Les deux angoisses d' «Être et Temps» et 1' «Unbedeutsamkeit»

Les efforts visant à l'édification du système complet de la philosophie doivent ménager une place à un élément qui se montre toujours rebelle, le sentiment. De la simple certitude du cogito qu'il procure à Descartes, en passant par l'expérience possible de la moralité des fins de la nature chez Kant, et jusqu'aux tentatives de certaines postérités kantiennes de le considérer sur le même pied que n'importe quelle autre élaboration de l'esprit, le sentiment est toujours resté bien plus un trouble- fête dont on s'accommode mal qu'un invité de marque. Les tentatives les plus remarquables pour lui faire droit, celle de Max Scheler par exemple, ont échoué, essentiellement parce qu'elles espéraient parvenir à une forme ou une autre de formalisation du sentiment, ce qui n'est qu'un autre terme pour dire qu'on souhaitait en dégager le concept. Or, la production du concept d'un sentiment, voire du concept du sentiment en général, exige d'abord un accroissement de la notion même de concept, risquant ainsi de faire perdre au «système» les soi-disant acquis de sa détermination antérieure. Bien évidemment, cette détermination doit sa précision pour une part essentielle au fait de n'avoir justement pas tenu compte du sentiment au départ.

Le projet de la phénoménologie, tel que l'élabore Husserl, semblera d'abord donner le signal du renversement de cette situation. Non pas qu'Husserl lui-même ait laissé le sentiment occuper une place importante au sein de sa «science rigoureuse», mais plutôt en conséquence du principe même à partir duquel celle-ci se constitue. Il ne s'agit plus de penser d'abord la raison, pour rendre compte ensuite des intuitions qu'elle est susceptible d'apercevoir mais, à l'inverse, de tenir pour fondamentalement «aperçue» toute intuition. Un tel commencement philosophique incorpore en germe la possibilité, pour le sentiment, de se faire valoir tôt ou tard à titre de vécu conscient significatif.

Lorsqu'en 1927 paraît Être et Temps, certains voudront discerner dans les analyses que cet ouvrage renferme l'acte de naissance d'une philosophie nouvelle, occupée d'abord à établir un vaste inventaire de ces