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La grande majorité des commentateurs d’Aristote, notamment Ammonius, Simplicius et Jean Philoponus (bien qu’il arrive à ce dernier d’établir son propre programme chrétien hétérodoxe en opposition à Aristote), peut être classée comme des critiques sympathisants ou constructifs. Ceux-ci se croient à même de maintenir la fable pieuse, qui fait partie du consensus néoplatonicien depuis au moins Porphyre[1], selon laquelle Aristote est essentiellement en accord avec Platon et en désaccord avec lui uniquement sur des questions secondaires ou des nuances.

Pour de grands pans de l’oeuvre d’Aristote, une telle interprétation est défendable, du moins avec une généreuse dose de bonne volonté[2], mais il y a des passages vis-à-vis desquels toute tentative de synthèse bienveillante s’écroule, ce qui est assurément le cas pour les livres M et N de la Métaphysique, dans lesquels Aristote se permet une polémique plus ou moins implacable contre ses anciens collègues de l’Académie. C’est pourquoi lorsque le philosophe néoplatonicien Syrianus, maître vénéré de Proclus, décide d’entreprendre un commentaire de ces deux livres[3], il en donne une lecture dont l’esprit belligérant contraste avec celle des commentateurs alexandrins ultérieurs, bien qu’elle ne soit nullement inappropriée à la nature polémique de son objet d’étude.

Ce sur quoi j’aimerais ici me pencher ne concerne pas tant les observations philosophiques de contenu que Syrianus formule dans son commentaire — quoique celles-ci soient d’un grand intérêt — que les stratégies rhétoriques qu’il adopte en répliquant aux critiques d’Aristote. Le commentaire sur les livres M et N, selon Syrianus (p. 81, 20-22), se divise en trois principales questions : (1) les objets des sciences mathématiques existent-ils (trois premiers chapitres du livre M) ? ; (2) les Idées existent-elles et, si oui, combien y en a-t-il (reste du livre M) ?[4] ; (3) celles-ci sont-elles les premiers principes des êtres (sujet du livre N) ? Je me bornerai dans cette étude aux deux premières questions puisque cela me fournira, je crois, amplement d’exemples de cette procédure.

Syrianus commence son commentaire avec un hommage retentissant à la grandeur d’Aristote comme philosophe, éloge qui mérite d’être cité dans son intégralité[5] :

Je ne suis pas un polémiste de nature, ni ne me considère comme un disciple d’Aristote uniquement sur des sujets rares ou de peu d’importance. Bien au contraire je suis de ceux qui admirent à la fois sa méthode logique en général et qui accueillent avec enthousiasme ses doctrines éthiques et physiques. Et afin de ne pas me rendre ennuyeux en énumérant minutieusement tout ce que la philosophie de cet homme contient d’excellent, je demande simplement pourquoi toute personne sensée ne s’émerveillerait pas avec raison des observations justes, accompagnées de démonstrations appropriées, que l’on trouve dans ce très excellent traité portant à la fois sur les Idées dans la matière, les définitions et sur les causes divines, transcendantes, immobiles de tout l’univers, bien que ces causes soient supérieures à tout traitement synthétique ou à tout exposé trop détaillé — et déclare l’auteur d’une telle enquête philosophique le bienfaiteur du genre humain. Pour tout cela Aristote mérite la plus grande reconnaissance à la fois de nous et de tous ceux capables d’apprécier l’acuité de son esprit.

Voilà une bien forte recommandation — et je suis disposé à en reconnaître la sincérité —, mais à n’en pas douter elle remplit aussi une fonction rhétorique, comme faire-valoir à ce qui suit, puisqu’il s’agit là à peu près des dernières paroles aimables que nous lirons à propos d’Aristote dans ce commentaire. En effet, le tout va immédiatement de mal en pis :

Cependant, puisque c’est un fait que, pour quelque raison que ce soit, à la fois dans d’autres sections de son traité théologique[6] et en particulier dans les deux derniers livres, M et N, il se permet de critiquer abondamment les premiers principes des pythagoriciens et des platoniciens, sans jamais offrir une quelconque justification adéquate de sa position, et dans bien des cas, si je puis dire la vérité avec franchise, sans même les confronter sur leur propre terrain, mais plutôt en fondant ses objections sur ses propres hypothèses, il m’est apparu raisonnable, en toute justice envers les lecteurs non avertis, et cela afin que sous l’effet de leur vénération légitime pour l’homme ils ne soient entraînés à mépriser des vérités divines et la philosophie inspirées des Anciens, de soumettre ses remarques, au meilleur de nos capacités, à un examen impartial et critique, et de démontrer que les doctrines de Pythagore et de Platon concernant les premiers principes restent irréfutées et invaincues, et que les arguments d’Aristote contre ceux-ci ratent largement la cible et suivent des méthodes d’enquête très étrangères à ces hommes divins, tandis que dans les quelques cas où ils cherchent à attaquer directement ces principes, ils sont incapables d’établir une quelconque réfutation véritable, petite ou grande. Et il ne saurait en être autrement, car « la vérité ne peut jamais être réfutée », selon les paroles de cet homme divin[7], et en s’appropriant leurs arguments concernant les premiers principes aux faits, les pères de ces arguments les établirent de manière aussi ferme et inébranlable que les arguments doivent l’être.

Syrianus expose ici une bonne part de la stratégie qu’il se propose d’employer dans son traitement d’Aristote. Platon et les pythagoriciens ont infailliblement raison. Tel est le principe de départ. Lorsque Aristote adresse des critiques à leurs doctrines donc, soit il méconnaît leurs positions et attaque un homme de paille, soit il « impose ses propres hypothèses », créant ainsi une contradiction en utilisant des termes dans son sens et non celui des pythagoriciens et platoniciens. Ainsi, de manière générale, la stratégie de Syrianus consiste à attaquer Aristote d’un point de vue supérieur en lui exposant simplement, ainsi qu’à nous, la doctrine platonicienne véritable. Il est vrai qu’ailleurs il l’affronte en échangeant sarcasme pour sarcasme. À d’autres occasions, toutefois, il cherche à réfuter Aristote dans les termes mêmes de ce dernier, c’est-à-dire en citant Aristote contre Aristote. Je choisirai quelques exemples de ces trois procédés en les traitant l’un après l’autre, puisque chacun revêt un intérêt propre.

On doit garder à l’esprit en examinant tout ceci que Syrianus, quoique d’abord philosophe, maîtrise en outre parfaitement les arts de la rhétorique. Son seul autre ouvrage qui nous soit parvenu est en effet[8] un commentaire du manuel d’Hermogène, De Ideis, ou « Sur les genres de styles », dans lequel il fait montre d’une connaissance complète et intime de toutes les ruses du rhétoricien. On ne doit donc pas être surpris de le voir employer divers procédés rhétoriques un peu partout dans son commentaire.

I. Traiter Aristote avec condescendance

Je commencerai par un passage où Aristote est accusé de déformer la doctrine platonico-pythagoricienne. Aristote entreprend le livre M, je le rappelle, en posant la question du mode d’existence des objets des sciences mathématiques. Au cours du chapitre 1 (1076a33-36), il propose la division suivante : « Si les objets des mathématiques existent, ils doivent nécessairement exister soit dans les choses sensibles, comme l’affirment certains, soit séparément des choses sensibles (il y en a aussi qui affirment ceci) ; ou, si ni l’un ni l’autre, soit ils n’existent pas du tout, soit ils existent d’une quelque autre manière ».

Cette division aristotélicienne vise bien entendu à mettre à nu les contradictions de la position platonicienne, ce à quoi Syrianus est très sensible. Son commentaire sur ce passage se lit comme suit (p. 84, 9 et suiv.) :

Or il a raison d’employer cette division, sauf dans la mesure où il a postulé que certains ont abandonné les objets mathématiques comme inhérents dans les choses sensibles, et il a très bien saisi et exprimé la conséquence de son hypothèse ; car s’ils ne sont ni séparés ni inséparables des choses sensibles, soit ils n’existent pas du tout, soit ils acquièrent un certain degré d’existence qu’ils possèdent d’une quelque autre manière, c’est-à-dire qu’ils sont générés en nous par l’abstraction (aphairesis), ce qui est en effet sa propre position. Il attaque à la fois la position selon laquelle ils sont inséparables des choses sensibles et celle selon laquelle ils ont une existence séparée, afin qu’ils ne puissent exister d’aucune manière comme les célèbres « trucs » (skindapsos), c’est-à-dire précisément que sa propre position puisse l’emporter, selon laquelle ils sont déduits des choses sensibles au moyen de l’abstraction.

Syrianus se penche ensuite sur le début du chapitre 2 (1076a38-b13), où Aristote croit démontrer que les objets des mathématiques ne peuvent pas être dans les choses sensibles et cela (a) parce qu’il est impossible pour deux solides (sterea) d’occuper le même espace en même temps et (b) parce que, selon cette même théorie, tous autres attributs et potentialités existeraient dans les choses sensibles et aucun d’eux n’existerait séparément. À cela Syrianus répond comme suit (p. 84, 20 et suiv.) :

La question de savoir s’il a dans ce passage avancé un argument fort ou faible n’a aucune importance, car aucun des pythagoriciens, ni Platon lui-même, ni aucun platonicien de son temps ne postula que les figures et quantités géométriques sont inhérentes aux choses sensibles ; si Severus ou quelqu’un d’autre qui a commenté Platon par la suite, se fondant sur les enseignements d’Aristote lui-même, a fait un usage illégitime des entités mathématiques dans leur explication des causes physiques, cela n’a rien à voir avec les Anciens dont il tente ici de réfuter les doctrines ; de sorte que je ne lui adresserai pas de réponse sur cette question à partir de telles sources.

En somme, selon Syrianus, Aristote s’en prend à un homme de paille et ne mérite pas qu’on lui réponde. Sa référence au platonicien du iie siècle ap. J.-C., Severus, est d’un grand intérêt, mais la visée rhétorique qui la motive consiste à dire que, si Severus en vint à formuler une telle théorie, c’est uniquement parce qu’il était lui-même influencé par Aristote[9].

Quoi qu’il en soit, poursuit Syrianus, il n’est pas vrai que deux corps « solides » (dans le sens de la tridimensionnalité) ne peuvent pas occuper le même espace. Ce qui est ici assez intéressant, c’est qu’il fournit (p. 84, 32 et suiv.), pour étayer cette affirmation, l’exemple de l’extension (diastêma) en général qui pénètre l’univers physique tout entier :

[…] il ne coupe autre chose, ni n’est coupé lui-même, étant divisé comme l’air et les autres corps, mais s’étend partout dans le cosmos, inébranlable, ferme, immobile et exempt de tout changement, fournissant un lieu et un réceptacle et une borne et une circonférence, et toute chose de ce genre, à la somme totale du cosmos visible.

Un aspect particulièrement intéressant de cette remarque réside dans le fait que Syrianus ne revendique pas purement et simplement cette doctrine du diastêma (entendu comme un corps étendu quoique non pas physiquement résistant) en tant que partie intégrale du platonisme traditionnel, mais qu’il se réfère plutôt (p. 84, 31 et suiv.) à « ceux qui postulent cette théorie », de sorte que la question se pose : quelles sont ces personnes ? Il devient évident dans la suite du texte que cette « extension » est intimement liée à l’Âme de l’Univers et peut en effet être conçue comme son « véhicule pneumatique ». En tout cas il en parle (p. 85, 7 et suiv.) comme quelque chose « possédant sa substance (σχεῖν τὴν ὑπόστασιν) en collaboration avec la volonté et l’intellection de l’Âme cosmique, l’Âme la rendant sphérique par l’intermédiaire de sa vision de l’Intellect ». Il est évident que cela est le véhicule de l’Âme comme gouvernement du cosmos physique. Son interpénétration avec le cosmos est comparée peu après (p. 85, 19-22) à la lumière de diverses lampes se répandant dans une pièce. Cet emploi de la lumière comme analogie est de grande importance.

À ce propos, Wilhelm Kroll (dans une note dans l’apparat critique ad loc.) attire notre attention avec perspicacité sur un passage du Commentaire sur la République de Proclus (II, 196, 22 et suiv.) — ouvrage profondément tributaire de Syrianus, comme l’a amplement démontré Anne Sheppard[10] — dans lequel il rend compte de l’identification (dont il attribue la paternité à Porphyre tout en y souscrivant lui-même) du pilier de lumière vu par les âmes dans le mythe d’Er durant leurs déambulations (Rép. X, 616 b) avec le véhicule (okhêma) de l’Âme cosmique qui doit être conçu comme « un corps antérieur au corps du cosmos, immédiatement attaché à l’Âme de l’Univers ».

Kroll a, je crois, très probablement raison d’établir ici ce lien. Si je m’arrête dans le cadre de cette discussion sur ce curieux objet de l’héritage néoplatonicien, c’est simplement pour illustrer une stratégie à laquelle Syrianus a recours dans sa réfutation d’Aristote, soit l’exposition de la doctrine platonico-pythagoricienne « véritable » afin de démontrer la compréhension inadéquate qu’a Aristote des « réalités ». Contre Aristote, cette stratégie doit être considérée comme entièrement vaine puisque celui-ci n’aurait eu que mépris pour ces « réalités » pythagoriciennes (en particulier pour une entité telle que le véhicule pneumatique cosmique !), si on les lui avait exposées. Nous pouvons néanmoins être reconnaissants des divers aperçus sur le développement de la doctrine platonicienne tardive que nous livrent les exposés de Syrianus.

II. Répondre au sarcasme par le sarcasme

Une seconde stratégie à laquelle a recours Syrianus est le bon vieux sarcasme consistant simplement à rendre à Aristote, après tout, la monnaie de sa pièce puisque les livres M et N sont remplis, selon lui, d’arguments sophistiques et malveillants. Pour ne prendre qu’un exemple, examinons sa réponse au passage 1079a14-19, où Aristote formule un argument plutôt obscur parce qu’allusif contre les platoniciens, selon lequel ceux-ci, en exposant la théorie des Idées, sapent en réalité leur propre théorie des premiers principes ; il est sans doute ici question de l’Un et du Grand et Petit, ou Plus Grand et Plus Petit :

Et en général les arguments en faveur des Idées abolissent des choses qui sont plus importantes aux défenseurs des Idées que ne l’est l’existence des Idées elles-mêmes ; car la conséquence en est que ce n’est pas le Deux (ou la Dyade) qui est premier, mais le Nombre, et que le relatif (to pros ti) à son tour est antérieur à l’absolu (to kath’ hauto) ; et toutes les autres façons dont ceux qui suivent les opinions soutenues concernant les Idées ont contredit les premiers principes.

On a ici l’impression qu’Aristote tente de tirer profit, sans raison légitime, de la dénomination du second principe de Platon, « le Plus Grand et Plus Petit », qui est considéré comme une sorte de nombre relatif, mais on ne peut en être certain. Quoi qu’il en soit, Syrianus ne va pas le laisser s’en tirer ainsi. D’abord, il expose la doctrine platonicienne véritable (p. 112, 14 et suiv.) :

Or ces hommes (c’est-à-dire les platoniciens) ont prétendu que, après le Principe premier unique, qu’il lui a plu de nommer le Bien et l’Un au-delà de l’essence, il y avait deux principes de toute chose, la Monade et la Dyade d’une force infinie (apeirodynamos), et ils répartirent ces principes à tous les niveaux de l’être et au mode propre à chacun. Car il y a un élément analogue au Bien dans chaque domaine de l’être et de même pour les entités assimilées à la Monade première et à la Dyade.

Il ne s’agit pas, bien entendu, du pythagorisme ancien ni du platonisme de l’Ancienne Académie, mais plutôt d’un amalgame exotique élaboré d’abord, dans la mesure où nous pouvons en juger, par Eudore d’Alexandrie au ier siècle av. J.-C., à partir de deux versions distinctes du pythagorisme primitif, et d’une interprétation du Philèbe de Platon, qui furent ensuite reprises par un néopythagoricien qui s’est mis à couvert sous le nom de d’Archytas — ce dernier, plutôt qu’Eudore, semble être la source de Syrianus[11]. Celui-ci retourne ensuite à Aristote :

Mais notre ami Aristote déclare que, en postulant la Dyade essentielle et la Monade essentielle parmi les Idées, tout d’abord, puisqu’ils sont enclins à décerner les honneurs les plus élevés aux causes formelles (εἰδητικαὶ αἰτίαι) en déclarant celles-ci principes premiers, ils abolissent la Monade et la Dyade parmi les principes premiers (car quelle monade ou dyade pourrait être supérieure à la Monade et Dyade primitives ?), et ensuite, puisque la Tétrade essentielle (ἡ αὐτοτετράς) est deux fois la Dyade essentielle et la Dyade essentielle est en effet deux fois la Monade essentielle, et elles sont toutes des nombres, non seulement le nombre absolu est-il supérieur aux principes premiers, mais même le nombre relatif l’est aussi ; et de manière générale il affirme que dans bien des cas où leur désir de maintenir leurs positions concernant les Idées ils se trouvent malgré eux en conflit avec leurs propres principes.

Aristote cherche ici à marquer des points, mais il confond systématiquement les Idées-Nombres (auxquels il ne croit pas) avec les nombres mathématiques ou unitaires : la Tétrade « véritable », pour ainsi dire, n’est pas deux fois la Dyade « véritable », ni non plus quatre fois la Monade ; elle est simplement « Tétrade », ou ce que signifie être Quatre. Syrianus l’attaque alors (p. 112, 28 et suiv.) :

Mais que tout cela est assez lamentable et ne traite guère avec sérieux la position de ces hommes divins, cela sera évident, avant même toute argumentation, aux yeux de toute personne sensée[12]. Néanmoins, on exigera peut-être de nous que nous offrions une réponse adéquate à ce raisonnement fallacieux.

Il expose ensuite dans un certain détail la doctrine platonico-pythagoricienne des principes premiers et leur rapport aux Idées-Nombres ; au moyen d’une telle introduction, il a néanmoins réussi à se placer sur un plan intellectuel plus élevé qu’Aristote. Il y a de nombreux exemples, un peu partout dans son commentaire, de cette manière de traiter Aristote[13].

III. Citer Aristote contre Aristote

J’aimerais enfin me pencher sur un exemple de la troisième stratégie à laquelle a recours Syrianus à plusieurs reprises, celle de citer Aristote contre lui-même. Cela est bien entendu particulièrement efficace dans le contexte de la philosophie ancienne, dans lequel aucune incohérence quelle qu’elle soit ni même une évolution doctrinale n’est permise à un philosophe sérieux et, à plus forte raison, à des hommes divinement inspirés tels que Pythagore et Platon, ni même par extension Aristote ; de sorte que n’importe quel passage dans n’importe quelle partie des ouvrages du philosophe peut être cité pour réfuter n’importe quel autre.

Dans le passage que j’ai choisi (1076b39-1077a14), Aristote attaque ce que l’on peut appeler « l’argument de l’objectivité ». Selon cet argument, pour que les mathématiques soient objectivement vraies, il doit exister des objets correspondant aux diverses sciences mathématiques, qui sont distincts des objets physiques. Dans ce passage en particulier (1077a5-9), Aristote cherche à tirer des conséquences absurdes en se concentrant sur les sciences de l’optique et de l’harmonie, qui devraient aussi avoir leurs propres objets :

Et de même les objets de l’optique et de l’harmonie seront distincts, car il y aura son et vision indépendamment des objets sensibles et particuliers. Par conséquent il est évident que les autres sens et leurs objets existeront séparément ; car pourquoi devrait-il en être ainsi d’une classe d’objets et non pas d’une autre ? Et si tel est le cas, il y aura aussi des êtres vivants distincts dans la mesure où il y aura des sens distincts.

L’idée principale de ce passage semble être la suivante : pour qu’il y ait des objets idéaux de vision et de son, il doit y avoir des organes sensoriels pour les percevoir et donc des êtres vivants idéaux qui possèdent des organes sensoriels. Aristote présente cela d’un air triomphant comme une absurdité. Syrianus pour sa part ne considère pas cela comme une absurdité, et il se propose en outre de prouver qu’Aristote, d’après ses propres déclarations ailleurs, ne le peut pas lui non plus (p. 88, 35 et suiv.) :

Il n’y a en réalité rien d’étrange dans toutes ces choses présentes dans les principes (logoi) et dans les images des principes, c’est-à-dire les objets de l’imagination (phantasmata) non seulement antérieurs aux objets sensibles, mais aussi antérieurs aux principes dans la nature (physikoi logoi) qui donnent forme aux objets sensibles. Mais, quoique ces faits soient admis, il évoque comme la plus grande des absurdités l’idée selon laquelle s’il y a des sens séparés, il y aura alors un autre ensemble d’êtres vivants ; mais en dépit du fait que son propre maître (c’est-à-dire Platon) lui a dit il y a longtemps que l’Être vivant essentiel (autozôion), par la compréhension qu’il a en lui-même de tous les êtres vivants intelligibles, est la cause des êtres vivants, tant dans les domaines psychique que sensible, il prétend qu’il n’a jamais entendu quoi que ce soit sur de tels sujets.

Il s’agit bien sûr d’une référence au Timée (30c), dont Aristote comme élève de Platon doit forcément avoir pris note, mais puisqu’il ne semble pas s’être imprégné de cette doctrine, Syrianus se propose tout d’abord de la lui rappeler, et ensuite (p. 89, 18 et suiv.) lui fait remarquer que lui-même en réalité accepte l’existence d’êtres vivants autres que ceux physiques :

Et afin que je ne dépende pas du témoignage de ce que d’autres ont dit, lui-même a appelé, au livre K[14], l’Intellect un être vivant. Il est donc évident qu’il ne devrait assurément pas dédaigner d’appeler être intellectif chacun de ses autres niveaux, même s’il n’est pas premier. En outre, dans l’Éthique, il est évident qu’il souhaite que l’être humain, dans son sens propre, soit son intellect. Si donc l’intellect en nous est l’être humain dans son sens propre et que chaque homme est un être vivant, la conclusion est parfaitement claire.

Sa stratégie est ici pleine d’intérêt, même si elle n’est pas entièrement efficace contre le propos d’Aristote dont il faut admettre par ailleurs le caractère problématique. Le passage dans le livre Lambda — car il s’agit bien de Lambda, et non de Kappa — se lit comme suit :

De plus, la vie appartient à Dieu. Car l’actualité (energeia) de la pensée est la vie, et Dieu est cette actualité ; et l’actualité essentielle de Dieu est la vie suprême et éternelle. Nous soutenons que Dieu est un être vivant, éternel, suprêmement bon ; et par conséquent la vie et l’existence éternelle continue appartiennent à Dieu ; car c’est cela même qui est Dieu.

La référence à l’Éthique est un peu moins claire, mais elle concerne probablement un passage comme celui au livre X, 1177a12 et suiv.[15], où Aristote identifie le bonheur dans son sens le plus élevé au bonheur de l’élément le plus élevé en nous, qui est l’intellect, et Syrianus peut logiquement en tirer la conclusion que l’homme, dans son sens le plus authentique, doit être identifié à son intellect. De cette manière, Syrianus est à même de prétendre qu’Aristote lui-même du moins reconnaît qu’il existe un être vivant immatériel, dans un cas le Moteur immobile (et tous les autres astres moteurs inférieurs) et dans l’autre, l’intellect de l’homme, de sorte qu’il est ici incohérent de sa part de ridiculiser l’idée d’un être immatériel ayant la connaissance de vérités mathématiques et même harmoniques et pouvant en outre être décrit comme un « être vivant » (zôion). Là encore il s’agit seulement d’un exemple de l’emploi que fait Syrianus d’une telle stratégie dans son commentaire[16], mais cela aura servi à illustrer ce procédé.

En somme, je crois que ce bref survol suffit à démontrer que le Commentaire sur la Métaphysique de Syrianus se démarque des commentaires néoplatoniciens d’Aristote par son ton fortement antagoniste. Ce ton est toutefois largement déterminé par la nature polémique du texte d’Aristote. Cela ne signifie pas nécessairement que Syrianus abandonne la position établie par Porphyre sur l’accord fondamental entre Platon et Aristote. Seulement il n’est pas prêt à laisser Aristote s’en tirer avec le genre de critiques sournoises qu’il se permet dans les livres M et N de la Métaphysique. Nous savons après tout, grâce à Simplicius, que Syrianus a écrit un commentaire sur les Catégories, et rien n’indique que cet écrit était polémique, en dépit de la longue tradition de commentaires hostiles par des platoniciens et des stoïciens sur cet ouvrage. Ce commentaire à la Métaphysique semble donc être un cas isolé, ce qui le rend d’autant plus intéressant.