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Philosophie et littérature

L’amour et le point de vue moral dans David Copperfield

Love and Morality in David Copperfield
Éléonore Le Jallé

Résumés

Dans l’essai qu’elle consacre au roman de Dickens David Copperfield (« Le bras de Steerforth : l’amour et le point de vue moral »), Martha Nussbaum affirme que si ce roman montre qu’une union de l’amour et de la moralité est possible, le narrateur y parvient à travers l’écriture du roman et grâce à l’amour « romantique et érotique » qu’il éprouve pour le personage de Steerforth. Je montre au contraire que la forme de moralité que l’amour permet d’atteindre caractérise aussi, dans ce roman, d’autres types d’amour, non-érotiques, notamment l’amour parental, l’amour filial et l’amour chrétien. Je montre également qu’Agnès Wickfield n’est pas dans ce roman le personnage kantien ou le spectateur impartial qu’y voit Nussbaum, de sorte qu’Agnès exprimerait « une position éthique qui diffère de celle qui anime la narration dans son ensemble ». Je montre au contraire qu’à travers l’amour sans jugement qu’elle porte à son père, Agnès illustre précisément, tout comme d’autres personnages qui s’y trouvent, la position éthique générale de ce roman.

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Texte intégral

  • 1 Martha Nussbaum, La connaissance de l’amour, trad. S. Chavel, Paris, Le Cerf, 2010, Introduction, p (...)
  • 2 Martha Nussbaum (2010), La connaissance de l’amour, p. 47.

1Dans l’introduction de son livre La connaissance de l’amour, Martha Nussbaum déclare avoir progressivement modifié son jugement quant à la question de la relation « entre le point de vue moral et certains éléments importants de la vie humaine », parmi lesquels l’amour qu’elle appelle « romantique/érotique ». C’est dans l’article le plus récent de ce recueil qu’elle pense être parvenue à sa conception la plus aboutie sur cette question, à savoir « Le bras de Steerforth », qui contient une interprétation du roman de Dickens David Copperfield, Steerforth étant dans ce livre un personnage clef suscitant chez le narrateur un amour passionné et sans doute érotique, mais également une suspension du jugement moral à son égard. La conception que défend Martha Nussbaum à partir de cette lecture est donc la suivante : l’amour qu’elle appelle « romantique/érotique » que l’on voue à des individus particuliers, un amour que l’on peut relier à la compassion et au refus de juger, constitue une forme de « rectitude morale » « nouvelle et plus souple »1 que le point de vue, trop strict, du spectateur impartial. C’est la raison pour laquelle cette forme d’amour a un rôle à jouer « dans la vie bonne pour un être humain », la découverte d’une réponse à la question « comment un être humain doit-il vivre ? » constituant par ailleurs, d’après Nussbaum, et d’une manière générale, la contribution essentielle de la littérature à la moralité2.

  • 3 Cette mise en exergue de la tension entre l’amour romantique et le point de vue moral correspond au (...)
  • 4 La défense de cette conception englobante de la moralité, appuyée sur Aristote et Henry James, corr (...)
  • 5 Dans l’article « Le bras de Steerforth : l’amour et le point de vue moral », Nussbaum écrit systéma (...)

2Avec cette nouvelle conception du lien entre l’amour érotique et une rectitude morale « plus souple » et « plus humaine », Nussbaum a ainsi dépassé ses précédentes vues sur le sujet, surtout appuyées sur les œuvres de James, et qui consistaient à insister sur le caractère « moralement problématique » de l’amour romantique, lequel implique « intimité » et « exclusivité »3, là où une « compréhension aristotélicienne du point de vue moral », acceptée par Nussbaum, insiste au contraire sur l’exigence morale d’une attention « large et englobante » aux personnes4. Dans le même temps, et comme l’indique la précédente référence faite au « spectateur impartial »5, cette ultime réhabilitation morale de l’amour de la part de Nussbaum vise également la manière dont Adam Smith, dans la Théorie des sentiments moraux, avait décrit l’amour comme moralement inapproprié, dans la mesure où un spectateur ne peut partager par sympathie le type d’attention exclusive (et impossible à communiquer publiquement) que les amants éprouvent l’un pour l’autre. Or selon Nussbaum, ce rejet est d’autant plus dommageable que Smith avait, dans le même temps, indiqué l’importance de la lecture d’œuvres littéraires pour le développement moral : la lecture « d’une tragédie ou d’un roman » s’avérant à ses yeux, comme c’est également le cas pour Nussbaum, une manière de cultiver l’imagination morale et de tester la rectitude « de [nos] jugements et (…) réactions réelles ».

  • 6 « Le bras de Steerforth », p. 511.
  • 7 Nussbaum se pose elle-même la question et semble envisager les deux possibilités au moment où elle (...)

3C’est donc en marquant sa « différence » avec Adam Smith que Nussbaum entreprend, dans « Le bras de Steerforth », de « créer un passage entre ces deux plans », à savoir celui de la moralité et celui de « l’intimité érotique des romans »6. Elle découvre alors dans David Copperfield (ou bien est-ce ce roman qui lui suggère cette idée7 ?), une synthèse possible entre l’amour, avec sa composante érotique, et la moralité, une synthèse qui s’effectuerait seulement dans l’écriture du roman par le narrateur lui-même et, ultimement, par Dickens. David Copperfield, le narrateur, à travers l’écriture romanesque de sa vie, parviendrait ainsi, selon Nussbaum, à cette attitude complexe unissant l’amour et la moralité. Ce roman apparaît à Nussbaum d’autant plus apte à étayer sa propre position qu’il met en scène « la tension entre amour et moralité » qui l’avait d’abord intéressée, pour finalement révéler au lecteur adoptant imaginairement les différents attachements personnels du narrateur l’existence d’un amour situé « aux marges de la moralité sympathique ». Il s’agit de la relation érotique/romantique unissant David Copperfield à son camarade Steerforth, une relation qui conduit le narrateur à une attitude morale « souple », puisqu’elle consiste « à ressentir pour l’objet aimé une loyauté sans jugement qu’aucune autorité morale, quelque judicieuse qu’elle soit, ne peut ébranler ».

  • 8 Il serait néanmoins possible de montrer que le propos de Smith n’est pas tant de dire que l’amour r (...)

4Je ne m’attacherai pas dans le présent article à discuter la présentation par Nussbaum de la conception smithienne de l’amour que je considère ici, dans ses grandes lignes, comme fidèle8. Je n’envisagerai pas non plus de remettre en cause la compréhension qu’a Nussbaum de l’amour de David Copperfield pour Steerforth : l’excitation érotique qu’il contient tout comme la suspension du jugement moral qui le caractérise me semblent indéniables et clairement exprimées par le narrateur. Mon propos est plutôt de discuter la leçon de philosophie morale que Nussbaum tire de David Copperfield – en répondant d’une manière différente de la sienne à la question : que nous apprend ce roman concernant les liens unissant l’amour et la moralité ? A partir de ma propre compréhension du roman, je développerai ma réponse à cette question en deux temps.

5D’une part, je souhaite réhabiliter dans ce roman, en désaccord avec Nussbaum, la figure d’Agnès, que cette dernière éloigne radicalement, non seulement de toute séduction érotique – ce qui correspond bien à l’impression que dégage le roman – mais aussi de la moralité aimante (si je puis ainsi qualifier la synthèse dont parle Nussbaum) à laquelle seul l’amour pour Steerforth ferait, selon Nussbaum, parvenir le narrateur (et le lecteur empathique avec lui). Autant je pense, comme Nussbaum, qu’une forme de synthèse entre amour et moralité advient dans David Copperfield , autant je crois que le héros y parvient dans l’amour pour Agnès, laquelle incarne donc selon moi tout autre chose que le « spectateur judicieux » à la morale trop stricte, sans sensualité, sans attention pour le particulier et même, nous le verrons, mortifère, qu’y voit Nussbaum. D’accord avec l’idée, exprimée par Nussbaum, selon laquelle l’apprentissage de l’amour de David Copperfield se rattache à son apprentissage moral, je considère donc toutefois, et contrairement à elle, que c’est l’amour mature pour Agnès qui réalise ce double progrès.

  • 9 Comme toujours chez Dickens, les personnages malfaisants forment un contraste saisissant avec ceux (...)
  • 10 Voir par exemple DC, chap. 45, p. 637 ; II, p. 319-320.
  • 11 Ce passage d’Adam Smith est cité par Nussbaum (« Le bras de Steerforth », p. 506).

6D’autre part, je tenterai de montrer que l’importance morale d’un amour sans jugement, effectivement révélée dans David Copperfield, se découvre non pas seulement à travers le cas de l’amour romantique/érotique de David pour Steerforth, comme le suggère Nussbaum, mais à travers les attachements affectueux des très nombreux personnages (sinon tous9) de ce roman. Ce n’est donc pas seulement cette forme particulière d’amour qu’est l’amour romantique/érotique qui s’avère contenir « les idées (…) de compassion et de suspension du jugement » repérées par Nussbaum : c’est non seulement l’amour de David pour Steerforth qui lui fait « l’apprécier toujours également », mais aussi le fidèle attachement de Peggotty pour la mère du héros, en dépit de toutes ses faiblesses, l’amitié si respectueuse de Mrs Trotwood pour M. Dick, ce « fou » aux yeux des autres et à ses propres yeux10, l’amour de M. Peggotty pour Emily, lui pardonnant sa fuite compromettante avec Steerforth, ou bien encore, entre autres exemples sur lesquels nous reviendrons, l’affection filiale d’Agnès, dont l’amour pour son père alcoolique suspend tout jugement moral à son égard. Ainsi, et en m’appuyant sur cette pluralité des amours généreuses dans ce roman, je montrerai que ce n’est pas, spécifiquement, le caractère « romantique et érotique » de l’amour de David pour Steerforth qui permet à Dickens d’illustrer le dépassement moral du point de vue impartial, propre à cette affection généreuse qu’est l’amour. Cette générosité de la relation amoureuse, celle qui, comme l’écrit à juste titre Nussbaum, « dépasse la stricte moralité et la distinction entre culpabilité et innocence », s’illustre dans ce roman dans toutes les formes d’amour qu’il contient : parental, filial, amical, chrétien, aussi bien. Mais autant dire alors, exactement comme le faisait Smith cité par Nussbaum, que ce qui se trouve moralement approuvé (et valorisé) dans ce roman n’est pas en fait l’amour romantique per se, mais le mélange d’ « humanité, de générosité, de bonté, d’amitié, d’estime » auquel il se trouve mêlé11, et dont relèvent également toutes les formes d’amour que « le monde de ce roman », selon la belle expression de Nussbaum, fait partager à ses lecteurs.

Agnès

  • 12 « Le bras de Steerforth », p. 507.
  • 13 « Le bras de Steerforth », p. 511.

7Afin de mieux faire ressortir l’importance de l’amour romantique et érotique dans le roman de Dickens, cette forme d’amour qu’elle a toujours en vue dans son article, Martha Nussbaum commence par définir, en s’inspirant de Smith, cet amour par trois caractéristiques : « 1. Des sentiments mutuels d’attraction et d’excitation sexuelle ; 2. Des croyances (sans doute partagées) sur l’importance suprême de l’objet, qui vont au-delà de toute justification raisonnée (…) ; 3. Un mode de vie complexe et intime qui implique l’échange de communications affectueuses, verbales et érotiques » et par lequel les amants recherchent une intimité secrète et mystérieuse12. Une telle description et surtout son troisième élément, montre-t-elle, explique pourquoi Adam Smith considérait que le spectateur ne peut entrer par sympathie dans les sentiments exclusifs et mystérieux des amants et pourquoi, réciproquement, les amants exercent un type d’attention étrangère, par son exclusivité, à l’ouverture qu’exige, au contraire, le point de vue moral du spectateur. Recherchant, à la différence de Smith, un passage entre cette attention exclusive et mystérieuse qu’est l’amour et la moralité, Martha Nussbaum se tourne alors vers David Copperfield pour le révéler, d’autant que ce roman dément par ailleurs selon elle « l’idée smithienne et non érotique de la lecture »13.

  • 14 « Le bras de Steerforth », p. 528-529.

8Avec un tel point de départ, rien d’étonnant alors à ce que l’amour du narrateur pour Steerforth soit celui qui satisfasse les conditions énoncées par Nussbaum. C’est à lui en effet que s’attachent les descriptions les plus sensuelles du roman. C’est lui qui fait l’objet d’une relation exclusive et mystérieuse avec le narrateur, liée de surcroît au partage de leurs lectures de romans, au point que Nussbaum voit dans la volonté du narrateur et écrivain « d’aimer Steerforth sans le juger » un signe de « la victoire du cœur romancier »14.

  • 15 Voir DC, chap. 25.
  • 16 Pour ces trois points, voir « Le bras de Steerforth », p. 527-529.

9D’après Nussbaum, le personnage d’Agnès incarnerait au contraire, et même si l’intrigue se termine sur « un mariage moral » (comme elle l’appelle) du narrateur avec Agnès, les caractéristiques inverses : 1) une absence de sensualité telle qu’elle « n’inspire pas d’amour au lecteur », 2) l’incarnation d’un point de vue typique du spectateur impartial associé à l’image d’une main « levée vers le ciel » ; c’est ce point de vue qui conduit Agnès à dénoncer la mauvaise influence de Steerforth sur le narrateur15, tandis que ce dernier, au contraire, tient bon dans son refus de le juger, « s’éloignant significativement, commente Nussbaum, d’elle et de son jugement » 3) une désapprobation corrélative « de ce livre [et] du travail d’écriture de son mari », dans la mesure où cela implique, là encore, « d’aimer Steerforth sans le juger »16.

10Qu’Agnès n’inspire pas d’amour sensuel au narrateur, ni au lecteur qui embrasse son point de vue, me semble incontestable. Voici l’une des descriptions typiques des sentiments du narrateur à son égard, une description à laquelle Nussbaum fait entre autres référence, et qui lui donne raison sur ce point :

  • 17 DC, chap. 16, p. 226 ; I, p. 344.

« Je vois encore ses manières modestes, paisibles, régulières, j’entends encore sa douce voix en écrivant ces paroles ; l’influence bienfaisante qu’elle vint plus tard à exercer sur moi, commence déjà à se faire sentir à mon âme. J’aime la petite Émilie, et ne puis pas dire que j’aime Agnès de la même manière, mais je sens que la bonté, la paix et la vérité habitent auprès d’elle, et que la douce lumière de ce vitrail que j’ai vu jadis dans une église, l’éclaire toujours, et moi aussi, quand je suis près d’elle, et tous les objets qui nous entourent. »17

  • 18 Sur cet aveuglement, voir le passage suivant : « – Ah ! Trot ! dit ma tante en secouant la tête, et (...)
  • 19 « Agnès m’était trop supérieure par le caractère et la persévérance (je le sais maintenant, que je (...)
  • 20 On trouvera un exemple de cette intensité dans l’affection d’Agnès pour son père, ce qui nous condu (...)
  • 21 « Il n’y a pas de mariage plus mal assorti, que celui où il y a si peu de rapports d’idées et de ca (...)
  • 22 Sur la chevelure de Steerforth : DC, chap. 6, p. 83 (I, p. 131) ; chap. 19, p. 281 (I, p. 425). Sur (...)
  • 23 Tous les mariages heureux du roman présentent cette caractéristique : celui du narrateur et d’Agnès (...)
  • 24 « Le bras de Steerforth », p. 527.
  • 25 Il me semble que John Carey parvient à une conclusion du même ordre lorsqu’il distingue, d’un côté, (...)

11Mais si la sensualité n’est pas le propre de l’amour que finit par inspirer Agnès au narrateur (et qu’il aurait dû lui inspirer dès le départ, n’était son aveuglement18), c’est que cet amour est plutôt fondé sur une affinité d’esprit et de projets, et sur une estime réciproque19 (sentiments compatibles, malgré leur calme, avec l’intensité de l’attachement amoureux20), que sur « le premier mouvement d’un cœur indiscipliné », pour reprendre une expression importante du roman21. C’est à l’amour pour Dora que le narrateur rattache cette formule. Mais Dora et Steerforth partagent certaines caractéristiques suscitant l’attirance du jeune narrateur (notamment une chevelure bouclée sur laquelle il insiste22), de sorte que ce « premier mouvement d’un cœur indiscipliné » semble en fait fortement lié à la sensualité érotique que Nussbaum considère comme un élément nécessaire de l’amour, mais que Dickens, dans ce roman, rattache plutôt à l’amour immature. Ce dernier valorise par contraste, et d’une manière répétée, un « amour bâti sur le roc », à savoir sur l’existence d’une affinité de pensées et de buts23, que le narrateur finit par reconnaître, une fois levé son aveuglement, dans son affection pour Agnès. Quant à l’insistance rétrospective du narrateur sur son propre aveuglement, il peut très bien répondre à l’intention de Dickens de produire, chez son lecteur, un amour pour Agnès anticipant celui du narrateur, et cela en l’absence, répétons-le de descriptions sensuelles de ce personnage. De ce point de vue, il n’est pas du tout évident, comme le croit Nussbaum, que Dickens ait délibérément fait en sorte « qu’Agnès n’inspire pas d’amour au lecteur »24, même s’il l’a fait par d’autres voies (plus narratives et plus réflexives) que celles (plus sensuelles et plus imagées) qui transmettent au lecteur l’amour de David pour Steerforth25. Du reste, un lecteur peut, me semble-t-il, aimer un personnage (et même l’aimer avant le narrateur) sans en tomber amoureux.

  • 26 « Le bras de Steerforth », p. 529.
  • 27 Parti en voyage après le décès de Dora, le narrateur reçoit une lettre d’Agnès, dont il rapporte le (...)

12En outre, et au cœur de la communauté d’idées et de projets que le narrateur associe au bonheur propre à l’amour marital, se trouve évidemment la vocation littéraire du narrateur romancier, dont il me semble faux de dire, comme le fait Nussbaum, qu’Agnès la désapprouve26. Ce jugement me semble en fait contredit par plusieurs passages où Agnès exhorte le narrateur à écrire, y compris après le décès de sa « femme-enfant » (comme il l’appelle) Dora27.

  • 28 « Le bras de Steerforth », p. 520.
  • 29 « Le bras de Steerforth », p. 527.
  • 30 « Le bras de Steerforth », p. 517. Le passage que vise Nussbaum et qu’elle cite à la même page est (...)
  • 31 Il se trouve au début du chapitre 32, p. 443-444 (II, p. 18-19).
  • 32 L’épisode où Steerforth veut conclure ce pacte est cité par Nussbaum « – Daisy, si jamais quelque c (...)
  • 33 « Le bras de Steerforth », p. 529.
  • 34 Martha Nussbaum (2010), La connaissance de l’amour, Introduction, p. 49.

13Qu’en est-il, enfin, de l’association faite par Nussbaum entre Agnès et le point de vue moral du spectateur impartial ? Est-il vrai que si le narrateur, et le lecteur à sa suite, ne suit pas la mise en garde du « bon ange » (Agnès) contre le « mauvais ange » (Steerforth) – une mise en garde que le narrateur rejette effectivement sans pour autant désavouer Agnès – c’est parce que l’amour pour Steerforth entraînerait narrateur et lecteur « au-delà du rôle de spectateur » dans lequel se maintiendrait Agnès ? C’est le point souligné que je voudrais contester. D’après Nussbaum, ce serait « au charme de Steerforth », et à la relation intime et mystérieuse qui l’unit à David, qu’Agnès « trouverait à redire ». Autrement dit, Agnès serait porteuse du regard que le spectateur impartial d’Adam Smith accorde à la relation intime et exclusive – et donc non partageable – qu’est l’amour : un regard désapprobateur28. Pour ma part je crois qu’il faut interpréter différemment la désapprobation d’Agnès, et par là-même écarter l’idée que ce personnage incarnerait « les limites de l’attitude du spectateur moral », selon l’expression de Nussbaum29. Deux raisons expliquent mon désaccord avec Nussbaum sur ce point. Premièrement, ce contre quoi Agnès met en garde le narrateur, ce qu’elle désapprouve, n’est pas l’affection (qu’il s’agisse d’amitié ou d’amour) qu’il porte à Steerforth, mais le danger que ce dernier représente pour le narrateur et pour les autres. Son point de vue n’est donc pas assimilable à une désapprobation morale de l’amour de David pour Steerforth. Deuxièmement, le jugement final que le narrateur prononce sur Steerforth n’est pas celui que cite Nussbaum dans son article, un jugement antérieur à la séduction d’Emily (antérieur, autrement dit, à l’événement qui donne raison à Agnès), et qui consiste à enfermer Agnès et son jugement négatif sur Steerforth dans « un sanctuaire d’où il ne lui est pas permis de nous regarder », rejetant ainsi son jugement négatif sur Steerfoth30. Le jugement final du narrateur sur Steerforth est plus complexe31. Il consiste, il est vrai, en un refus de lui reprocher son méfait (car la « part involontaire » que David y a prise rendrait injuste un tel reproche). Mais il consiste surtout en une appréciation plus intense de ses bonnes qualités, « de ce qu’il y avait de brillant en lui ». Le narrateur laisse alors au Juge Dernier le soin de faire la part de l’un et des autres : ce qui signifie finalement que l’affection humaine, persistante, qui l’unit à Steerforth, le conduit, quant à lui, à conserver dans sa mémoire le souvenir intense de ses bonnes qualités, selon un mouvement « naturel » (celui d’un amour constant) qui ne nécessitait donc de sa part (Dickens y insiste) aucune promesse à l’ami32. De ce point de vue, Martha Nussbaum a raison d’écrire « qu’il y a une sorte de moralité dans la volonté d’entrer dans ce monde d’amour et d’aimer Steerforth sans le juger »33 et elle a également raison d’associer cette forme de moralité plus souple à notre humaine condition. En même temps, il me paraît difficile d’attribuer au roman l’idée que cela reviendrait, pour le narrateur et pour le lecteur, « à s’éloigner significativement d’Agnès et de son jugement ». C’est explicitement le point de vue impartial de Dieu qu’il s’agit de tenir à distance ; ou plutôt auquel il s’agit, d’après le narrateur, de ne pas se substituer. Et nous vérifierons d’ailleurs qu’Agnès, telle qu’il la décrit, est elle aussi capable d’une affection tout humaine, faite de reconnaissance, de compassion, et de suspension du jugement moral : c’est celle qui l’unit à son père. Cela nous permettra de remettre plus fortement en cause l’idée de Nussbaum selon laquelle Agnès exprimerait « une position éthique qui diffère de celle qui anime la narration dans son ensemble »34.

  • 35 DC, chap. 53 et 54, p. 749-750 (II, p. 485 et 487) ; chap. 64, p. 855 (II, p. 653).
  • 36 « Le bras de Steerforth », p. 528.
  • 37 John John Carey (1973), The violent effigy, p. 171.
  • 38 DC, chap. 64, p. 855.
  • 39 « Le bras de Steerforth », p. 515.
  • 40 DC, chap. 60, p. 821-822 ; II, p. 599. Sur l’encouragement à écrire, voir ci-dessus note 26.

14Examinons enfin le geste caractéristique d’Agnès, ce doigt pointé vers le Ciel qui apparaît à deux reprises dans le roman et que Nussbaum oppose au bras replié et sensuel de Steerforth quand il dort. Selon Nussbaum, cette main levée annonçant la mort de Dora puis associée à la mort à venir du narrateur35 traduirait une association délibérée, de la part de Dickens, de la moralité qu’incarne Agnès et de la mort. De sorte que ce geste représenterait, écrit-elle, « la moralité comme une mort du cœur, l’arrêt de tout mouvement extérieur généreux »36. Or si par ce geste, Agnès semble montrer le Ciel – du moins aux yeux du narrateur car, comme le pense John Carey, Agnès ne pourrait désigner en fait que la chambre où Dora s’est éteinte37 – et si la présence d’Agnès aux côtés de David en cette épreuve est qualifiée de « sacrée », le narrateur indique aussi que « ses larmes de compassion, ses paroles d’espoir et de paix » soulagent sa douleur, tout comme il espère sa « chère présence » à ses côtés lorsqu’il lui faudra quitter la vie. Insister sur l’importance de cette présence protectrice aux moments les plus difficiles, une présence « sans laquelle [il] ne [serait] rien »38 ne me semble pas indiquer de la part du narrateur et auteur du roman une nouvelle association d’Agnès « au discours moral [à] la raison [et au] conseil »39, comme le pense Nussbaum. Cela suggère plutôt, comme l’écrit explicitement Dickens dans un autre passage où le geste d’Agnès est évoqué, qu’elle est pour le narrateur un « guide » lui ayant permis de progresser moralement et humainement, et cela y compris en l’encourageant à écrire40.

  • 41 « Le bras de Steerforth », n. 1, p. 531.
  • 42 Précisons que Martha Nussbaum inclut également dans ce développement du narrateur 1) une ouverture (...)

15Montrons à présent comment la narration de David Copperfield véhicule la « position éthique » qui lui est propre. Nous ne le ferons pas en affirmant, comme Nussbaum, que c’est le narrateur qui seul y parvient, grâce à un « développement érotique et moral »41 dont son amour pour Steerforth est une étape essentielle42. Nous le ferons plutôt en montrant que de nombreux personnages de ce roman, en y incluant bien sûr le narrateur mais aussi Agnès, sont porteurs d’une telle position éthique, à travers des attachements particuliers allant au-delà du strict jugement moral.

Aimer sans juger : le monde de David Copperfield

  • 43 Le narrateur le souligne à propos d’Uriah Heep et de sa mère : « L’oeil d’une mère me parut être un (...)

16Comme je l’ai déjà signalé dans la note 9 supra, seuls deux personnages échappent radicalement, par leur méchanceté, à la « position éthique » véhiculée dans le roman : M. Murdstone, le beau-père de David, dont les brimades et les reproches incessants ont raison de la santé de sa mère, et Uriah Heep, qui convoite Agnès et tente de détruire le père de cette dernière, en le manipulant, le poussant à boire et détournant son argent. Pour l’un comme pour l’autre, le mariage n’est qu’un instrument au service de leur enrichissement et de leur avancement personnels. Il ne saurait donc être question d’amour sincère de leur part, ni a fortiori de moralité. La dernière relation qu’en fait le narrateur confirme du reste leur vilénie invétérée : M. Murdstone trouve une nouvelle proie par un autre mariage et c’est en toute hypocrisie qu’Uriah Heep prétend se repentir en prison. Seuls les rattachent à l’affection naturelle les liens qui les unissent à leurs doubles féminins : la sœur de Murdstone et la mère d’Uriah ; de sorte que ces couples, aussi malfaisants soient-ils à l’égard des tiers sont, du moins, fortement (quoique exclusivement) attachés l’un à l’autre43.

17Quant aux autres personnages de ce roman, voyons en quel sens ils contribuent à étayer l’idée qu’un amour sans jugement constitue la forme la plus généreuse et la plus humaine de la moralité.

18Prenons par exemple, et pour commencer, l’amitié généreuse de Betsey Trotwood, la tante qui a adopté le narrateur, pour M. Dick, un vieil homme présenté par ce dernier comme « un peu timbré » puisqu’il passe beaucoup de temps à jouer au cerf-volant et voit son esprit souvent envahi par l’image du roi Charles Ier. Un simple d’esprit : c’est ce que semble être Dick aux yeux de tous, hormis Miss Trotwood, qui l’a accueilli chez elle pour le faire échapper à l’hospice, et qui tient son jugement en très haute considération.

  • 44 DC, chap. 14, p. 199 ; I, p. 302.

« C’est bien [déclare-t-elle] l’homme le plus aimable et le plus facile à vivre qu’il y ait au monde ; et quant aux conseils !… Mais personne ne sait, ne connaît et n’apprécie l’esprit de cet homme-là, excepté moi »44.

  • 45 « [La] vénération [de M. Dick] pour le docteur était sans bornes ; et il y a, dans une véritable af (...)

19En dehors des effets comiques que produit cette divergence de vues sur M. Dick, le lecteur perçoit aussi que Miss Trotwood aime Dick sans le juger et que cet attachement généreux est dans le vrai, dans la mesure où elle est longtemps la seule à percevoir la véritable valeur (morale) de M. Dick. Comme chez Shakespeare en effet, « ce simple d’esprit » qu’est Dick est en fait celui qui s’avère le plus sage. C’est lui qui, parce qu’il a percé à jour le malentendu qui s’insinue entre le Docteur Strong et sa jeune épouse, provoque leur réconciliation, révélant ainsi à ce dernier que sa jalousie était sans fondement. Comme l’indique le titre du chapitre qui relate cette scène, « la prédiction [de Miss Trotwood] » se trouve ainsi « réalisée », puisque le caractère « très remarquable » de M. Dick apparaît alors aux yeux de tous. Mais cette scène contribue aussi à révéler au narrateur et au lecteur, la clairvoyance dont s’avère capable une véritable affection, c’est-à-dire, et même si cela peut sembler paradoxal, une affection sans jugement. Dickens montre ainsi à travers le personnage de Dick qu’il existe un « esprit du cœur », une « perception délicate propre à l’attachement véritable », qui caractérise non seulement l’affection de M. Dick pour le Docteur Strong45, mais aussi, à mon avis, celle de Miss Trotwood à l’égard de Dick, et bien d’autres attachements décrits dans le roman.

  • 46 Cf. Hume, Traité de la nature humaine, III, III, 4 : « même si ces qualités [i.e. les aptitudes nat (...)

20Remarquons néanmoins que les défauts ou les « mauvais côtés » (pour reprendre l’expression appliquée à Steerforth) qui, chez Dick, sont négligés par l’attachement sans jugement que lui porte Miss Trotwood ne sont pas, comme c’est le cas de « l’indignité » de Steerforth, de nature strictement morale. L’indulgence affectueuse de Miss Trotwood (et, par suite, celle du narrateur et du lecteur) à l’égard de Dick, l’est seulement à l’égard d’un défaut d’intelligence, de sorte que l’on pourrait considérer qu’il ne s’agit pas à proprement parler d’indulgence morale. Le jugement qui, du fait de cette affection, se trouve ici suspendu et dépassé semble plutôt être la déconsidération que l’on porte en général aux simples d’esprit. On ajoutera toutefois, en nous inspirant d’une remarque de Hume, que le type de désapprobation (ou d’approbation) des « aptitudes naturelles » du corps et de l’esprit est tellement proche de ceux qui sont accordés au vice et à la vertu, qu’il se peut qu’ils aient été, dans l’esprit de Dickens comme dans celui de ses lecteurs, confondus46. De sorte que l’attachement sans jugement dont fait preuve Miss Trotwood lui permettrait bel et bien de rompre avec une morale conventionnelle et trop stricte mise en cause par Dickens, selon laquelle le manque d’intelligence est un vice, et d’atteindre une forme plus souple, et aux yeux de l’auteur plus recommandable, de moralité aimante.

21Quoi qu’il en soit, d’autres personnages dans le roman font montre d’une affection indulgente d’une nature plus nettement morale, et cela en un double sens. D’une part, leur affection a pour effet de négliger des traits ou des actes socialement considérés (ou considérés par d’autres personnages) comme vicieux. D’autre part, et à travers cette négligence, l’attachement dont ils font preuve pour des personnes particulières leur permet d’accéder à une moralité plus généreuse, donc moins « sévère », moins « stricte », ou « plus souple » que celle d’un spectateur impartial (comme le pense Nussbaum) ou que celle, ajouterai-je pour ma part, de la moralité courante à l’époque de Dickens.

  • 47 «  C’est une pauvre femme, monsieur David, qui est vilipendée par toute la ville, de droite et de g (...)
  • 48 « “Émilie, Émilie, pour l’amour du Christ, ayez un coeur de femme avec moi. J’ai été jadis comme vo (...)
  • 49 M. Nussbaum suppose que la nature de l’amour sans jugement dont fait preuve David Copperfield à l’é (...)
  • 50 DC, chap. 32, p. 444 ; II, p. 19.
  • 51 Martha Nussbaum a raison d’insister sur le caractère « vindicatif, jaloux et autocentré » de l’amou (...)
  • 52 « Je vais la chercher par le monde. Si elle revenait pendant que je serai parti (mais, hélas ! ça n (...)

22Emily en donne un premier exemple, à travers son amitié pour une prostituée, Marthe, « vilipendée par toute la ville »47, à qui elle offre une aide charitable pour gagner Londres, lui accordant ainsi un secours tout chrétien à cette femme perdue48. Et l’on trouve ailleurs dans le roman d’autres références au pardon chrétien49. Mais Emily pêche elle aussi, en s’enfuyant avec Steerforth, rompant ainsi la confiance de son fiancé Ham et de M. Peggotty, son père adoptif. Le narrateur décrit alors à nouveau la nature des réactions morales ordinaires (et conventionnelles) de tous ceux qui ne leur sont pas particulièrement attachés : « Il y avait beaucoup de gens qui se montraient sévères pour elle ; d’autres l’étaient plutôt pour lui, mais il n’y avait qu’une voix sur le compte de son père adoptif et de son fiancé. Tout le monde, dans tous les rangs, témoignait pour leur douleur un respect plein d’égards et de délicatesse »50. Par contraste, ceux dont l’amour pour Steerforth ou pour Emily est pur et sans exigence (donc exempt de toute jalousie, ce qui n’est pas le cas de la mère de Steerforth ou de Rosa Dartle51) s’abstiennent naturellement de les juger. Tel est le cas, comme le montre Nussbaum, de David à l’égard de Steerforth. Mais tel est aussi le cas de M. Peggotty, le père adoptif d’Emily, dont la réaction immédiate – partir à sa recherche où qu’elle soit et tenir sa maison ouverte si elle revient d’elle-même – est l’expression de son « pardon » et de son « amour inchangé »52. Ce refus de juger Emily est, jusque dans les termes-mêmes employés pour l’exprimer – l’absence de tout « reproche », son « amour inchangé » – l’exact reflet de celui du narrateur, ne reprochant rien à Steerforth et l’aimant pour toujours d’une égale affection. Ce n’est donc pas seulement, comme le pense Nussbaum, la nature de « l’amour érotique/romantique » qui, dans ce roman, permettrait au seul narrateur d’atteindre cette nouvelle forme de moralité mais, tout aussi bien, l’amour parental et sans exigence de M. Peggotty pour « son enfant chérie ».

23Or Agnès elle aussi, à travers l’amour qu’elle voue à son père, illustre cette même idée :

  • 53 DC, chap. 19, p. 271 ; I, p. 409.

« Il y avait dans son regard une si profonde tendresse pour son père, tant de reconnaissance pour les soins et l’affection qu’il lui avait témoignés, elle me demandait si évidemment d’être indulgent pour lui dans mes pensées, et de ne pas admettre des idées amères sur son compte ; elle semblait à la fois si fière de lui, si dévouée, si compatissante et si triste ; elle me disait si clairement qu’elle était sûre de mes sympathies, que toutes les paroles du monde n’auraient pu m’en dire davantage, ni m’émouvoir plus profondément. »53

24Et plus tard dans le roman, au moment où l’influence néfaste de Uriah Heep sur le père d’Agnès se fait le plus sentir, tandis qu’elle s’efforce au contraire de le protéger de son vice (la boisson), « tel un enfant », c’est à nouveau l’image de ses soins indulgents qui s’impose au narrateur comme le modèle moral qu’incarne à ses yeux Agnès :

  • 54 DC, chap. 35, p. 504 II, p. 115.

« Je demande au ciel de ne jamais oublier l’amour constant et fidèle de ma chère Agnès à cette époque de ma vie, car, si je l’oubliais, ce serait signe que je serais bien près de ma fin, et c’est le moment où je voudrais me souvenir d’elle plus que jamais. Elle remplit mon coeur de tant de bonnes résolutions, elle fortifia si bien ma faiblesse, elle sut diriger si bien par son exemple, je ne sais comment, car elle était trop douce et trop modeste pour me donner beaucoup de conseils, l’ardeur sans but de mes vagues projets, que si j’ai fait quelque chose de bien, si je n’ai pas fait quelque chose de mal, je crois en conscience que c’est à elle que je le dois. »54

  • 55 C’est ainsi que la perçoit Martha Nussbaum, qui associe Agnès à son geste pointant vers le haut, «  (...)

25L’attitude morale qu’incarne Agnès n’est décidément pas celle du spectateur impartial, pourvoyeur de conseils55. C’est celle-là même à laquelle le narrateur aspire à travers son exemple, et que lui suggère aussi son amour pour Steerforth : celle d’un amour exempt de jugement. La figure de la fille indulgente, dont l’amour sans jugement à l’égard de son père frappe par sa moralité, est du reste récurrente dans les romans de Dickens, que l’on songe par exemple à la petite Dorrit dans le roman éponyme ou à Lizzy Hexam dans Our mutual friends.

  • 56 « Serai-je le héros de ma propre histoire ou quelque autre y prendra-t-il cette place ? C’est ce qu (...)
  • 57 Dans les notes préparatoires de son roman, Dickens a écrit en regard du chapitre 15 où apparaît pou (...)

26Par son tendre refus de juger moralement Steerforth, l’amour que lui porte David ne diffère donc en rien d’autres attachements affectueux présents dans le roman : ceux de sa tante vis-à-vis de Dick, d’Emily vis-à-vis de Martha, de M. Peggotty pour Emily ou d’Agnès à l’égard de son père. L’amour du narrateur pour Steerforth a, il est vrai, une dimension érotique et romantique. Mais c’est sa nature généreuse et indulgente, commune à toutes les formes d’amour présentes dans ce roman, et parfois rattachée au pardon chrétien, qui le conduit en fait au-delà d’une stricte impartialité. De ce point de vue, et s’il m’est permis pour finir de répondre à une autre question posée par Dickens dans l’incipit du roman56, puis par Martha Nussbaum, à savoir « qui [en] est le héros ? », question à laquelle elle répond qu’il s’agit du narrateur-romancier, je voudrais suggérer une réponse encore différente de celle que Dickens semble également lui donner en faisant d’Agnès « la véritable héroïne »57. À mes yeux, ce sont tous les personnages incarnant la vision morale que véhicule ce roman, celle qu’a bien mise au jour Martha Nussbaum, qui en sont, aux côtés du narrateur, les véritables héros.

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Bibliographie

Carey, John (1973), The Violent Effigy: a Study of Dickens’ Imagination, Londres, Faber and Faber.

Dickens, Charles (1849-1850), David Copperfield, Oxford, Oxford University Press, 1999.

Dickens, Charles (1849-1850), David Copperfield, traduction de P. Lorain (2e edition, 1894), Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits », nov. 2005, 2 vols.

Hume, David (1740), Traité de la nature humaine, livre 3 (La morale), trad. P. Saltel, Paris, GF-Flammarion, 1993.

Nussbaum, Martha (2010), « Introduction. Forme et contenu, philosophie et littérature », in La connaissance de l’amour, trad. S. Chavel, Paris, Le Cerf.

Nussbaum, Martha (2010), « Le bras de Steerforth », in La connaissance de l’amour, trad. S. Chavel, Paris, Le Cerf.

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Notes

1 Martha Nussbaum, La connaissance de l’amour, trad. S. Chavel, Paris, Le Cerf, 2010, Introduction, p. 87.

2 Martha Nussbaum (2010), La connaissance de l’amour, p. 47.

3 Cette mise en exergue de la tension entre l’amour romantique et le point de vue moral correspond au second temps de la réflexion de Nussbaum sur leurs liens (cf. Martha Nussbaum (2010), La connaissance de l’amour, p. 85-86)

4 La défense de cette conception englobante de la moralité, appuyée sur Aristote et Henry James, correspond au premier temps de la réflexion de Nussbaum sur les liens entre l’amour et la moralité (cf. Martha Nussbaum (2010), La connaissance de l’amour, p. 84-85).

5 Dans l’article « Le bras de Steerforth : l’amour et le point de vue moral », Nussbaum écrit systématiquement « spectateur judicieux » mais seul Hume emploie cette expression, Smith parlant, pour sa part, de « spectateur impartial ».

6 « Le bras de Steerforth », p. 511.

7 Nussbaum se pose elle-même la question et semble envisager les deux possibilités au moment où elle décrit la corrélation entre les romans auxquels elle s’est attachée, et l’évolution de ses propres réflexions sur l’amour et le point de vue moral : « Les auteurs que j’étudie ici ont des vues changeantes (et parfois contradictoires) sur cette question. Et mon propre point de vue a changé également ; suivant les moments, je me suis attachée plus particulièrement à tel roman ou à tel auteur, auprès de qui j’ai recherché des éclaircissements » (La connaissance de l’amour, Introduction, p. 83). L’hésitation sur la source du changement est clairement exprimée à propos de la lecture de Dickens qu’elle associe à sa troisième conception : elle y fut « conduite par [sa] lecture de Dickens, (ou peut-être reconduite vers Dickens par mon intérêt pour cette conception) » (La connaissance de l’amour, Introduction, p. 86-87). Nussbaum révèle enfin un autre changement qui concerne sa propre appréciation de ce roman liée à l’évolution de son jugement sur Steerforth : c’est l’amour déclaré de sa fille de quatorze ans pour ce personnage si séduisant qui a conduit Martha Nussbaum à voir Steerforth non pas d’un point de vue moral objectif mais à travers les yeux du narrateur, s’arrêtant ainsi sur l’image si sensuelle du bras replié de Steerfoth lorsqu’il dort, une attitude qui donne son titre à l’article de Nussbaum (« Le bras de Steerforth », p. 495-496). Il est assez remarquable que Martha Nussbaum, pour conduire le lecteur à adopter ses nouvelles vues, évoque d’une manière sensuelle et, comme elle le précise, « dans l’esprit du roman », l’occasion du surgissement, dans son cœur, de « la puissante présence de Steerforth », qui la fit échapper « à [son] jugement solide pour rejoindre la volatilité du désir » (ibid., et n. 1, p. 496). Elle conduit ainsi son lecteur à tomber amoureux de Steerforth comme elle y fut elle-même conduite lors d’une seconde lecture, et comme elle suppose que Dickens, à la différence de Henry James, encourage ses lecteurs (p. 511).

8 Il serait néanmoins possible de montrer que le propos de Smith n’est pas tant de dire que l’amour romantique ne peut jamais être partagé par un spectateur mais qu’il s’avère généralement exprimé d’une manière que le spectateur ne saurait rejoindre. Nussbaum pressent ce point lorsqu’elle écrit que le problème est « que l’amant (…) revêt [l’objet de sa passion] d’une importance que le spectateur ne peut pas ressentir » (« Le bras de Steerforth », n. 2, p. 506).

9 Comme toujours chez Dickens, les personnages malfaisants forment un contraste saisissant avec ceux qui sont capables de bienveillance. Dans David Copperfield, M. Murdstone et Uriah Deep sont les figures maléfiques (pour la seconde, explicitement associée au serpent : chap. 16, p. 229 ; I, p. 349 et chap. 25, p. 368 ; I, p. 560) entièrement vouées à leur propre avancement, et auquel le mariage sert seulement d’instrument. Nous citons David Copperfield dans la traduction de P. Lorain et de la manière suivante : titre (abrégé DC), chapitre et page dans l’édition anglaise « Oxford World’s Classics » (Oxford, 1999), puis volume et page dans la traduction de P. Lorain (Edition du groupe « Ebooks libres et gratuits », nov. 2005, 2 vols).

10 Voir par exemple DC, chap. 45, p. 637 ; II, p. 319-320.

11 Ce passage d’Adam Smith est cité par Nussbaum (« Le bras de Steerforth », p. 506).

12 « Le bras de Steerforth », p. 507.

13 « Le bras de Steerforth », p. 511.

14 « Le bras de Steerforth », p. 528-529.

15 Voir DC, chap. 25.

16 Pour ces trois points, voir « Le bras de Steerforth », p. 527-529.

17 DC, chap. 16, p. 226 ; I, p. 344.

18 Sur cet aveuglement, voir le passage suivant : « – Ah ! Trot ! dit ma tante en secouant la tête, et en souriant tristement, aveugle, aveugle, aveugle ! – Il y a quelqu’un que je connais, Trot, reprit ma tante après un moment de silence (…) Ce quelqu’un-là doit rechercher un appui fidèle et sûr qui puisse le soutenir et l’aider : un caractère sérieux, sincère, constant. – Si vous connaissiez la constance et la sincérité de Dora, ma tante ! m’écriai-je. – Oh ! Trot, dit-elle encore, aveugle, aveugle ! et sans savoir pourquoi, il me sembla vaguement que je perdais à l’instant quelque chose, quelque promesse de bonheur qui se dérobait à mes yeux derrière un nuage » (DC, chap. 35, p. ; II, p. 92). L’expression est reprise en écho à la fin du chapitre, après une évocation d’Agnès : « Aveugle, aveugle, aveugle » (p. 505 ; II, p. 116).

19 « Agnès m’était trop supérieure par le caractère et la persévérance (je le sais maintenant, que je le comprisse ou non alors) » (DC, chap. 25, p. 361 ; I, p. 550)

20 On trouvera un exemple de cette intensité dans l’affection d’Agnès pour son père, ce qui nous conduira à contester le jugement de Martha Nussbaum, qui tend à associer la tranquillité et la douceur d’Agnès à une « mort du cœur » (« Le bras de Steerforth », p. 528).

21 « Il n’y a pas de mariage plus mal assorti, que celui où il y a si peu de rapports d’idées et de caractère (unsuitability of mind and purpose)… Le premier mouvement d’un coeur indiscipliné !… Mon amour est bâti sur le roc » (DC, chap. 45, p. 646-647 ; II p. 334). Ces formules d’abord prononcées par Annie, puis reprises en écho par le narrateur en fin de chapitre (comme les paroles prémonitoires de la tante de David), sont par la suite sciemment appliquées à sa relation avec Dora (DC, chap. 48, p. 679 ; II, p. 283).

22 Sur la chevelure de Steerforth : DC, chap. 6, p. 83 (I, p. 131) ; chap. 19, p. 281 (I, p. 425). Sur celle de Dora : DC, chap. 26, p. 384 ; I, p. 585:

23 Tous les mariages heureux du roman présentent cette caractéristique : celui du narrateur et d’Agnès, du Docteur Strong et de sa jeune épouse Annie, de Traddles et de Sophie. C’est ce partage qui est absent du mariage prématuré avec Dora, ce que le narrateur découvre assez vite : « Mais, après tout, je ne pouvais m’empêcher de me dire qu’il aurait mieux valu que ma femme me vînt plus souvent en aide, qu’elle partageât toutes mes pensées, au lieu de m’en laisser seul le poids. Elle aurait pu le faire : elle ne le faisait pas. Voilà ce que j’étais bien obligé de reconnaître. » (DC, chap. 48, p. 678 ; II, p. 383) ; suit aussitôt une image du passé heureux en compagnie d’Agnès. Précisons qu’Agnès joue dans tout le roman le rôle de confidente du narrateur, ce qui contribue à faire croire à ce dernier qu’il l’aime seulement comme une soeur.

24 « Le bras de Steerforth », p. 527.

25 Il me semble que John Carey parvient à une conclusion du même ordre lorsqu’il distingue, d’un côté, la manière dont le narrateur sanctifie Agnès en raison de sa propre incapacité à associer maturité et sexualité et, d’un autre côté, la véritable Agnès dont les instincts sont « parfaitement normaux » (John Carey, The violent effigy: a study of Dickens’ imagination, Londres, Faber and Faber, 1973, p. 171). Ainsi, écrit Carey, « Dickens se moque, à travers David, de sa propre tendance à faire entrer les femmes dans des catégories étanches – l’épouse enfant, la vieille rombière, le vitrail. Agnès combine en réalité la pureté, le désir sexuel et l’efficacité domestique. Elle traverse les catégories de Dickens » (p. 172).

26 « Le bras de Steerforth », p. 529.

27 Parti en voyage après le décès de Dora, le narrateur reçoit une lettre d’Agnès, dont il rapporte le contenu : « De même que les souffrances de mon enfance avaient contribué à faire de moi ce que j’étais devenu ; de même des malheurs plus grands, en aiguisant mon courage, me rendraient meilleur encore, pour que je pusse transmettre aux autres, dans mes écrits, l’enseignement que j’en avais reçu moi-même » (DC, chap. 58, p. 795 ; II, p. 556). De retour en Angleterre, Agnès l’enjoint encore à poursuivre l’écriture : « « Avez-vous le projet de voyager encore ? » me demanda Agnès, tandis que j’étais debout à côté d’elle. – Qu’en pense ma sœur ? – J’espère que non. – Alors, je n’en ai plus le projet, Agnès. – Puisque vous me consultez, Trotwood, je vous dirai que mon avis est que vous n’en devez rien faire, reprit-elle doucement. « Votre réputation croissante et vos succès augmentent votre pouvoir de faire le bien » » (chap. 60, p. 821 ; II, p. 598, trad. mod.)

28 « Le bras de Steerforth », p. 520.

29 « Le bras de Steerforth », p. 527.

30 « Le bras de Steerforth », p. 517. Le passage que vise Nussbaum et qu’elle cite à la même page est le suivant : « Je n’oubliais jamais Agnès, et elle ne quittait jamais, si j’ose dire, le sanctuaire de ma pensée où je l’avais placée dès l’abord. Mais quand il entra et se dressa devant moi, la main tendue, je vis s’évanouir dans la lumière l’ombre qui s’était répandue sur lui et j’eus honte d’avoir pu douter d’un ami si cher. Je n’en aimais pas moins Agnès ; je la considérais toujours comme mon bon ange ; je ne lui reprochais rien ; mais je me reprochais à moi-même d’avoir fait tort à mon ami et j’eusse été prête à tout pour réparer ce tort, si j’avais seulement su comment m’y prendre. » (DC, chap. 28, p. 412).

31 Il se trouve au début du chapitre 32, p. 443-444 (II, p. 18-19).

32 L’épisode où Steerforth veut conclure ce pacte est cité par Nussbaum « – Daisy, si jamais quelque chose venait à nous séparer, il faut que tu ne te souviennes que de mes bons côtés. Allons ! faisons ce pacte. Promets-moi de ne te rappeler que de mes bons côtés, si jamais les circonstances nous séparent ! – Tu n’as pas de bons côtés pour moi, Steerforth, ni de mauvais, lui dis-je. Je t’apprécie toujours également. » (DC, chap. 29, p. 424 ; cité dans « Le bras de Steerforth », p. 526). Par la suite, le narrateur sous-entend à nouveau qu’un tel pacte était inutile, puisque c’est par un mouvement « naturel » qu’au moment même où il découvrit l’« indignité » (unworthiness) de Steerforth, il se mit à penser d’autant plus aux « qualités qui auraient pu faire de lui un homme d’une noble nature et de renom » (DC, chap. 32, p. 443 ; II, p. 18, trad. mod.). Le point est répété une fois narrée et même revécue (« I do not recall it, but see it done; for it happens again before me ») la scène de la mort de Steerforth : « Vous n’aviez pas besoin, ô Steerforth, de me dire le jour où je vous vis pour la dernière fois, ce jour que je ne croyais guère celui de nos derniers adieux ; non, vous n’aviez pas besoin de me dire « quand vous penserez à moi, que ce soit avec indulgence ! » Je l’avais toujours fait ; et ce n’est pas à la vue d’un tel spectacle que je pouvais changer » (DC, chap. 56, p. 776 ; II, p. 526).

33 « Le bras de Steerforth », p. 529.

34 Martha Nussbaum (2010), La connaissance de l’amour, Introduction, p. 49.

35 DC, chap. 53 et 54, p. 749-750 (II, p. 485 et 487) ; chap. 64, p. 855 (II, p. 653).

36 « Le bras de Steerforth », p. 528.

37 John John Carey (1973), The violent effigy, p. 171.

38 DC, chap. 64, p. 855.

39 « Le bras de Steerforth », p. 515.

40 DC, chap. 60, p. 821-822 ; II, p. 599. Sur l’encouragement à écrire, voir ci-dessus note 26.

41 « Le bras de Steerforth », n. 1, p. 531.

42 Précisons que Martha Nussbaum inclut également dans ce développement du narrateur 1) une ouverture au plaisir et à la sensualité liée à son imagination et à ses facultés d’observation enfantines, qui se retrouvent chez le narrateur adulte devenu romancier 2) l’amour passionné pour sa mère lié « à des attitudes morales naissantes : (…) la tendresse, la gratitude pour le soutien, et un désir de soutenir à son tour » (« Le bras de Steerforth, p. 529-532). Or, à travers ce second trait, Nussbaum rattache le geste d’embrassement fidèle de Peggotty, la bonne et la compagne de la mère du narrateur, envers cette dernière au moment de sa mort, au propre développement du narrateur. Elle considère ainsi que « le fait que ce geste soit un geste d’amour et de soutien pour la mère de David nous montre, encore plus profondément, sa signification dans son imagination, une manière pour lui de comprendre, à travers ce geste, le lien entre son propre amour des particuliers et les deux mondes de l’amour et de la moralité » (« Le bras de Steerforth », p. 532). On peut aussi comprendre, plus simplement, que c’est Peggotty elle-même qui, à l’instar d’autres personnages du roman, illustre, à travers son indulgence pour les faiblesses de Clara Copperfield tombée sous le joug des Murdstone, la moralité aimante et indulgente que Nussbaum tend à accorder au seul narrateur.

43 Le narrateur le souligne à propos d’Uriah Heep et de sa mère : « L’oeil d’une mère me parut être un mauvais oeil pour le reste de l’espèce humaine, quand elle le dirigea sur moi, quelque tendre qu’il pût être pour lui, et je crois qu’elle et son fils s’appartenaient exclusivement l’un à l’autre » (DC, chap. 39, p. 554 ; II, p. 194) ; « « – Mais je vous aime, Uriah ! s’écria mistress Heep. » Et certainement elle l’aimait et il avait de l’affection pour elle : quelque étrange que cela puisse paraître, c’était un couple bien assorti » (DC, chap. 52, p. 736 ; II, p. 465).

44 DC, chap. 14, p. 199 ; I, p. 302.

45 « [La] vénération [de M. Dick] pour le docteur était sans bornes ; et il y a, dans une véritable affection, même de la part de quelque pauvre petit animal, une délicatesse de la perception qui laisse bien loin derrière elle l’intelligence la plus élevée. M. Dick avait ce qu’on pourrait appeler l’esprit du coeur, et c’est avec cela qu’il entrevoyait quelque rayon de la vérité » (DC, chap. 42, p. 607 ; II, p. 273, trad. mod., je souligne)

46 Cf. Hume, Traité de la nature humaine, III, III, 4 : « même si ces qualités [i.e. les aptitudes naturelles et les vertus morales] ne sont pas tout à fait du même genre, elles coïncident par leurs particularités les plus importantes. Les unes et les autres sont également des qualités mentales, font également plaisir et, bien entendu, tendent également à procurer l’amour et l’estime des hommes » (trad. P. Saltel, Paris, GF-Flammarion, 1993, p. 234). « La sagesse et le bons sens » font bien entendu partie des aptitudes naturelles citées par Hume.

47 «  C’est une pauvre femme, monsieur David, qui est vilipendée par toute la ville, de droite et de gauche. Il n’y a pas un mort dans le cimetière dont le revenant soit plus capable de faire sauver tout le monde » (DC, chap. 22, p. 327 ; I, p. 498).

48 « “Émilie, Émilie, pour l’amour du Christ, ayez un coeur de femme avec moi. J’ai été jadis comme vous !” C’étaient là des paroles bien solennelles, monsieur David : comment refuser de l’entendre ? » (ibid.). Plus tard dans le roman, M. Peggotty demandera sans répugnance à Marthe son aide pour retrouver Emilie, étendant ainsi son absence de jugement à cette autre femme déchue : « Marthe, dit-il, Dieu me préserve de vous juger ! Dieu m’en préserve, moi plus que tout autre homme au monde ! Vous ne savez pas combien je suis changé. Enfin ! » (DC, chap. 47, p. 665 ; II, p. 363). Et c’est M. Peggotty encore qui immigrera avec ces deux jeunes femmes, les soustrayant ainsi au jugement de ceux qui ont connu leurs fautes.

49 M. Nussbaum suppose que la nature de l’amour sans jugement dont fait preuve David Copperfield à l’égard de Steerforth peut être rattachée aux « idées stoïciennes de compassion et de suspension du jugement, développées par la suite dans la pensée chrétienne » (Martha Nussbaum (2010), La connaissance de l’amour, Introduction, p. 87). En fait la référence au pardon chrétien est transparente dans le roman et elle ne concerne pas uniquement l’amour du narrateur. Betsy Trotwood l’exprime explicitement en pardonnant à son premier mari le harcèlement dont elle fut l’objet après leur séparation : « Il y a trente-six ans, mon ami, que je l’avais épousé, me dit ma tante, lorsque nous remontâmes en voiture. Que Dieu nous pardonne à tous » (DC, chap. 54, p. 763 ; II, p. 507, je souligne).

50 DC, chap. 32, p. 444 ; II, p. 19.

51 Martha Nussbaum a raison d’insister sur le caractère « vindicatif, jaloux et autocentré » de l’amour de Rosa Dartle pour Steerforth, et de marquer son « contraste avec la générosité bienveillante de David » (« Le bras de Steerforth », p. 525). Mais Dickens a marqué un contraste du même ordre entre le pardon immédiat de M. Peggotty à l’égard Emilie, preuve de son amour inconditionnel pour elle, et le ressentiment jaloux de la mère de Steerforth à son égard. Loin de lui pardonner, elle fait valoir son « droit » et exige qu’il lui demande pardon : « Qu’il aille où il voudra avec les ressources que mon amour lui a fournies ! Croit-il me réduire par une longue absence ? Il connaît bien peu sa mère s’il compte là-dessus. Qu’il renonce à l’instant à cette fantaisie, et il sera le bienvenu. S’il n’y renonce pas à l’instant, il ne m’approchera jamais, vivante on mourante, tant que je pourrai lever la main pour m’y opposer, jusqu’à ce que, débarrassé d’elle pour toujours, il vienne humblement implorer mon pardon. Voilà mon droit ! » (DC, chap. 32, p. II, p. 40-41)

52 « Je vais la chercher par le monde. Si elle revenait pendant que je serai parti (mais, hélas ! ça n’est pas probable), ou si je la ramenais, mon intention serait d’aller vivre avec elle là où elle ne trouverait personne qui pût lui adresser un reproche ; s’il m’arrivait malheur, rappelez-vous que les dernières paroles que j’ai dites pour elle étaient : “Je laisse à ma chère fille mon affection inébranlable (my unchanged love), et je lui pardonne” » (DC, chap. 32, p. 460 ; II, p. 45).

53 DC, chap. 19, p. 271 ; I, p. 409.

54 DC, chap. 35, p. 504 II, p. 115.

55 C’est ainsi que la perçoit Martha Nussbaum, qui associe Agnès à son geste pointant vers le haut, « le geste du discours moral, de la raison, du conseil » (« Le bras de Steerforth », p. 515). Je suggère au contraire que, dans l’esprit du narrateur, ce geste soit celui de l’encouragement à bien agir (et à bien vivre), selon le modèle qu’Agnès incarne à ses yeux à travers son affection pour son père : celui d’une moralité aimante et exempte de jugement. Pour Martha Nussbaum « Agnès conseille tout le monde » (ibid.). Mais ce n’est pas toujours ce que suggère le roman (bien qu’il soit vrai que tout le monde, David au premier chef, recherche son conseil), comme l’indique le passage cité ci-dessus (« elle était trop douce et trop modeste pour me donner beaucoup de conseils ») mais aussi le suivant, qui relate une lettre d’Agnès au narrateur déjà mentionnée « Elle ne me donnait pas de conseils ; elle ne me parlait pas de mes devoirs ; elle me disait seulement, avec sa ferveur accoutumée, qu’elle avait confiance en moi. Elle savait, disait-elle, qu’avec mon caractère je ne manquerais pas de tirer une leçon salutaire du chagrin même qui m’avait frappé » (DC, chap. 58, p. 795 ; II, p. 556).

56 « Serai-je le héros de ma propre histoire ou quelque autre y prendra-t-il cette place ? C’est ce que ces pages vont apprendre au lecteur » (DC, chap. 1, p. 1 ; I, p. 4).

57 Dans les notes préparatoires de son roman, Dickens a écrit en regard du chapitre 15 où apparaît pour la première fois Agnès Wickfield : « Introduction de la véritable héroïne » (DC, appendice D, p. 877 et Introduction d’Andrew Sanders à l’édition « Oxford World’s Classics », p. xix).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Éléonore Le Jallé, « L’amour et le point de vue moral dans David Copperfield »Methodos [En ligne], 15 | 2015, mis en ligne le 08 juin 2015, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/methodos/4269 ; DOI : https://doi.org/10.4000/methodos.4269

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Auteur

Éléonore Le Jallé

UMR 8163 “Savoirs, textes, langage”, CNRS, Université de Lille

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