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Depuis les importants travaux d’Olivier Bloch, de John Yolton et de Jean-Claude Bourdin, l’intérêt pour l’histoire du matérialisme moderne, en particulier dans son évolution au xviiie siècle, n’a cessé de croître. Le présent collectif, dirigé par Josiane Boulad-Ayoub et Alexandra Torero-Ibad, se situe tout à fait dans cette lignée interprétative. Les différentes études évaluent les philosophies qui sont soit résolument matérialistes, par exemple celles de Diderot et de d’Holbach, soit influencées, sur certains points, par le courant matérialiste, par exemple les pensées de Spinoza ou de Rousseau. Plusieurs aspects y sont étudiés, tant les débats théologiques et métaphysiques — à l’intérieur desquels les matérialistes évacuent d’importants fondements de la tradition chrétienne et idéaliste —, que les questions d’ordre pratique, débouchant sur une réévaluation, souvent radicale, des théories classiques en philosophie morale et politique. Selon les directrices de l’ouvrage, la démarche matérialiste consiste principalement en : « la réduction du surnaturel au naturel et celle du spirituel au matériel » (8-9). Ces réductions se manifesteraient dans différentes thèses, dont les plus importantes sont sans conteste l’athéisme, le rejet du caractère spirituel et substantiel de l’âme et la recherche d’un fondement naturel et immanent à l’autorité politique.

Le premier texte est principalement consacré aux conséquences théoriques du polygénisme d’Isaac de La Peyrère. Maï-Linh Eddi y explique les raisons qui ont mené La Peyrère à soutenir la thèse d’une double création du monde : la première, pré-adamique, où l’univers, les animaux et les païens ont été créés par Dieu, la deuxième qui a par la suite engendré Adam et sa filiation. La Peyrère tentait, par cette distinction, de redonner une cohérence à certains récits bibliques qui posent de sérieux problèmes exégétiques ou chronologiques — par exemple, l’expulsion de Caïn par Dieu après le meurtre d’Abel ou la datation du déluge noachique (20-23). L’interprétation de la Bible devrait donc se fonder sur une méthode historique et critique qui établirait la véritable signification des récits rapportés. Selon Eddi, La Peyrère serait l’un des premiers commentateurs à fournir une interprétation des Saintes Écritures qui n’en explique pas seulement le sens métaphorique, mais inclut aussi des analyses philologiques et historiques (36). En cela, La Peyrère annoncerait en partie la méthode herméneutique adoptée par Spinoza dans le Traité théologico-politique.

Dans le second chapitre, Alexandra Torero-Ibad examine les caractéristiques du matérialisme de Cyrano de Bergerac. Selon Torero-Ibad, la position défendue par Cyrano serait de type pluraliste, voire relativiste, et s’opposerait par conséquent à toute description systématique de la nature. Toutefois, le point d’ancrage de ce pluralisme méthodologique demeure l’explication de la matière, c’est-à-dire que Cyrano propose une multitude d’hypothèses qui contribuent toutes à justifier le matérialisme (41-42). Les sources de cette conception seraient à trouver principalement dans les philosophies d’Épicure et de Descartes. Mais le propre de l’auteur des États et Empires de la Lune etdu Soleil réside dans sa manière d’accumuler les explications matérialistes : par exemple, la théorie atomiste de Lucrèce se compléterait par la conception cartésienne de la matière comme étendue (63-64). En somme, chez Cyrano, ce serait la diversité des hypothèses physiques qui permettrait de renforcer la vision matérialiste de la nature.

Guillaume Simard Delisle revient dans le troisième chapitre sur la philosophie de Spinoza, mais pour se concentrer sur la question de la tolérance. Les sources des théories de l’intolérance, chez Saint-Augustin et Bossuet, et de la tolérance, surtout chez Coornhert, sont d’abord résumées pour ensuite faire ressortir la particularité du spinozisme : chez Spinoza, l’idée de tolérance ne doit pas se comprendre depuis un fondement épistémologique, mais à partir de son sens théologique et politique (82). Les principaux éléments de la théorie spinoziste de l’interprétation sont également décrits : le plus important, pour Spinoza, est de rechercher le sens pratique des récits et des préceptes bibliques, non leur contenu de vérité (85-86). La principale conséquence de cette herméneutique sur la question de la tolérance réside dans ce déplacement méthodologique : en interprétant les Saintes Écritures d’un point de vue pragmatique, Spinoza considère comme essentielle la tolérance, puisque les croyances religieuses, dans leurs usages particuliers, sont nécessairement hétérodoxes (100).

Dans le quatrième chapitre, Richard Olivier Mayer s’intéresse à l’un des précurseurs de la pensée matérialiste et athée du xviiie siècle, soit celle de Jean Meslier. Selon Mayer, on doit interpréter l’athéisme de Meslier à la lumière de ses prises de position sur le plan politique : le but premier de Meslier consisterait à libérer les peuples de toutes autorités malsaines, dont celle de l’Église qui s’appuie sur les dogmes de la religion (117). En critiquant les contradictions de la religion chrétienne, Meslier viserait surtout à en rejeter la légitimité politique ; d’où l’importance de développer un argumentaire athéiste (125-130). Dans le chapitre suivant, Ciriac Oloum revient aussi sur les positions de Meslier, mais pour en questionner plus directement les répercussions politiques (137-138). Selon Oloum, la pensée matérialiste, chez Meslier, mais aussi chez Diderot et d’Holbach, a cherché à fonder l’autorité politique sur les lois de la nature humaine. Il devenait ainsi primordial d’éliminer toutes conceptions qui visent à légitimer le pouvoir politique sur un fondement divin et révélé.

La Lettre sur les aveugles de Diderot est examinée dans le texte suivant par Claude-Émilie Roy. Texte majeur de la philosophie matérialiste moderne, la Lettre comporte plusieurs thèses épistémologiques que Roy analyse dans le détail. Elle décrit d’abord le contexte théorique dans lequel la lettre s’inscrit, surtout les discussions entourant le célèbre problème de Molyneux (165-168). Deux principaux aspects de la théorie de la connaissance de Diderot sont ensuite retenus : 1) la remise en question de la supériorité de l’organe de la vue sur les autres sens, en particulier sur le toucher (160-161) ; 2) l’importance de l’éducation de l’individu dans la perception sensible (174). L’expérimentation serait l’élément clé chez Diderot pour comprendre comment l’aveugle — mais également tout individu — parvient à la connaissance des objets par l’entremise de la sensation.

Gilles Barroux discute dans le septième chapitre du vitalisme français au XVIIIe siècle, en se concentrant sur les théories de Bordeu. Barroux explique comment le vitalisme entend résoudre les problèmes rencontrés en physiologie par le mécanisme, sans revenir à une conception animiste du vivant, inspirée à l’époque par les travaux de Stahl (186-189). En ce sens, les recherches de Bordeu consistent à montrer que les glandes d’un organisme possèdent une autonomie structurelle, fournissant au corps un principe de vie. Chez Bordeu, la fonction principale des glandes réside dans leur capacité interne de sécrétion, propriété qui serait inexplicable mécaniquement par la seule causalité externe (198). À l’aide d’une théorie des glandes, il s’agit donc d’expliquer les différentes fonctions organiques du corps. Barroux tire finalement des conclusions quant au traitement des pathologies : dans la doctrine vitaliste de Bordeu, une maladie suppose toujours la lésion d’un organe. Autrement dit, la pathologie apparaît lorsque les glandes ne remplissent plus les fonctions régulatrices de sécrétion et d’excrétion qu’elles assurent normalement (212).

Dans le chapitre suivant, Paule-Monique Vernes examine les rapports entre la pensée de Rousseau et le matérialisme. Certes, Rousseau n’a pas maintenu de thèses strictement matérialistes, à la manière de Diderot ou de d’Holbach, mais Vernes soulève certaines compatibilités entre rousseauisme et matérialisme : d’abord, Rousseau pense l’être humain à partir de l’étude de la nature, c’est-à-dire que son anthropologie inclut la description de la nature dans laquelle l’homme évolue (223). Ensuite, l’intérêt de Rousseau pour la nature matérielle, en particulier pour le règne animal, sert à marquer le caractère distinct de l’humanité : c’est la liberté, non la faculté intellective, qui particularise l’être humain au sein de la nature (230). Vernes termine son exposé par l’explication des caractéristiques de la morale rousseauiste en ce qu’elle constitue un matérialisme du sage.

Janyne Sattler s’intéresse dans le texte suivant à la question de l’éducation, en particulier chez d’Holbach et Condorcet. D’une part, d’Holbach défend une conception utilitariste de l’éducation qui vise la connaissance du monde, mais surtout celle de notre propre nature humaine. L’éducation doit en fait amener les individus à comprendre comment leurs intérêts particuliers peuvent coïncider avec le bien général (247-248). Il faut donc éduquer les êtres humains afin que leurs actions soient guidées par des raisons utilitaires. D’autre part, Condorcet défend une théorie de l’éducation qui se structure autour de la liberté individuelle et de l’autonomie (266). Si, selon d’Holbach, l’autonomie passe par la connaissance de la vraie nature humaine, cette connaissance, selon Condorcet, ne doit pas se réaliser au détriment des libertés et des différences individuelles.

Josiane Boulad-Ayoub analyse, dans le dixième chapitre, la doctrine physiologique de Cabanis, exposée dans les Rapports du physique et du moral. L’originalité de Cabanis réside dans sa tentative de décrire l’origine des impressions sensibles à partir des fonctions physiologiques (286-287). Boulad-Ayoub souligne aussi, chez Cabanis, le rôle important de l’instinct et des sensations internes dans la compréhension de la connaissance et de l’action humaines. Deux innovations caractérisent la position de Cabanis : d’abord, l’abandon du substantialisme dans l’explication de la nature de l’âme. Il faut en réalité expliquer les opérations cognitives dans leurs liens de dépendance avec le cerveau. Ensuite, le rejet d’une conception métaphysique de l’esprit : l’esprit ne doit plus être considéré comme entité métaphysique, mais plutôt comme fonction de l’organe cérébral (290). Boulad-Ayoub explique finalement comment la doctrine physiologique de Cabanis a su influencer certaines théories du sentiment, notamment celle de Moreau de la Sarthe. Pour Moreau, qui s’inspire aussi du matérialisme de Diderot, la perfectibilité morale de l’homme va de pair avec son caractère malléable et éducable (303).

Dans le dernier chapitre, Pascal Charbonnat examine les liens entre le matérialisme et les théories de Jean-Claude de La Métherie. Charbonnat explique d’abord comment les doctrines de Diderot et de Lavoisier ont eu une influence sur les thèses physiques et chimiques de La Métherie. Ensuite, l’auteur explique en quoi ce dernier se démarque non seulement de Diderot, mais aussi des vitalistes — comme Bertrand et Barthez — dans sa conception de la nature. La Métherie emploie en fait la notion de cristallisation pour expliquer la formation des êtres : la cristallisation est l’association de particules matérielles fondée sur leur figure et leur force d’affinité respective (322-323). Ce mécanisme s’applique aussi à l’analyse des vivants : la cristallisation permet d’expliquer la génération et la corruption des organismes, et c’est pourquoi La Métherie rejette toute distinction stricte entre les corps bruts et les corps organisés (324). Toujours à l’aide de ce processus de cristallisation, La Métherie en serait arrivé à une interprétation continuiste des différentiations spécifiques, selon laquelle les types de vivants diffèrent par gradations insensibles, malgré l’apparition de ruptures dans la variété des espèces (328-329).

Le collectif a comme mérite principal de couvrir un grand nombre de thèmes et d’auteurs, tous reliés, de près ou de loin, à la mouvance matérialiste. Plusieurs textes constituent des contributions intéressantes, souvent originales, à l’étude du matérialisme moderne. D’autres nous introduisent plutôt à des doctrines philosophiques ou scientifiques parfois peu étudiées. Le seul reproche important qu’on peut faire à l’ouvrage concerne la bibliographie : il aurait été utile d’établir la liste des sources primaires sur lesquelles les différentes études prennent appui. Les textes du recueil intéresseront sans contredit les spécialistes qui travaillent dans le champ des études modernes ou sur l’histoire du matérialisme, mais également ceux qui veulent s’initier aux problématiques classiques du matérialisme.