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Cet ouvrage est une collection de quinze essais qui portent sur des thèmes ayant des liens plutôt lâches avec la phénoménologie husserlienne. La troisième partie de l’ouvrage, qui traite du « remplissage » (Erfüllung) des intentions au sens de Husserl, est en continuité avec l’ouvrage antérieur de l’auteur de Mathematical Intuition. Phenomenology and Mathematical Experience (Kluwer, 1989). On ne trouvera pas ici une étude détaillée des analyses husserliennes, ni une critique fondationnelle de l’intuition mathématique, mais plutôt une série de commentaires plus ou moins disparates sur des auteurs aussi divers que Gödel, Quine, Penelope Maddy, Dummett, Heyting, Weyl, Penrose, Poincaré, Frege, et bien sûr Husserl.

L’auteur consacre la deuxième partie de son ouvrage à Gödel, à la phénoménologie et à la philosophie des mathématiques (chapitres 4-8). On sait que Gödel, après ses travaux de logique, s’est rapproché de la philosophie et en particulier de la phénoménologie husserlienne qu’il voyait comme une entreprise systématique de clarification des concepts, un peu dans le sens de Kant qui pensait que les mathématiques construisaient des concepts que la philosophie devait analyser. Mais ce rapprochement avec Husserl, bien documenté dans l’ouvrage de Hao Wang From Mathematics to Philosophy (Humanities Press, 1974), est demeuré superficiel. Ce que cherchait Gödel chez Husserl, c’est une justification philosophique de son platonisme mathématique qui supposait que l’intuition mathématique était une sorte de perception d’ordre supérieur comparable à la perception des objets sensibles mais relevant du monde des essences. Les idées de Gödel sur la question n’ont pas débouché sur une analyse systématique, et Tieszen se contente de ce modeste constat.

On n’en apprendra guère plus sur l’intuition mathématique qui, aux yeux de l’auteur, est essentiellement le remplissage d’une intention, comme le sont d’ailleurs les constructions et les preuves en mathématiques. L’accent, ici, est mis sur la notion d’intentionnalité, centrale chez Husserl, mais l’auteur n’en fournit pas une description qui aille au-delà du rappel historique. Ce qu’il nous dit des variations eidétiques — « free variations in imagination » — (p. 334) ne nous renseigne pas non plus sur le rôle capital que joue la méthode dans la théorie husserlienne de la Wesensschau (vision des essences) ou de la réduction eidétique — de façon assez énigmatique, l’auteur rapproche la méthode des variations eidétiques de la rigueur informelle promue au rang d’analyse conceptuelle par Georg Kreisel. Husserl, qui a d’abord été mathématicien, a fait son apprentissage mathématique en travaillant sur le calcul des variations où l’on cherche des conditions à la limite (extrema) pour certaines fonctions portant sur des phénomènes physiques. Cela n’a pas été sans conséquence pour les travaux philosophiques ultérieurs de Husserl, ce que l’auteur néglige de souligner. De même, la théorie des multiplicités (Mannigfaltigkeitslehre) de Husserl évoquée par l’auteur ne saurait se comprendre sans l’apport de Cantor — qui a appelé sa première théorie des ensembles théorie des multiplicités — et de Kronecker, qui a été le professeur de Husserl à Berlin et dont il approuve l’arithmétique générale (allgemeine Arithmetik).

On l’aura compris, ce n’est pas en phénoménologie que les analyses de l’auteur sont le plus pertinentes; ce n’est pas en logique non plus, les questions techniques des fondements n’étant abordées qu’au passage. On notera cependant que Tieszen affiche une sympathie non voilée pour l’intuitionnisme mathématique, et s’il a dû renoncer à faire de Gödel un husserlien radical, il ne manque pas de citer le logicien contemporain Per Martin-Löf et sa théorie des jugements logiques au compte des influences de la phénoménologie. Un mathématicien d’envergure comme Hermann Weyl a aussi été fortement marqué par la phénoménologie husserlienne, et l’auteur lui consacre un de ses essais (chapitre 12). Il faut souligner aussi les critiques pertinentes que l’auteur adresse au réalisme platonicien de Penelope Maddy (chapitre 9), laquelle incite à croire aux axiomes de la théorie des ensembles ou au naturalisme de Quine pour qui les mathématiques devraient être une science naturelle. Les critiques adressées au formalisme de Hilbert ou à l’empirisme logique de Carnap n’ont pas la même pertinence, simplement parce que l’auteur ne s’attaque pas dans ces deux derniers cas à la formulation technique et aux problèmes précis qui y sont soulevés.

Il y a certainement une connivence entre l’intuitionnisme mathématique de Brouwer et la phénoménologie transcendantale. On n’a qu’à penser à la théorie du sujet (mathématicien) créateur développée par Brouwer dans les années 40 — qui n’est pas évoquée par l’auteur — pour l’apparenter à l’égologie transcendantale, mais si on a reproché à Brouwer son solipsisme, il faut rappeler que Husserl a soutenu que « la subjectivité transcendantale, c’est l’intersubjectivité transcendantale ». Heyting, l’élève de Brouwer et l’un des initiateurs de la logique intuitionniste, est plus près de la phénoménologie que son maître, et Tieszen rend un juste compte de cette proximité intellectuelle (chapitre 11). C’est que les liens qui unissent l’intuitionnisme mathématique et la phénoménologie sont essentiellement philosophiques et relèvent de l’épistémologie ou encore de la métaphysique. Mais lorsqu’il s’agit d’analyser la notion de preuve (chapitre 13), on s’en tient à la thèse banale de preuve en tant qu’intention mathématique remplissable (fulfillable) ou attente réalisable, comme l’avait écrit Tieszen dans son ouvrage de 1989, Mathematical Intuition. S’il faut reconnaître que la preuve au sens mathématique ou logique doit avoir une part d’évidence intuitive (Anschaulichkeit), Hilbert, que l’auteur ne cite pas ici, a davantage insisté sur son caractère circonscriptible (Übersehbarkeit), « surveyable » en anglais. On pourrait introduire ici la notion husserlienne d’horizon et parler de l’horizon constructif des preuves. Dans la métamathématique ou théorie des démonstrations hilbertienne, il fallait introduire des éléments idéaux en logique et en mathématiques pour conserver les lois de la logique aristotélicienne, qui ne faisait pas la distinction entre le fini et l’infini. Pour l’intuitionnisme logicomathématique, une preuve est une construction mentale, et pour le constructivisme kroneckerien, une preuve est un procès qui doit s’opérer en un nombre fini d’étapes. C’est aussi le sens du finitisme hilbertien, et on voit mal à la fin comment le transfinitisme gödelien des essences idéales serait compatible avec une phénoménologie de l’activé concrète du mathématicien ou du logicien qui contraste encore avec l’optimisme béat d’un auteur concluant sur une note oecuménique où sont convoqués toutes les philosophies des mathématiques autour de la philosophie transcendantale de l’arithmétique (p. 335). Malgré les mérites de cet exposé pédagogique et ce style clair, on eût sans doute préféré une évaluation plus critique de la phénoménologie husserlienne dans ses rapports avec la logique et la philosophie des mathématiques.