d’elle. Comme tout symptôme dont on souffre : la haine qu’on a pour lui nous y enfonce[9] ». Sibony poursuit en soulignant que Paul, en Rm 7, a tendance à « identifier l’inconscient au mal » et, à partir de là, ouvre une voie « pour projeter ses péchés et ses manquements sur autrui, et avoir un bouc émissaire permanent : pourquoi pas ces fauteurs de “mort”, ces mordus de la Loi, ces exécutants butés[10] ? » La critique formulée par Sibony, pour fondée qu’elle soit, ne rend que partiellement compte du dispositif paulinien et de son intérêt au regard de la psychanalyse. Une interprétation assez proche de celle de Sibony, mais plus développée et davantage inscrite dans l’héritage lacanien, se trouve chez Alain Didier-Weill, en particulier dans Un mystère plus lointain que l’inconscient (2010) et dans Les trois temps de la loi (1995)[11]. Nous nous y référerons, non sans prendre une certaine distance quand il s’agira d’articuler la loi, le désir et la grâce chez Paul.

I. La loi sous le double signe de la vie et de la mort

Considérons d’abord le traitement paulinien de la loi. On trouve toute une dramatique de la loi chez Paul, c’est-à-dire cette idée que la loi divine a fait l’objet d’une falsification ou d’un détournement majeur. Il faut cependant se garder de l’idée selon laquelle Paul — avant de devenir l’apôtre Paul — aurait été tenaillé par une terrible angoisse dans son rapport à la loi, à la manière de Luther qui était terrassé par les exigences de la loi. En 1940, dans un article sur « Christ fin de la loi », le théologien Rudolf Bultmann avait relevé, sur ce plan, la différence entre Paul et Luther[12]. Luther éprouve de l’angoisse et de la culpabilité à cause des exigences divines. Il a le sentiment constant de ne pas pouvoir écarter la colère de Dieu qui s’abat sur lui ; il ne sait quelles oeuvres réaliser pour obtenir la certitude de la justice et du salut. Il entretient un rapport obsessionnel à la loi qui ne lui laisse pas de paix. Bultmann dresse un autre tableau de l’apôtre : « On ne trouve chez Paul aucune trace de l’argumentation selon laquelle la loi est pour l’homme un poids extérieur écrasant, pas même dans l’épître aux Galates[13] ». Et plus loin, il ajoute d’un trait : « Paul n’a pas gémi sous la loi[14] ». Même en Rm 7, Bultmann se refuse à lire la description d’une conscience tourmentée par la loi : « Romains 7 ne décrit pas l’homme sans Christ comme il se voit lui-même, mais tel que la foi le voit[15] ». C’est dans l’après-coup, autrement dit en réinterprétant sa propre trajectoire, que Paul distingue ce qu’il avait confondu auparavant. Il croyait vivre de ce qui le faisait mourir, mais d’une mort qui était insue de lui-même. Ce qui produisait en lui de la mort sans qu’il le sache, il le considérait comme une réalité vivante, vraie, qualifiante de son existence qu’il ne mettait jamais en cause. La loi était au-dessus de tout soupçon. Le dévoilement paulinien — en tant qu’effet de relecture — consiste ainsi à faire apparaître une mort qui prend le masque de la vie authentique, si l’on comprend que « mort » et « vie » ne sont pas des catégories biologiques, mais des positions subjectives. C’est pourquoi, Paul écrit : « Quand le commandement est venu, le péché a pris vie, et moi je suis mort » (7,9b). C’est par un travail de réinterprétation dont il rend compte que Paul découvre, pour l’exprimer avec une phrase de l’Évangile, qu’il perdait sa vie en croyant la gagner. En ce sens, Paul opère une démystification de la loi divine, comme par ailleurs il démystifie Dieu lui-même. Il désacralise la loi ; il la « dédivinise » d’une certaine manière ; il la dévoile comme une idole possible parce que tout peut devenir idole. Or l’idole a justement pour caractéristique principale de ne pas apparaître factice, mais tout à fait véridique. De ce point de vue, il est exact, comme l’écrit Didier-Weill, que Paul ne connaît pas la crainte du ciel, cette crainte biblique du transcendant sans laquelle la loi n’est pas vivifiante[16]. Paul produit une chute de la loi, même s’il ne cesse de dire qu’elle est en soi « sainte, juste et bonne ». Il donne à la loi une forme moins homogène et il la rend problématique ; il en pense la réversibilité et montre qu’elle est ce qu’on détourne ou pervertit. Il montre notamment que le problème central ne concerne pas seulement le mal commis, mais aussi — ce qui est plus complexe — le bien. La loi en tant que telle n’est pas en cause, mais la dose de jouissance qui accompagne l’exercice de la morale et la volonté de faire le bien du prochain.

II. La loi et le surmoi

On vient d’indiquer que Paul a procédé, dans l’après-coup d’un événement, à une relecture de son existence vécue dans l’obéissance à la loi. Le fait qu’il découvre alors la mort dans le lieu où il situait la vie, n’enlève pas qu’il s’agit d’un rapport à la loi en tant que surmoi, c’est-à-dire la quête d’une perfection imaginaire. La question est de savoir si Paul a donné à la loi la forme exclusive du surmoi. La loi a-t-elle perdu pour lui toute valeur symbolique, se dégradant en une instance qui ne cesse de persécuter et de rendre coupable d’une dette dont il est impossible de s’acquitter. Didier-Weill fait porter principalement sa critique de Paul sur ce point. En Rm 7, Paul résume toute la loi en un seul axiome : « Tu ne convoiteras » (ouk epithumêsis). On notera que le commandement énoncé est purement formel. Il est sans contenu, sans complément d’objet direct. Il ne dresse pas la liste de ce qu’il est interdit de convoiter. La loi a la forme d’un interdit, mais elle ne concerne aucun objet particulier ou, plus exactement, elle reste un lieu vide de tout objet défini. Sur quoi porte en effet l’interdit de convoiter ? Paul fait sans doute allusion au Décalogue, mais il place surtout en arrière-fond de sa démonstration les chapitres 2 et 3 de la Genèse, c’est-à-dire la célèbre scène du jardin d’Éden où un seul arbre — celui qui est au centre du jardin — échappe à la jouissance de l’homme et de la femme. Paul Beauchamp le note finement à propos de Rm 7 : « La chose interdite ne correspond à aucune des interdictions du Décalogue, mais elle a ceci de commun avec Tu ne convoiteras pas, que toutes les convoitises particulières ou représentables y disparaissent en une seule. Laquelle ? Celle du centre, ou du milieu, puisque l’arbre est au milieu du jardin[17] ». C’est sur ce plan qu’on peut situer la loi symbolique comme condition de la vie humaine. Dans sa structure profonde, la loi n’appartient nullement au registre de la morale et elle ne se confond pas avec une série d’interdictions. Elle a pour fonction essentielle d’inscrire une limite au coeur du monde de l’humain. Elle barre l’accès à une totalisation ou une complétude de soi qui est une forme toujours fantasmatique de l’autosuffisance. En ce sens, lorsque le récit biblique évoque l’arbre de la connaissance du bien et du mal, il ne faut pas y entendre une connotation morale. Bien et mal renvoient à une totalité de l’avoir, du savoir ou du pouvoir. La loi de l’origine signifie à l’être humain : tu n’auras pas tout, tu ne sauras pas tout, tu ne seras pas tout-puissant. En somme, ne pas avoir accès au centre veut dire ne pas être la source de sa propre vie, ne pas être son propre fondement ou encore ne pas se faire vivre soi-même par soi-même. Que la loi symbolique soit l’interdit de la toute-puissance permet de la situer — si l’on veut apporter ici une distinction — dans le registre éthique et non moral. On se trouve alors proche de l’éthique de la psychanalyse qui, pour Jacques Lacan, se formulait en un seul axiome, « ne cède pas sur ton désir », qu’on peut comprendre comme « ne cède pas sur le manque qui te constitue[18] ».

Or, parce qu’elle ne donne pas de contenu à l’interdit, la loi devient infinie et totalement arbitraire lorsqu’elle se trouve dictée par le surmoi. Le lieu vide de la loi se trouve investi par tout un imaginaire fantasmatique et tout écart par rapport au moi idéal apparaît comme une faute. Il y a une inversion : la loi qui a pour fonction centrale d’interdire la toute-puissance devient — aussi étrange que cela puisse paraître — l’instance qui oblige à se mesurer à des idéaux persécuteurs. Le retournement consiste à supposer, qu’au regard de la loi divine, l’être humain serait coupable de sa finitude et que, pour cette raison, sa dette est insolvable. C’est ainsi que la névrose obsessionnelle conduit certaines personnes à remplir leur vie de choses inutiles, à s’activer beaucoup, pour ne jamais rien engager de leur propre désir. Ils produisent une activité intense qui leur permet de ne rien risquer vraiment et qui donc met à l’abri de l’expérience du manque.

La critique développée par Didier-Weill ne concerne pas le fait que la loi puisse prendre la forme du surmoi — ce qu’il sait pertinemment —, mais que Paul confonde la loi symbolique avec la figure pathologique d’un commandement « obscène et féroce » excédant les demandes raisonnables et exigeant des sacrifices salvateurs[19]. À partir de là, dans Les trois temps de la loi, Didier-Weill analyse chez Paul un curieux mélange de lucidité et d’aveuglement : lucide quand il dénonce « une loi qui, privant le sujet de toute liberté intérieure, n’est plus symbolique mais surmoïque » ; aveugle parce qu’il ne reconnaît pas que « “la” loi dont il parle n’est pas la loi de la Bible, mais ce que cette loi devient quand, privée de sa dimension symbolique […] elle choit comme loi strictement symbolique qui impose le silence au sujet[20] ». La différence essentielle entre l’homme chrétien et l’homme juif tient en partie à ceci : le chrétien est l’invention de l’homme coupable, indéfiniment, parce qu’il remplit surmoïquement la loi d’un imaginaire persécuteur ; cette culpabilité exige des sacrifices — dont celui du Christ est le point culminant — et elle peut aisément passer de l’auto-persécution à la persécution d’autrui en situant au dehors ce qui provient du dedans. Le juif, quant à lui, soutient un point de silence au coeur de la loi que Didier-Weill appelle, avec Buber, « la sainte insécurité ». La loi ne dit pas ce qu’il faut faire. Demeurant silencieuse, elle ouvre un espace pour l’interprétation et elle invite chacun à répondre pour lui-même. La loi ne donne pas un contenu sous la forme d’une série de prescriptions ou d’interdictions, mais elle constitue un cadre sans lequel nul ne peut inventer sa trajectoire. Didier-Weill met en avant une loi symbolique qui est trouée, c’est-à-dire référée à un point de réel qui rend impossible toute totalisation. Autrement dit, la loi ouvre le champ de la question sans jamais délivrer la clef du sens. Qu’arrive-t-il quand cette loi symbolique fait défaut, se demande alors Didier-Weill, avant de répondre : « Tout se passe comme si le sujet, ne pouvant pas supporter le vide laissé par la déshérence du symbolique, se donnait le surmoi comme compagnon[21] ». C’est ce qui se produit pour Paul qui a tout simplement confondu le surmoi avec l’inconscient. Il finit par prendre l’inconscient lui-même pour le mal ou la puissance de la mort qui rend esclave alors qu’il est le lieu même du « non-écrit », du « pas encore écrit », c’est-à-dire de « ce qui doit encore advenir ».

Didier-Weill a de bonnes raisons de mettre en lumière un rapport entre le christianisme et la culpabilité, même si, comme Lacan le souligne justement à propos de Paul, il n’y a « aucun besoin de référence quelconque ni à Dieu, ni à sa loi, pour que l’homme baigne littéralement dans la culpabilité[22] ». C’est en ce sens sans doute que le terme grec nomos désigne chez Paul les commandements de Dieu, mais aussi une loi que chacun porte en lui, dans et hors du judaïsme. Les juifs et les païens ont en réalité un même rapport à une loi qui est transversale aux différentes figures subjectives. Paul maintient néanmoins la différence entre la loi symbolique et la loi surmoïque. La loi n’est d’ailleurs pas en cause en elle-même, mais il y a une logique liée à un péché universel où la loi « sainte, juste et bonne » se trouve prise dans sa propre dénégation. Il ne s’agit pas d’une simple pathologie individuelle — même si elle caractérise l’existence de Paul —, mais d’une réalité qui englobe le genre humain. Il n’y a pas de loi pure, sans tache, parce qu’elle n’est pas repérable hors d’une réalité toujours ténébreuse. Pour penser la faute des origines, Didier-Weill met en tension deux moments bibliques : d’une part, la transgression de l’interdit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal et, d’autre part, le refus de répondre à l’appel de Dieu : « Dans cette perspective Adam est coupable de ce qu’il n’a pas fait ; sa faute fondamentale ne tient pas tant à ce qu’il fait (transgresser l’interdit “tu ne mangeras pas”) qu’à ce qu’il n’a pas fait : répondre à l’interpellation “où es-tu ?” par laquelle Dieu lui propose un retour, techouva, un nouveau face-à-face avec son créateur. Mais Adam ne répond pas, ne relève pas la parole qui avait chuté ». Et plus loin : « Là est la conception juive du péché d’Adam : il aurait pu le faire si, tel Abraham répondant “me voici” à la question “où es-tu ?”, il avait osé faire face à la question universelle que tout homme reçoit de la parole[23] ». Miser ainsi, comme le fait l’auteur, sur la liberté et la capacité de répondre, c’est occulter que nous sommes avec le récit biblique dans l’espace du mythe fondateur, c’est-à-dire ce que chacun rencontre comme « toujours déjà là » et qui, de cette façon, opère depuis toujours. C’est pourquoi, le refus d’Adam n’est pas un choix ouvert, mais la représentation d’une précédence : le « oui » adressé à la loi a toujours été recouvert par un « non ». C’est de cela dont Paul témoigne. Il considère que la loi ne délivre pas un contenu et qu’elle doit être comprise comme une structure. En Rm 7, le « tu ne convoiteras » qui résume la loi reste sans complément d’objets. Mais Paul soutient une perversion universelle du rapport à la loi, laquelle se trouve détournée de sa source pour devenir une expression mortifère de l’idéal du moi.

III. Lacan et la dialectique paulinienne du désir

Sur la base de ce parcours, on peut à présent considérer la réception de saint Paul par Lacan, notamment dans le séminaire sur L’éthique de la psychanalyse. Lacan interprète l’idée paulinienne d’une loi qui rend pécheur, et même démesurément pécheur, comme représentative de la dialectique du désir lui-même[24]. En effet, quand Paul déclare, d’une certaine manière, que « la loi fait le péché », il élabore une dialectique subtile où la loi est à la fois ce qui interdit et ce qui suscite le désir. La loi donne de désirer ce qu’elle interdit. La loi n’a donc pas seulement pour fonction de nommer l’interdit ; elle assure aussi la dynamique du désir, et le soutient. On doit à Lacan d’avoir mis en lumière la présence d’un mal qui n’est pas l’opposé du bien, mais qui se trouve sur son axe. Il y a un mal qui se révèle dans l’accomplissement du bien, là où il est question d’un Bien souverain que Lacan identifie, à l’époque du séminaire sur L’éthique, avec das Ding, la Chose freudienne en tant que perte mythique du maternel que le sujet tente de retrouver comme plénitude sans manque. C’est pourquoi, à un moment donné, Lacan surprend son auditoire en insérant dans son propos, sans le signaler, un passage du chapitre 7 de l’Épître aux Romains où il a remplacé malicieusement « péché » par « Chose », donc cet objet maternel et incestueux que l’être humain cherche sans jamais pouvoir le retrouver puisqu’il a toujours déjà été perdu :

Est-ce que la Loi est la Chose ? Que non pas. Toutefois je n’ai eu connaissance de la Chose que par la Loi. En effet, je n’aurais pas eu l’idée de convoiter si la Loi n’avait dit — Tu ne convoiteras pas. Mais la Chose trouvant l’occasion produit en moi toutes sortes de convoitises grâce au commandement, car sans la Loi la Chose est morte. Or, moi j’étais vivant jadis, sans la Loi. Mais quand le commandement est venu, la Chose a flambé, est venue de nouveau, alors que moi, j’ai trouvé la mort. Et pour moi, le commandement qui devait mener à la vie s’est trouvé mener à la mort, car la Chose trouvant l’occasion m’a séduit grâce au commandement, et par lui m’a fait désir de mort[25].

La loi nous interdit l’accès à la Chose qui nous manque toujours — et qui est en vérité impossible à avoir —, mais elle donne aussi de la désirer, c’est-à-dire qu’elle nous donne d’être animé par un désir qui se trouve toujours relancé et dont l’accomplissement coïnciderait avec l’extinction du désir, donc sa mort.

La dialectique du désir organise tout un art de la transgression avec des modalités possibles de la jouissance. Si nous désirons ce qui nous est interdit, la loi est en effet ce que nous transgressons constamment, de bien des manières, sans jamais récuser ce à quoi elle fait obstacle. Si nous pouvions atteindre ce qu’elle interdit — ce qui est impossible puisque le manque est constitutif de l’humain — nous serions dans la désolation, le chaos et la mort du désir. En ce sens, Paul peut affirmer que la loi est ce qui nous rend démesurément pécheur. Il y a un noeud impossible à défaire de la loi, du désir et de la transgression. Et, d’une certaine façon, la découverte paulinienne consiste à montrer que le transgresseur est moins celui qui se moque de la loi que celui qui s’efforce de lui être fidèle parce qu’en réalité la loi elle-même engendre sa propre transgression. C’est pourquoi, la loi révèle une face mortifère dans la recherche d’un bien. De son côté, Georges Bataille a éclairé ce même aspect en situant la jouissance de la transgression dans un rapport au sacré et le lieu d’une érotique[26]. Lacan a repris de Paul toute une dialectique de la loi et du désir qui éclaire l’expérience de la psychanalyse, notamment en ce qu’elle se distingue de cette autre forme de la transgression qu’est la perversion.

La question est alors de savoir s’il y a un dépassement de la dialectique paulinienne de la loi et de sa transgression, c’est-à-dire finalement ce que la tradition biblique a mis sous le nom de « salut ». La résolution paulinienne de la loi peut être interprétée à la lumière du développement proposé par Lacan, dans L’éthique de la psychanalyse, à propos de la loi qui tout à la fois interdit et soutient le désir puisque nous désirons ce que nous ne pouvons pas avoir et que, de ce fait, nous nous représentons comme interdit. Cela nous constitue comme pécheur et fait aussi de nous des êtres de désir. En ce sens, il n’existe pas de désir, donc d’être humain, sans qu’il ne soit toujours pécheur. Seul pourrait se dire sans péché celui qui serait totalement réconcilié avec le manque constitutif de son être. Mais qui peut soutenir cette forme de fidélité au manque ? C’est la raison pour laquelle, le salut ne consiste pas pour Paul à ne plus être pécheur puisqu’il pense justement que le péché véritable est de supposer qu’on est juste, saint, sans faute. Le pécheur, au sens paulinien du terme, n’est pas le transgresseur, mais celui qui prétendrait ne pas l’être. Le salut paulinien est ainsi, de manière très paradoxale, ce qui vient nous constituer comme pécheur. Paul l’énonce avec le concept de « justification » : la justification de l’être humain ne consiste pas à devenir sans faute, mais à être justifié alors même que nous sommes et que nous demeurons toujours pécheur. Un tel retournement de perspective, Paul lui donne le nom de grâce. Vivre sous le régime de la « grâce » ne signifie absolument pas une sortie de la condition du péché, par exemple par un accès progressif à la pureté. Il s’agit au contraire de la manifestation gracieuse de l’être pécheur, c’est-à-dire de l’accueil fait à celui qui, étant pécheur, se sait accueilli et reconnu en tant que tel. On peut ici comprendre la raison pour laquelle Martin Luther peut écrire, dans son Commentaire de l’Épître aux Romains, que Paul s’est donné cette tâche : « Ériger le péché, l’établir et en faire le plus grand cas[27] ». Il voulait dire que la justification n’est pas celle du juste, mais du pécheur. Kierkegaard ne soutient-il pas aussi, de son côté, que « devenir chrétien » et « devenir pécheur » sont en réalité une seule et même chose[28] ? Non pas que l’homme ne soit pas pécheur, mais le devenir signifie en occuper subjectivement la place, venir à cette place-là qui est aussi justement le lieu même de la grâce. Un tel dispositif détache de toute idée de mérite, ou de récompense et, d’une certaine façon, il caractérise ce que Lacan appelle la sainteté. Car la sainteté n’est pas la pureté — qui n’est rien d’autre que la forme suprême du souci de soi —, mais elle est plutôt une réalité interne au mouvement subjectif du « devenir pécheur ». Peut-être est-ce ainsi qu’il est possible d’interpréter la remarque de Lacan dans « Télévisions » quand il note que « le saint ne se croit pas de mérites, ce qui ne veut pas dire qu’il n’ait pas de morale », avant d’ajouter que « le seul ennui pour les autres, c’est qu’on ne voit pas où ça le conduit[29] ». Il y a quelque chose qui détache de la logique utilitaire, y compris celle qui consiste à faire la charité, et qui, de ce fait, n’est plus lisible dans le regard social.

À partir de là, on peut reprendre la formule de Paul selon lequel « l’amour est l’accomplissement de la loi » (Rm 13,10). Quelle est la sorte de « plérôme » que l’amour effectue ? Quelle est la forme de cet accomplissement ? Certainement pas une perfection, c’est-à-dire un amour absolu, sans faille, ou sacrificiel. Dans ce sens, l’amour fonctionne justement comme une loi surmoïque exigeant toujours davantage, et se retournant à l’occasion en haine de soi ou de l’autre. L’amour qui prétend délivrer de la culpabilité et de l’angoisse ne fait que les renforcer. Si tel est le cas, un psychanalyste comme Georges Zimra a raison de souligner que « Paul en abolissant la loi, n’abolit pas pour autant les exigences pulsionnelles, ni la méchanceté de l’homme. Il institue dans l’exigence d’amour, l’abolition de la dette symbolique, dette générationnelle[30] ». Tout un dispositif chrétien repose sur cet appel incessant à aimer l’autre, ce qui avait pour effet d’horrifier Freud parce qu’il n’est du tout certain que l’autre veuille notre bien et qu’après tout aimer le prochain et aimer son ennemi revient souvent au même[31]. Soutenir que l’amour est l’accomplissement de la loi ne peut donc pas signifier le remplacement de la loi par l’amour. Pour Paul, il s’agit plutôt de penser que l’amour — en tout cas cette forme de l’amour qu’il appelle agapè — réside dans la grâce d’avoir été aimé soi-même non pas en raison de sa justice, mais en tant qu’être pécheur. C’est cette part d’amour, en partie déliée du narcissisme, qu’il est possible de situer en l’autre, c’est-à-dire le fait que notre faille inassumable soit ce qui rende capable d’aimer. En ce sens, le célèbre aphorisme de Lacan selon lequel « aimer c’est donner ce que l’on n’a pas » pourrait bien être compris comme une façon de nommer la grâce[32].