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[5 h][1]

Les concepts de caractère (性格, seikaku) et d’individualité (個性, kosei) paraissaient semblables, ce sont pourtant deux concepts complètement différents quant à leur formation (成立, seiritsu). Admettons d’abord cela comme acquis.

Que nous le voulions ou non, le concept fondamental le plus présent et le plus puissant issu de l’héritage théorique est d’abord le concept d’universel (普遍者, fuhensha). Si l’on regarde la structure théorique en général du point de vue formel (形式的に, keishikiteki ni) — en quelque sorte logique —, il est naturel que ce concept occupe une place centrale. En ce sens, l’ensemble du contenu de la théorie ne peut devenir logique que dans une relation à l’universel. Quel que soit l’ordre sur lequel se base la méthode pratique de la théorie, si l’on parle de hiérarchie de la logique, on obtient une forme prônant d’abord l’universel, pour ensuite en tirer ce qui ne l’est pas. Ce qui n’est pas universel par rapport à l’universel, c’est, du point de vue formel — en quelque sorte logique — le particulier (特殊者, tokushusha) ou le spécifique (個別者, kobetsusha)*. Le particulier ou le spécifique sont, du point de vue de la forme de l’héritage théorique, les seconds concepts fondamentaux. Mais de quelle manière ces deux concepts sont-ils extraits de l’universel ?

* On ne doit pas d’emblée penser à Hegel. La logique [5 b] de Hegel et par conséquent ce qu’il entend par universel, particulier ou spécifique réclame, à nos yeux, à la base un intérêt plus fondamental.

Nous ne pouvons en décider ni sur la base de la dialectique ou de la déduction, ou, pour inverser le mode de présentation du problème, ni sur la base de l’induction. De telles méthodes, étant donné qu’elles se rattachent, comme il a été dit auparavant, à des théories relatives à la logique ou, plus simplement, aux procédures d’une théorie, ne concernent pas le présent problème. Notre question est de savoir comment, dans le cadre de la hiérarchie logique, et non théorique, le particulier ou le spécifique se trouvent extraits de l’universel. L’intermédiaire (媒介者, baikaisha) qui véhicule cette fonction d’extraction (引き出す機能, hikidasu kinō) n’est autre que le principe d’individuation (個別化原理, kobetsuka genri)*[2]. C’est-à-dire que l’universel se trouve lui-même différencié — par addition ou soustraction — et devient le particulier ou le spécifique. Le but de l’individuation étant le dernier point appelé individu (個物, kobutsu) ou bien son individualité. Le concept d’individu (d’individualité), en tant que troisième concept fondamental, a fonctionné en opposition avec l’universel et, jusqu’ici, a dominé formellement la théorie en général.

* Nous ne nous préoccupons pas, ici, de savoir si ce principe d’individuation se nomme espace ou temps. Il faut le comprendre formellement. Par exemple comme celui de Jean Duns Scot.

Ceux qui tendent à se faire appeler logiciens semblent s’être attachés à l’universel ; à l’opposé, ceux qui s’appellent les philosophes de la vie semblent préférer l’individualité comme concept fondamental. Pour les premiers, l’universel est un thème que l’on ne peut remettre en question ; pour les seconds, l’individualité représente une devise promettant la résolution de toutes les questions. À leurs deux niveaux respectifs, ils agissent comme la source privilégiée de discussion théorique. Certains, quelles que [6 h] soient les idées d’un penseur, y cherchent exclusivement l’universel, d’autres exclusivement l’individualité. On interprète ainsi, par exemple, Platon comme le père de l’universel ou Aristote comme celui de l’individualité. L’universel se trouve alors lié à l’individualité et l’individualité à l’universel pour donner le cadre unique des problématiques. L’individualité ne peut, notamment, être interrogée que dans le cadre de sa relation à l’universel. Dans ce cas, le concept d’individualité se doit d’être conçu — dans le cadre de sa relation à l’universel — comme toujours accompagné du principe d’individuation.

Il nous faut remarquer qu’en réalité, ce principe d’individuation peut nous être donné en tant que temps et espace. Cela revient à dire qu’en termes généraux, le temps et l’espace, qu’ils soient idéels ou réels, appartiennent d’ordinaire à quelque chose d’extensif (外延的なるもの, gaienteki naru mono). C’est justement en se fondant sur cette chose extensive — qui est une continuité (連続, renzoku) — autrement dit c’est en la considérant comme un principe qu’une chose déterminée (限定されたもの, gentei sareta mono) exprime la première règle de ce qu’est un individu (l’individualité). L’individu (l’individualité) apparaît alors comme la détermination de l’extension continue, comme porteur d’une limite (限界, genkai). Il se distingue des autres individus par cette limite et s’y rattache dans le cadre de cette limite. Lorsqu’on veut connaître un objet (事物, jibutsu) en tant qu’individu, autrement dit lorsqu’on veut un tant soit peu éclaircir ce qu’il porte comme individualité, à partir de l’hypothèse d’une continuité entre cet objet et un autre, on découvre d’abord ce qui les délimite, et on parvient ainsi à la première étape de cette connaissance par ce qui distingue ces deux objets. L’individu (l’individualité) se définit toujours, en tout premier lieu, comme concept au moyen de ce qui permet de lui attribuer une limite. [6 b] Considérons ensuite que ce principe d’individuation agit comme une négation de la continuité recouvrant l’intervalle (間隙, kangeki) entre chaque objet[3]. Ce qui reste, dans ce cas, ce sont des atomes séparés les uns des autres. Le principe d’individuation arrête de fonctionner aux atomes. Un atome (A-tom)[4] n’est pas divisible, ce qui signifie que la différenciation n’opère plus et qu’il est par là même individu (in-divi-duum)[5]. À l’ultime fin du principe d’individuation apparaît le concept d’individu (d’individualité) en tant qu’atome et unité insécable (parfois même en tant que monade).

On voit maintenant pourquoi le concept d’individu, et par conséquent le concept d’individualité porté par l’individu, fut toujours et uniquement conçu en lien au principe d’individuation — dans le cadre d’une relation à l’universel. L’individu (l’individualité) est d’abord présent, dans le cadre de ce principe, comme porteur d’une limite par rapport aux autres individus, puis dans le cadre final de différenciation comme atome.

Le concept de caractère exprime cependant sa particularité par sa formation tout à fait indépendante du principe d’individuation. Expliquons cette particularité.

Même lorsque la limite entre deux objets n’est pas donnée, il est possible de comprendre le caractère de ces deux objets. Même si la limite entre végétal et animal n’est pas précisément donnée, autrement dit même si on ne trouve pas suffisamment de points de repère permettant de les distinguer, dire que leurs traits dominants sont incertains est pour le moins contraire au sens commun. En fait, nous connaissons — par le sens commun (常識的に, jōshikiteki ni)* — chacun de leurs caractères et, dans cette mesure, comme nous pouvons pour ainsi dire les distinguer sommairement (概略に, gairyaku ni) ; ce sommairement est suffisant dans la vie quotidienne et si l’on ne s’y arrête [7 h] pas, la vie quotidienne perd de sa cohérence. Et pourtant la limite entre animal et végétal n’est nullement donnée par cette manière de comprendre le caractère (elle n’en a, en fait, nul besoin). On voit que, dans cette relation entre animal et végétal, la limite peut malgré tout devenir un problème et que, même si elle ne parvient absolument pas à ce statut, le caractère reste explicable. C’est le cas, par exemple, des caractères respectifs des pensées grecque et hébraïque dans la civilisation européenne. D’un certain point de vue, l’ensemble de cette civilisation est de caractère grec, d’un autre de caractère hébraïque. Si on suppose que le caractère ne possède pas de limite — au sens géométrique du terme (幾何学的なる規定, kikagakuteki naru kitei) — mais qu’il fonctionne pour ainsi dire dynamiquement (力学的に, rikigakiteki ni) (au sens de la physique), et que c’est aussi le cas de l’individualité, de la monade, alors le caractère fonctionne chimiquement (化学的に, kagakuteki ni). Le caractère ne possède pas de limite — cette règle géométrique — mais, pour ainsi dire, fonctionne dynamiquement (au sens de la physique). Non. Si l’on peut dire que l’individualité, la monade, sont dynamiques, le caractère fonctionne chimiquement. Les caractères s’interpénètrent (相互に浸透する, sōgo ni shintō suru) (en ce sens, le caractère est sans rapport avec le champ [領域, ryōiki], ainsi que l’est bien la monade)**. Il est clair maintenant que le concept de caractère est sans rapport avec celui de limite. Étant en général sans rapport avec elle, il n’y a aucun motif (動機, dōki) pour qu’il doive apparaître comme l’unité d’une limite dernière. Être de nature insécable ne change rien à l’élucidation du concept de caractère. Le caractère est donc sans aucun rapport avec la limite ou la division. De plus, la limite ou la division pouvant se ramener au principe d’individuation, le concept de caractère ne peut, dans son principe, se former qu’indépendamment de ce dernier.

* Le caractère entretient un rapport important avec le sens commun. Nous y reviendrons plus bas.

[7 b]

** Le concept de monade de Leibniz est l’un des concepts d’individu et d’individualité les plus raffinés. Il ne parvient cependant pas à se délivrer de l’emprise du principe d’individuation.

On entend généralement distinguer l’individu et l’individualité. L’individu est un concept-limite, mais on peut dire à l’opposé que l’individualité, loin d’être une simple limite, en est plutôt la forme extrême et, à cause de cela même, a été définie de manière infiniment plus variée. On ne peut néanmoins pas nier qu’au niveau de l’histoire de sa formation ainsi qu’en son principe, le concept d’individualité prenne sa source dans le principe d’individuation. Le concept d’individualité est pourtant libre de cette histoire et de cette motivation.

À l’origine, le mot caractère a pour sens empreinte (印刻, inkoku)[6]. Le caractère d’un objet quotidien et concret (日常的な具象的な事物, nijchijōteki na gushōteki na jibutsu) — je remets à plus bas l’examen des choses considérées comme existant exclusivement en tant qu’objets des sciences — désigne l’empreinte qu’il porte, c’est-à-dire l’empreinte qui lui est attribuée. Par exemple un objet est marqué comme étant A. Un même objet peut apparaître comme ayant des caractères différents selon l’empreinte qui lui est donnée. Chacun sait que l’on peut attribuer à une même action les empreintes de quelque chose d’admirable ou de détestable. Comme il s’agit ici du caractère d’un objet concret, il doit, cela va sans dire, relever de l’objet lui-même, et on ne peut admettre un caractère arbitraire (任意な, nin.i na) sans tenir compte des relations qu’entretient l’objet avec d’autres objets. Ou, dans ce cas, ce genre de caractère ne peut finalement plus être accepté comme caractère. Car ce serait contredire le concept [8 h] en soi. En revanche, tout en étant propre (固有, koyū) à l’objet lui-même, il faut que le caractère puisse comporter un caractère momentanément séparable de l’objet lui-même, étant donné qu’un objet identique peut apparaître sous des caractères différents. À ce stade il est utile de comparer le concept de caractère d’un objet à celui d’essence (本質, honshitsu) d’un objet. L’essence d’un objet désigne nécessairement, à partir de ce concept, ce qui est propre à un objet. De l’essence α d’un objet A et β d’un objet B, on peut généralement considérer la relation entre A et B à partir de celle de α et β. Dans ce cas l’essence de A ne peut s’exprimer en tant que α ou β. Car, si l’essence ne représente en effet rien d’autre que ce que les gens (人々, hitobito) ont découvert de l’objet, cette règle attribuée par les gens n’est pas pour autant le concept d’essence de cet objet ; ce qui véhicule la règle qu’on lui attribue n’est certainement pas le concept d’essence de cet objet. Quelle que soit la manière dont on la découvre, l’essence en est, en fin de compte, indépendante et désigne toujours la nature fondamentale de ce qui est intrinsèque à l’objet. Du point de vue du concept d’essence, on ne peut admettre — même lors d’une erreur dans les faits — que pour un objet unique A, on trouve soit une essence α soit une essence β. Le concept d’essence est indépendant de la relation (関係, kankei) vers laquelle tend celui qui a découvert l’essence. Et, bien que dans les faits, il doive passer par cette relation, il s’en dégage et se forme soi-même dans le cadre définitif d’un telos. Qui se trouve, pour les gens, dans l’au-delà. En résumant, la caractéristique de l’essence peut se ramener — et n’est-ce pas là à la lettre l’essence de l’objet ? — au concept de la chose elle-même (物自体, mono jitai). Dans la mesure où la chose A en soi — [8 b] l’essence de la chose — est elle-même et non un phénomène (現象, genshō), elle ne peut certes apparaître à la fois en tant que α et en tant que β, ni en tant que α ni en tant que β. Or c’est en ce point que le concept de caractère diffère fondamentalement de celui d’essence. Le caractère — comme empreinte attribuée — doit toujours pouvoir apparaître pour les gens en tant que α ou β. Le caractère a cette particularité qu’il n’échappe pas à la relation d’attribution (与えられるへの関係, ataerareru he no kankei), y compris dans le cadre définitif d’un telos. Une empreinte doit toujours être quelque chose d’attribué. L’essentiel, c’est que l’objectif — l’idée — du concept d’essence coupe la relation aux êtres humains et qu’en revanche, celui de caractère maintient et poursuit cette relation. Le caractère est un concept qui se forme uniquement en comprenant une relation aux gens. C’est sur quoi le concept d’empreinte — ce qui est attribué — attire notre attention.

Le caractère comporte donc par lui-même une relation aux être humains, c’est-à-dire qu’il permet une médiation (媒介, baikai) entre les gens et les objets. Par cet intermédiaire, les objets deviennent atteignables. Le caractère détient un passage (通路, tsūro). Pour atteindre à l’essence, on a recours à autre chose que l’essence, comme par exemple un phénomène. Au contraire, le caractère porte lui-même le passage. Les gens peuvent connaître un caractère dans le cadre de ce caractère. En fait, le caractère d’un objet doit être relatif au caractère de ceux qui le comprennent — voir ci-après. C’est pourquoi nous pouvons d’abord dire que le concept de caractère exprime celui des gens — des êtres humains —, puis que nous pouvons l’étendre jusqu’à l’objet*. On peut ainsi, sans risque de se tromper, appeler le caractère un concept relatif à l’humain (人間的, ningenteki). [9 h] Cependant il ne peut être appelé relatif à l’humain suivant d’autres motivations comme, par exemple, l’enthousiasme romantique ou l’austérité morale, mais uniquement parce que, du point de vue théorique, il comporte un passage pour les gens. Après avoir séparé le concept d’individualité — à savoir ce qui ne peut, en définitive, être isolé du concept d’individu — de celui de caractère, il nous faut maintenant libérer notre concept de caractère de ce qu’on avance généralement en parlant de l’être humain en tant qu’individualité. Ceci bien que le caractère reste — au sens théorique — propre à l’humain. Reformulons. Le caractère est un concept relatif à l’humain au sens où il porte un passage en lui. Mais, si ce concept d’individualité reste en un sens un concept relatif à l’humain malgré tout, cela ne signifie pas qu’il porte un passage que l’on peut penser au niveau théorique. Le concept d’individualité ne comporte pas en soi de concept permettant la compréhension (理解, rikai) et le traitement (取り扱い, toriatsukai) de l’individualité ; c’est, à titre d’exemple, un concept qui ne peut être traité selon la doctrine de la science (知識学, chishikigaku)**[7]. En revanche, le caractère contient toujours des enjeux de la doctrine des sciences ou, pour utiliser un terme avec soin, épistémologiques (認識論的, ninshikironteki). En ce sens, il est un concept relatif à l’homme et porte en lui un passage proprement épistémologique.

* Celui qui a déplacé le concept de caractère de quelque chose de personnel à quelque chose d’artistique, c’est Theophrastos.

** La monade de Leibniz a une faculté de représentation. Mais cette faculté étant la règle d’une existence métaphysique, elle ne désigne pas un passage de la théorie des sciences.

Le caractère est complètement indépendant du principe d’individuation et possède un passage. [9 b] Avec ces deux éléments, j’évite donc la confusion avec le concept d’individualité.

Mais qu’est donc un caractère ?

Les objets concrets que nous côtoyons chaque jour ont sans doute un nombre de propriétés (性質, seishitsu) infinies. Les objets en sont la cohérence. À chaque propriété correspond un domaine particulier d’opérations (特有な作用範囲, tokuyū na sayō han.i). C’est-à-dire que l’on peut penser que certaines propriétés sont remarquables (顕著な, kenchona) et d’autres non, que, pour un contenu de cent propriétés dans un objet, elles se partageront ce contenu et que, par exemple dans le cas de dieu, ce sont ses qualités d’omniscience et d’omnipotence qui occuperont la plus grande partie de ce contenu. C’est-à-dire qu’une propriété se trouve pensée comme telle et une autre non. Pour, disons, un contenu de cent propriétés dans un objet, chacune d’entre elles se partage ce contenu. On pense par exemple la plus grande partie du contenu de dieu à partir des qualités d’omniscience et d’omnipotence. Cependant, les propriétés remarquables ou non ne peuvent être déterminées par l’objet seul. D’un certain point de vue, un objet A apparaît comme remarquable, et d’un autre côté, un objet B apparaît comme tel. Une propriété qu’on ne trouve que dans un objet et pas dans un autre — aussi faible soit-elle — peut devenir remarquable, mais même pour une propriété forte, si cela est commun à beaucoup d’objets, elle peut ne pas être considérée comme remarquable. Par contre, quand on peut poursuivre le traitement théorique ou pratique d’un objet selon l’intérêt porté particulièrement à une de ses propriétés — qu’elle soit faible ou forte —, cette propriété apparaît comme remarquable. Partant, la distinction entre propriété remarquable et celle qui ne l’est pas ne doit pas revenir à la sphère d’action propre à l’objet (事物に固有な作用範囲, jibutsu ni koyū na sayō han.i), mais aux vicissitudes qui servent de passage à un traitement théorique ou pratique rendu possible par les être humains. [10 h] C’est dans le cadre du passage où elles sont traitées que les propriétés infinies d’un objet se placent en ordre hiérarchique de ce qui est remarquable. Or, il faut bien entendu distinguer la propriété A remarquable d’une propriété B non remarquable, nonobstant le fait que A puisse représenter (代表する, daihyō suru) B, ou C ou D…, si ces derniers ont les mêmes qualités que B. Mais si l’on doit poser un objet comme concret, la propriété A doit rester différente de la propriété B et A ne peut donc plus représenter B. Pour que cela soit permis, l’abstraction (抽象, chūshō) de l’objet doit déjà être posée. Mais c’est précisément l’abstraction qui représente l’unique chemin pour saisir un objet réel. Et, si l’on ne tient pas compte de la compréhension de l’objet, c’est-à-dire du passage vers l’objet, c’est l’absence d’abstraction en soi qui devient concrète. Pourtant en isolant cet objet réel du passage — de la méthode (方法, hōhō) — qui nous y relie, on le rend généralement abstrait au niveau de la méthode, alors que l’acte d’abstraction d’un objet est une méthode concrète. Voilà pourquoi, afin de représenter B par A, on commence par abstraire l’objet, puis on obtient, à partir de cette abstraction, une méthode concrète du traitement de l’objet. Le concept de représentation est toujours exigé par celui de méthode. La propriété remarquable A, ou celles non remarquables B ou C…, d’un objet qui se satisfait de lui-même — un concept qui n’est, à l’origine, que l’opération d’une hypothèse philosophique — peuvent être comprises comme juxtaposées les unes aux autres ; en revanche, dans le cas d’un objet compris au moyen d’un passage entre lui et les gens — seul à théoriser l’objet et à en permettre une méthode de traitement véritable —, la propriété remarquable A peut représenter les autres. Lorsque la propriété A de l’objet [10 b] représente B, C…, cette propriété A remarquable devient le caractère de l’objet. La représentation est exigée par la méthode. Par conséquent le caractère, en tant que représentant, détient un statut qui tient de la méthode (方法的規定, hōhōteki kitei). C’est en ce sens que le caractère comporte un passage.

Le caractère est la propriété dominante d’un objet, sa propriété supérieure. L’ensemble des autres propriétés d’un objet se trouve ainsi dominé par celle détenant la qualité de caractère et cachée des rapports extérieurs, formels, officiels entretenus par l’objet. À l’inverse, la volonté collective (集合意志, shūgō ishi) des propriétés d’un objet offre, en quelque sorte, le siège de représentant au caractère. Dans le cadre d’une assemblée, le caractère revendique les droits de l’objet qu’il représente, et chaque objet reçoit comme résultat un traitement différent selon les capacités de son caractère. Choisir une propriété comme caractère relève alors complètement de la politique choisie. Et cette politique repose, par exemple, en tant que projet théorique (理論的計画, rironteki keikaku), dans les mains des gens, dans le passage, dans la méthode.

Il est maintenant clair que le caractère tient de la méthode. Mais de la méthode signifie toujours de l’ordre du pratique (実践的, jissenteki). Le caractère doit comporter un statut pratique. On ne peut savoir comment est un objet concret et quotidien en le considérant comme statique. On ne peut expliquer les propriétés d’un objet que si on peut déterminer la manière de le traiter pratiquement. Lors de pourparlers pratiques, tel justement le traitement — théorique ou pratique — d’un objet, c’est le caractère qui remplit la fonction de représentant. Le caractère est un concept qui n’a de sens que dans la pratique. C’est, en fait, ce que désigne le passage ou la méthode d’un caractère.

[11 h] Nous avons dit que le caractère tient de la pratique et de la méthode. Et que le choix d’une propriété comme caractère dépendait, par exemple, du projet théorique que les gens lui conféraient. Le projet théorique semble de fait se constituer selon l’arbitraire des gens. En fait, lorsqu’on forme un projet entraînant un résultat théorique au moyen de préjugés, l’objet se trouve accolé à un caractère correspondant à ce projet. Par exemple, dans le cas d’un phénomène social considéré dans un certain sens facile et dans un autre difficile à analyser. Un tel objet quotidien se trouve caractérisé par les religieux — qui entendent tout interpréter selon des préjugés pratiques liés à la foi — comme un manque de foi, ou par les tenants de la morale nationale — pour lesquels il est impérieux de sans cesse et absolument considérer les être humains à partir de leur appartenance à un peuple — comme un manque de sentiment national. L’objet que constitue ce phénomène social est donné comme traitable pratiquement selon la foi ou l’exaltation du sentiment national, et c’est leur liberté de l’imaginer ainsi. On ne peut pas ne pas admettre qu’ils trouvent là où ils l’entendent un caractère arbitraire et qu’ils s’efforcent de traiter l’objet sous cet angle. Il y a pourtant des cas ou la compréhension du caractère est erronée, où la formation du projet théorique l’est aussi. Le mode de formation d’un projet théorique ou celui de la découverte d’un caractère peuvent en effet sembler libres, mais de cette manière, si le traitement pratique d’un objet devient finalement — pas sur le champ — impossible, son projet ainsi que sa compréhension du caractère sont à coup sûr erronés. Car le caractère doit nécessairement attribuer [11 b] une méthode traitant pratiquement l’objet (実践的に処理する方法, jissenteki ni shori suru hōhō), et un projet n’est possible que s’il a un tel objectif. Le phénomène social précédent est sans rapport avec la foi ou l’exaltation du sentiment national, il poursuit sa propre trajectoire. Mais qu’est-ce qui attribue des critères à cette opposition « juste-erroné » qui conditionne la découverte du caractère, celle-ci dépendant de la méthode pratique de la théorie et de la pratique (理論乃至実践の実践的方法, riron naishi jissen no jissenteki hōhō) ?

C’est le mouvement de l’histoire (歴史的運動, rekishiteki undō) qui lui attribue ces critères. Mais ce que j’appelle mouvement de l’histoire ne désigne pas nécessairement le mouvement de l’histoire tel qu’il est ou peut être décrit par les historiens selon les standards des sciences historiques — histoire mondiale ou toute autre histoire. Au niveau élémentaire ainsi que plus généralement, et par conséquent y compris à la base de l’histoire en tant que corps de disciplines unifié, cela désigne plutôt le travail du mouvement historique élémentaire et fondamental. Lorsqu’on traite un objet pratiquement, autrement dit, lorsqu’on théorise ou qu’on réforme cet objet réellement, le concept de cet objet et son existence réelle s’en trouvent modifiés. Ce changement — ce mouvement — a lieu uniquement suite à cet ajout opéré par les gens. Mais il faut distinguer ce mouvement du mouvement de la nature. Voilà ce qu’est le mouvement de l’histoire : partant du mouvement du concept, de celui de la pensée pour arriver à celui de l’action, au concept d’histoire comme corps de disciplines unifié, le mouvement exprime ses particularités à travers tous ces mouvements historiques. Ce mouvement de l’histoire est un mouvement élémentaire (要素的運動, yōsoteki undō). Quelle que soit la partie considérée du tout de ce qu’on nomme historique ou humain, cette partie ne peut se mouvoir et changer qu’en ayant ce mouvement comme élément premier. Or, le mouvement historique a ceci de particulier que pour s’accomplir dans une partie (一部分, ichi bubun) de l’histoire [12 h], il doit en même temps s’accomplir également dans la totalité (全体, zentai) de cette dernière. Cela veut dire qu’un mouvement pris dans un contenu historique limité donné, revient finalement toujours au mouvement pris dans le contenu historique total qui le dépasse et se trouve contraint par ce dernier. Par exemple, le mouvement de l’histoire de la théorie, qui a un contenu historique particulier, a comme particularité de devoir finalement revenir au mouvement de l’histoire de la société dans son ensemble. Le développement (発展, hatten) — le mouvement — historique de la théorie bénéficie de sa propre dynamique et de sa propre forme, mais il est en dernier lieu — et non immédiatement — déterminé par le développement historique de la société. Totalité et partie historiques expriment, au sein du mouvement de l’histoire, la relation organique de couches superposées de manière spécifique. Or, le caractère d’un objet doit toujours contribuer au mouvement historique de l’objet, et ce qui ne peut y contribuer, même s’il est présenté au départ comme étant possiblement le caractère, apparaît tout compte fait comme un élément qui de toute évidence n’avait pas la qualification d’un caractère. Le mouvement historique d’un objet a pour origine le mouvement de l’objet né de son traitement pratique — sa théorisation ou son utilisation — par les gens. Sans cela, le mouvement d’un objet est peut-être un mouvement naturel, mais il n’est pas un mouvement historique. Et ce n’est qu’au sein d’un tel traitement pratique que le caractère peut fonctionner. Donc, du point de vue du résultat, le caractère apparaît toujours au sein du mouvement historique de l’objet. On peut ainsi dire que le facteur dynamique (動力因子, dōryoku inshi) du mouvement historique d’un objet, c’est le caractère de l’objet. Mais le mouvement historique de l’objet — c’est-à-dire une partie de l’histoire — doit en dernier lieu être déterminé par le mouvement de l’histoire de la totalité historique des arbitraires auxquels il appartient. Par conséquent, le caractère d’un objet [12 b] doit aussi être, tel quel, le facteur dynamique du mouvement historique de la totalité de l’histoire. Du point de vue du résultat, le caractère apparaît toujours dans le mouvement historique de la totalité de l’histoire. Inversement, le caractère d’un objet doit toujours contribuer au mouvement historique de la totalité de l’histoire. Quand il peut ainsi y contribuer, le caractère est un caractère, et quand il ne le peut pas, c’est qu’il n’en était pas un. Dans le premier cas le caractère est saisi (把握, haaku) avec justesse, dans le second, il est saisi de manière erronée. En fait, lorsqu’on choisit — en tant que facteur dynamique du mouvement historique de l’objet — une propriété d’un objet pour caractère, si l’on néglige la contrainte exercée par le mouvement de la totalité de l’histoire sur le mouvement historique, même si cette propriété apparaît d’abord comme le caractère de l’objet, on finit — pas directement et immédiatement — dans une impasse. Habituellement, ce n’est qu’à ce point que les gens se rendent compte de leur erreur concernant le caractère. Nous avons dit que le projet théorique faisait choisir le caractère d’un objet. Mais ce projet théorique ne peut reposer sur les préjugés et l’arbitraire de chacun. Il doit justement être transmis par le mouvement historique de l’objet, ou par la totalité historique à laquelle appartient l’objet. On peut maintenant le dire : seul est caractère ce qui obéit et contribue à l’évolution de la roue du mouvement de l’histoire (歴史的運動の車輪, rekishiteki undō no sharin), et l’on perd ce caractère lorsqu’on inverse le mouvement de la roue. Cette dernière position représente un caractère erroné, et donc un caractère qui n’en est pas un.

Le caractère peut se comprendre comme la tangente de chacun des points de la courbe du mouvement historique dessinée par la totalité de l’histoire. L’erreur qui consiste à vouloir poursuivre le caractère d’une tangente d’un point [13 h] alors qu’on se trouve sur un autre point, apparaît alors comme un anachronisme (時代錯誤, jidai sakugo). Car une période historique n’est autre que la totalité représentative. C’est uniquement par l’addition d’une force à la direction d’une tangente particulière pour chaque période que la roue du mouvement historique obtient son évolution la plus exacte, la plus efficace, la plus efficiente. Et ce n’est autre que chaque caractère des objets qui fait fonctionner cette évolution. Les objets se trouvent caractérisés par la direction de chaque tangente de chaque période. On appelle alors la tangente d’une période le caractère de la période (時代の性格, jidai no seikaku). Étant donné que l’on peut en fin de compte ramener le mouvement historique d’un objet — comme partie de l’histoire — à celui d’une période — qui est la totalité de l’histoire la plus représentative —, il est tout naturel de finalement ramener le caractère d’un objet à celui d’une période.

Le caractère d’un objet a pour particularité d’être le passage par lequel les gens atteignent l’objet et ce caractère est relatif à celui des gens. Le problème devient à ce stade le caractère des gens — des individus (個人, kojin). On peut, d’un côté, considérer que le choix de toute propriété comme caractère d’un objet dépend du caractère des gens. En outre, étant donné que le caractère des gens semble pour ainsi dire provenir de leur arbitraire, le caractère d’un objet semble aussi compris comme arbitraire. D’un autre côté, nous savons que le caractère d’un objet doit être finalement limité par le mouvement de l’histoire d’une période. Le caractère d’un objet ne peut donc certainement pas être compris comme quelque chose d’arbitraire. Quel rapport entretiennent alors le caractère d’un individu et le mouvement de l’histoire d’une période ? Il doit, lui aussi, être en dernier lieu limité par le mouvement de l’histoire [13 b] de la période. D’abord parce que, vu que l’individu est une partie de l’histoire par rapport à la totalité historique d’une période, son mouvement historique — c’est-à-dire, selon l’explication précédente, le mouvement provenant de la manière dont est compris et traité l’individu — se ramène finalement à celui de la période ; ensuite du fait que c’est le caractère de l’individu lui-même qui doit contribuer au mouvement historique de l’individu. Sur ce point, un individu ne diffère guère d’un objet. Mais l’individu, à la différence de l’objet, possède une conscience (自覚, jikaku) du mouvement de l’histoire. Il est de plus conscient de son propre caractère en tant que contribution à ce mouvement historique — qui se manifeste comme auto-interprétation (自己意識, jiko ishiki) (conscience) ou autotraitement (自己待遇, jiko taigū) (action) (行為, kōi). Grâce à cette autoconscience du caractère, le caractère de l’individu peut se manifester comme liberté indépendante de l’arbitraire. Il faut cependant remarquer qu’être conscient de son propre caractère ne signifie pas nécessairement qu’il s’agit effectivement de son caractère véritable. Que quelqu’un découvre son propre caractère dans celui de poète ne garantit nullement qu’il en possède le caractère. Ce n’est ni l’auto-interprétation ni l’autotraitement d’un soi poète — c’est-à-dire une contribution consciente de l’individu au mouvement historique — qui en décident, mais plutôt la compréhension de sa particularité par les autres, par l’intermédiaire de leur compréhension de lui en tant que poète — soit une contribution inconsciente de l’individu au mouvement historique. En réalité, le danger réside dans le fait qu’en voulant prendre conscience de son propre caractère, l’individu s’en remette à des attitudes. Pour éviter ce danger, il doit se considérer impartialement et objectivement. Cela revient [14 h] à être en accord avec la compréhension — bien entendu la compréhension correcte — que les autres ont de son caractère. De cette manière, une personne a toujours le devoir moral (道徳的任務, dōtokuteki ninmu) de faire coïncider son caractère propre avec la manière dont il est compris et traité par les autres. En dépit de sa propre liberté et justement à cause de sa liberté, le soi doit être traité et compris comme un individu aux qualités identiques à un simple objet*. Le mouvement historique du soi (自己, jiko) n’est par conséquent rien d’autre que celui de l’individu et doit s’y ramener. Ce qui contribue à ce mouvement historique, c’est le caractère du soi, c’est-à-dire celui de l’individu. Par conséquent, comme il a été dit plus haut, le caractère d’un individu — pareillement à celui d’un objet — se ramène ou doit finalement se ramener au mouvement de l’histoire d’une période. En réalité, la signification des actions dont un individu a conscience n’est pas nécessairement en accord avec la signification de ces actions. C’est uniquement en les faisant coïncider qu’il peut prendre conscience de son propre caractère de manière pertinente.

* Ce qu’on appelle libre arbitre (意志の自由, ishi no jiyū), contrairement à ce qu’on imagine généralement, ne signifie pas que l’on échappe aux limites du mouvement historique d’une période. Le libre arbitre étant moral — laissons ici la liberté métaphysique — il est nécessairement pratique et ne désigne rien d’autre qu’une adhésion au mouvement historique. Mais pour que ce dernier — c’est-à-dire le mouvement de l’histoire de l’individu en tant que partie de l’histoire — soit mouvement, c’est-à-dire pour qu’il se meuve, il est nécessaire qu’il soit en dernier lieu contraint par le mouvement historique total d’une période. Le mouvement historique d’un individu devient en premier lieu possible grâce à cette contrainte, ce qui permet la formation d’un concept du libre arbitre moral ayant de la substance.

[14 b] Le mouvement historique d’une période conditionne le caractère d’un objet ou des gens (des individus). C’est pourquoi les caractères d’un objet et celui d’une personne sont relatifs. La pertinence de la compréhension d’un caractère est uniquement attribuée selon la règle du critère qu’est le mouvement de l’histoire.

Progressons dans notre question. Les caractères d’une période ou d’un objet sont extraits en tant que mouvement de l’histoire et facteur dynamique y contribuant, mais comment trouve-t-on la progression véritable du mouvement historique de cette période ? Le mouvement historique d’une période constitue la norme (規範, kihan) définissant le caractère d’un objet, mais comment trouver cette norme ? Vers quoi se dirige une période ? Qu’est-ce qui, dans une période, est historiquement et nécessairement dominant ? Qu’est-ce que le caractère d’une période ? Que peut-on avancer comme fondement à ces questions ? La société (社会, shakai).

On peut comprendre pratiquement le caractère d’une période — le mouvement historique d’une période — à partir du socle que représentent les phénomènes sociaux (社会現象, shakai genshō). Mais ce ne peut être une compréhension passant par la spéculation individuelle, la méditation hors du monde ou les courtes vues régionales*. Pas plus d’ailleurs que la contemplation, l’imagination ou les idéaux sentimentaux. Uniquement par un esprit pratique et suivant un intérêt social. On nomme généralement cette capacité de réceptivité sensibilité à l’histoire (歴史的感覚, rekishiteki kankaku). Toutefois, la sensibilité à l’histoire n’est ni l’attachement envers la soi-disant histoire d’un corps unifié de disciplines, ni même la croyance en une finalité du monde liée à une cosmologie théologique. C’est la capacité de comprendre avec justesse le mouvement historique d’un objet et [15 h] c’est être sensible au fait qu’il est possible de saisir sa fonction uniquement à partir de l’intérêt social pratique. Le caractère d’une période ne se comprend qu’à partir de la sensibilité à l’histoire — dans le cadre d’un juste intérêt social et pratique. La sensibilité à l’histoire, c’est précisément découvrir et percevoir la nécessité (必然性, hitsuzensei) — telle qu’elle se développe comme phénomène social dans la société — de la dynamique et de la direction du mouvement historique d’une période.

* On peut appeler provincialisme[8] — aberration régionale — l’imposture consistant à comprendre un caractère d’après un point de vue régional. Point de vue lié à l’anachronisme.

Mais recourir en dernier ressort au concept de sensibilité à l’histoire ne signifie pas que nous recherchions l’aide d’une quelconque force mystique. Si la sensibilité à l’histoire relève dès l’origine du caractère de l’individu, ce dernier est et doit lui-même être sous l’empire du caractère de la période. Ainsi, cette force est rendue nécessaire par le mouvement historique de la période lui-même. En ce sens, lorsque l’individu entre en contact avec le mouvement historique de la période — au sein de laquelle l’individu mène sa vie dans les faits —, autrement dit lorsqu’il y participe pratiquement, cette force devient nécessairement et aussitôt fonctionnelle. Son origine est connue. Elle n’est pas mystique. En fait, la sensibilité à l’histoire n’est rien en dehors de l’intérêt social juste et pratique.

Il est maintenant clair que le concept de caractère ne devient compréhensible que dans sa relation à celui de mouvement de l’histoire. Le mouvement de l’histoire pris au sens élémentaire et, par conséquent, la société qui le développe et le révèle dans sa totalité, [15 b] ont un statut tenant de la représentation, pour, par exemple, l’être humain caractérisé comme animal politique. Et le concept de caractère est un concept relatif à l’humain — voir plus haut. C’est uniquement en ce sens que le caractère est pratique et, par conséquent, qu’il tient de la méthode (方法的, hōhōteki) en possédant un passage. Voilà pourquoi le caractère agit en dernier lieu en tant que facteur dynamique du mouvement historique. En son plus haut sens, le caractère est historique, parce qu’il fonctionne dans le cadre des relations humaines (人間的であった所以である, ningenteki de atta yuen de aru).

La théorie portant sur un objet réel de la vie quotidienne — on ne le sait pour tout autre objet —, parce que cette théorie — qui est un mouvement historique de cet objet — porte sur cet objet réel, elle doit subir les restrictions d’un caractère. Le concept de caractère a, à ce niveau, une première vocation théorique (理論的使命, rironteki shimei). Mais ce que nous désignons comme fonctionnant en tant que caractère au sein de la théorie — à savoir la théorie portant sur les objets réels et quotidiens —, c’est le concept de caractère (性格的概念, seikakuteki gainen). Autrement dit, nous pouvons mettre en mouvement la compréhension en général d’une théorie à l’aide du concept de caractère. C’est le second cas de la vocation théorique du concept de caractère.

Revenons maintenant aux objets que nous avions distingués des objets réels de la vie quotidienne. Nous avons dit qu’on pouvait uniquement les considérer comme objets des sciences (学問の対象, gakumon no taishō). La distinction entre ces deux types d’objets [16 h] est donnée par le concept de caractère défini jusqu’ici. Un objet caractéristique (性格的事物, seikakuteki jibutsu) et un objet non caractéristique (非性格的事物, hiseikakuteki jibutsu). Du premier, on peut parler de caractère, du second d’essence (pour la distinction entre essence et caractère, voir plus haut). On dit d’un objet caractéristique qu’il peut posséder un concept relatif au caractère (性格的概念, seikakuteki gainen) et, inversement, d’un objet non caractéristique qu’il possède un concept non relatif au caractère (非性格的概念, hiseikakuteki gainen). Un concept relatif au caractère doit être le facteur dynamique d’une action — d’un mouvement — en tant que saisie-compréhension (把握・理解, haaku-rikai) d’un objet caractéristique, mais puisqu’un objet caractéristique est en lui-même caractéristique et qu’en conséquence il comporte un passage, cet objet, du fait qu’il se trouve mû au sein du passage que constitue la saisie-compréhension, ne perd rien de son caractère en tant qu’objet en soi. Autrement dit, un objet caractéristique ne perd rien de son caractère en tant qu’objet en se trouvant compris en tant que concept relatif au caractère. Par conséquent, le concept relatif au caractère ne possède pas de caractère en tant que concept. Mais c’est uniquement à propos de ce genre de concept que l’on peut dire, à l’instar de Hegel, que ce qui tient de l’objet tient du concept. Les concepts que nous utilisons dans la vie quotidienne — nos actions sont toujours exécutées en un sens selon un concept — ne sont autres que ce genre de concept. Un concept non relatif au caractère, au contraire, possède un caractère — un caractère en tant que concept — différent de l’objet. Ce concept ne comportant pas en lui-même de passage, ce dernier ne peut être donné que par quelque chose d’extérieur à l’objet. Et c’est le concept non relatif au caractère qui y pourvoit. Ce genre de concept doit, en tant que suppléant de l’objet (事物の代理者, jibutsu no dairisha), avoir un caractère qui est un concept et qui est indépendant de celui de l’objet. C’est ce que désigne le concept appelé en psychologie représentation (表象, hyōshō), pensé dans le cadre de la logique. [16 b] Ce type de concept apparaît toujours dans une configuration théorique et ses formes les plus pures ne sont autres que les concepts de la Logique formelle ou des mathématiques. En fait, les gens qualifient généralement d’abstraits ces concepts formés théoriquement. J’ai distingué dans un précédent travail les concepts de compréhension (把握的概念, haakuteki gainen) — qui désignent les concepts relatifs au caractère — de ces concepts de formation logique (構成的概念, kōseiteki gainen)[9]*.

* Voir Shisō, 80, « Analyse du concept d’espace » (Oeuvres complètes, vol. 1).

Les nombres idéaux en algèbre ou les électrons se manifestent par exemple surtout comme des concepts non caractéristiques. À l’opposé, une tasse ou l’État se manifestent, principalement, comme des concepts caractéristiques. Dans le cadre de l’algèbre au moins, les nombres idéaux ne peuvent posséder de caractère, car leur essence (本質, honshitsu) est déterminée de manière univoque (一義的に, ichigiteki ni). L’interprétation philosophique des nombres idéaux peut toutefois tenir du caractère, et cela montre qu’il est possible de transformer un concept non relatif au caractère en concept relatif au caractère. Il est par conséquent possible de transformer un objet non caractéristique en objet caractéristique. Un concept donné peut passer selon les cas de non relatif à relatif au caractère. La distinction entre caractéristique et non caractéristique n’a, à l’origine, pas de limite évidente, car leur distinction est elle-même caractéristique — voir plus haut. De la même manière, le concept d’électron en physique ou en chimie n’est pas relatif au caractère. On peut le comprendre quand il devient objet de la philosophie, par exemple comme fondement du matérialisme — comme système de pensée (主義, shugi). Un système de pensée est toujours caractéristique — voir plus bas. Mais le concept de tasse doit être relatif au caractère dans nombre de cas. Les gens caractérisent une tasse comme tasse et un bol comme bol et ne les confondent pas, [17 h] le tout sans se demander comment établir la limite entre une tasse et un bol ou ce qui détermine l’essence d’une tasse. De nos jours, l’État apparaît plus clairement encore comme un concept relatif au caractère. Certains le caractérisent comme la forme absolue de la société ou bien comme la société elle-même. D’autres, comme un concept social relatif devant finalement être soumis au concept de classe. Ou bien comme réalisation d’une idée ou bien comme une forme politique de rapports de production.

On peut toujours appeler un concept relatif au caractère concept tenant du sens commun (常識的概念, jōshikiteki gainen). Quel que soit le niveau de recherche scientifique ou spécialisée, le concept tenant du sens commun ne perd pas de sa banalité — de sa quotidienneté (日常性, nichijōsei). Le concept d’État, par exemple — en tant que concept relatif au caractère — ne perd jamais son caractère en tant que concept quotidien, quel que soit son traitement académique, et tout résultat de telles recherches sur l’État n’obtient de qualité scientifique que s’il est établi dans le cadre de cette quotidienneté. À l’opposé, les concepts qui ne tiennent pas du sens commun — désignant ici les concepts spécialisés n’apparaissant que dans les recherches spécialisées et elles seules — ne peuvent devenir quotidiens quelle que soit leur vulgarisation (通俗化, tsūzokuka). Par exemple, quelle que soit la diffusion de sa connaissance, le concept d’électron — qui sans doute toujours est un concept ne tenant pas du sens commun et n’étant pas relatif au caractère — n’en deviendra pas pour autant quotidien. Et si l’on peut en prouver l’existence expérimentalement aux yeux de tout amateur, nous ne pouvons examiner (検証, kenshō) [17 b] des électrons quotidiennement, mais des objets corporels (物体, buttai) ou, plus particulièrement, par exemple, juste une table. La distinction repose entre quotidienneté et vulgarité. La vulgarité comprend tous ceux qui ne sont pas des spécialistes et progresse avec le progrès des recherches scientifiques. Par conséquent, l’idéal de la vulgarité (通俗性, tsūzokusei) — son canon (規範, kihan) — n’est finalement autre que son opposé : la spécialité (専門性, senmonsei). Tout en étant des concepts opposés, il n’y a non seulement pas de limite simple entre le vulgaire et la spécialité, mais ils possèdent une norme identique comme principe. La vulgarité est véritablement impure, elle ne constitue pas autre chose qu’une spécialité contaminée, c’est pour cela même que du point de vue scientifique et spécialisé, le concept de vulgarité doit être complètement éliminé. Un concept de science vulgaire sonne telle une Contradictio in adjecto[10]. À l’opposé, la quotidienneté n’appelle pas de distinction entre spécialiste et amateur. Être spécialiste ou amateur ne change rien à la quotidienneté d’un concept défini. L’idéal de la quotidienneté — son canon — ne doit pas reposer dans un objet qui lui est opposé, mais en elle. En un sens, lorsque cette norme est spécialisée et se retrouve dans les études, loin de perdre sa propre quotidienneté, elle acquiert sa spécialisation et sa scientificité en gagnant en efficience. Et là peut, par exemple, se former le concept de science quotidienne. Or, ce que nous avons appelé sens commun n’est pas vulgaire, mais quotidien. Par conséquent, nous pouvons maintenant appeler le concept relatif au caractère concept quotidien (日常的概念, nichijōteki gainen).

Un concept relatif au caractère n’est un concept de sens commun que dans le sens où il est quotidien. Un concept non relatif au caractère, quant à lui, [18 h] n’est un concept de sens commun que dans le sens où il n’est pas quotidien. Mais je ne peux dire s’il s’agit d’un concept vulgaire ou spécialisé.

Une compréhension relative au caractère (性格的理解, seikakuteki rikai) est donnée par un concept relatif au caractère — un concept de sens commun. La compréhension donnée par un concept non relatif au caractère doit être une compréhension non relative au caractère (非性格的理解, hiseikakuteki rikai). La première s’applique à la compréhension des êtres humains, la seconde à celle par exemple d’une démonstration mathématique. Les nombreux objets que nous rencontrons pratiquement chaque jour doivent toujours se comprendre par le caractère. Et si, sous le prétexte de procédures scientifiques et spécialisées, on entend replacer la compréhension de ces objets dans une compréhension non relative au caractère, la science n’est plus pratique ou n’est plus qu’impuissance pitoyable, elle devient une connaissance détournée. Mais cette science n’est pas la véritable science. Car la compréhension relative au caractère en tant que telle, ne peut devenir compréhension non relative au caractère et possède sa propre scientificité, sa propre spécialité. La compréhension se distingue en caractéristique et non caractéristique. Les gens le savent chaque jour dans les faits. Par exemple, il n’est pas rare qu’un esprit excellant en mathématiques manque totalement de sensibilité historique, ou que quelqu’un de perspicace concernant les objets quotidiens soit souvent médiocre en logique.

Les différences entre formes de compréhension ne sont autres que celles de l’état idéal constitué par l’objectif de ces compréhensions, à savoir une différenciation réciproque lorsque deux compréhensions distinguent leurs idées. Le canon de la compréhension — l’a priori, pour reprendre un terme kantien — [18 b] se divise en deux selon la norme du concept de caractère : en vérité relative au caractère (性格的真理, seikakuteki shinri)et vérité non relative au caractère (非性格的真理, hiseikakuteki shinri). La seconde est la vérité constituant l’idéal des mathématiques ou des sciences de la nature — la scientificité (学問性, gakumonsei) —, la première celle de l’idéal des sciences historiques ou de la sociologie — et foncièrement de la philosophie. La particularité de la scientificité — la scientificité relative au caractère — des sciences qui poursuivent la vérité relative au caractère est qu’y domine toujours l’interprétation (解釈, kaishaku) de l’objet*. Parce que l’interprétation d’un objet ne peut en premier lieu prendre forme que par et dans le caractère. Or la scientificité reposant sur l’interprétation du caractère doit toujours se manifester sous la forme d’un système de pensée. Ainsi, la vérité relative au caractère apparaît toujours en tant que système de pensée. Malheureusement, les gens expriment cela non scientifiquement en disant : « Il faut accorder les sciences et l’expérience vécue », ou « Les sciences doivent être utiles à la formation de la personnalité ». Qui sait, peut-être un mathématicien doit-il résoudre ses équations à partir de son expérience vécue, ou mesurer les progrès de sa personnalité à l’aune des résolutions de ses équations…

* Rickert considère, par exemple, que la science historique doit être une méthode de la narration reposant sur l’attribution de rapports de valeurs. En général, la limite entre sciences de la nature et science historique doit en fait pouvoir se ramener à la distinction du caractère des deux formes de vérité scientifique.

Le concept caractéristique s’accompagne des concepts de compréhension caractéristique, de vérité caractéristique, de scientificité caractéristique. Et chacun de ces concepts se distingue de son pendant non caractéristique. En distinguant ce qui est caractéristique de ce qui ne l’est pas à partir de nos remarques sur le concept de caractère, le concept, la compréhension, la vérité, la scientificité et leurs concepts correspondants nous semblent maintenant se théoriser plus clairement. [19 h] Et si cette théorie est possible, c’est la preuve que le concept de caractère peut fonctionner de manière caractéristique (性格的に, seikakuteki ni) dans le cadre de ce type de théorie.

Il faut, en fin de compte, remarquer que l’extension (拡張, kakuchō) de la logique formelle — c’est-à-dire non caractéristique — à ce qui est caractéristique, qu’elle soit de nature formelle ou non, est une exigence nécessaire. Car nous avons un concept caractéristique — jusqu’ici différent du concept pris dans le cadre de la logique formelle — provenant de la distinction des concepts en deux types. Et cela fonctionne aussi pour le jugement (判断, handan) ou le raisonnement (推論, suiron). Parce que la compréhension — nous avons fait la distinction avec la compréhension caractéristique et les autres modes de compréhension — s’assimile au jugement et au raisonnement de la logique formelle. Le concept de vérité n’échappe pas non plus à cette extension à ce qui est caractéristique. Sans doute nous faut-il une loi logique caractéristique, mais ce qui nous intéresse davantage ce sont les sophismes (虚偽論, kyogiron) dans le cadre de la logique formelle, dans le sens où la tromperie n’est pas nécessairement sans caractère dans le cadre de cette logique formelle. On ne remarque pas que, dans la logique formelle, les prétendues lois des sophismes sont plus vitales et plus utiles que celles de la vérité. Parce que la tromperie (虚偽, kyogi) possède un motif (動機, dōki) plus fondamental que la vérité et que l’être humain peut justement se tromper. La tromperie possède une propriété pouvant devenir plus facilement caractéristique que la vérité. Le sophisme peut d’autant plus traiter de la tromperie liée au caractère, que la logique formelle est sur ce point généralement non caractéristique. La logique non caractéristique peut trouver une sortie vers une logique caractéristique dans le sophisme. [19 b] Et nous pensons avoir le droit d’exiger une logique caractéristique (性格的論理学, seikakuteki ronrigaku).

Nous pensons aussi qu’au niveau de la doctrine de la science (知識学, chishikigaku), de l’épistémologie, de la théorie des sciences (科学論, kagakuron), le concept de caractère a de nombreuses vocations théoriques à remplir.

Le concept de caractère a, pour la théorie en général, une vocation caractéristique.