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Introduction

Nombre de recherches (Tardif & Lessard, 1999 ; Maroy, 2005 ; Piot, 2005, etc.) montrent que le travail de l’enseignant au quotidien se diversifie de plus en plus dans et hors de la classe. La mutation des pratiques enseignantes[1] vers un travail accordant de plus en plus de place à la dimension collective nous a amenés à nous interroger sur les interrelations entre les pratiques du stagiaire dans la classe et les pratiques collaboratives du stagiaire et du conseiller pédagogique[2] dans l’établissement. En effet,

les travaux consacrés aux savoirs et aux compétences des enseignants sont légion […] (Gauthier (1993), Tardif (1993), Perrenoud (1999), Altet (2002), Ria (2001), Mellouki (1993), Paquay (1994), etc.), tout comme ceux portant sur la formation en alternance (Clénet, 1998, Clavier, 2001, Landry, 2002, Massip, 2004)

Pétignat, 2009, 35

Mais, à notre connaissance, peu de recherches se sont centrées, d’un point de vue heuristique, sur l’étude de la relation entre la formation initiale à travers les stages et les pratiques d’enseignement des enseignants. Or, il nous semble nécessaire de théoriser cette relation afin de mieux l’expliquer et la comprendre. Pétignat (2009, p. 11) souligne que « toute formation professionnelle initiale, quel que soit le métier concerné, considère une expérience de travail en situation concrète comme un élément constitutif du développement des compétences et de l’identité professionnelle ». À l’instar de l’auteur, nous nous interrogeons : « Sait-on pour autant précisément ce qui s’apprend dans ce qu’il est souvent convenu d’appeler la formation pratique » ?

Pour éclairer ce questionnement, nous mobiliserons une approche sociocognitive de l’apprentissage professionnel de l’enseignant stagiaire. L’objectif de cet article est de mettre au jour la construction et la mobilisation des savoirs professionnels des enseignants stagiaires de l’enseignement agricole français durant le stage de pratique accompagnée[3]. Plus précisément, nous tentons de montrer qu’au travers de l’apprentissage social, l’enseignant stagiaire construit des savoirs professionnels qui sont mobilisés dans ses pratiques d’enseignement[4]. Le conseiller pédagogique[5], perçu comme un médiateur, est considéré comme pouvant faciliter l’apprentissage professionnel du stagiaire. Nous postulons que lors du stage de pratique accompagnée, les enseignants stagiaires construisent dans l’interaction avec leurs CP des savoirs professionnels qu’ils mobilisent dans leurs pratiques d’enseignement. Nous nous intéressons donc aux savoirs professionnels construits et mobilisés au cours de la « formation pratique » dans le champ de la formation initiale des enseignants.

Nous mettons tout d’abord en évidence la problématisation de l’objet de recherche et l’hypothèse de travail. Notre volonté d’étudier la construction et la mobilisation des savoirs professionnels de l’enseignant stagiaire au travers de l’apprentissage social et le constat que le stage de pratique accompagnée constitue un lieu privilégié pour l’apprentissage de la réalité professionnelle nous conduisent à poser l’hypothèse générale selon laquelle les enseignants stagiaires construisent dans l’interaction avec leurs CP des savoirs professionnels. Ces savoirs sont mobilisés dans leurs pratiques d’enseignement. Puis, nous développons notre ancrage théorique qui repose sur l’approche sociocognitive et s’oriente vers les théories de l’apprentissage social. Il permet d’éclairer la construction interindividuelle des savoirs en privilégiant la relation de tutelle de Bruner (1993). Nous présentons ensuite l’enquête et notre méthodologie qui repose sur une démarche qualitative. Enfin, nous exposons l’analyse des résultats qui s’appuie sur un tableau synthétisant les résultats obtenus et dont l’objectif est d’établir un lien entre les processus d’apprentissage à l’oeuvre et la nature des savoirs professionnels. Nous étudions en effet les processus sociocognitifs par lesquels des interactions sociales avec le CP peuvent favoriser la construction de savoirs professionnels chez l’enseignant stagiaire. Nous verrons que les stagiaires construisent au travers de l’étayage (Bruner, 1993) des savoirs professionnels relatifs à la prise en charge des tâches d’enseignement.

1. Problématisation

À partir de la présentation du contexte de la formation des enseignants stagiaires de l’enseignement agricole français (avant la réforme de 2010), nous mettrons en avant que le dispositif du stage de pratique accompagnée favorise les interactions sociales entre stagiaire et CP et nous verrons comment et en quoi il permet au stagiaire de construire et de mobiliser des savoirs professionnels.

1.1 Le choix du terrain d’investigation

Pour mettre en évidence la relation entre les pratiques de l’enseignant stagiaire en classe et les pratiques collaboratives du stagiaire et du CP lors des situations formalisées et informelles, notre attention s’est portée sur la formation initiale des stagiaires de l’enseignement agricole et plus particulièrement sur le dispositif du stage de pratique accompagnée. Précisons qu’en France, avant la réforme de la « Masterisation » (2010), les enseignants stagiaires lauréats du concours de recrutement entamaient une année de formation initiale à l’IUFM[6] (Éducation nationale) ou bien à l’ENFA[7] (Enseignement agricole). Cette année se composait en alternance de modules de formation à l’ENFA (dans le cas qui nous occupe) et de stages en établissement scolaire. L’enseignant stagiaire effectuait chacun de ces stages auprès de son enseignant référent (CP), c’est-à-dire au sein des mêmes classes. Le premier de ces stages, nommés stage d’observation et d’une durée de quatre semaines, permettait au futur enseignant de découvrir le fonctionnement d’un lycée agricole. Puis, un stage de pratique accompagnée d’une durée de cinq semaines, pendant lequel le stagiaire prenait en charge six heures d’enseignement par semaine. Le stage de pratique accompagnée lui permettait de découvrir et de développer des pratiques diversifiées du métier, adaptées aux différentes étapes du cursus des élèves. Par la suite, le stage de pratique autonome d’une durée de cinq semaines permettait au stagiaire de pleinement mesurer la réalité du métier d’enseignant, car durant cette période il « remplaçait » son CP et était en totale responsabilité face aux élèves. Enfin, le stage d’insertion dans l’établissement d’affectation d’une durée de deux semaines permettait au stagiaire de découvrir son nouvel établissement ainsi que ses futurs collègues avant la rentrée scolaire.

Ainsi, dans notre étude, l’apprentissage social sera mis en évidence au travers des pratiques, et cela au sein de ce dispositif qu’est le stage de pratique accompagnée. Notons que le choix de cet objet présente deux avantages non négligeables.

Le premier est d’avoir choisi un « terrain » pertinent pour notre étude. En effet, nous nous sommes focalisées sur cette année de formation initiale, car elle revêt une place charnière. Elle est à la fois l’unique année de formation professionnelle en alternance et l’année de titularisation. Mener nos investigations dans les établissements lors du stage de pratique accompagnée nous a paru véritablement pertinent pour notre étude, car il s’agit là d’un moment privilégié d’échanges entre CP et stagiaire. En effet, durant cette période, le stagiaire prend en charge six heures d’enseignement par semaine. Ainsi, le stagiaire sollicite très fréquemment des conseils de la part de son CP. De plus, le CP assiste aux séances conduites par le stagiaire et procède ensuite une mise au point soit lors de moments formels comme les entretiens post-leçon, soit lors d’échanges informels (par exemple, durant les récréations, pendant le repas de midi, etc.). Nous pouvons également souligner que pour les stagiaires c’est un moment déterminant, car c’est généralement durant ce stage de pratique accompagnée qu’ils sont inspectés. Ils « jouent » donc leur titularisation.

Le deuxième intérêt est d’envisager le dispositif du stage de pratique accompagnée et « les pratiques qui lui sont afférentes comme une entrée qui nous donnerait « à voir », un moyen de faire apparaître l’apprentissage social et de l’étudier » (Blanc, 2007, p. 73). Cet angle d’approche est rarement envisagé pour étudier le dispositif du stage de pratique accompagnée. Il ne s’agit donc pas de mener une étude sur le stage de pratique accompagnée en tant que tel, pour éclairer ce champ en particulier, mais de l’utiliser comme un moyen qui donnerait à voir, une entrée.

1.2 La problématique

Notre étude tente d’appréhender les interrelations entre stagiaire et CP en privilégiant une approche sociocognitive. « Cette dernière pose comme prépondérante outre le rôle de l’action, celui de la dimension sociale dans l’apprentissage » (Blanc, 2007, p. 67). Nous nous intéressons donc aux apprentissages professionnels mis en oeuvre par le stagiaire dans l’exercice de son activité, aussi bien en classe face à ses élèves, que lors des interactions avec des pairs (dans notre cas, le CP), à l’occasion d’échanges interindividuels. Nous allons donc étudier « l’impact du travailler ensemble » lorsque les enseignants (stagiaire et CP) collaborent lors d’échanges interindividuels et ses retombées dans l’évolution des pratiques du stagiaire dans la classe. Il nous a en effet paru pertinent de nous intéresser aux savoirs professionnels des stagiaires en tentant de préciser ce qu’ils apprennent (en lien avec la diversité des tâches qu’ils auront à assumer) en faisant le lien entre la nature de ces savoirs professionnels et les processus ayant permis leur élaboration, car les travaux actuels (par exemple, Pétignat, 2009) ont tendance à ne les aborder qu’en termes de représentations.

Le dispositif du stage de pratique accompagnée, qui fournira l’occasion de mettre en évidence les différents modes de communication du stagiaire et de son CP, va nous permettre de constater si certains savoirs professionnels se construisent par apprentissage interindividuel et sont mobilisés dans les pratiques d’enseignement. En effet, nous cherchons à savoir : comment le stage de pratique accompagnée comme situation d’interaction sociale va permettre au stagiaire de construire des savoirs professionnels ? Il s’agira donc d’étudier les pratiques au sein de ce dispositif de formation.

La recherche a porté sur des enseignants stagiaires de l’enseignement agricole en formation initiale à l’ENFA de Toulouse. Nous nous sommes centrées plus particulièrement sur la période du stage de pratique accompagnée qui est, nous l’avons dit, un moment privilégié d’échanges entre le stagiaire et son CP.

Cet article poursuit l’objectif de comprendre les apprentissages professionnels (leur nature, leurs modalités d’élaboration, leur mobilisation dans l’action) des enseignants stagiaires de l’enseignement agricole français durant le stage de pratique accompagnée.

La construction interindividuelle des savoirs professionnels, que nous avons choisi de considérer dans cette recherche, nous amène à formuler l’hypothèse générale suivante :

Les enseignants stagiaires construisent dans l’interaction avec leurs CP des savoirs professionnels qu’ils mobilisent dans leurs pratiques d’enseignement.

En d’autres termes, le travail collaboratif entre CP et stagiaire (pratiques interindividuelles) est une condition potentielle de construction d’apprentissages professionnels. Ces apprentissages professionnels sont mobilisés dans les pratiques d’enseignement des stagiaires et sont susceptibles de constituer des ressources nouvelles pour eux. Ainsi, les pratiques interindividuelles seraient donc propices à l’apprentissage professionnel.

2. Cadre théorique

Nous présenterons en premier lieu une revue de travaux, non exhaustive, concernant la notion de savoir. Puis, nous expliciterons le concept d’étayage (Bruner, 1993).

2.1 La nature des savoirs professionnels

« Que faut-il entendre par « savoir » lorsque cette notion est utilisée, comme c’est le cas aujourd’hui dans un grand nombre de recherches, dans les expressions telles que « le savoir des enseignants », « les savoirs des enseignants », « le savoir enseigner », « le savoir enseignant », etc. ? » (Tardif et Gauthier, 1996, p. 210). Ils soulignent (1996) que cette question porte « sur une réalité très complexe » (p. 210). Les auteurs (1996, p. 210) s’interrogent : « qu’est-ce que le savoir ? Qu’est-ce qu’un savoir ? » Pour eux (1996, p. 210), « de telles questions ont suscité et suscitent encore une multitude de réponses ».

2.1.1 Qu’entendons-nous par savoirs professionnels ?

Tardif & Lessard (1999, p.359) définissent la « connaissance des enseignants » par « l’ensemble des savoirs, des compétences et des habiletés à la base de leur travail ». Les auteurs (1999) soulignent qu’« il est apparu également que les enseignants, loin d’être uniquement des « transmetteurs de connaissances », comme le conçoit une certaine tradition pédagogique, entretenaient des rapports complexes et actifs avec les différentes connaissances intégrées à leurs pratiques quotidiennes » (p. 359). Ils (1999) indiquent que

toute personne qui s’intéresse aujourd’hui à l’étude de l’enseignement ne peut être que frappée par la profusion et l’éclatement des écrits portant sur la connaissance des enseignants. Alors qu’il y a une vingtaine d’années à peine, cette question était presque négligée, elle est devenue entre-temps un véritable cheval de bataille pour des chercheurs, des théoriciens et des pédagogues appartenant à des courants théoriques très variés et étudiant, sous le terme commun de « savoir » ou de « connaissance », des objets multiples selon des perspectives très différentes

p. 360

Les auteurs (1999) relèvent très justement que « par conséquent, l’éclatement du champ de recherche et la diversité des conceptions proposées jusqu’à ce jour illustrent bien l’ambiguïté même de la notion de « savoir » (knowledge)[8], tel qu’elle est utilisée depuis une vingtaine d’années en éducation » (p. 360). La recension de travaux effectuée par Tardif et Lessard à ce propos est très intéressante. Ils expliquent (1999) tout d’abord que certains auteurs (Mellouki, 1989 ; Bourdoncle, 1991, 1993 ; Chapoulie, 1973a, 1973b, 1987 ; Ropé & Tanguy, 1994 ; Tanguy, 1991 ; Labaree, 1992 ; Pinar et al., 1995) ont préconisé une démarche critique, le plus souvent d’inspiration sociologique ou sociohistorique. Nous rejoignons Tardif & Lessard (1999, p. 361) qui soulignent que « ces travaux critiques, s’ils élargissent le débat et dévoilent certains enjeux cachés, tendent souvent à évacuer la question des connaissances à la base de l’enseignement, en la rapportant à des enjeux sociaux ou idéologiques éloignés des conditions de travail auxquelles sont confrontés les praticiens ». Ainsi, de même que les auteurs (1999), nous dirons que s’il est vrai que le savoir professionnel, « le « savoir au travail » comporte indéniablement des dimensions sociopolitiques, il n’en reste pas moins qu’ils ne se réduisent pas à cela » (p. 361).

Dans leur analyse, Tardif et Lessard (1999) mettent en avant qu’« une autre tendance de la recherche, fort importante aujourd’hui, propose d’étudier le savoir professionnel des enseignants en fonction de l’activité en classe » (p. 361). Celle-ci fournirait « le site privilégié d’investigation des savoirs des enseignants tels qu’ils sont véritablement incorporés et mobilisés dans les interactions concrètes avec les élèves » (Tardif & Lessard, 1999, p. 361). Nous considérons ce type d’approche comme pertinent, toutefois, tout comme Tardif et Lessard (1999) et Marcel (2005) « nous ne croyons pas que l’activité professionnelle des enseignants se limite et se définit entièrement par le travail en classe » (Tardif & Lessard, 1999, p. 361). En effet, l’évolution du travail d’enseignant tend de plus en plus à élargir son travail hors de la pratique d’enseignement. De plus, le fait que l’enseignement « soit un métier de relations humaines, un travail interactif, induit un certain nombre de conditions qui déterminent la connaissance des agents qui l’accomplissent » (Tardif & Lessard, 1999, p. 361). Ainsi, tout comme les auteurs (1999, p. 362), nous pensons que « la classe constitue un lieu d’étude nécessaire pour la compréhension des savoirs professionnels des enseignants, mais non un lieu suffisant ». Tardif et Lessard (1999, p. 362) précisent que « de la même façon qu’on ne peut pas comprendre l’enseignement en étudiant exclusivement ce qui se passe en classe, on ne peut pas comprendre non plus la connaissance des enseignants en limitant leur travail à la classe ».

Nous l’avons compris, la notion de savoir demeure floue. Il apparaît donc légitime de s’interroger : de quels savoirs parle-t-on lorsqu’il est question de l’apprentissage professionnel des enseignants et quels liens ces savoirs entretiennent-ils entre eux ?

Nous rejoignons Uwamariya et Makamurera (2005) lorsqu’elles avancent que

les considérations théoriques sur le développement professionnel des enseignants peuvent être ramenées au concept global de l’apprentissage de l’enseignement. Il convient donc de se questionner sur le fondement de cet apprentissage, surtout en ce qui a trait à l’acquisition du savoir enseignant

p. 143

De même que les auteurs, notre intention n’est pas de critiquer les approches déjà existantes; il s’agit pour nous de tenter de comprendre les savoirs des enseignants, sujet qui est « préoccupant dans les débats et les écrits scientifiques depuis les années 1980 (Shulman, 1986 ; Beauchesne, 1994 ; Raymond, 1993 ; Tardif, Lessard & Lahaye, 1991 ; Cochran-Smith & Lytle, 1999) et qui, malgré tout, ne fait pas encore l’unanimité au point de vue de sa conceptualisation et de ses composantes » (Uwamariya & Makamurera, 2005, p. 144).

Les auteurs expliquent que, d’après Raymond (1993), « le savoir enseignant correspond aux savoirs que l’enseignant construit, s’approprie et transforme dans et par sa pratique ou lors de son expérience vécue » (Uwamariya & Makamurera, 2005, p. 144). Cependant, « le sens précis attribué au savoir enseignant varie d’un auteur à l’autre et s’explique selon des orientations théoriques divergentes » (Uwamariya & Makamurera, 2005, p. 144). Elles poursuivent en indiquant que

comme Tardif et Lessard (1999) le constatent, la conceptualisation du savoir enseignant mise sur diverses typologies qui paraissent en même temps difficiles à comparer. Ce phénomène paraît caractériser l’une des complexités de la profession enseignante. Le savoir enseignant semble, en effet, se développer à partir d’une interaction entre différents types de savoirs

Uwamariya et Makamurera, 2005, p. 144

Uwamariya et Makamurera (2005) rappellent « que le métier d’enseignant représente un grand nombre de défis à plusieurs égards. D’une part, l’apprentissage y est complexe. Se faisant à plusieurs niveaux (formation, carrière, société, etc.), il fait appel à divers domaines de références parfois opposés (Beauchesne, 1994). D’autre part, telles que soulevées par Martin (1993), Legendre (1998) et Portelance (2000), les connaissances des enseignants dépassent de loin les savoirs disciplinaires » (p. 144). Ainsi, nous rejoignons les auteures lorsqu’elles déclarent que « l’enseignement correspond non seulement à ce que les enseignants savent et à ce que la société propose comme éléments à transmettre aux élèves, mais aussi à ce que les enseignants sont et pensent de leur pratique » (Uwamariya & Makamurera, 2005, p. 144). Nous pouvons donc avancer que « façonnée par le travail, la connaissance des enseignants est néanmoins plurielle, divers » (Tardif & Lessard, 1999, p. 367).

Ils expliquent que « plusieurs auteurs ont essayé d’ordonner cette diversité en proposant des classements ou des typologies du savoir des enseignants : Bourdoncle (1994), Doyle (1977), Gage (1978), Gauthier et al. (1997), Martin (1993), Martineau (1997), Mellouki et Tardif (1995), Paquay (1994), Raymond (1993), Shulman (1986) » (Tardif & Lessard, 1999, p. 367). Les auteurs précisent que « le nombre et la diversité de ces nombreuses typologies témoignent encore du même éclatement de la notion de savoir » (Tardif & Lessard, 1999, p. 367). Nous abondons dans le sens de Tardif et Lessard (1999, p. 367) lorsqu’ils soulignent qu’il est « difficile de les comparer, car certaines portent sur des phénomènes sociaux (Bourdoncle, 1994), d’autres sur des principes épistémologiques (Shulman, 1986 ; Martineau, 1997), d’autres encore sur des courants de recherche (Martin, 1993 ; Raymond, 1993 ; Gauthier et al., 1997) ou des modèles idéaux (Paquay, 1996) ».

Nous avons fait le choix de nous rapprocher de la définition de Marcel (2005) et nous entendrons ici « savoirs professionnels » comme

un terme générique renvoyant à l’ensemble des savoirs que l’enseignant mobilise pour faire son métier et que l’enseignant construit en faisant son métier. Ils se caractérisent donc à la fois par leurs fonctions et par leurs modes d’élaboration

Marcel, 2005, p. 142

L’auteur explique qu’« en ce qui concerne leurs fonctions, les savoirs professionnels permettent à la fois à l’enseignant de « faire son métier » et « d’être à son métier » (Marcel, 2005, p. 142). Pour lui, « les savoirs les plus « traditionnels » concernent ceux relatifs à la prise en charge des « tâches professionnelles », tâches étant entendues au sens fort du terme, c’est-à-dire comme l’ensemble des prescriptions qui pèsent sur les activités professionnelles » (Marcel, 2005, p. 142). Ainsi, « pour  "faire son métier" en assumant les tâches que lui confère l’institution (en mettant en oeuvre des pratiques qui pour partie s’émancipent de ces tâches) l’enseignant mobilise une catégorie de savoirs professionnels » (Marcel, 2005, p. 142).

L’auteur mentionne qu’« en revanche, l’exercice du métier s’accompagne aussi d’un processus général de socialisation professionnelle permettant à l’enseignant « d’être à son métier » (Marcel, 2005, p.142).

Il met également en évidence que

ces savoirs professionnels se caractérisent également par leurs modes d’élaboration. D’une part, ils sont construits dans et par l’exercice professionnel « au quotidien », ce qui n’exclut pas bien évidemment que leur genèse se nourrisse de savoirs antérieurs construits différemment (au sein de dispositifs de formation ou même dans des sphères non professionnelles). D’autre part, en lien avec les transformations du métier d’enseignant, ils sont construits socialement, c’est-à-dire en mettant en jeu d’autres enseignants, soit interindividuellement, soit collectivement

Marcel, 2005, p.143

Dans le cas qui nous occupe, les savoirs professionnels sont construits interindividuellement. Précisons également que dans cet article nous allons privilégier les savoirs professionnels relatifs à la prise en charge des tâches. Étant donné que cette étude va se centrer sur une seule catégorie de savoirs professionnels (relatifs à la prise en charge des tâches), nous n’emploierons pas le terme de développement professionnel. Nous lui préférerons le terme d’apprentissage professionnel.

2.1.2 Catégorisation des savoirs professionnels des enseignants stagiaires au cours du stage de pratique accompagnée

Après une recension de travaux (non exhaustive) concernant la nature des savoirs professionnels, nous avons « pris appui » sur cinq typologies[9] qui sont, à notre sens, à la base des recherches en éducation afin de pouvoir créer, dans un second temps, notre propre catégorisation des apprentissages professionnels de l’enseignant stagiaire au cours du stage de pratique accompagnée.

Voici un tableau synthétisant ces cinq typologies

Tableau 1

Récapitulatif des cinq typologies présentées

Récapitulatif des cinq typologies présentées

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Les typologies présentées ci-dessus « mettent en évidence la multidimensionnalité et la diversité des types de savoirs, dont certains sont communs à tous les auteurs, même s’ils sont organisés et nommés différemment » (Uwamariya & Makamurera, 2005, p.146). La typologie de Shulman (1986) semble en grande partie axée sur les connaissances instituées, tandis que celle de Tardif et al. (1991) introduit une dimension expérientielle et personnelle du savoir. Quant à Altet (1996), elle met en avant la nécessité d’adapter ses connaissances théoriques à sa pratique pédagogique. Gauthier et al. (1997) s’appuient sur les trois conceptions du savoir dominantes dans la tradition culturelle occidentale, reposant sur la subjectivité (intuition, représentation), le jugement (le résultat d’une activité intellectuelle) et l’argumentation (qui introduit le discours et l’intersubjectivité). Ils définissent les savoirs comme « les pensées, les idées, les jugements, les discours, les arguments qui obéissent à certaines exigences de rationalité » (p. 221) et en déduisent que « la meilleure méthode pour accéder à ces exigences de rationalité à l’oeuvre chez le locuteur ou l’acteur, c’est de l’interroger (ou de s’interroger) sur le pourquoi, c’est-à-dire les causes, les raisons, les motifs de son discours et de son action » (p. 222). De son côté, la typologie de Cochran-Smith et Lytle (1999) ajoute une dimension collective de la construction du savoir qui ne saurait être négligée.

La recension des travaux ci-dessus, bien que non exhaustive, nous a permis d’affiner notre réflexion sur la notion de savoir professionnel. En nous appuyant sur les catégorisations présentées précédemment et après avoir étudié finement les pratiques d’enseignement des enseignants stagiaires,[10] nous avons tenté de construire notre propre typologie des savoirs professionnels au cours du stage de pratique accompagnée.

Nous proposons une typologie des savoirs professionnels des enseignants stagiaires[11] qui s’alimente des cinq catégorisations présentées ci-dessus.

Tableau 2

Typologie des savoirs professionnels des enseignants stagiaires durant le stage de pratique accompagnée

Typologie des savoirs professionnels des enseignants stagiaires durant le stage de pratique accompagnée

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Cet article se centrera exclusivement sur les savoirs pour enseigner en situation. Comme mentionnés dans le tableau ci-dessus, ils correspondent aux savoirs pédagogiques en lien avec les principes généraux de la profession enseignante (savoirs mis à l’oeuvre pour interagir avec les élèves, c’est-à-dire être en mesure de poser des questions à la classe, d’aller voir le travail des élèves, d’interroger un élève et, éventuellement, de mettre en place un questionnement interactif en début de séance) et aux savoirs pédagogiques spécifiques à l’apprentissage des élèves et à la transmission de la matière. Il s’agit des savoirs relatifs à l’accompagnement des élèves lorsqu’ils réalisent une tâche : insister sur l’explication des consignes, aider les élèves, leur demander de retenir une notion importante ou encore leur donner du matériel. Ils correspondent également aux savoirs nécessaires au bon déroulement de la séance que nous avons décliné en cinq dimensions :

  • Préparer les séances : savoirs mis en oeuvre par les stagiaires afin de préparer les séances et les travaux pratiques comme la gestion du laboratoire (préparation du matériel) et l’organisation avec la préparatrice (savoir, le cas échéant, être directif et détailler ses attentes).

  • Gérer le stress : savoirs relatifs à la gestion du stress nécessaire au bon déroulement de la séance tel qu’être capable d’adopter une posture calme en début de séance.

  • Gérer le temps pendant la séance : savoirs relatifs à la gestion temporelle de la séance telle que moins demander aux élèves de se dépêcher, les recentrer sur la tâche à réaliser en leur demandant où ils en sont dans leur travail et surveiller le temps pendant la séance. Il s’agit de savoir s’adapter en fonction du temps dont on dispose pour terminer la séance.

  • Gérer la discipline : savoirs permettant de maintenir l’ordre en classe comme le rappel à l’ordre des élèves et s’assurer qu’ils ont noté le cours, les devoirs, etc. Il s’agit ici de se positionner en tant qu’enseignant face aux élèves et faire figure d’autorité.

  • Structurer la séance : savoirs nécessaires au bon agencement de la séance tels que dicter le cours aux élèves, leur expliquer le déroulement et les objectifs de la séance, faire référence à la leçon précédente, écrire la consigne au tableau, dégager les notions importantes, structurer et simplifier le cours, faire un bilan à la fin de la séance, rendre son cours plus dynamique, mieux rythmer les séances, utiliser le tableau de manière pertinente.

2.2 Processus d’apprentissage à l’oeuvre

Dans la lignée des travaux de Marcel (2005), notre cadre de recherche s’appuie sur deux principes forts, le rôle de l’action et des pairs (l’enseignant apprend des autres et avec les autres) dans l’apprentissage professionnel des enseignants.

Bruner a souligné la dimension sociale à sa théorie d’apprentissage. Évidemment, ses recherches étaient centrées sur l’apprentissage des enfants. Cependant, nous pensons que sa théorie peut être transférable à l’apprentissage des adultes et notamment au cas qui nous intéresse : comment l’enseignant stagiaire apprend-il d’un collègue plus expérimenté ? Nous rejoignons à ce propos Merri et Pichat (2007, p. 164) quant à elles avancent que « les concepts de tutelle et de médiation, étudiés dans un premier temps chez des enfants très jeunes sont également essentiels dans le champ de la formation professionnelle et technique et des apprentissages tout au long de la vie ».

2.1.1 L’étayage

En ce qui concerne le repérage de la nature et de la construction de ces savoirs professionnels, nous allons convoquer les théories de l’apprentissage social et plus particulièrement l’apprentissage par la relation de tutelle (Bruner, 1993) qui postule que le médiateur a un projet pour l’apprenant et qu’en fonction de ce projet il va élaborer des formats adaptés à l’état de développement de cet apprenant. La contribution de Bruner (1993) nous permettra de mettre en avant que de l’interaction sociale peut naître des savoir-faire et des connaissances. Nous nous intéresserons ici particulièrement à son concept d’étayage qui permet de rendre compte des processus de régulation des interactions de tutelle et qui « consiste à rendre l’apprenti capables de résoudre un problème, de mener à bien une tâche, d’atteindre un but qui aurait été, sans assistance, au-delà de ses possibilités » (Morin & Gelet, 2006, p. 4).

Nous avons retenu la proposition de Bruner (1998) qui, dans le prolongement des travaux de Vygotsky (1985) sur la médiation, défend que l’élaboration des connaissances se fasse dans et par les interactions de tutelle, caractérisées par l’importance de leur dimension communicationnelle, principalement du dialogue.

Pour rendre compte des processus de régulation à l’oeuvre au sein de ces interactions de tutelle, Bruner introduit le concept d’étayage. L’auteur indique que

lié à celui de zone proximale de développement (Vygotsky, 1998.), l’étayage désigne « l’ensemble des interactions d’assistance de l’adulte permettant à l’enfant d’apprendre à organiser ses conduites afin de résoudre seul un problème qu’il ne savait pas résoudre au départ ». (Bruner, 1998, p. 148). L’étayage des apprentissages permet de préciser la définition du processus de tutelle : « Il s’agit des moyens grâce auxquels un adulte (ou un spécialiste) vient en aide à une personne moins adulte ou moins spécialiste que lui » 

Bruner, 1998, p. 150

Ce qui est ici le cas. Le CP devient le « spécialiste » et l’enseignant stagiaire le « moins spécialiste ». Ainsi, le « moins spécialiste » est capable de résoudre un problème qui aurait été hors de sa portée sans assistance. Ce qui signifie que le soutien du spécialiste (dans notre cas, le CP) « consiste essentiellement […] à

« prendre en main ceux des éléments de la tâche qui excèdent initialement les capacités » du « moins spécialiste » (pour nous l’enseignant stagiaire) « lui permettant ainsi de concentrer ses efforts sur les seuls éléments qui demeurent dans son domaine de compétence et de les mener à terme »

Morin & Gelet, 2006, p. 4

Cette dissymétrie entre les deux personnes permet d’apprendre. Ainsi, le CP peut adopter le rôle du spécialiste et venir en aide à l’enseignant stagiaire qui de par son statut est évidemment à même de comprendre et d’intégrer les recommandations de son collègue. C’est donc grâce à leurs échanges que le stagiaire va apprendre du CP et pourra réinvestir ce qu’il a appris dans ses pratiques en classe.

2.1.2 Les différentes fonctions de l’étayage

Dans cette recherche nous postulons que les interactions verbales entre le CP et le stagiaire sont une piste explicative possible en ce qui concerne la construction d’apprentissages professionnels chez le stagiaire. Nous avons donc observé attentivement les échanges en situations formalisées et informelles entre le CP et le stagiaire que nous avons analysés à partir du modèle de la situation de tutelle. Plus précisément, il s’est agi de repérer comment ces pratiques permettent de réguler cette situation, comment elles prennent en charge les six fonctions de l’étayage. Pour faciliter l’analyse, nous avons choisi, en référence à Marcel & Garcia (2010), « de regrouper ces fonctions en trois registres différents[12] correspondant aux trois composantes principales de l’activité de conseil : entrer en relation, guider et montrer » (p. 6).

  •  La fonction relationnelle concerne la prise en charge de l’autre (ici, l’enseignant stagiaire) pour lui permettre de participer pleinement à la situation de tutelle. Elle regroupe deux fonctions :

    • la fonction « d’enrôlement » consiste à engager l’intérêt et l’adhésion du formé envers les exigences de la tâche, mais aussi envers la situation de tutelle.

    • la fonction de « contrôle de la frustration » s’attache à rendre la situation si ce n’est confortable tout au moins acceptable pour le formé (l’encourager, valoriser son travail, lui permettre de ne pas « perdre la face » en cas d’erreur, tout en évitant que ne s’installe une trop grande dépendance du formé à l’égard de son tuteur.

  • La fonction de guidance se caractérise par le fait que le tuteur adopte la logique du formé (accompagnement), mais lui permet de ne pas s’égarer et de pouvoir tirer le meilleur profit de la situation (guidage). Elle regroupe deux fonctions :

    • la fonction « maintien de l’orientation » demande au tuteur de préserver la poursuite des objectifs définis, d’éviter que les formés ne s’attardent ou ne s’égarent vers d’autres buts. Cela passe par la valorisation des enjeux de la tâche à effectuer;

    • la fonction « signalisation des caractéristiques déterminantes » invite les tuteurs à souligner les caractéristiques pertinentes de la tâche pour que le formé réussisse à la réaliser.

  • La fonction d’intervention concerne les volets de la tâche que le CP va prendre en charge, car le stagiaire n’est pas encore capable de les mener à bien. C’est principalement sur la fonction d’intervention que seront mobilisés les formats. Elle regroupe deux fonctions :

    • la fonction de « réduction des degrés de liberté » recourt à « une simplification de la tâche par réduction du nombre des actes constitutifs requis pour atteindre la solution » (Bruner, 1998, p. 277). Le tuteur va combler les lacunes du formé pour lui permettre de réaliser la tâche fixée;

    • la fonction de « démonstration » (ou « présentation de modèles de solution pour une tâche ») ne se limite pas à réaliser cette tâche en présence du formé, mais s’accompagne de formes de théorisations permettant au formé de s’approprier la démonstration.

Nous verrons que le CP, en créant une relation avec le stagiaire, en le guidant et en lui montrant, lui permet de mieux connaître son futur métier et de construire des apprentissages professionnels.

3. Méthodologie

3.1 Présentation de l’enquête

Dans notre recherche, nous nous intéressons à l’apprentissage social au travers des pratiques enseignantes. L’enseignant stagiaire, par l’exercice de son métier (ici, le stage de pratique accompagnée) et par le biais d’interactions sociales avec le CP, construit et mobilise des apprentissages professionnels. Nous avons posé l’hypothèse générale selon laquelle les enseignants stagiaires construisent dans l’interaction avec leurs CP des savoirs professionnels qui sont mobilisés dans leurs pratiques d’enseignement en classe. Nous étudierons donc deux processus sociocognitifs : le processus de construction des apprentissages (apprentissage social) et le processus de mobilisation de ces apprentissages professionnels. Concernant le processus de mobilisation, nous avons retenu l’évolution des pratiques d’enseignement comme indicateur de l’apprentissage professionnel des enseignants stagiaires.

Nous rejoignons Blanc (2007, p. 84) lorsqu’elle déclare que

ces deux processus sociocognitifs suscités nous conduisent à développer une méthodologie particulière et à mettre en place un dispositif de recueil de données comprenant les deux dimensions contenues dans notre problématique de recherche : la sphère des pratiques interindividuelles et la sphère des pratiques d’enseignement dans une perspective se voulant longitudinale

Cette approche qui a pour objectif de repérer les évolutions et les changements dans les pratiques s’inscrit dans la durée. C’est pourquoi notre recueil de données s’est étendu sur cinq semaines (durée du stage).

Les processus de construction et de mobilisation d’apprentissages professionnels « seront inférés à partir de modifications, d’évolutions de l’agir de l’enseignant, d’émergences de conduites nouvelles ou de nouvelles manières de faire dans les pratiques de l’enseignant, que seule une étude de longue durée autorise » (Blanc, 2007, p. 84). Troadec et Martinot (2003, p.16) expliquent que « cette conception repose sur la définition de l’apprentissage de Simon : « L’apprentissage consiste en un changement dans le comportement d’un organisme (c’est-à-dire ses activités motrices ou bien mentales) résultant d’une interaction avec le milieu et se traduisant par l’accroissement de son répertoire ». Ainsi, nous dirons que si l’enseignant stagiaire modifie son comportement, change ses façons de faire, c’est qu’il s’est emparé de savoirs et savoir-faire nouveaux, et donc qu’il a construit des connaissances.

Quant aux processus d’apprentissage, ils ont été inférés par des observations de type ethnographique des échanges formels (entretiens post- leçon) et informels entre le stagiaire et son CP.

Cette étude a pris en compte la chronologie en mettant en relation les évolutions des pratiques d’enseignement des enseignants stagiaires entre des temps T1 et T2 avec les informations relatives aux échanges entre stagiaire et CP entre des temps T1 et T2.

L’étude recouvre trois établissements et concerne six CP et sept stagiaires. Rappelons que les données ont été recueillies en janvier et en février 2008.

Voici un tableau récapitulant des informations relatives aux stagiaires 

Tableau 3

Récapitulatif des informations relatives aux stagiaires

Récapitulatif des informations relatives aux stagiaires
1

La stagiaire B et la stagiaire C avaient le même CP.

2

La stagiaire F avait un CP pour la physique/chimie nommé CP1 et un CP pour les mathématiques nommé CP2.

3

La stagiaire G était dans le même cas que sa collègue, la stagiaire F. Elles avaient toutes les deux les mêmes CP.

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En ce qui concerne les pratiques d’enseignement des stagiaires, nous avons travaillé sur 92 séances observées (informations recueillies avec une grille d’observation ouverte). Quatorze entretiens post-leçon[13] ont été filmés. Les échanges informels entre stagiaires et CP (le matin avant la classe, pendant les récréations, entre midi et 14h, le soir après la classe) ont été observés à l’aide d’un journal de bord. Enfin, des fiches de renseignements nous ont permis d’obtenir des informations sur les acteurs concernés (informations sociologiques) et les établissements scolaires (nombres d’élèves, de classes, sections, diplômes, etc.).

3.2 La méthodologie adoptée

Nous avons adopté une démarche qualitative.

En ce qui concerne les pratiques d’enseignement, nous avons effectué un codage des 92 séances observées et nous sommes arrivées à une stabilisation de variables pertinentes pour notre analyse. En effet, au fil de notre réflexion, l’action de l’enseignant stagiaire a été précisée en trois dimensions (les formes d’intervention du stagiaire, les fonctions de ses interactions avec les élèves et la méthodologie scolaire qu’il met en place dans la classe) et pour chacune d’elles, plusieurs indicateurs ont été définis[14]. Pour analyser ces données relevées lors des observations, nous avons utilisé une analyse statistique descriptive. L’objectif étant de constater s’il y a une évolution dans les pratiques d’enseignement du stagiaire entre la première et la dernière séance observées. Ainsi, notre démarche est qualitative, mais les indicateurs de l’apprentissage professionnel du stagiaire sont quantitatifs. Il s’est en effet agi de repérer les occurrences et de vérifier s’il y avait une gradation. Si nous constations un accroissement linéaire des occurrences, alors nous pouvions conclure à la construction de savoirs professionnels[15]. Il est donc question de repérer les savoirs professionnels construits à la suite d’un apprentissage professionnel. Pour ce faire, nous nous proposons d’apprécier les indices de changement de pratiques qu’entraînent l’ajout ou la suppression, à une étape donnée, de modalités d’actions afin de rendre compte de l’existence d’une relation entre les interactions sociales entre stagiaire et CP et l’action du stagiaire réalisée en situation d’enseignement. En comparant les modalités d’actions (verbales ou gestuelles) du stagiaire au fil des séances, nous mettrons en avant que les différences de pratiques (présence ou absence d’une modalité d’action réalisée en situation d’enseignement) sont des indicateurs de mobilisation de savoirs professionnels construits par le stagiaire dans et par sa coopération avec le CP.

Les entretiens post-leçon, ils ont été analysés à partir du concept d’étayage de Bruner (1993).

4. Résultats

Rappelons que nous avons émis l’hypothèse que les interactions sociales (pratiques interindividuelles) entre le stagiaire et le CP sont une condition potentielle de construction d’apprentissages professionnels chez le stagiaire. Dans cette partie, nous allons mettre en avant que le processus d’étayage permet au stagiaire de construire des savoirs professionnels et plus précisément des savoirs pour en enseigner en situation. Ces savoirs sont mobilisés dans ses pratiques d’enseignement.

Le tableau ci-dessous établit une relation entre le processus de construction à l’oeuvre (étayage) et la nature des savoirs professionnels (savoirs pour enseigner en situation) et résume les résultats qui seront développés.

Tableau 4

Synthèse des résultats obtenus

Synthèse des résultats obtenus

-> Voir la liste des tableaux

Les parties suivantes du texte auront donc pour ambition de montrer que l’étayage joue un rôle dans la construction des apprentissages professionnels des enseignants stagiaires[16].

4.1 La fonction relationnelle

4.1.1 « L’enrôlement »

La mise en oeuvre de cette fonction est aisément repérable lors des mise au point, lorsque le CP commence par donner la parole au stagiaire en l’invitant à expliciter le vécu de la séance qu’il vient de conduire. Cette stratégie permet au CP d’engager le stagiaire dans la situation de mise au point, mais elle lui permet aussi de s’appuyer sur les représentations du stagiaire pour, grâce à l’étayage, lui permettre de les faire évoluer.

4.1.2 « le contrôle de la frustration »

Le CP va recourir à des stratégies de « compensation », il souligne fermement un point négatif de la séance (sans le minimiser), mais il rééquilibre la teneur de l’intervention à l’aide d’un point positif.

Cet exemple illustre bien qu’en utilisant le contrôle de la frustration, le CP permet au stagiaire d’« accueillir » ses remarques sans perdre la face. Le stagiaire peut donc prendre en compte les avertissements du CP sans pour autant que s’installe un sentiment de résignation. Ainsi, le stagiaire est dans de bonnes conditions pour réfléchir à l’évolution de ses pratiques d’enseignement. Le stagiaire A construit donc un savoir pour enseigner en situation qu’il mobilise dans ses pratiques d’enseignement.

4.2 La fonction de guidance

4.2.1 « Le maintien de l’orientation »

Le CP inscrit clairement l’objectif de la tâche bien au-delà de la séance, au niveau même des enjeux du métier d’enseignant.

Il apparaît bien dans cette section que, lorsqu’il utilise la fonction « maintien de l’orientation », le CP fait des remarques au stagiaire qui dépassent clairement le cadre de la séance en question et sont à prendre en compte au niveau même des enjeux du métier d’enseignant. L’exemple ci-dessus nous montre qu’à la suite des remarques de son CP, la stagiaire B a modifié son comportement au fil des séances en étant moins directive et en rappelant moins souvent à l’ordre les élèves.

4.2.2 « La signalisation des caractéristiques déterminantes »

Elle a concerné différentes dimensions des séances d’enseignement, dont l’importance des allocations, temporelles :

Lorsque le CP utilise la fonction « signalisation des caractéristiques déterminantes », il synthétise a posteriori ce qui a été important pendant la séance conduite par le stagiaire. Le fait que le CP pointe du doigt le moment fort de la séance (dans l’exemple ci-dessus, un problème de gestion du temps pour la stagiaire C qui a entraîné une déperdition d’informations pour les élèves concernés) permet au stagiaire d’entamer une réflexion sur ses pratiques et de chercher des solutions de remédiation. En effet, notons que la stagiaire C a pris l’habitude de surveiller le temps pendant la séance et n’a plus abordé les points importants du cours après la sonnerie.

4.3 La fonction d’intervention

4.3.1 « La réduction des degrés de liberté »

Elle se traduit dans les échanges par des « consignes » données par le CP au stagiaire pour qu’elles soient appliquées lors d’une séance ultérieure.

Lorsqu’il utilise la fonction de « réduction des degrés de liberté », le CP donne au stagiaire une consigne qui devra être appliquée lors de la prochaine séance. D’une manière générale, il s’agit d’une façon de procéder dont le CP a l’habitude et qu’il souhaite voir adopter par le stagiaire (écrire systématiquement l’énoncé au tableau, par exemple). Ainsi, dans cette situation, le stagiaire n’a pas de « marge de manoeuvre » et doit exécuter la demande du CP.

4.3.2 « La démonstration »

Nous pouvons d’abord repérer ce qui se rapprocherait d’une « présentation de modèles de solution pour une tâche » en s’appuyant sur une évaluation négative de la séance pour faire paraître, en creux, la solution alternative. En effet, le CP pose de manière très fréquente le « diagnostic » de la séance que ce soit lors des entretiens post-séances ou bien encore pendant les échanges en situations informelles. Ces « diagnostics peuvent concerner, par exemple, le maintien de l’ordre en classe. Dans l’exemple retenu, il s’agit de demander aux élèves de noter le cours.

Il apparaît que le CP pose régulièrement le diagnostic de la séance du stagiaire en en soulignant les points négatifs : la stagiaire n’a pas su maintenir l’ordre en classe, etc. Confrontés à cette évaluation négative détaillée, les stagiaires sont amenés à réfléchir sur leurs pratiques afin de ne pas répéter les mêmes erreurs. Par exemple, notons qu’en ce qui concerne le maintien de l’ordre en classe, la stagiaire F a pris l’habitude de demander aux élèves de noter le cours.

Nous pouvons ensuite relever une forme récurrente de « démonstration » avec une liste de « trucs » ou de « ficelles du métier » que les CP livrent aux stagiaires. Il s’agit bien sûr d’une démonstration médiée par un discours du type « Voilà comment je m’y prends et ça marche !

Marcel & Garcia, 2010, p. 23

Lorsqu’il utilise la fonction de « démonstration », le CP livre de manière récurrente au stagiaire des « ficelles du métier ». Il s’agit là de « trucs » testés par le CP en situation de classe et approuvés par lui. Il est fréquent que le stagiaire considère son CP comme la référence, le modèle à imiter. Ainsi, les « ficelles » du CP sont très généralement bien accueillies et adoptées par le stagiaire. Par exemple, la stagiaire G entame désormais ses séances de TP comme le lui a indiqué son CP.

5. Discussion

5.1 Synthèse des résultats

Tout au long de notre étude, nous nous sommes interrogées : comment le stage de pratique accompagnée, comme situation d’interaction sociale, va permettre au stagiaire de construire des apprentissages professionnels ? Nous avons cherché à mettre au jour une relation entre les interactions sociales entre le stagiaire et le CP et la construction de savoirs professionnels chez le stagiaire pendant le stage de pratique accompagnée. Notre objectif était de comprendre les apprentissages professionnels (leur nature, leurs modalités d’élaboration, leur mobilisation dans l’action) des enseignants stagiaires de l’enseignement agricole français durant le stage de pratique accompagnée. Nous avons fait le choix d’expliquer nos résultats au travers de la construction interindividuelle des savoirs professionnels de l’enseignant stagiaire.

Nous avons montré que, grâce à l’apprentissage interindividuel, le stagiaire construit des apprentissages professionnels qui sont mobilisés dans ses pratiques d’enseignement. Nous souhaitions donc mettre au jour la construction et la mobilisation des savoirs professionnels de l’enseignant stagiaire durant le stage de pratique accompagnée.

Dans cette recherche, nous avons émis l’hypothèse que les enseignants stagiaires apprennent par et avec leur CP, à travers les situations d’interactions sociales qui s’actualisent durant les situations formalisées et informelles, au sein de l’établissement. Afin de vérifier cette hypothèse, nous nous sommes appuyées sur la théorie sociocognitive, dont celle relative à la relation de tutelle (Bruner, 1993). À partir des situations d’interactions sociales avec les CP, les enseignants stagiaires construiraient des savoirs professionnels relatifs à la prise en charge des tâches d’enseignement (notamment au travers des formes d’intervention du stagiaire, des fonctions de ses interactions avec les élèves et de la méthodologie scolaire mise en place en classe).

Ainsi, nous nous sommes attachées à analyser cette construction interindividuelle des savoirs professionnels de l’enseignant stagiaire. À partir de la théorie de l’apprentissage social, nous avons mis en relation le processus de construction à l’oeuvre et la nature des savoirs professionnels afin de montrer que l’étayage (Bruner, 1993) et ses trois fonctions (relationnelle, de guidance et d’intervention) jouent un rôle important dans la construction des savoirs professionnels de l’enseignant stagiaire durant le stage de pratique accompagnée.

Il apparaît ici que lors du stage de pratique accompagnée, les enseignants stagiaires concernés construisent dans l’interaction avec leur CP (apprentissage social) des savoirs professionnels qui sont mobilisés dans leurs pratiques d’enseignement. Le processus d’étayage permet aux stagiaires de construire des savoirs pour enseigner en situation mobilisée dans leurs pratiques d’enseignement. Ainsi, lors du stage de pratique accompagnée et grâce au processus d’étayage, l’enseignant stagiaire construit et mobilise davantage les savoirs dits « d’action » (savoirs pour enseigner en situation). Ce constat n’est pas véritablement surprenant, car ce dispositif de formation est majoritairement centré sur l’exercice professionnel. Rappelons que lorsque le CP analyse l’action du stagiaire (entretien post-leçon, par exemple), il souligne les points à corriger, lui donne des conseils, des « ficelles » du métier, etc. Ces conseils sont concrets et les stagiaires n’hésitent pas à « tester » les ficelles de leur CP. Leurs échanges peuvent donc donner des idées au stagiaire quant à la manière de réajuster son action. Le stagiaire peut « mûrir » les remarques du CP et appliquer, réinvestir par la suite ce qu’il aura appris dans ses pratiques en classe.

5.2 Le rôle de la médiation dans la construction des savoirs professionnels

Nous avons pu le constater, lors du stage de pratique accompagnée, l’enseignant stagiaire et le CP échangent au quotidien. Le CP est la personne au plus près du stagiaire. Il est son référent et le conseille le plus souvent possible. Nous pensons que les interactions sociales entre stagiaire et CP jouent un rôle important dans la construction et la mobilisation de savoirs nouveaux chez le stagiaire.

Vygotsky considère l’apprentissage comme étant une construction active des connaissances. Pour lui, l’apprentissage s’élabore dans le milieu physique, mais aussi dans le milieu social de l’individu. Pour l’auteur, il est donc clair qu’il existe des relations causales entre le social et le cognitif. En effet, pour Vygotsky, la connaissance est le produit de l’activité de l’élève, mais elle se réalise avec l’aide de l’enseignant ou de pairs qui remplissent une fonction de médiateur entre le savoir et l’élève (Altet, 2003). C’est précisément le cas lors du stage de pratique accompagnée où le CP a clairement une fonction de médiateur entre les savoirs professionnels à construire et le stagiaire. « L’enseignant agence des situations d’apprentissage pour aider l’élève à apprendre » (Altet, 2003, p. 23). Là encore, c’est le cas du CP qui met en place des situations propices à l’apprentissage du stagiaire, par exemple, les moments où il analyse l’action du stagiaire (moments informels, entretiens post leçon, préparations de séances, etc.).

Demerval et White (1993, p. 38) soulignent que « les capacités humaines sont des constructions sociales ». Ils soulèvent également que « les instruments psychologiques ne soient pas organiques ou individuels, mais sociaux. Ils résultent des expériences et des générations précédentes et sont socialement élaborés, car c’est au travers de l’interaction sociale que la conduite instrumentale devient significative » (Demerval & White, 1993, p. 39). Les auteurs remarquent que « la nature sociale et culturelle du développement entraîne une redéfinition des relations entre développement et apprentissage qui passe par l’introduction d’un concept scientifique nouveau : la zone proximale de développement » (Demerval & White, 1993, p. 39). Ils expliquent que

pour comprendre le rapport entre développement et possibilité d’apprentissage, Vygotsky (1985b) propose de distinguer deux niveaux de développement : le niveau de développement présent ou actuel (évalué par ce que l’enfant est capable de faire seul) et le niveau de développement potentiel ou proximal (évalué par ce que l’enfant est capable de faire avec l’aide d’un adulte ou d’un pair plus expérimenté)

Demerval & White, 1993, p. 39

L’apprentissage apparaît donc comme un constituant essentiel du développement, il en est la condition préalable :

L’apprentissage donne donc naissance, réveille et anime chez l’enfant toute une série de développements internes qui, à un moment donné, ne lui sont accessibles que dans le cadre de la communication avec l’adulte et la collaboration avec les camarades, mais qui une fois intériorisés, deviendront une conquête propre de l’enfant… Le trait fondamental de l’apprentissage consiste en la formation d’une zone proximale de développement

Vygotsky 1985, p. 112

Durant le stage, le CP (pair plus expérimenté) vient en aide au stagiaire lorsque celui-ci rencontre des problèmes qu’il n’est pas encore en mesure de résoudre seul (préparer une séance, par exemple). Ainsi, grâce à la collaboration du CP, le stagiaire accomplit une tâche qu’il n’aurait pu résoudre sans assistance.

Vygotsky explique que pour le développement de l’enfant, « les facteurs les plus importants sont les interactions asymétriques, c’est-à-dire des interactions avec les adultes porteurs de tous les messages de la culture » (Ivic, 1989, p. 795). L’auteur explique que

dans ce type d’interaction, le rôle essentiel revient aux signes, aux différents systèmes sémiotiques qui, du point de vue génétique, ont d’abord une fonction de communication, puis une fonction individuelle : ils commencent à être utilisés comme des outils d’organisation et de contrôle du comportement individuel

Ivic, 1989, p. 795

Et c’est précisément le point essentiel de la conception vygotskienne de l’interaction sociale qui joue un rôle constructif dans le développement.

Cela signifie simplement que certaines catégories de fonctions mentales supérieures (attention volontaire, mémoire logique, pensée verbale et conceptuelle, émotions complexes, etc.) ne pourraient pas émerger et se constituer dans le processus de développement sans l’apport constructif des interactions sociales

Vygotsky, 1998, p. 241

Dans cette recherche, nous considérons que les interactions sociales entre stagiaire et CP tiennent une place centrale dans la construction de savoirs nouveaux chez le stagiaire. Ainsi, nous rejoignons les propos de Vygotsky. Rappelons que pendant le stage, CP et stagiaire échangent quotidiennement. L’essentiel de leur propos concerne l’analyse de l’action du stagiaire (lorsqu’il conduit une séance) par le CP. Les interactions sociales entre CP et stagiaires concernent donc essentiellement les pratiques d’enseignement du stagiaire. Il peut ainsi profiter des conseils d’un pair plus expérimenté. Ivic (1989), indique que « cette forme d’apprentissage n’est autre que le processus de construction en commun au cours d’activités partagées par l’enfant et l’adulte, c’est-à-dire dans une interaction sociale » (p. 796). Pour Vygotsky, cité par Schneuwly et Bronckart (1985), « la vraie direction du développement de la pensée ne va pas de l’individuel au social, mais du social à l’individuel ».

Selon Vygotsky,

les interactions avec les partenaires plus compétents, loin de freiner le développement d’une pensée autonome, lui sont nécessaires. Les activités menées avec la tutelle de l’adulte ou d’un aîné permettent la mise en relation des actions et de leurs résultats, des significations langagières et des effets qu’elles permettent d’obtenir

Houdé & Winnykammen 1992, p. 92

Mais « les interactions de tutelle ont aussi le pouvoir potentiel de créer des zones proximales de développement en offrant un enseignement de type proleptique : l’apprenant peut s’engager dans une tâche qui dépasse ses compétences actuelles, tâche qui conserve son intégrité » (Demerval & White, 1993, p. 40). L’évolution dans la zone de développement se caractérise alors par un transfert progressif de responsabilité de l’expert vers le novice (Wertsch, 1979).

Demerval et White (1993, p. 40) soulignent que « la modélisation par l’adulte et les activités de tutelle assurent la transition entre la régulation externe interindividuelle et l’autorégulation intériorisée de l’apprenant ». Bruner (1983) a distingué six fonctions d’étayage remplies par un tuteur quand il aide un débutant à réaliser une tâche ou à résoudre un problème. Nous rejoignons Gallois (2006, p. 1) lorsqu’elle déclare que la « notion d’étayage permet l’apprentissage par la découverte ». Elle précise que « Bruner fait donc de la médiation humaine un élément déterminant, et pose la nécessité de l’échange verbal pour extérioriser les processus mentaux » (Gallois, 2006, p. 1).

Nous l’avons compris, Vygotsky et de Bruner considèrent que les interactions sociales sont primordiales dans l’apprentissage. « L’interaction est donc, avec l’action, le moteur essentiel de nos processus psychiques. C’est l’interaction sociale qui permet d’accéder au sens, à l’abstraction, aux plans symboliques et conceptuels » Gallois (2006, p. 1).

Les théories de Vygotsky et Bruner donnent « clairement à l’enseignant un rôle fondamental de guide, d’assistant, de modélisateur de l’apprentissage et pas seulement celui "d’aménageur de situations" où évolueraient les élèves » (Demerval & White, 1993, p. 41).

Nous rappellerons simplement ici que lorsque le CP analyse l’action du stagiaire (étayage), celui-ci construit et mobilise des savoirs pour enseigner en situation. Le CP peut aider le stagiaire à réaliser une tâche qu’il n’est pas encore en mesure d’assurer seul (comme la préparation d’une séance, par exemple). La majorité des échanges entre CP et stagiaire ont eu pour objet les séances conduites par le stagiaire. Il apparaît que ces « retours » sur la dernière séance conduite sont l’occasion pour le CP d’entrer en relation avec le stagiaire en « l’enrôlant » dans la discussion et en « contrôlant sa frustration ». Il implique ainsi le stagiaire dans l’échange et lui permet de comprendre les points négatifs de la séance en évitant tout sentiment de résignation. Ces mises au point permettent également au CP de guider le stagiaire en mettant en avant les enjeux du métier d’enseignant et en synthétisant a posteriori ce qui a été important pendant la séance. Lors de ces échanges, le CP intervient auprès du stagiaire et prend en charge certains volets de la tâche que le stagiaire n’est pas encore capable de mener à bien. Ainsi, le CP va donner des consignes que le stagiaire devra exécuter lors des prochaines séances. Il présente également des « modèles de solution pour une tâche » en s’appuyant sur une évaluation négative de la séance pour faire paraître, en creux, la solution alternative. Enfin, le CP livre de manière récurrente au stagiaire des « ficelles du métier ». Il s’agit là de « trucs » testés par le CP en situation de classe et approuvés par lui et que le stagiaire pourra réutiliser en classe.

5.3 La formation des enseignants stagiaires modifiée

Il est important de souligner que le dispositif actuel de formation diffère du dispositif étudié dans cette recherche. En effet, la nouvelle organisation de la formation des enseignants[18] a été mise en place pour la première fois à la rentrée 2010-2011. Elle modifie considérablement les modalités présentées dans cette recherche puisqu’elle se compose de deux années de master et d’une année de stage (dite de professionnalisation) durant laquelle les enseignants stagiaires sont affectés dans les établissements, mais bénéficient de plusieurs semaines de formation (sept semaines de regroupements à l’ENFA). Cette année de professionnalisation correspond à l’année de formation initiale à laquelle nous nous sommes intéressées dans cette étude. Elle se compose désormais ainsi :

la formation en établissement (aussi bien l’accueil par l’équipe de Direction que le « conseil pédagogique »), les regroupements organisés à l’ENFA et le sous-dispositif de « suivi à distance », une plate-forme numérique ouverte à l’ensemble des enseignants stagiaires, des conseillers pédagogiques et des formateurs

Marcel et al., 2011, p. 9

Il est à noter que les stagiaires sont désormais affectés en responsabilité dans un établissement et que leur service est aménagé : 2/3 d’enseignement (12 h d’obligation), 1/3 consacré à la formation (la journée du lundi est banalisée à cet effet). Sur le lieu de stage, le conseiller pédagogique est « la personne référente, au plus près de l’enseignant stagiaire, et dont le champ d’action concerne à la fois les tâches d’enseignement et la socialisation professionnelle » (Marcel et al., 2011, p. 21). Les conseillers pédagogiques

intervenaient antérieurement dans le cadre circonscrit du stage de pratique accompagnée (avec leurs classes). Aujourd’hui, ils se trouvent en première ligne auprès d’enseignants stagiaires qui sont simultanément leurs collègues au quotidien et pour lesquels ils constituent la personne-ressource privilégiée

(Marcel et al., 2011), p. 25

Il est donc important de souligner que, durant le stage de pratique accompagnée et contrairement à la formation en établissement durant l’année de professionnalisation, le CP et le stagiaire intervenaient dans les mêmes classes et avaient donc « affaire » aux mêmes élèves. En effet, le stagiaire conduisait six heures d’enseignement par semaine dans les classes du CP. Nous pouvons supposer que le fait d’enseigner aux mêmes élèves favorise les interrelations entre CP et stagiaire. Notons également que désormais stagiaires et CP ne peuvent plus observer systématiquement leurs séances respectives. Le stagiaire ne peut plus tirer parti des expériences d’autrui (pratiques du CP) au travers d’un modelage comportemental et donc apprendre en observant un pair et reproduire ensuite cette action dans une version reconstruite. De même que le CP, qui n’observe plus les séances du stagiaire, n’a plus l’occasion d’analyser les séances d’enseignement du stagiaire et de lui apporter un retour constructif à l’occasion d’échanges en situation informelle et formalisée (entretiens post-leçon) notamment.

Nous n’avançons évidemment pas que les enseignants stagiaires vont construire et mobiliser moins de savoirs professionnels avec ce nouveau dispositif de formation. Ces savoirs professionnels seront élaborés différemment.

Conclusion

Dans cet article, nous nous sommes intéressées aux modes d’apprentissages de l’enseignant stagiaire en situation de travail (le stage). Tout comme Marcel (2005, p. 130), nous retrouvons donc « à la fois la sphère cognitive et la sphère sociale des pratiques enseignantes, ce qui justifie, au niveau des enjeux sociaux, le choix d’une approche sociocognitive » de l’apprentissage professionnel de l’enseignant stagiaire au cours du stage de pratique accompagnée. « Rappelons que les premiers fondements du choix de l’approche sociocognitive concernent des enjeux scientifiques relatifs à la pertinence des approches sociales de l’apprentissage » (Marcel, 2005, p. 130).

Nos objectifs dans cet article étaient d’une part de mettre au jour la construction et la mobilisation des savoirs professionnels de l’enseignant stagiaire durant le stage de pratique accompagnée et, d’autre part, de tenter de montrer, qu’au travers de l’apprentissage social, l’enseignant stagiaire construit et mobilise des savoirs professionnels relatifs à la prise en charge des « tâches professionnelles».

Nous pouvons faire le constat que, lors du stage de pratique accompagnée, les stagiaires construisent et mobilisent dans l’interaction sociale avec leur CP des savoirs professionnels relatifs à la tâche. Nous relèverons également que, durant ce stage, les stagiaires construisent et mobilisent davantage les savoirs d’action.

Notre cadre théorique permet donc de défendre la thèse selon laquelle les interactions sociales jouent un rôle important dans l’apprentissage professionnel des stagiaires. Les savoirs professionnels sont construits par le biais de l’apprentissage interindividuel et sont mobilisés dans les pratiques d’enseignement, ce qui contribue à l’apprentissage professionnel de l’enseignant.