Corps de l’article

I. Introduction

Jusqu’au milieu des années 1930, dans la néo-scolastique aristotélico-thomiste[1], la doctrine de l’abstraction se décline en abstraction totale et en abstraction formelle, cette dernière comprenant trois degrés selon lesquels se diversifie hiérarchiquement le trio des sciences (ou philosophies) spéculatives : physique, mathématique, métaphysique ; une doctrine alors présentée sans conteste comme aristotélicienne et thomiste, mais en fait plutôt développée par Cajetan[2] et relayée par Jean de Saint-Thomas[3], deux commentateurs post-médiévaux de Thomas d’Aquin très en faveur chez les néo-scolastiques.

Dans la deuxième moitié des années 1930 et dans les années 1940, des historiens — en l’occurrence dominicains — du thomisme entreprennent de critiquer la thèse de l’origine véritablement aristotélicienne et thomiste d’une telle théorie de l’abstraction et de ses degrés, en s’appuyant, en ce qui concerne Thomas d’Aquin, particulièrement sur le commentaire de ce dernier consacré au traité DelaTrinité de Boèce, question 5, article 3, essentiellement en fait sur la « Réponse » de cet article[4], où la séparation métaphysique est nettement distinguée de l’abstraction physique ou mathématique et où les ébauches contenues dans le brouillon de l’autographe préservé pour cette partie montrent que Thomas d’Aquin avait peiné avant d’aboutir à « une triple distinction[5] », plutôt qu’à « une triple abstraction[6] », un effort rédactionnel propre à laisser entrevoir l’importance, même doctrinale, de la différence entre la séparation et les deux abstractions servant à distinguer les trois sciences spéculatives[7]. À la fin des années 1940, le débat autour de cet article 3, qualifié de « controversial article », gagne le thomisme anglophone, où des dissertations doctorales et de nombreux articles prennent encore la défense de la doctrine des trois degrés d’abstraction des sciences théorétiques, au moins jusqu’à la fin des années 1950[8].

Beaucoup plus récemment, dans une pratique désormais laïque de l’histoire de la philosophie, on a souligné au sujet de « la distinction entre abstraction et séparation » qu’en fait « c’est un thème typique de la métaphysique scolaire de la première moitié du xiiie siècle qui, dans l’historiographie, passe pour la pierre de touche de la “révolution thomiste”[9] », tout en insistant sur la présence de cette distinction chez Roger Bacon à l’époque de son magistère parisien, donc vers 1245[10]. Pour notre part, nous avons publié, au tournant du millénaire, un dossier réunissant toute une série de textes « didascaliques » — c’est-à-dire des introductions à la philosophie, des abrégés pour les examens ou des compilations de questions —, censément issus de la Faculté des arts de Paris dans les années 1230-1260, utilisant pour la tripartition des sciences spéculatives les paramètres de la séparation et de l’abstraction et, dans certains cas, formulant explicitement une distinction entre « separatio » et « abstractio[11] » ; ainsi que fait paraître, quelques années plus tard, une étude comparant, avec leurs enjeux vraisemblables, la manière « artienne » — c’est-à-dire celle des maîtres ès arts — et la manière thomasienne de concevoir épistémologiquement la métaphysique et la théologie[12].

Nous voudrions ici simplement approfondir, à l’aide des textes clés eux-mêmes, le dossier « abstraction et séparation » chez les commentateurs de Thomas d’Aquin et chez l’Aquinate lui-même, en revenant sur les parallèles artiens en regard de la tradition aristotélicienne : un dossier d’approfondissement qui a en soi, certes, sa valeur philosophique et qui, en outre, fournira le contexte nécessaire à la présentation d’un autre témoignage artien — jusqu’ici inédit — de la distinction entre abstraction et séparation contenu dans les Communialogice, une collection de questions émanées probablement de la Faculté des arts de Paris dans les années 1250 ou peu après, donc un témoignage antérieur ou contemporain de la doctrine thomasienne concernée (le SuperBoetium« DeTrinitate » ayant été composé à Paris, autour des années 1257-1259[13]).

II. Quelques éléments clés chez Cajetan, Jean de Saint-Thomas, Thomas d’Aquin, les artiens et dans la tradition aristotélicienne

1. Cajetan

C’est donc tout au début de sa chaîne de commentaires sur l’opuscule thomasien De ente et essentia — dans un passage dont il faut citer l’essentiel pour mieux voir ensuite la différence avec l’original — qu’au sortir du Moyen Âge Cajetan présente le plus clairement ce que, lui, entend par la « duplex abstractio per intellectum » :

Cajetan, Commentaires sur le <traité> « De l’étant et de l’essence », Proême, question 1, trad. Lafleur et Carrier : « […] double est l’abstraction par l’intellect, à savoir <celle> par laquelle le formel est abstrait du matériel et <celle> par laquelle le tout universel est abstrait des parties subjectives. […] J’appelle la première “abstraction formelle”, tandis que j’appelle la seconde “abstraction totale”, parce que <ce> qui est abstrait par la première abstraction est comme la forme de ce de quoi il est abstrait, tandis que <ce> qui est abstrait par la seconde abstraction est comme le tout universel en regard de ce de quoi il est abstrait. Or ces deux abstractions diffèrent […] parce que, selon les divers modes de l’abstraction formelle, les sciences spéculatives se diversifient, comme il est patent au début du VIe <livre> de la Métaphysique ; l’abstraction totale, quant à elle, est commune à toute science ».

Caietanus,Commentaria in « De ente et essentia », Prooemium, qu. 1, éd. De Maria, p. 8-9 (texte reponctué) : « […] duplex est abstractio per intellectum, scilicet qua formale abstrahitur a materiali et qua totum uniuersale abstrahitur a partibus subiectiuis. […] Primam uoco “abstractionem formalem”, secundam uero uoco “abstractionem totalem”, eo quia quod abstrahitur prima abstractione est ut forma eius a quo abstrahitur, quod uero abstrahitur secunda abstractione est ut totum uniuersale respectu eius a quo abstrahitur. Differunt autem hae duae abstractiones […] quia, penes diuersos modos abstractionis formalis, scientiae speculatiuae diuersificantur, ut patet VI Metaph. in principio ; abstractio autem totalis communis est omni scientiae ».

Passage capital à compléter, pour les degrés de l’abstraction formelle en rapport avec la diversification — déjà évoquée ci-dessus avec un renvoi explicite au livre E (VI) de la Métaphysique — des sciences spéculatives, par ce court mais incontournable extrait de l’exégèse cajétanienne de l’article 3 « Est-ce que la doctrine sacrée est une <unique> science ? » (« Utrumsacradoctrinasitunascientia ? ») de la question, à caractère épistémologique, qui ouvre la Sommedethéologie de Thomas d’Aquin[14] :

Cajetan, Commentaires sur la « Somme de théologie », Ire partie, question 1, article 3, trad. Lafleur et Carrier : « Or la raison formelle de l’objet comme objet […] est telle immatérialité ou tel mode d’abstraire et de définir, par exemple : sans aucune matière en métaphysique, avec la matière intelligible seulement en mathématique et avec la matière sensible, non pas cependant cette <matière sensible>-ci <ou cette matière sensible-là>, en <science> naturelle ».

Caietanus,Commentaria in « Summam theologiae », Ia pars, qu. 1, art. 3, éd. Léonine, t. IV, p. 12a (texte reponctué) : « Ratio autem formalis obiecti ut obiectum […] est immaterialitas talis seu talis modus abstrahendi et definiendi, puta : sine omni materia in metaphysica, cum materia intelligibili tantum in mathematica et cum materia sensibili, non tamen hac, in naturali ».

2. Jean de Saint-Thomas

Diffusant, environ un siècle plus tard dans son Cursus philosophicus, cette innovation de Cajetan en tant que doctrine commune au premier chef dans l’école thomiste, Jean de Saint-Thomas la précisait ainsi et en indiquait, du moins pour la « triplex materia a qua potest fieri abstractio », censément la source thomasienne, soit le célèbre article 1 (« Est-ce que notre intellect intellige les réalités corporelles et matérielles par abstraction à partir des phantasmes ? », « Utrum intellectus noster intelligat res corporeas et materiales per abstractionem a phantasmatibus ? ») de la non moins célèbre question 85 de la Première partie de la Summa theologiae, une question de noétique sur « Le mode et l’ordre de l’intellection » (« De modo et ordine intelligendi »)[15] :

Jean de Saint-Thomas, Cours de philosophie thomiste, Ier volume, L’art de la logique, IIe partie, question 27, article 1, trad. Lafleur et Carrier : « […] une opinion doctrinale, qui est très commune parmi les auteurs, particulièrement dans l’école du Divin Thomas, tire l’unité ou la diversité des sciences à partir du divers mode d’abstraire de la matière, en prenant l’abstraction non pour l’acte même de l’intellect abstrayant une <chose> d’une autre, mais pour l’abstractibilité de l’objet ou <pour> son immatérialité. Or il y a une triple matière de laquelle l’abstraction peut être faite, comme l’enseigne le Divin Thomas, <Somme de théologie>, Ire partie, question 85, article 1, <dans la solution> de la 2e <objection>, à savoir <la matière> singulière, qui rend la réalité individuelle et singulière ; <la matière> sensible, qui la rend sujette aux accidents sensibles, du moins de façon commune ; <la matière> intelligible, qui est la substance en tant qu’elle est sous-jacente à la quantité encore sans les autres accidents. Et à partir de la diverse abstraction ou carence de cette matière se tire un triple genre de sciences : la physique, qui abstrait seulement de la matière singulière et traite de la <matière> sensible ; la mathématique, qui <abstrait> aussi de la <matière> sensible et traite de la quantité ; la métaphysique, qui <abstrait> aussi de la <matière> intelligible et traite de la substance ou de l’étant ».

Ioannes a Sancto Thoma, Cursus philosophicus thomisticus, I. Ars logica, II, qu. 27, art. 1, éd. Reiser, p. 820b13-40 (texte reponctué ; l’italique est de l’éditeur) : « […] sententia, quae est ualde communis inter auctores, praesertim in schola D. Thomae, sumit unitatem uel diuersitatem scientiarum ex diuerso modo abstrahendi a materia, sumendo abstractionem non pro ipso actu intellectus abstrahentis unum ab alio, sed pro abstrahibilitate obiecti seu immaterialitate illius. Est autem triplex materia a qua potest fieri abstractio, ut docet Divus Thomas 1. p. q. 85. art. 1. ad 2., scilicet singularis, quae reddit rem indiuiduam et singularem ; sensibilis, quae reddit illam accidentibus sensibilibus subiectam, saltem in communi ; intelligibilis, quae est substantia ut subiacet quantitati etiam sine aliis accidentibus. Et ex abstractione seu carentia diuersa huius materiae sumitur triplex genus scientiarum : physica, quae abstrahit solum a materia singulari et tractat de sensibili ; mathematica, quae etiam a materia sensibili et tractat de quantitate ; metaphysica, quae etiam ab intelligibili et tractat de substantia seu ente »[16].

3. Thomas d’Aquin

3.1. La Somme de théologie

La solution thomasienne invoquée, celle de l’objection 2, par Jean de Saint-Thomas mentionne d’abord littéralement une double matière (la commune et la désignée, c’est-à-dire l’individuelle) plutôt qu’une triple matière comme le commentateur, mais peut ensuite sembler donner raison à ce dernier et affirmer tout uniment que l’intellect abstrait triplement de la matière : pour l’« espèce » (entendons la « forme », l’εἶδος selon Aristote) de la réalité naturelle, pour les « espèces » mathématiques et pour les réalités du type de l’étant ou bien des substances immatérielles :

Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ire partie, question 85, article 1, solution de l’objection 2, trad. Lafleur et Carrier : « Au deuxième <point objecté> […] il faut dire que la matière est double, à savoir commune et désignée (ou individuelle) : commune certes, comme la chair et l’os ; individuelle, pour sa part, comme ces chairs et ces os. L’intellect donc abstrait l’“espèce” de la réalité naturelle de la matière sensible individuelle, mais non pas de la matière sensible commune […]. Les “espèces” mathématiques, quant à elles, peuvent par l’intellect être abstraites de la matière sensible non seulement individuelle, mais aussi commune ; non pas cependant de la matière intelligible commune, mais seulement individuelle. En effet la matière sensible est dite “matière corporelle” selon qu’elle est sous-jacente aux qualités sensibles […]. Tandis que la matière intelligible est dite “substance” selon qu’elle est sous-jacente à la quantité. Or il est manifeste que la quantité inhère à la substance avant que les qualités sensibles <n’y inhèrent>. D’où les quantités […] peuvent être considérées sans les qualités sensibles, c’est-à-dire qu’elles sont abstraites de la matière sensible. […] Il y a, pour leur part, certaines <choses> qui peuvent être abstraites aussi de la matière intelligible commune, comme l’étant, l’un, la puissance, l’acte et les autres <choses> de cette sorte, <des choses> qui aussi peuvent être sans matière, comme il est patent dans les substances immatérielles ».

ThomasdeAquino, Summatheologiae, I, qu. 85, art. 1, ad 2, texte reponctué, cf. Ed. Leonina, p. 331b (Ed. Ottaviensis, p. 525a, l. 41-p. 525b, l. 37 ; Ed. Marietti, p. 417b ; Ed. Paulinae, p. 411a) : « Ad secundum […] dicendum est quod materia est duplex, scilicet communis et signata (uel indiuidualis) : communis quidem, ut caro et os ; indiuidualis autem, ut hae carnes et haec ossa. Intellectus igitur abstrahit speciem rei naturalis a materia sensibili indiuiduali, non autem a materia sensibili communi […]. Species autem mathematicae possunt abstrahi per intellectum a materia sensibili non solum indiuiduali, sed etiam communi ; non tamen a materia intelligibili communi, sed solum indiuiduali. Materia enim sensibilis dicitur “materia corporalis” secundum quod subiacet qualitatibus sensibilibus […]. Materia uero intelligibilis dicitur “substantia” secundum quod subiacet quantitati. Manisfestum est autem quod quantitas prius inest substantiae quam qualitates sensibiles. Unde quantitates […] possunt considerari absque qualitatibus sensibilibus, quod est eas abstrahi a materia sensibili. […] Quaedam uero sunt quae possunt abstrahi etiam a materia intelligibili communi, sicut ens, unum, potentia, actus et alia huiusmodi, quae etiam esse possunt absque materia, ut patet in substantiis immaterialibus ».

Cependant, dans ces lignes, le terme « abstraire » ne doit pas être pris trois fois sur le même plan, comme le laisse entrevoir la remarque « de duplici modo abstractionis » par laquelle s’achève cette solution 2 et qui, en critiquant Platon, renvoie à l’exposé sur ce thème figurant dans la solution précédente :

Thomasd’Aquin, Sommedethéologie, Ire partie, question 85, article 1, solution de l’objection 2, trad. Lafleur et Carrier : « […] Et parce que Platon n’a pas considéré ce qui a été dit relativement au double mode d’abstraction, toutes les <choses> que nous avons dit être abstraites par l’intellect, <lui les> posa être abstraites selon la réalité ».

ThomasAquinas, Summatheologiae, I, qu. 85, art. 1, ad 2, texte reponctué, cf. Ed. Leonina, p. 331b (Ed. Ottaviensis, p. 525b, l. 37-41 ; Ed. Marietti, p. 417b ; Ed. Paulinae, p. 411a) : « Et quia Plato non considerauit quod dictum est de duplici modo abstractionis, omnia quae diximus abstrahi per intellectum, posuit abstracta esse secundum rem ».

La différence de plan selon laquelle, d’après l’Aquinate, il faut entendre le terme « abstraire » dans la solution 2 de ladite question 85 doit en effet être recherchée dans la doctrine du « double mode d’abstraction » formulée juste auparavant dans la solution 1 de cette question en s’inspirant tacitement de l’opposition aristotélicienne (De l’âme, III, 6, 430a26-28) entre « intelligence des indivisibles » (« νόησις τῶν ἀδιαιρέτων » ; « intelligentiaindiuisibilium[17] ») et « synthèse des intellections » (« σύνθεσίς τῶν νοημάτων » ; « compositio intellectuum[18] ») — on notera la mention fugace, mais emblématique, du terme « separatum » (« séparé ») dans la caractérisation du premier mode :

Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ire partie, question 85, article 1, solution de l’objection 1, trad. Lafleur et Carrier : « Au premier <point objecté> il faut donc dire qu’abstraire advient doublement. D’une manière, par mode de composition et de division ; comme lorsque nous intelligeons que quelque chose n’est pas dans une autre <chose>, ou est séparé de cette <chose>. D’une autre manière, par mode de simple et absolue considération ; comme lorsque nous intelligeons une <chose>, en ne considérant rien d’une autre. Abstraire donc par l’intellect les <choses> qui selon la réalité ne sont pas abstraites, selon la première manière d’abstraire, n’est pas sans fausseté. Mais de la deuxième manière abstraire par l’intellect les <choses> qui ne sont pas abstraites selon la réalité, ne comporte pas de fausseté […] ».

ThomasdeAquino, Summatheologiae, I, qu. 85, art. 1, ad 1, texte reponctué, cf. Ed. Leonina, p. 331a (Ed. Ottaviensis, p. 524b, l. 43-p. 525a, l. 3 ; Ed. Marietti, p. 417a ; Ed. Paulinae, p. 410b) : « Ad primum ergo dicendum quod abstrahere contingit dupliciter. Uno modo, per modum compositionis et diuisionis ; sicut cum intelligimus aliquid non esse in alio, uel esse separatum ab eo. Alio modo, per modum simplicis et absolutae considerationis ; sicut cum intelligimus unum, nihil considerando de alio. Abstrahere igitur per intellectum ea quae secundum rem non sunt abstracta, secundum primum modum abstrahendi, non est absque falsitate. Sed secundo modo abstrahere per intellectum quae non sunt abstracta secundum rem, non habet falsitatem […] ».

L’« opinion doctrinale » (« sententia ») fort commune « dans l’école du Divin Thomas », telle que rapportée par Jean de Saint-Thomas dans son Cursus philosophicus thomisticus, diverge donc nettement de l’authentique doctrine déployée dans le tandem formé par les solutions 1 et 2 de la Ire partie de la question 85 de la Somme de théologie, lorsque cette « sentence » scolaire « tire l’unité ou la diversité des sciences à partir du divers mode d’abstraire de la matière » en excluant d’entrée de jeu de ce dernier « l’acte même de l’intellect abstrayant », car pour Thomas d’Aquin le « mode de composition et de division » et le « mode de simple et absolue considération », qui constituent son « double mode d’abstraction » dans lesdites solutions et selon lesquels se ventilent adéquatement les trois champs des sciences spéculatives, sont assurément des opérations de l’intellect.

3.2. Le commentaire Sur Boèce « De la Trinité »

L’insistance de la théorie originale sur les opérations de l’intellect est justement confirmée de façon exemplaire, dès le début et avec cette fois un renvoi explicite à l’« autorité » d’Aristote sur le sujet, par la « Réponse » du susmentionné « controversialarticle » thomasien (SurBoèce« DelaTrinité », question 5, article 3 : « La considération mathématique est-elle, sans le mouvement et la matière, relative aux <choses> qui sont dans la matière ? », « Vtrummathematicaconsideratiosit,sinemotuetmateria,de his que sunt in materia ? »)[19] :

Thomasd’Aquin, SurBoèce« DelaTrinité », question 5, article 3, « Réponse », trad. Lafleur et Carrier, § 1-2 : « § 1. Il faut dire que, pour l’éclaircissement de cette question, il importe de voir de quelle façon l’intellect, selon son opération, peut abstraire. § 2. Il faut donc savoir que, selon le Philosophe dans le IIIe <livre> De l’âme, il y a une double opération de l’intellect : une qui est dite “intelligence des indivisibles”, par laquelle <l’intellect> connaît de chaque chose ce qu’elle est ; et une autre par laquelle il compose et divise, à savoir en formant une énonciation affirmative ou négative. Et, certes, ces deux opérations répondent à deux <points> qui sont dans les réalités. La première opération, certes, regarde la nature même de la réalité, selon laquelle <nature> la réalité intelligée obtient un certain degré dans les étants : que la réalité soit complète, comme un certain tout, ou que la réalité <soit> incomplète, comme une partie ou un accident. La seconde opération, quant à elle, regarde l’être même de la réalité, lequel, certes, résulte de la congrégation des principes de la réalité dans les composés ou accompagne la nature simple elle-même de la réalité, comme dans les substances simples ».

Thomas de Aquino, Super Boetium « De Trinitate », qu. 5, art. 3, resp. ; éd. Gils, p. 146-147, l. 86-105 (éd. Decker, p. 181, l. 17-p. 182, l. 12), texte reponctué : « Dicendum quod, ad euidentiam huius questionis, oportet <uidere> qua<liter> intellectus, secundum suam operationem, abstraere possit. Sciendum est igitur quod, secundum Philosophum in III De anima, duplex est operatio intellectus : una que dicitur “intelligentia indiuisibilium”, qua cognoscit de unoquoque quid est ; alia uero qua componit et diuidit, scilicet enuntiationem affirmatiuam uel negatiuam formando. Et hee quidem due operationes duobus que sunt in rebus respondent. Prima quidem operatio respicit ipsam naturam rei, secundum quam res intellecta aliquem gradum in entibus obtinet : siue sit res completa, ut totum aliquod, siue res incompleta, ut pars uel accidens. Secunda uero operatio respicit ipsum esse rei, quod quidem resultat ex congregatione principiorum rei in compositis uel ipsam simplicem naturam rei concomitatur, ut in substantiis simplicibus ».

La doctrine aristotélicienne de la double opération de l’intellect ainsi nommément mise à profit par l’Aquinate dès le début de sa « Réponse » du « controversial article » sous-tend ensuite l’ensemble du développement de cette « Responsio » jusqu’au paragraphe final (le § 12 dans notre traduction), où ce qui est censé être la « révolution thomiste » en matière d’épistémologie des sciences spéculatives trouve, sous l’étiquette longuement recherchée de « triplex distinctio[20] », son expression à la fois la plus synthétique et la plus frappante :

Thomasd’Aquin, SurBoèce« DelaTrinité », question 5, article 3, « Réponse », trad. Lafleur et Carrier, § 12 : « Ainsi donc dans l’opération de l’intellect se trouve une triple distinction. L’une selon l’opération de l’intellect composant et divisant, laquelle est dite proprement “séparation” ; et celle-ci correspond à la science divine ou métaphysique. L’autre selon l’opération par laquelle les quiddités des réalités sont formées, laquelle <distinction> est l’abstraction de la forme à partir de la matière sensible ; et celle-ci correspond à la mathématique. La troisième selon la même opération <qui est l’abstraction> de l’universel à partir du particulier ; et celle-ci correspond même à la physique et est commune à toutes les sciences, parce que dans toute science est mis de côté ce qui est par accident et est retenu ce qui est par soi. Et parce que certains n’ont pas compris la différence entre les deux dernières <distinctions> et la première, ils sont tombés dans l’erreur, de telle sorte qu’ils ont posé les <choses> mathématiques et les universaux séparés des sensibles, comme Pythagore et les Platoniciens ».

Thomas de Aquino, Super Boetium « De Trinitate », qu. 5, art. 3, resp. ; éd. Gils, p. 149, l. 275-290 (éd. Decker, p. 186, l. 13-24), texte reponctué : « Sic ergo in operatione intellectus triplex distinctio inuenitur. Vna secundum operationem intellectus componentis et diuidentis, que “separatio” dicitur proprie ; et hec competit scientie diuine siue metaphisice. Alia secundum operationem qua formantur quiditates rerum, que est abstractio forme a materia sensibili ; et hec competit mathematice. Tertia secundum eandem operationem, uniuersalis a particulari ; et hec competit etiam phisice et est communis omnibus scientiis, quia in omni scientia pretermittitur quod per accidens est et accipitur quod per se est. Et quia quidam non intellexerunt differentiam duarum ultimarum a prima, inciderunt in errorem, ut ponerent mathematica et uniuersalia a sensibilibus separata, ut Pittagoras et Platonici ».

Ce fameux paragraphe final de la « Réponse » du commentaire Sur Boèce « De la Trinité », question 5, article 3 a comme point d’orgue une remarque critique au sujet de « Pythagore et [des] Platoniciens » qui est exactement du même type que celle, citée ci-dessus (section II, 3.1), qui clôt la solution 2 — avec référence à la solution 1 — de la Somme de théologie, Ire partie, question 85, article 1 : indice notable d’une véritable parenté, ces deux élaborations doctrinales sur ce qu’est abstraire par l’intellect dans la sphère théorétique ont donc le même point de départ et le même point d’arrivée. Mais malgré ce lien profond, on doit reconnaître que quelque chose des nuances terminologiques — pourtant laborieusement établies d’après l’autographe[21] — du texte antérieur a été oublié ou négligé dans le texte plus tardif. En effet, sans ignorer tout à fait — on l’a vu — le terme « separatum », la Somme de théologie (vers 1265-1268) se contente pour l’essentiel de parler d’« abstrahere » et d’« abstractio », alors que la « triple distinction » de la rédaction finale de Sur Boèce « De la Trinité » (vers 1257-1259) avait auparavant mené au contraste, conceptuel et lexicographique, thématisé entre « separatio » et « abstractio ». En fait, dans ladite « Réponse » du commentaire Sur Boèce « De la Trinité », toujours — il faut y insister — dans la perspective des opérations de l’intellect, c’est d’abord sous l’espèce d’une acception impropre que la terminologie de la « séparation » est discutée en rapport avec une distinction à juste titre plutôt dénommée « abstraction » :

Thomasd’Aquin, SurBoèce« DelaTrinité », question 5, article 3, « Réponse », trad. Lafleur et Carrier, § 7 : « Ainsi donc l’intellect distingue une <chose> d’une autre de différentes manières selon <ses> diverses opérations : parce que, selon l’opération par laquelle il compose et divise, il distingue une <chose> d’une autre par cela qu’il intellige qu’une <chose> n’est pas dans une autre ; tandis que, dans l’opération par laquelle il intellige ce qu’est chaque <chose>, il distingue une <chose> d’une autre pendant qu’il intellige ce qu’est cette <chose> en n’intelligeant rien de l’autre, ni qu’elle est avec celle-ci, ni qu’elle en est séparée. D’où cette distinction n’a pas proprement le nom de “séparation”, mais seulement la première. Or, cette distinction est dite correctement “abstraction”, mais alors seulement quand les <choses> dont l’une est intelligée sans l’autre sont ensemble selon la réalité ».

Thomas de Aquino, Super Boetium « De Trinitate », qu. 5, art. 3, resp. ; éd. Gils, p. 148, l. 159-171 (éd. Decker, p. 183, l. 23-31), texte reponctué : « Sic ergo intellectus distinguit unum ab altero aliter et aliter secundum diuersas operationes : quia, secundum operationem qua componit et diuidit, distinguit unum ab alio per hoc quod intelligit unum alii non inesse ; in operatione uero qua intelligit quid est unumquodque, distinguit unum ab alio dum intelligit quid est hoc nichil intelligendo de alio, neque quod sit cum eo, neque quod sit ab eo separatum. Vnde ista distinctio non proprie habet nomen “separationis”, set prima tantum. Hec autem distinctio recte dicitur “abstractio”, set tunc tantum quando ea quorum unum sine altero intelligitur sunt simul secundum rem ».

Ayant de la sorte dépassé le sens large d’« abstraire » employé au § 1 de la présente « Réponse » (mais destiné — on l’a vu — à être repris dans la Summa theologiae, I, qu. 85, art. 1, ad 1-2) et défini le sens strict du terme « abstraction », l’Aquinate peut présenter, en toute rigueur langagière et conceptuelle, sa doctrine personnelle de la « double abstraction », sur fond de méréologie pour le premier volet et d’hylémorphisme pour le second :

Thomasd’Aquin, SurBoèce« DelaTrinité », question 5, article 3, « Réponse », trad. Lafleur et Carrier, § 8 : « D’où, comme l’abstraction ne peut être à proprement parler que par rapport aux <choses> conjointes dans l’être, selon les deux modes de conjonction susmentionnés, à savoir <celui> par lequel la partie et le tout sont unis ou <celui par lequel> la forme et la matière <sont unies>, il y a une double abstraction : une par laquelle la forme est abstraite de la matière, l’autre par laquelle le tout est abstrait de <ses> parties ».

Thomas de Aquino, Super Boetium « De Trinitate », qu. 5, art. 3, resp. ; éd. Gils, p. 148, l. 173-179 (éd. Decker, p. 184, l. 2-6) : « Vnde, cum abstractio non possit esse proprie loquendo nisi coniunctorum in esse, secundum duos modos coniunctionis predictos, scilicet quo pars et totum uniuntur, uel forma et materia, duplex est abstractio : una qua forma abstraitur a materia, alia qua totum abstraitur a partibus ».

Donc, immédiatement avant l’ultime bilan de la « triple distinction » (§ 12) que nous avons cité ci-dessus et qui établit, en fin de « Réponse », la correspondance avec chacune des branches du ternaire des sciences spéculatives, Thomas d’Aquin résume techniquement (§ 11) le résultat de ses analyses parties du sens large d’abstraire en tant qu’acte intellectif : deux abstractions au sens strict (soit de la forme, soit du tout) et une séparation :

Thomasd’Aquin, SurBoèce« DelaTrinité », question 5, article 3, « Réponse », trad. Lafleur et Carrier, § 11 : « Et ainsi il y a deux abstractions de l’intellect : une qui répond à l’union de la forme et de la matière ou de l’accident et du sujet, et celle-ci est abstraction de la forme à partir de la matière sensible ; l’autre qui répond à l’union du tout et de la partie, et à celle-ci répond l’abstraction de l’universel à partir du particulier, c’est l’abstraction du tout, dans laquelle on considère absolument une certaine nature selon sa “raison” essentielle, indépendamment de toutes les parties qui ne sont pas parties de l’espèce, mais sont des parties accidentelles. […] Quant aux <choses> qui, selon l’être, peuvent être divisées, c’est plutôt la séparation que l’abstraction qui a lieu. […] Or, la substance, qui est la matière intelligible de la quantité, peut être sans la quantité ; d’où considérer la substance sans la quantité appartient plutôt au genre de la séparation que de l’abstraction ».

Thomas de Aquino, Super Boetium « De Trinitate », qu. 5, art. 3, resp. ; éd. Gils, p. 149, l. 239-248, 256-258, 270-274 (éd. Decker, p. 185, l. 20-26, 31-p. 186, l. 1, 10-12), texte reponctué : « Et ita sunt due abstractiones intellectus : una que respondet unioni forme et materie uel accidentis et subiecti, et hec est abstractio forme a materia sensibili ; alia que respondet unioni totius et partis, et huic respondet abstractio uniuersalis a particulari, que est abstractio totius, in qua [= éd. Decker ; in quo = éd. Gils] consideratur absolute natura aliqua secundum suam rationem essentialem, ab omnibus partibus que non sunt partes speciei, set sunt partes accidentales. […] In his autem que, secundum esse, possunt esse diuisa, magis habet locum separatio quam abstractio. […] Substantia autem, que est materia intelligibilis quantitatis, potest esse sine quantitate ; unde considerare substantiam sine quantitate magis pertinet ad genus separationis quam abstractionis ».

La substance qui existe sans la quantité — et à laquelle correspond la séparation plutôt que l’abstraction — est par antonomase le genre — divin — de la substance séparée sur lequel porte la « théologique » d’Aristote, selon un texte canonique (Métaphysique, E, 1) que nous aurons bientôt à considérer.

4. Les artiens

La distinction terminologique entre « abstraction » et « séparation » figure aussi dans plusieurs textes didascaliques artiens antérieurs ou contemporains de l’opuscule de Thomas d’Aquin, comme le Prologue « Sicut dicit philosophus » attribué à Jean le Page (« Mais il faut noter que, quoique l’abstraction convienne au métaphysicien et au logicien, c’est cependant différemment. En effet, d’une première manière on appelle abstraction l’existence de quelque chose extérieur à la matière, <de quelque chose, donc,> qui “jamais ne fut, ni n’est, ni ne sera dans une matière” [cf. Al-Fârâbî, De intellectu et intellecto] ; et une telle abstraction par un vocable propre prend le nom de “séparation” [22] »), le Prologue « Triplex est principium » d’Adénulfe d’Anagni (« l’abstraction […] d’une quatrième manière est prise au sens large et elle n’est pas abstraction, mais au contraire séparation d’une réalité non conjointe au mouvement et à la matière selon l’être et l’essence [et […] ce n’est pas proprement de l’abstraction][23] »), les anonymes Questiones mathematice (« Il faut dire que l’abstraction et la séparation du mouvement et de la matière diffèrent, puisque l’abstraction est l’acception de la forme qui est dans la matière selon la réalité et selon l’être à part du mouvement et de la matière, et cela selon l’intellect. […]. La séparation concerne les réalités qui sont extérieures au mouvement et à la matière selon la réalité et selon l’être, comme les substances séparées[24] ») et Communia« Visitatio » (« Il faut dire que le philosophe naturaliste abstrait de cette matière-ci ou de celle-là. Les sciences mathématiques abstraient de tout mouvement et de la matière sensible selon l’intellect, parce que <les réalités> à partir desquelles sont les sciences mathématiques sont conjointes avec le mouvement et la matière sensible, même si non pas selon <le fait d’>être intelligé. Les sciences divines sont relatives aux <réalités> abstraites de tout mouvement et de la matière sensible selon l’être et selon <le fait d’>être intelligé ; d’où ce n’est pasproprement de l’abstraction, mais une certaine séparation[25] »), ainsi que, par ailleurs, dans les Questionssurquatrelivresdes« Physiques »d’Aristote de Roger Bacon (à l’occasion du lemme « Abstrahentiumnonestmendacium » en Phys., II, 2, 193b35[26]), où, pour illustrer la séparation métaphysique, le Docteur Admirable s’inspire, comme Jean le Page ci-dessus, du passage du traité farabien Del’intellect et de l’intelligible dans la traduction latine duquel se lit le terme « separatio[27] ».

5. Aristote et sa tradition médiévale

5.1. Aristote

Même avant la « révolution thomiste », dans le domaine de la division ou de la distinction des sciences spéculatives, il n’y a pas vraiment lieu de s’étonner chez les Latins de la présence (éventuellement contrastée) des termes de la famille d’« abstraire » et de « séparer » si l’on songe au texte fondateur aristotélicien lui-même, à sa transmission philologique et à sa tradition interprétative. Premièrement, en Métaphysique, E, 1 — ledit point de départ textuel —, Aristote utilise le séparé (χωριστόν/khôriston) comme l’un des principaux paramètres pour déterminer laquelle est première parmi les philosophies (ou « sciences », dit pour sa part K, 7 [1064b2]) spéculatives :

Aristote, Métaphysique, E (VI), 1 (1026a10-19) ; trad. Lafleur et Carrier, selon l’éd. Bekker et les manuscrits, donc sans suivre la correction proposée par Schwegler en 1026a14, afin de rester fidèle au texte lu par les médiévaux : « Or s’il y a quelque chose d’éternel [ἀΐδιον/aidion], et d’immobile [ἀκίνητον/akinêton], et de séparé [χωριστόν/khôriston], c’est manifestement le fait d’une <science> théorétique que de le connaître, mais toutefois pas de la physique (car la physique est relative à certains mobiles [περὶ κίνητῶν τινων/perikinêtôn tinôn]), ni de la mathématique, mais d’une <science> antérieure à l’une et à l’autre. La physique, en effet, est relative à des inséparés [ἀχώριστα/akhôrista], certes, mais non immobiles [οὐκ ἀκίνητα/ouk akinêta] ; d’autre part, quelques <branches> de la mathématique sont relatives à des immobiles [ἀκίνητα/akinêta], certes, non séparés [ὀυ χωριστά/ou khôrista] probablement [ou : également ; ἴσως/isôs], mais comme dans la matière ; d’autre part, la <science> première est relative et à des séparés [χωριστά/khôrista] et à des immobiles [ἀκίνητα/akinêta]. Or nécessairement toutes les causes sont éternelles [ἀΐδια/aidia] […]. C’est pourquoi il y aura trois philosophies théorétiques : la mathématique, la physique, la théologique ».

Le trio des philosophies théorétiques trône donc au sommet des sciences et, dans ce trio, la théologique est la science première du fait qu’elle porte sur des substances séparées (de la matière), immobiles et, partant, éternelles : autrement dit sur du divin — c’est d’ailleurs au sujet de cette science ou philosophie première que le chapitre conclura qu’« elle est universelle [c’est-à-dire qu’elle étudie « l’étant en tant qu’étant »] parce qu’elle est première » (1026a30-31).

5.2. Les traductions latines de Métaphysique, E, 1

Il faut admettre qu’en matière de transmission interculturelle de ce texte fondateur, le vocabulaire des versions gréco-latines est plus fidèle. En effet, comme dans le texte autoritaire aristotélicien, dans les deux versions latines faites directement sur le grec et qui contiennent E, 1 — respectivement la « Media » au xiie siècle et la « Moerbeka » au xiiie siècle —, la tripartition de la science théorétique s’accomplit, selon la terminologie de l’« immobile », de l’« éternel », et du « séparable » (ou « séparé ») — « immobile » (« ἀκίνητον »), « sempiternum » (« ἀΐδιον ») et « separabile » (« χωριστόν ») —, avec leurs contraires, alors que, dans la version arabo-latine de ce passage par Michel Scot vers 1220-1224, le vocabulaire de l’« abstraction » est omniprésent et occulte celui de la « séparation », puisque le « χωριστόν » originel y est traduit par « abstractum » : cf. Aristoteles, Metaphysica, E [VI], 1, 1026a10-11 : « εἰ δέ τί ἐστιν ἀΐδιον καὶ ἀκίνητον [ou : ἀκίνητον και ἀΐδιον dans les manuscrits E (= Parisinus 1853) et T (= Vaticanus 256), voir éd. Bekker, apparatus fontium, l. a10] καὶ χωριστόν » ; Translatio « Media » : « Si uero quid est immobile, et sempiternum, et separabile[28] » (selon l’ordre de mss ET) ; Recensio Guillelmi de Moerbeka : « Si uero est immobile ALIQUID, et sempiternum, et separabile[29] » (encore selon l’ordre de ET) ; Translatio Michaelis Scoti : « Et si aliquid sit sempiternum, non mobile aut abstractum etiam[30] ».

5.3. Boèce

Il faut aussi avouer que, tout en dévoilant aux Latins la substance du texte fondateur de la tripartition aristotélicienne de la science spéculative dès le haut Moyen Âge, Boèce, dans le chapitre 2 de son traité De la Trinité[31] — principal texte transmetteur en Occident du contenu de Métaphysique, E, 1 pendant des siècles —, décrivait, de façon apparemment synonymique, la « théologie » comme « abstraite et séparable » :

Boèce, De la Trinité, chapitre 2, trad. Lafleur et Carrier, § 2-3 : « De fait […] il y a trois parties de la spéculative : <I> la naturelle, dans le mouvement, inabstraite, ἀνυπεξαίρετος (elle considère, en effet, les formes des corps avec la matière — lesquelles <formes> ne peuvent pas, en acte, être séparées des corps, lesquels corps sont dans le mouvement : comme quand la terre se porte de haut en bas, le feu de bas en haut — et la forme conjointe à la matière a un mouvement), <II> la mathématique, sans le mouvement, inabstraite (celle-ci spécule, en effet, les formes des corps sans la matière et, par suite, sans le mouvement — lesquelles formes, puisqu’elles sont dans la matière, ne peuvent pas être séparées de ces <corps>), <III> la théologie, sans le mouvement, abstraite et séparable (de fait, la substance de Dieu est exempte de matière aussi bien que de mouvement) […] ».

Boethius, De Trinitate, cap. 2, éd. Moreschini, p. 168-169, l. 68-78 (texte reponctué) : « <§ 2> Nam, cum tres sint speculatiuae partes : <§ 3> <I> naturalis, in motu, inabstracta, ἀνυπεξαίρετος (considerat enim corporum formas cum materia — quae a corporibus, actu, separari non possunt, quae corpora in motu sunt : ut cum terra deorsum, ignis sursum fertur — habetque motum forma materiae coniuncta),  4><II> mathematica, sine motu, inabstracta (haec enim formas corporum speculatur sine materia ac per hoc sine motu — quae formae, cum in materia sint, ab his separari non possunt), <§ 5> <III> theologica, sine motu, abstracta atque separabilis (nam Dei substantia et materia et motu caret) […] ».

Une synonymie déjà annoncée, en fait, par leurs contraires « inabstracta, ἀνυπεξαίρετος », ce dernier terme tenant sans contredit chez Boèce la place des « inséparés » (« ἀχώριστα ») sur lesquels porte la physique selon Aristote dans le passage précité de Métaphysique, E, 1.

5.4. Avicenne : Métaphysique et Logique

Mais, parallèlement au texte transmetteur de Boèce et avant même d’avoir recours aux traductions gréco-latines de Métaphysique, E, 1, les maîtres ès arts de Paris du xiiie siècle ont pu trouver dans les traductions latines de la Métaphysique[32] et de la Logique[33] d’Avicenne — faites toutes deux à Tolède par Gundissalinus au xiie siècle — des présentations des sciences spéculatives avec la « science divine » ou les « sciences divines » définies comme relatives aux « réalités séparées de la matière selon l’existence et la définition » ou, de façon équivalente, aux « réalités séparées » de la matière « dans l’être et l’intellect » — des adaptations de ces deux formules étant destinées à être souvent reprises par les artiens[34] :

Avicenne, Livre de philosophie première (ou science divine), trad. Lafleur et Carrier : « Et nous avons dit que les spéculatives sont comprises en trois parties, à savoir : en naturelles, et doctrinales, et divines ; et que le sujet des naturelles est les corps, selon qu’ils se meuvent et sont au repos, et que relativement à eux ce qui est enquêté est les <choses> accidentelles qui leur arrivent proprement selon ce mode ; et que le sujet des doctrinales est ou ce qui est purement quantité, ou ce qui possède la quantité, et les dispositions de la <quantité> qui sont enquêtées dans ces <doctrinales> sont les <choses> qui arrivent à la quantité à partir de cela qu’elle est quantité, dans la définition desquelles <dispositions> on ne trouve pas l’espèce de la matière ni la “vertu” du mouvement ; et que les sciences divines n’enquêtent que sur les réalités séparées de la matière selon l’existence et la définition ».

Avicenna, Liber de philosophia prima (sive scientia divina), éd. Van Riet, t. I, p. 2, l. 20-30 (texte reponctué) : « Et diximus quod speculatiuae comprehenduntur in tres partes, in naturales scilicet, et doctrinales, et diuinas ; et quod suum subiectum naturalium est corpora, secundum quod mouentur et quiescunt, et quod de eis inquiritur est accidentalia quae accidunt eis proprie secundum hunc modum ; et quod suum subiectum doctrinalium est uel quod est quantitas pure, uel quod est habens quantitatem, et dispositiones eius quae inquiritur in eis sunt ea quae accidunt quantitati ex hoc quod quantitas, in definitione quarum non inuenitur species materiae nec uirtus motus ; et quod diuinae scientiae non inquirunt nisi res separatas a materia secundum existentiam et definitionem ».

et :

Avicenne, Logique, chapitre 1 (« De l’entrée dans les sciences »), trad. Lafleur et Carrier : « Les parties, donc, des sciences sont : ou bien la spéculation relative au <fait de> concevoir les <choses> qui sont avec cela qu’elles ont dans le mouvement l’être et l’existence et dépendent des matières des propres espèces ; ou bien la spéculation selon que les <choses> sont séparées d’elles dans l’intellect seulement ; ou bien selon qu’elles en sont séparées dans l’être et l’intellect. Or la première partie de la division est la science naturelle. La seconde est la disciplinale pure et la science du nombre, c’est-à-dire celle qui est la plus connue : en effet la connaissance de la matière du nombre à partir de cela qu’il est nombre n’appartient pas à la disciplinale. La troisième partie, quant à elle, est la science divine. Or <d’>après ces <choses> qui sont naturellement, sont tirées par ces trois modes des sciences philosophiques, et celles-ci sont spéculatives ».

Avicenna, Logica, cap. 1 (« De intrando apud scientias »), éd. de Venise, 1508, fol. 2rb (texte reponctué) : « Partes ergo scientiarum sunt : aut speculatio de concipiendo ea que sunt cum hoc quod habent in motu esse et existentiam et pendent ex materiis propriarum specierum ; aut speculatio secundum quod sunt separata ab his in intellectu tantum ; aut secundum quod sunt separata ab his in esse et intellectu. Prima autem pars diuisionis est scientia naturalis. Secunda est disciplinalis pura et scientia de numero, id est illa que est notior : nam cognitio de materia numeri ex hoc quod est numerus non pertinet ad disciplinalem. Pars uero tertia est scientia diuina. Postquam autem ea que sunt naturaliter, sumuntur his tribus modis scientie philosophyce, et speculatiue sunt iste ».

Dans l’« auctoritas » du Liber de philosophia prima d’Avicenne, il n’y a pas de vocable de la famille d’« abstraire » (les sciences naturelles étant simplement décrites avoir pour sujet les corps et les sciences doctrinales — c’est-à-dire les mathématiques —, la quantité), mais le paramètre du « séparé » apparaît nettement avec le troisième groupe des sciences spéculatives, puisque les sciences divines ont un champ d’enquête décrit comme portant exclusivement sur les réalités séparées de la matière à la fois quant à l’existence et quant à la définition. Tandis que dans l’« auctoritas » de la Logica, le vocabulaire de l’abstraction étant toujours absent, le paramètre du « séparé » apparaît deux fois, car on distingue les choses séparées du mouvement et de la matière (littéralement « des matières ») ou bien « dans l’intellect seulement », pour les sciences disciplinales (autre appellation des mathématiques) ou bien « dans l’être et l’intellect », pour la science divine — la science naturelle étant simplement dite « avoir » l’être et l’existence dans le mouvement et « dépendre » de la matière. En une phrase, ces deux « autorités » avicenniennes mettent en avant le paramètre du « séparé » pour la science divine et contrebalancent ainsi la synonymie boécienne de la théologique « abstraite et séparable ».

5.5. Gundissalinus

Par ailleurs, de manière absolument remarquable, Gundissalinus (1110-1190), dans son propre ouvrage Sur la division de la philosophie[35], avait formulé — avant le xiiie siècle donc — une nette distinction entre la mathématique traitant des « choses abstraites de la matière par l’intellect » et la théologie portant sur les « choses effectivement séparées de la matière » :

Dominique Gundissalinus, De la division de la philosophie, section « De la science divine », trad. Lafleur et Carrier : « Or bien que l’on dise “abstraite” la théologie aussi bien que la mathématique, cependant elles diffèrent en cela que la mathématique abstrait par l’intellect les formes matérielles de la matière dans laquelle elles sont, et ainsi <la mathématique> aborde les <choses> abstraites simplement et universellement ; tandis que la théologie n’abstrait pas de la matière par l’intellect les <choses> qu’elle aborde, parce qu’elle intellige que ces <choses> sont tout à fait sans matière. Donc l’une et l’autre est dite “abstraite”, parce que l’une et l’autre parle des réalités selon qu’elles sont en dehors de la matière. Mais la mathématique aborde les <choses> abstraites de la matière par l’intellect, la théologie les <choses> effectivement séparées de la matière. En effet, ces <choses>-là ont l’être dans la matière, mais sont intelligées sans la matière ; tandis que ces <choses>-ci c’est simultanément en dehors de la matière qu’elles ont l’être et sont intelligées. En effet, ces <choses>-là sont des formes matérielles, tandis que ces <choses>-ci sont des substances intellectuelles. Ces <choses>-là sont dans un sujet, ces <choses>-ci sont un sujet ».

Dominicus Gundissalinus, De diuisione philosophiae, sectio « De scientia diuina », éd. Baur, p. 42, l. 4-17 (éd. Fidora et Werner, p. 106 et 108), texte reponctué : « Cum autem theologia et mathematica utraque “abstracta” dicatur, in hoc tamen differunt quod mathematica formas materiales a materia in qua sunt per intellectum abstrahit, et sic de illis abstractis simpliciter et uniuersaliter agit ; theologia uero ea de quibus agit per intellectum a materia non abstrahit, quia ea prorsus absque materia esse intelligit. Vtraque igitur “abstracta” dicitur, quia de rebus prout extra materiam sunt utraque loquitur. Set mathematica agit de abstractis a materia per intellectum, theologia de separatis a materia per effectum. Illa enim habent esse in materia, set intelliguntur absque materia ; hec uero simul habent esse et intelligi extra materiam. Illa enim sunt forme materiales, hec uero sunt substancie intellectuales. Illa sunt in subiecto, ista sunt subiectum ».

Bien qu’il ne s’agisse pas littéralement d’« abstraction » et de « séparation », ce contraste conceptuel effectué chez Gundissalinus dans un langage apparenté offre une véritable préfiguration des développements des universitaires parisiens du xiiie siècle sur ce thème — ce à quoi on peut ajouter, en guise de rappel, que le terme « separatio » figurait cependant, comme caractérisation de la métaphysique, dès l’origine de la tradition du péripatétisme arabe en traduction latine, en l’occurrence dans le voisinage immédiat du passage du De intellectu et intellecto d’Al-Fârâbî cité tacitement, on l’a indiqué, par le Prologue « Sicut dicit philosophus » attribué à Jean le Page et par Roger Bacon dans ses Questions sur quatre livres des « Physiques » d’Aristote[36].

5.6. Bilan sectoriel

Bref, au moment où l’Aquinate rédige son Super Boetium « De Trinitate » et même avant, on trouve donc, dans la production philosophique de la Faculté des arts de Paris, une différenciation terminologique entre « abstraction » et « séparation » qui découlait naturellement du lexique de la tradition aristotélicienne de Métaphysique, E, 1, c’est-à-dire principalement — on vient de le voir — des traductions gréco-latines de cette « auctoritas », des textes transmetteurs de Boèce et surtout d’Avicenne, sans oublier les éclaircissements doctrinaux décisifs formulés à ce sujet par Gundissalinus, voire la « separatio » de l’Alfarabius Latinus (la distinction du traité Du ciel, III, 1, 299a15-17 entre les choses mathématiques dites « ἐξ ἀφαιρέσεως » et les choses physiques dites « ἐκ προσθέσεως » n’ayant — on peut maintenant le constater — joué aucun rôle dans ce contexte précis, tant pour les artiens que pour le Docteur Angélique[37]). Toutefois, le fait d’enter conceptuellement cette distinction terminologique de l’abstraction et de la séparation sur les développements doctrinaux du traité De l’âme (en III, 6, 430a26-28) relatifs à la « νόησις τῶν ἀδιαιρέτων » et à la « σύνθεσίς τῶν νοημάτων » est — à notre connaissance — propre au génie philosophique de Thomas d’Aquin.

III. Conclusion

Si l’on accepte ce constat, force est de reconnaître que le véritable fer de lance de la « révolution thomiste » — abstraire selon deux opérations noétiques distinctes — n’a pas percé chez les commentateurs post-médiévaux de l’Aquinate qui ont le plus nourri la réflexion de ses disciples néo-scolastiques : Jean de Saint-Thomas écarte explicitement cette innovation thomasienne fondée d’abord sur l’acte de l’intellect au profit d’une interprétation mettant résolument l’accent sur « l’objet » de cet acte et Cajetan, son prédécesseur, vole pour ainsi dire la vedette à la distinction entre abstraction et séparation, en concevant une « double abstraction par l’intellect » qui oppose plutôt génériquement une « abstraction totale », commune à l’ensemble des sciences, à une « abstraction formelle » tripartite incluant une espèce physique au degré infime du processus abstractif, une espèce mathématique au degré intermédiaire et une espèce métaphysique au degré supérieur, alors que sa source insistait, quant à l’acte d’abstraire au sens large, sur « une double opération de l’intellect » menant à une « triple distinction » : d’une part, à une « séparation » proprement dite, selon l’opération de l’intellect composant (par une énonciation affirmative) et divisant (par une énonciation négative) l’être des réalités en métaphysique ; d’autre part, à une « double abstraction » au sens strict, selon l’intellect se formant une intellection quidditative des réalités — une « double abstraction » limitée à « l’abstraction de la forme » en mathématique et à « l’abstraction du tout » en physique (ainsi que dans toutes les sciences en tant qu’« abstraction de l’universel à partir du particulier »).

Cette exclusion d’une éventuelle « abstraction métaphysique », tout en visant explicitement la conception platonicienne des mathématiques et des universaux, prépare — avons-nous suggéré[38] —, dans le commentaire thomasien Sur Boèce « De la Trinité », la secondarisation de la théologie philosophique, en enrayant d’entrée de jeu la possibilité d’une métaphysique intuitive, c’est-à-dire d’une contemplation effective par l’intellect spéculatif humain des substances séparées ou de Dieu lui-même — comme dans l’idéal éthico-métaphysique de la Division des sciences (vers 1250) du maître ès arts de Paris Arnoul de Provence, via une vertu intellectuelle de « fronesis » finalement plus platonicienne qu’aristotélicienne, l’intuition divinisante (bien sûr « dans la mesure du possible » en cette vie) du Créateur par la face supérieure de l’âme humaine. Voilà qui n’est pas sans conséquence pour l’interprétation éclairée d’un chapitre significatif de l’histoire de la philosophie médiévale, ainsi que de ses rebondissements modernes et même quasi contemporains.Par ailleurs, on trouverait matière à comparaison dans les manières cajétanienne, thomasienne et artienne de rattacher l’abstraction de l’universel : ou bien à aucune science en particulier, ou bien à la physique, ou bien à la logique ; mais nous aurons l’occasion de nous pencher sur ces aspects plus techniques en présentant le témoignage des Communia logice sur ce thème de l’abstraction et de la séparation[39].