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Pour M. Hunyadi (M. H.), les avancées de la génomique et de la biologie moléculaire ont révélé une « plasticité intégrale de l’homme, n’ayant pour limites que celles de la physique et de la biologie elles-mêmes » (p. 24). Cela le conduit à récuser toute posture réaliste en morale : « ce n’est pas la nature humaine qui dicte ce que nous devrions être, c’est ce que nous sommes qui dit ce qu’est la nature humaine » (p. 26). Dans ces conditions, le monde et l’homme ne vont-ils pas devenir des objets « malléables au gré de notre libre arbitre » ? (p. 34). La réponse est négative. De façon très wittgensteinienne, M. H. proclame l’autonomie du langage et distingue radicalement les grammaires, mondes « de conventions instaurées par l’homme » et le « monde naturel » (p. 32). Si les grammaires sont des produits intentionnels comme n’importe quelle autre institution humaine, les produits de l’intentionnalité normative constituent les règles de l’univers moral et, à ce titre, « forment tous ensemble le contexte moral objectif de toute situation historique » (ibid.). L’antiréalisme de M. H. conserve donc une composante objectiviste nettement affirmée. Le contexte moral objectif (CMO) est comparé à un ensemble de ressources symboliques auxquelles l’homme ne peut se soustraire (p. 147) ; « tissé, façonné par nos prédécesseurs », il est « notre horizon nécessaire » (p. 70). Il est aussi le « symptôme de ce dont nous sommes capables » (p. 47). Au total, on peut parler d’une « inertie » (p. 43) de notre situation morale, corrélative à l’inertie propre du monde physique[1] ; elles constituent, conjointement, des limites à la plasticité de l’une et de l’autre : ainsi, se révèle la naïveté de ceux qui défendent un « constructivisme de la table rase » (p. 45).

De tels présupposés vont avoir d’importantes conséquences lorsque sera abordée la question du clonage (reproductif humain) qui constitue l’objet principal de l’ouvrage. Le clonage étant une des formes les plus radicales d’intervention sur la corporéité de notre être-au-monde (p. 67), M. H. pourrait se contenter de déterminer si elle est légitime au regard de notre CMO. Mais, attentif au caractère « lourdement transgressif » (p. 17) d’une telle pratique, il va aussi s’employer à faire apparaître la façon dont elle met à l’épreuve nos croyances et nos convictions. La simple éventualité du clonage nous force à clarifier notre pratique de la grammaire de l’autonomie individuelle, laquelle occupe une place privilégiée dans le CMO contemporain. En un sens, le clonage laisserait intacte l’autonomie humaine : un cloné, comme n’importe quel autre individu, disposerait de « la capacité d’exercer sa liberté sur le fond d’un patrimoine génétique » (p.73-74) conditionnant sans déterminer. Mais, en un autre sens, le statut ontologique du cloné serait radicalement inédit. Vu de l’extérieur, un cloné serait une sorte de jumeau (ou de jumelle), décalé dans le temps par rapport à son « modèle ». M. H. est le premier à admettre que le cloné aurait bien une individualité propre ; mais, en première personne, les choses seraient différentes : le cloné serait venu à l’existence parce que « désiré à l’identique de quelqu’un d’autre par quelqu’un d’autre » (p. 76). C’est là un fardeau ontologique insupportable, potentiellement destructeur de l’autonomie individuelle : l’intrusion entre soi et soi de la volonté d’un tiers va briser « à la racine la familiarité que chacun entretient naturellement avec soi-même[2] » (p. 79). On aurait ici une véritable « constitution originaire hétéronome de soi » (ibid.), rendant fondamentalement factice l’exercice formel de l’autonomie, préservé en apparence seulement. Le clonage atteint en son principe même l’altérité de soi, l’altérité éprouvée en première personne, le « sentiment ontologique d’être autre que tout autre » (p. 85) qui est le socle réel de l’autonomie individuelle. L’autonomie individuelle en sa racine est celle de celui qui se « sait autre parce que né d’une rencontre génétique aléatoire » (p. 83). Des jumeaux vrais ne sont pas atteints en cette autonomie parce qu’ils restent nés d’une telle rencontre, même s’ils sont génétiquement indiscernables. Ce ne serait pas le cas d’un cloné et de son « modèle ».

L’argument de l’altérité de soi ne prouve-t-il pas trop ? Il établit que le sentiment ontologique de dépossession de soi qui pourrait être celui du cloné naît de la « conscience d’une immixtion d’autrui dans les fondements matériels les plus élémentaires » de l’existence (pp. 93-94). Mais si c’est « le fait même d’intervenir, et non le fait que cette intervention soit totale, qui est décisif pour l’argument de l’altérité de soi » (p. 94), n’importe quelle intervention génétique est susceptible d’atteindre l’altérité de celui sur qui elle s’exerce. C’est le statut des manipulations génétiques partielles qui est ainsi abordé ; comme Habermas, M. H. aborde le problème sous la rubrique de l’eugénisme. Tous deux aboutissent à des conclusions comparables, mais par des voies différentes[3]. M. H. reprend à son compte la différence de bon sens entre intervention à finalité thérapeutique et intervention à finalité mélioriste. Mais c’est sans naïveté de sa part. Pour lui, le concept de maladie est un concept essentiellement flou, qui ne se laisse saisir que par l’usage que l’on en fait. Il s’agit d’un concept spéculaire : « s’y reflète une multitude de notions contiguës qui, d’une manière générale sont associées dans notre contexte moral objectif »[4] (p. 98). Une des caractéristiques des concepts spéculaires, c’est qu’ils relèvent d’une précompréhension qui doit peu à l’expertise. Lorsque nous les utilisons, « nous savons toujours déjà ce dont nous parlons » (ibid.) : ils servent à décrire un état de choses et, en même temps, à exprimer ce qui, pour celui qui les emploie, vaut, selon les cas, comme morbide ou violent, ou culturel, ou social, ou personnel. Or il semble bien qu’il y ait consensus : certaines pathologies sont hautement invalidantes et univoquement considérées comme mauvaises ; toute personne qui en est atteinte souhaiterait se débarrasser d’elles si elle le pouvait. Une intervention génétique visant à les prévenir, ce que M. H. appelle « eugénisme négatif[5] », est légitime en son principe : il s’agit bien encore de médecine, parce que cet acte est ordonné à une finalité qui est de restitution[6]. La situation est différente en ce qui concerne l’eugénisme positif : il ne s’agit plus là d’éradiquer ou d’atténuer un mal, mais « de créer ou renforcer une qualité que des tiers, c’est-à-dire les concepteurs, souhaitent voir se déployer chez l’individu à naître » (p. 116). Ici, l’ingérence dans le patrimoine génétique d’autrui serait une menace pesant sur l’exercice effectif de l’autonomie comme sur les conditions de celle-ci. Un dernier chapitre aborde la question du clonage thérapeutique dont la visée n’a plus rien de procréatif : on cherche à produire à l’identique un embryon « dont une partie sera cultivée en lignée cellulaire souche » (p. 128). L’intention est d’obtenir des cellules génétiquement identiques à celles d’un donneur, afin qu’elles soient ensuite différenciées en tel ou tel type de cellules utiles pour lui au point de vue thérapeutique. Dans cette procédure, l’embryon est immanquablement détruit, d’où l’impossibilité d’adopter le point de vue de la première personne. La méthodologie appropriée consiste alors à envisager les embryons non pas comme de futurs sujets moraux, mais comme les « objets de notre attention morale, en analogie possible avec d’autres objets dont nous avons le souci et qui n’accèderont jamais à la parole » (p. 130). La tâche n’est pas simple : il n’est pas certain que l’interdit kantien de l’instrumentalisation de l’homme s’applique ici de façon indiscutable. En outre, notre CMO « tolère l’élimination programmée d’embryons humains » (p. 142) dans ces pratiques que sont la FIV et l’avortement. M. H. concède que, pour des raisons de cohérence, il faille « accepter le prélèvement de cellules souches sur les embryons dont nous tolérons l’élimination – les embryons issus d’avortement volontaires et les embryons surnuméraires qui sont de toute façon voués à la destruction » (p. 143). En même temps, il met en garde : la production intentionnelle d’embryons à des fins thérapeutiques apparaît comme une « banalisation de l’instrumentalisation de la vie humaine en général, un pas qui nous accoutumerait à l’idée que l’homme, même sous cette forme minimale de « matière humaine, est manipulable par l’homme » (p. 142).

L’ouvrage comporte, à titre d’annexe, une étude de cas prouvant la « capacité principielle d’innovation » (p. 149) de notre CMO : il s’agit de mettre en évidence la logique du principe de précaution (PP). M. H. en propose une définition synthétique puis en rappelle le sens : « il enjoint de ne pas s’abstenir d’agir à l’encontre d’une action envisagée du simple fait que le risque qu’elle nous fait encourir n’est pas scientifiquement certain » (p. 156). Après avoir dressé une utile typologie des « écoles de la précaution », M. H. s’attache à dégager ce qu’il nomme « l’aporie de la précaution ». Il s’agit d’une pseudo-distinction entre risques avérés (relevant de la prévention) et risques hypothétiques (relevant de la précaution). Selon M. H., le PP s’applique en fait à « toutes les situations qui, pour établir cette incertitude, font appel à un raisonnement hypothétique » (p. 176). L’idée est la suivante : « si la justification[7] fait apparaître des hypothèses, alors les conclusions ressortissent à la précaution ; sans ce recours à des hypothèses, les conclusions relèvent de la prévention » (p. 178). Un tableau (p. 181) puis un exemple (création par transfert de gène d’une plante résistant aux nématodes) sont destinés à montrer comment opère le PP ainsi reconstruit. Mais on a tout de même l’impression d’un malentendu entre M. H. et les tenants orthodoxes du PP. Ainsi, l’auteur, commentant son propre exemple, affirme qu’une des conséquences de l’action envisagée (diminution de la fertilité humaine) est peu plausible : « cette conséquence a une probabilité extrêmement faible » (p. 184). Mais parler ainsi, c’est accorder aux partisans orthodoxes du PP que l’on est dans le domaine de la prévention et non dans celui de la précaution. Pour eux, en effet, un risque non avéré, relevant de la précaution, n’est pas un risque extrêmement peu probable, mais un risque dont la probabilité ne peut pas être déterminée[8].

Au total, M. H. a voulu montrer que les biotechnologies, dans leurs avancées les plus radicales, sont l’occasion d’effectuer un travail « d’explicitation herméneutique à des fins normatives » (p. 126). Ce travail est mené avec une remarquable détermination. Mais bien des choses sont encore à préciser, à commencer par le concept de « contexte moral objectif ». M. H. a recours à toute une série de métaphores pour le caractériser ; il en parle à l’occasion comme d’un agent intentionnel, acceptant certaines pratiques et refusant d’en admettre d’autres : cette stratégie n’aide pas réellement le lecteur à y voir clair. En outre, les sociétés au sein desquelles les biotechnologies ont les effets les plus spectaculaires sont aussi des sociétés multiculturelles. Quelle place accorder au discours des dissidents dans le contexte moral objectif ? Comment distinguer ceux qui s’affranchissent du CMO et ceux qui le réforment en profondeur ? Ce sont là des questions qui restent ouvertes.