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4. Mélanges chromatiques : La théorie brentanienne des couleurs multiples à la loupe Olivier Massin et Marion Hämmerli Version pénultième, article à paraître dans C.-E. Niveleau (Ed.), Vers une philosophie scientifique. Le programme de Brentano. Paris: Demopolis. Le violet contient du rouge et du bleu, le orange du rouge et du jaune, et -de façon plus controversée- le vert du jaune et du bleu. Appelons « couleurs élémentaires », les couleurs telles que le jaune, le bleu et le rouge, qui ne sont constituées d’aucune autre couleur, mais peuvent en constituer d’autres ; et « couleurs multiples », les couleurs telles que le vert, le violet ou l'orange, qui sont constituées de couleurs plus élémentaires. Une couleur multiple est une couleur consistant en un mélange de deux ou plusieurs autres couleurs élémentaires. Lors de sa conférence au congrès de psychologie à Munich en 1896, Brentano introduit sa propre théorie des couleurs multiples (qu’il appelle indifféremment multiple Farbe ou Mehrfarbe). Cette conférence se trouve retranscrite au chapitre 3 des Untersuchungen zur Sinnespsychologie [USP], sous le titre « Sur l’individuation, la qualité multiple et l’intensité des apparences sensibles »1. L’élément clé de la théorie brentanienne des couleurs multiples est la perception indistincte. Si la question des couleurs multiples est par elle-même de portée relativement limitée, la théorie que Brentano en tire connaît de multiples développements dans ses recherches ultérieures. Dans ce texte déjà, il l’applique à la perception des accords sonores et à l’intensité sensorielle ; il l’étendra ensuite à d’autres domaines de la psychologie (en particulier à la perception interne2) et elle jouera un rôle fondamental dans sa théorie métaphysique du continu3. Cet article a pour but de présenter et d’évaluer cette théorie brentanienne des couleurs multiples. La théorie de Brentano porte sur les couleurs phénoménalement multiples. Il existe en effet deux types de couleurs multiples qui correspondent à deux types de mélanges. Il y a, premièrement, les couleurs multiples physiques, qui correspondent aux mélanges de couleurs physiques. Par exemple, au niveau physique macroscopique qui intéresse le peintre, le vert est un mélange de pigments bleus et jaunes. Il y a, deuxièmement, des couleurs multiples phénoménales : dans cette optique, dire qu’une couleur est multiple est dire qu’elle semble être un mélange de couleurs plus 1 Brentano, F. 1979/1907, Untersuchungen zur Sinnespsychologie, Hamburg, Felix Meiner Verlag, récemment réédite dans Brentano, F. 2009, Schriften zur Sinnespsychologie, éd. Thomas Binder et Arkadiusz Chrudzimski, Frankfurt: Ontos Verlag, p. 85-207. Les paginations que nous donnons ici font référence à cette dernière édition. 2 Voir sur ce point les trois articles de Textor, M. 2006, « Brentano (and Some Neo-Brentanians) on Inner Consciousness », Dialectica, 60(4), 411-432 ; 2012, « Brentano on the dual relation of the mental », Phenomenology and the Cognitive Sciences, 1-19 ; 2013, « What the Analysis of Pleasure tells us about Consciousness », manuscript. 3 Brentano, F. 1976, Philosophische Untersuchungen zu Raum, Zeit und Kontinuum, [RZK] Hamburg, Felix Meiner Verlag. élémentaires au sujet qui l'appréhende4. C’est à ce second type de multiplicité que s’intéresse ici Brentano. Plus généralement, les couleurs dont traite sa psychologie descriptive sont les couleurs phénoménales, c’est-à-dire, les couleurs telles qu’elles nous apparaissent, indépendamment de la question de leurs relations aux épisodes optiques et biologiques qui les sous-tendent. Par « couleur » nous entendrons dorénavant « couleur phénoménale » et par « couleur multiple », « couleur phénoménalement multiple ». Après avoir introduit le problème que soulèvent, aux yeux de Brentano, les couleurs multiples (§1), nous présentons sa solution à ce problème (§2). Nous soulevons alors deux objections à son encontre (§3), et esquissons pour finir une solution alternative (§4). Le problème : concilier multiplicité et impénétrabilité des couleurs On trouve, au moment où écrit Brentano, deux principales théories des couleurs multiples, que nous appellerons la théorie de la « compénétration », et la théorie de la « multiplicité extrinsèque ». Brentano estime que l’une et l’autre sont erronées5. La théorie de la compénétration soutient que les couleurs multiples consistent en une compénétration - ou co-localisation exacte - des couleurs qui les composent. Selon elle, deux couleurs, le jaune et le bleu par exemple, peuvent recouvrir exactement la même portion de l’espace visuel. Plus généralement, différentes qualités sensorielles d’un même type (différents sons dans un accord) peuvent être perçues comme occupant au même moment une même localité de l’espace sensoriel. Ainsi, le violet serait constitué de rouge et bleu situés exactement au même endroit au même moment. La théorie de la multiplicité extrinsèque soutient que les qualités que nous pensons être intrinsèquement multiples ne le sont en réalité pas. Elles ne sont multiples que par rapport à leurs propriétés phénoménales extrinsèques. Intrinsèquement, elles nous sont présentées comme des qualités simples. Brentano considère deux versions de cette théorie6. La première soutient que les couleurs multiples sont des couleurs simples qui nous sont présentées comme situées entre d’autres couleurs simples dans un ordre de ressemblance : les qualités multiples seraient en réalité des qualités intermédiaires (Zwichenqualitäten). Ainsi le orange nous serait-il présenté comme ressemblant à la fois au jaune et au rouge, sans pour autant que le jaune et le rouge ne nous apparaissent comme des constituants du orange. La seconde version de la théorie de la multiplicité extrinsèque soutient pour sa part qu’une couleur n’est multiple que parce qu’elle nous apparaît comme résultant d’un acte préalable de mixtion (sans pour autant que nous soyons en mesure de percevoir les couleurs composantes dans la 4 Brentano explicite cette notion de composition phénoménale dans sa conférence sur le vert phénoménal (USP, p. 93). Pour un examen détaillé du concept de composition phénoménale, voir Nida-Rümelin, M., Suarez, J. 2009, « Reddish Green: A Challenge for Modal Claims About Phenomenal Structure », Philosophy and Phenomenological Research, 78(2), p. 346-391. 5 USP, §5, p. 132. 6 USP, §5, p. 132 ; note 2, p. 148-9 ; note 2, p. 205-7. mixture résultante). Nous savons que le peintre a mélangé du rouge et du jaune, et avons en conséquence, l’impression que l’orange est multiple. Il est utile de distinguer ici l’acte de mixtion, de la mixture qui en résulte 7 . Selon cette seconde version de la théorie de la multiplicité extrinsèque, une couleur n’est une mixture qu’en tant qu’elle est perçu comme résultant d’un acte de mixtion. Par elle-même, elle est simple. La théorie de la compénétration sauve les qualités multiples au prix de l'abandon de l'impénétrabilité des couleurs. La théorie de la multiplicité extrinsèque sauve l'impénétrabilité des couleurs, au prix de l’abandon des qualités intrinsèquement multiples. Ce sont là deux coûts que Brentano refuse de payer. Selon lui, il convient de maintenir à la fois la réalité des couleurs multiples intrinsèques, et l’impénétrabilité des qualités. La réalité des qualités multiples « La multiplicité existe réellement, sans le moindre doute » (USP, §5, p. 132), soutient Brentano. Deux précisions s’imposent. Par « existence réelle », Brentano n’entend pas ici l’idée que les couleurs multiples existent indépendamment de notre perception d’elles. Toutes les couleurs auxquelles s’intéressent ici Brentano sont des couleurs phénoménales, et Brentano conçoit de tels objets intentionnels comme n’existant pas indépendamment de la perception que nous avons d’eux8. La réalité des couleurs multiples est une réalité psychologique : il y a là un phénomène à expliquer. Deuxièmement, la multiplicité, au sens où l’entend Brentano, est une multiplicité intrinsèque aux couleurs multiples. Elle ne peut consister dans leur relation à leur genèse ou à d’autres couleurs : le vert, par lui-même, indépendamment de toute autre présentation, semble multiple. Au sein des couleurs phénoménales, certaines semblent intrinsèquement pures ou élémentaires, alors que d’autres nous semblent composées. Cette idée ne vient pas de Brentano : la distinction phénoménale entre couleurs élémentaires et multiples - ou entre nuance unaire et binaires - est thématisé par Hering9, et est depuis largement admise10. Les théories de la multiplicité extrinsèque aboutissent donc à nier l’existence d’un phénomène psychologique réel, selon Brentano. En outre, avance plus loin Brentano (USP, p. 205-6), la théorie qui identifie les qualités multiples à des qualités intermédiaires présente une inconsistance interne11. Chacun admet que la ligne qui va du rouge au jaune, en passant par le orange, est finie. Elle commence avec le rouge pur, et se termine avec le jaune pur. Si le orange est une qualité intrinsèquement multiple, composée de jaune et de rouge, le fait que cette ligne soit ainsi bornée 7 La distinction mixture/mixtion est introduite par Fine, K. 1998, « Mixing Matters ». Ratio, 11(3), 278-288. Voir notamment Brentano, F. 1973/1874, Psychologie vom empirischen Standpunkt [PES], Hamburg : Felix Meiner Verlag, Bk. I, K.I, §2, p. 14 ; §3 p. 28 ; Brentano, F. 1968, Kategorienlehre [KL], Hamburg : Felix Meiner Verlag, Appendix, §2. 9 Hering , E. 1878, « Zur Lehre vom Lichtsinne », Wien : G.A. Agoston. 10 Pour des discussions récentes à ce sujet, voir en particulier Hardin, C. L. 1988, Color for Philosophers. Hackett ; Hardin, C. L. 2008, « Color qualities and the physical world », in The Case for Qualia , ed. E. Wright. Cambridge, MA: MIT Press ; Byrne, A. & Hilbert, D. 2008, « Basic Sensible Qualities and the Structure of Appearance », Philosophical Topics18: p. 385-405 ; Allen, K. 2011, « Revelation and the Nature of Colour », Dialectica, 65(2), p. 153-176. Voir cependant Mizrahi, V., « Is colour composition phenomenal? », in D. Skusevich and P. Matikas (eds), Color Perception: Physiology, Processes and Analysis, chap. 6, Nova Science Publishers, 2009, pp. 185-202., pour un développement récent de la première version de la thèse de la multiplicité extrinsèque. 11 Voir sur ce point J. Bouveresse, Langage, perception et réalité, tome 2, Nîmes : Jacqueline Chambon, p. 284. 8 s’explique naturellement : la ligne s’arrête aux points où la quantité de jaune, d’une part, et la quantité de rouge, d’autre part, sont égales à zéro. Mais si le orange est seulement une qualité simple intermédiaire, rien ne justifie que la ligne s’arrête au jaune d’une part et au rouge de l’autre. Elle devrait pouvoir être prolongée à l’infini. Le problème pour le partisan des Zwischenqualitäten n’est pas ici l’infinité par elle même (il pourrait l’éviter en concevant l’espace des couleurs comme circulaire : partant par exemple du rouge, on passerait par différentes couleurs avant de retourner au rouge). Le problème est que toute différence entre qualités multiples et qualités élémentaires est abolie, car toute couleur, dans ce modèle, est intermédiaire relativement à d’autres. La théorie des qualités intermédiaires finit par abolir la distinction entre qualités simples et qualités multiples qu’elles prétendaient expliquer. Notons enfin que bien que Brentano rende hommage à Hering, il est en désaccord avec lui sur la nature du vert. Selon la théorie de Hering le vert pur est, avec le rouge, le bleu et le jaune pur, une des quatre couleurs simples : le vert s'oppose au rouge alors que le bleu s'oppose au jaune. Les couleurs binaires sont celles qui se situent entre ces couleurs pures, selon ces axes d'opposition. L'orange et le violet sont, contrairement au vert, des couleurs binaires. Brentano maintient au contraire que le vert est une couleur multiple. C’est là une position controversée que nous ne discuterons pas ici12. Il est important en effet de ne pas confondre la question formelle - qui nous occupe ici- de savoir ce que sont les couleurs multiples, avec la question matérielles de savoir quelles elles sont. La question matérielle est importante, notamment, pour déterminer la structure de l’espace des couleurs. Les couleurs simples ou élémentaires y occupent typiquement des positions polaires13. Brentano ne s’intéresse dans ce chapitre qu’incidemment à cette question matérielle - qu’il aborde en détail au deux chapitres précédents des USP (p. 85-160) - pour se demander en quoi consiste une couleur multiple, quelle qu’elle soit. En particulier, la question de savoir si les couleurs multiples sont conciliables avec l’impénétrabilité des couleurs est indépendante de la question de savoir si le vert phénoménal est ou non une couleur multiple. L’impénétrabilité des qualités Selon Brentano, « dans l’espace des sensations la qualité est impénétrable par qualité. » (USP, §4, p. 132). Deux couleurs ne peuvent jamais être exactement localisées au même endroit. Bien que Brentano n’aborde pas explicitement ce point dans ce texte, il est nécessaire, au regard des thèses qu’il défend par ailleurs, de restreindre cette thèse aux couleurs, qui, d’une part sont maximalement déterminées ; et d’autre part, qui doivent avoir la même direction, ou « plérose ». Les couleurs déterminées. Premièrement les couleurs impénétrables sont des couleurs déterminées : cette nuance de rouge là, ce vert précis - par opposition aux couleurs déterminables - rouge, vert, coloré... Il convient en effet de distinguer le problème posé par la co-localisation de différentes couleurs déterminées, de celui posé par la co-localisation d’une couleur déterminée et d’une couleur déterminable sous laquelle elle tombe. Peut-être le rouge grenat et le rouge 12 Sur ce point voir en particulier Bouveresse, op. cit., chap. 6 ainsi que Nida-Rümelin et Suarez, op. cit. Au sujet des différentes représentations possibles de l’espace des couleurs, ainsi que de la conception meinongienne (et wittgensteinienne) des couleurs multiples –que nous n’envisageons pas ici - voir Mulligan, K. 2012, Wittgenstein et la philosophie austro-allemande, Paris: Vrin, chap. VII ; et Bouveresse, op. cit. chap. 7. 13 générique sont-ils deux couleurs, de niveaux de détermination distincts, qui recouvrent entièrement la surface de la coccinelle. Telle est la conclusion à laquelle sont parfois conduits ceux pour qui il existe, outre les couleurs déterminées, des couleurs déterminables14. Brentano pourrait bien être l’un d’eux15 : si Brentano est effectivement réaliste au sujet des couleurs déterminables, il doit vraisemblablement admettre que couleurs déterminables et couleurs déterminées ne sont pas impénétrables les unes par rapport aux autres16. Ce n’est donc pas cette compénétration qui est problématique pour Brentano - peut-être même l’aurait-il admise. La compénétration qui pose problème, est celle qui relie les couleurs déterminées elles-mêmes. Une couleur multiple, dans ce contexte, est-elle même une couleur déterminée, qui est phénoménalement composée de deux autres couleurs déterminées17. Quand nous parlerons de « couleurs », de « vert », ou de « jaune », nous signifierons donc non seulement des couleurs phénoménales, mais également des couleurs maximalement déterminées. Les couleurs d’un même porteur. Deuxièmement, les couleurs qui sont impénétrables, pour Brentano, doivent être des couleurs déterminées qui ont la même direction, ou « plérose ». Le problème, dont Brentano ne parle pas explicitement dans les USP, mais qu’il aborde notamment dans les Philosophische Untersuchungen zu Raum, Zeit und Kontinuum[RZK] provient du fait que des choses de couleurs différents peuvent entrer en contact. Les couleurs phénoménales sont la plupart du temps des couleurs de surface18. Les surfaces sont des entités bidimensionnelles, qui constituent la frontière des choses. Selon la théorie brentanienne du continu, lorsque deux choses se touchent, leurs frontières se superposent, sont exactement co-localisées 19 . Lorsque ces frontières sont des surfaces, et que celles-ci sont colorées, cela conduit Brentano à admettre que deux couleurs se situent au même endroit au même moment. « Quand une surface rouge touche une surface bleue, une ligne rouge et une ligne bleue coïncident, chacune ayant une « plérose » différente. » (RZK, p. 51-2, voir également p. 15-17). 14 Pour une défense d’une thèse voisine, voir Johansson, I. 2000, « Determinables as universals », The Monist, 83(1), 101-121. Voir Massin, O. 2013, « Determinables and Brute Similarities », in C. Svennerlind, J. Almäng, R. Ingthorsson (Eds.), Johanssonian Investigations, Heusenstamm: Ontos Verlag, p. 388-420 pour une critique. 15 Voir Brentano, F. 1982, Deskriptive Psychologie, Hamburg: Felix Meiner, p. 14-20 ; une interprétation allant en ce sens est proposée par Mulligan, K., & Smith, B. 1985, « Franz Brentano on the Ontology of Mind », Philosophy and Phenomenological Research, 45, p. 627–644. 16 Cette conséquence n’est cependant pas immédiate car il est en principe possible de soutenir qu’alors que les couleurs déterminées sont localisées dans l’espace, les couleurs déterminables ne le sont pas, ou ne le sont que de manière dérivée (nous revenons dans la quatrième partie sur le concept de localisation dérivée). 17 Il y a peut-être un sens dans lequel le rouge déterminable est composé du grenat, du carmin, du magenta, etc. Cela ne fait pas pour autant du rouge déterminable une couleur multiple dans le sens qui nous intéresse ici. En effet, dire que le rouge déterminable est « constitué » du grenat, du carmin, du magenta, etc., revient à dire que ce qui est rouge est soit carmin, soit grenat, soit magenta… : si les déterminables sont constitués par des déterminés, ils sont constitués par des disjonctions de déterminés (Massin, op. cit.). A l’inverse, quand nous disons que le vert est « constitué » du jaune et du bleu, nous avons en tête un mode de composition conjonctif ou agrégatif : ce qui est ce qui est vert est à la fois jaune et bleu. 18 Pas toujours : il existe également des couleurs volumiques, comme y insistera Katz, D. 1935, The World of Colours, London, Kegan Paul. 19 Sur la théorie brentanienne du contact développé dans les RZK - qui fonde la théorie brentanienne du continu - voir Zimmerman, D. 1996, « Indivisible parts and extended objects: Some philosophical episodes from topology's prehistory », The Monist, 79(1), p.148-180 ; Varzi, A. C. 1997, « Boundaries, Continuity, and Contact », Nous, 31(1), p. 26-58 ; Chisholm, R. M. 1980, « Beginnings and Endings » In P. Van Inwagen (éd.), Time and Cause, Essays Presented to Richard Taylor, p. 17-26, Dordrecht: D. Reidel. Si nous posons un livre bleu sur un livre rouge, Brentano admet qu’une surface rouge et une surface bleue coïncident exactement. Mais cela est compatible avec l’impénétrabilité des couleurs car chacune de ces deux surfaces a une direction (plérose) différente : l’une borne le livre rouge, alors que l’autre borne le livre bleu. Pour que l’impénétrabilité des couleurs soit violée, il faudrait que la surface du même livre soit à la fois rouge et bleu. L’impénétrabilité des couleurs est donc pour Brentano une impossibilité qui vaut uniquement les couleurs déterminées ayant la même direction –c’est-à-dire bornant les mêmes entités. Impénétrabilité et individuation spatiale Brentano présente cette impénétrabilité des couleurs comme entretenant un lien étroit avec le principe spatial d’individuation des qualités: les qualités sensibles sont individuées par leur localisation respective dans l'espace des sensations. Cela signifie que deux sensations qualitativement identiques et se produisant au même moment doivent avoir des localisations distinctes (USP, §3, p. 129). En quoi consiste précisément le lien entre l’impénétrabilité des couleurs et le principe spatial d’individuation des sensations ? (Par « sensation », Brentano entend ici non pas l’acte intentionnel qui appréhende les couleurs, mais les couleurs senties elles-mêmes : les objets intentionnels.) Il est naturel de penser que c’est le second qui explique la première car Brentano proposera d’expliquer l’impénétrabilité des corps par le principe d’individuation spatial. Dans l’appendice de sa Kategorienlehre (op.cit.), il étend le principe d’individuation spatial aux corps physiques : le seul porteur des propriétés physiques, dans cette optique, est le continu spatial20. Dans un chapitre au titre explicite : « L’impénétrabilité des corps dans l’espace est fondé dans le fait que les déterminations spatiales sont substantielles et individuantes », (RZK, pp. 178-184), Brentano dérive de ce principe d’individuation spatial l’impénétrabilité des corps. Brentano y suggère que l’essence des corps consiste seulement dans leurs propriétés spatiales et temporelles, et que leurs autres propriétés physiques ou chimiques n’en sont que des propriétés accidentelles. Si tel est le cas, remarque-t-il, alors deux corps qui sont au même endroit au même moment sont par définition un seul. Rien ne peut les distinguer. Il est d’autant plus naturel de penser que cette explication de l’impénétrabilité des corps peut être généralisée aux sensations que dans ce même chapitre Brentano fait allusion a la théorie de l’intensité des sensations qu’il développe dans le chapitre des Untersuchungen zur Sinnespsychologie qui nous occupe ici. En outre, dans ce dernier chapitre, Brentano compare explicitement l’impénétrabilité des qualités à l’impénétrabilité physique : « Tout comme dans l'espace la matière est impénétrable par la matière, dans l’espace des sensations la qualité est impénétrable par qualité. » (USP, §4, p. 132) 20 Au sujet de cette ontologie tardive de Brentano, voir Smith, B. 1989, « The primacy of place: An investigation in Brentanian ontology ». Topoi, 8(1), 43-51 et Schultess, D. 1999, « L'individuation selon Brentano ». Philosophiques, 26(2), 219-230. La boucle semble donc bouclée : de même que, dans l’espace physique, le principe d’individuation spatiale des corps fonde leur impénétrabilité, dans l’espace sensoriel, le principe d’individuation spatial des qualités fonde leur impénétrabilité. Le parallèle entre la psychologie descriptive et la métaphysique est sur ce point parfait. Pour tentante qu’elle soit, une telle interprétation de la position de Brentano est cependant erronée. Alors que sur le plan métaphysique c’est bien le principe d’individuation spatial qui fonde l’impénétrabilité des corps, c’est, au niveau phénoménologique, l’impénétrabilité des sensations qui fonde le principe d’individuation des sensations : « C'est précisément grâce à cette impénétrabilité que l'espace des sensations, à la différence d'autres moments de la sensation, se trouve être le plus apte à l'individuation des qualités sensibles. » (USP, §4, p. 132, nous soulignons) Pourquoi une telle asymétrie ? La raison fondamentale en est qu’alors que les corps physiques sont, dans l’ontologie tardive de Brentano, de pures régions spatiales et temporelles, les sensations sont des régions spatiales et temporelles de l’espace sensoriel qui portent essentiellement (pour certaines d’entre elles au moins) certaines qualités sensorielles, telles que les couleurs et les sons. Dans les deux cas c’est bien l’espace qui est le porteur des propriétés physiques et des qualités sensorielles. Mais alors que les propriétés physiques ne sont que des accidents des corps, elles sont essentielles à la plupart des sensations : un corps est une localité de l’espace physique ; une sensation n’est pas une localité de l’espace sensorielle, mais une qualité localisée21 : elle a des déterminations spatiales, mais aussi qualitatives. Cela inverse le rapport entre principe d’individuation spatiale et impénétrabilité pour la raison suivante. Si les corps ne sont que des localités, il est par définition impossible que deux corps se trouvent au même endroit. En revanche, si les sensations ont à la fois des déterminations spatiales (localisations) et des déterminations qualitatives (couleur), il peut se trouver en principe au même endroit, différentes sensations : une sensation de son et une sensation de couleur, par exemple, peuvent en principe occuper la même région de l’espace sensoriel. Leur différence numérique n’est pas menacée par le fait qu’elles occupent la même localité, car elle se fonde en ce cas sur leur différence qualitative. Tout ce que le principe spatial d’individuation des sensations interdit est que deux sensations qualitativement identiques se trouvent au même endroit au même moment. Il n’interdit pas que deux sensations de couleurs qualitativement distinctes soient co-localisées. Seule l’impénétrabilité des couleurs le fait : si le jaune et le rouge phénoménaux ne peuvent se trouver au même endroit au même moment, ce n’est pas en vertu du principe d’individuation spatial, mais en vertu de leur impénétrabilité. Le principe d’individuation spatial des sensations ne peut donc pas fonder l’impénétrabilité des couleurs. Brentano doit tenir l’incompatibilité des couleurs pour indépendante, et plus fondamentale, que l’individuation spatiale des sensations visuelles : c’est parce que les couleurs sont incompatibles que nous pouvons compter les sensations de couleurs en comptant les localisations colorées de l’espace sensoriel. 21 Une défense contemporaine de cette thèse est développée par Clark, A. 2000, A Theory of Sentience, Oxford University Press, USA. Résumons. Brentano ne veut renoncer ni à la multiplicité intrinsèque des couleurs multiples, ni à l’impénétrabilité des couleurs déterminées d’un même porteur. Cela soulève immédiatement un paradoxe important : comment le violet peut-il être composé de bleu et de rouge, sans que l’un et l’autre ne se trouvent localisés au même endroit au même moment ? La solution de Brentano : l’échiquier des couleurs Présentation Voici comment Brentano entend concilier impénétrabilité et multiplicité : « Si ce n'est pas par rejet de la multiplicité, on peut concilier ces apparences d'une autre manière très simple avec l'impénétrabilité des qualités. Il suffit de se souvenir qu'il existe un seuil d'aperception. De cette manière, dans le cas de la co-localisation de différentes qualités dans l’espace des sensations, une indiscernabilité des distances [Abstände] sera possible ; de même que sera possible une sensation alternant entre plusieurs qualités dans des parties imperceptiblement petites. Dans ce cas, la multiplicité des parties se montrera à celui qui perçoit peu nettement, la particularité de leur distribution, par contre, lui restera cachée. » (USP, §6, p. 132-3). Ainsi Brentano explique-t-il la multiplicité de qualités par une distribution particulière de qualités simples dans l'espace des sensations. Ces qualités sont si finement distribuées qu'une perception confuse ou indistincte ne présentera pas les détails de la distribution. Ainsi, nous percevons une couleur comme multiple (par exemple, le orange) si notre espace visuel phénoménal est divisé en de très petites parties qui sont alternativement remplies de couleurs simples différentes (rouge, jaune). Cette répartition peut être tellement fine qu'il nous est impossible de nous en apercevoir: « Si, dans le cas d'une certaine sensation, on remplissait en échiquier [schachbrettartig] l'espace subjectif du sens visuel par des champs rouges et bleus imperceptiblement petits, alors, d'après ce que nous avons dit auparavant, on n'apercevrait, par rapport au tout, rien de plus que sa participation égale aux deux couleurs, et ainsi il apparaîtrait comme un violet moyen. » (USP, §9, p. 134)22 Une couleur nous semble simple, par contraste, si toutes les cases de l’échiquier qui la compose contiennent la même couleur : du jaune, par exemple. L’exposé que Brentano donne de sa solution est très succinct, et se réduit quasiment à ces deux passages (le reste de la conférence consiste à appliquer cette solution à différents exemples, et à montrer comment elle permet d’expliquer également les différences d’intensité des sensations non-visuelles). Cela est certainement dû au fait que Brentano considère sa solution comme particulièrement « simple ». Brentano résume sa solution en 1911 (dans son texte sur la classification des phénomènes psychiques, inclus également dans la seconde édition de la PES) de manière tout aussi succincte : « Nous ne saisissons pas tout ce que nous saisissons de manière explicite et distincte ; certaines choses ne sont saisies qu'implicitement et confusément. Ainsi je crois avoir démontré dans mes Untersuchungen zur Sinnespsychologie que les notes combinées dans un accord et les couleurs présentes dans une couleur multiple sont toujours réellement appréhendés, quoiqu'ils ne soient souvent pas distingués. […] 22 Comme mentionné en introduction, Brentano réitèrera cette analyse à maintes reprises : USP (§13, p. 103, p. 103, traduit par Bouveresse, op. cit., p. 292) ; KL (op. cit., §21, p. 81), RZK (op. cit., partie I, 1, §7 ; partie III, 1, §9). L'espace des sensations est alternativement rempli et vide, mais les parties individuelles pleines et vides ne sont pas distinguées nettement. »23 Il est possible d’appréhender des choses distinctes sans les distinguer. C’est cette possibilité de la perception indistincte ou confuse qui permet de concilier l’impénétrabilité et la multiplicité des couleurs. En outre, cette hypothèse - selon laquelle l’espace sensoriel est constitué de localités situées sous le seuil d’aperception - permet à Brentano non seulement de résoudre le problème posé par les qualités multiples, mais également d’expliquer les différences d’intensité des qualités perçues. Une qualité perçue sera d’autant moins intense qu’elle sera constituée de cases vides. Brentano remarque (USP, §9, p. 134) que l’existence de position phénoménales vides est cependant impossible dans le cas de la vue (mais est possible pour les autres sens), car l’absence de couleur correspond à une couleur phénoménal positive : le noir (à l’inverse certaines localités du champ auditif peuvent ne contenir aucun son : le silence, contrairement au noir, n’est pas un son24). Cela conforte la théorie de l’intensité en question selon Brentano, car comme l’a remarqué Hering, la vue est le seul sens où l’on ne trouve pas de différence d’intensité (USP, §10, p. 135). Grâce à l’idée que l’espace sensoriel est constitué de localités qui ne peuvent être distinctement perçues, Brentano pense donc pouvoir concilier l’impénétrabilité des qualités sensibles avec l’existence de qualités intrinsèquement multiples. Un malentendu possible La solution de Brentano suscite le doute initial suivant : comme nous l’avons mentionné en introduction, le but est de rendre compte des couleurs multiples phénoménales, et non des couleurs multiples physiques, telles que les mélanges que produit le peintre. Or l’échiquier que propose Brentano semble répondre à la question de la nature physique des couleurs multiples, plutôt qu’à celle de leur phénoménologie. Il est en effet naturel de comprendre cet échiquier comme constituant la structure physique microscopique des couleurs multiples, à laquelle nous ne pourrions accéder qu’à l’aide d’une loupe ou d’un microscope. Rien n’est cependant plus éloigné de la pensée de Brentano : l’échiquier n’est pas un échiquier de pigments chimiques ou de couleurs spectrales. Il s’agit d’un échiquier mental, un objet intentionnel in-existant. Aucun instrument d’optique ne peut en révéler les détails. Mais comment l’échiquier peut-il être un objet intentionnel in-existant s’il est situé sous notre seuil d’aperception ? En localisant la nature de la multiplicité en deçà du seuil d'aperception, Brentano n’en fait-il pas, nolens volens, une propriété optique inaccessible à la perception ? Ne change-t-il pas alors de sujet, en expliquant la multiplicité physique ou naturelle, plutôt que la multiplicité phénoménale ? L’objection peut être formulée sous la forme de la réduction à l’absurde suivante : 23 Brentano, F. 1911. Von der Klassifikation der psychischen Phänomene. Duncker&Humblot, p. 129. Martin établit un contraste similaire entre la vue et le toucher. Voir Martin, M. 1992, “Sight and touch”. In Crane, T. (éd.), The Contents of Experience, Cambridge: Cambridge University Press, p. 196-215; Martin, M. 1993, « Sense modalities and spatial properties ». In Eilan, N., McCarthy, R. & Brewer, B. (éds.), Spatial representation: problems in philosophy and psychology, Oxford: Blackwell, p. 206-218. 24 P1: Ce qui distingue les couleurs multiples des couleurs simples est qu’alors que la constitution spatiale des premières consiste en une alternance de diverses couleurs simples, celle des secondes ne consiste qu’en une seule et même couleur simple. P2: Cette constitution spatiale ne nous apparaît pas car elle est située sous notre seuil d'aperception. C: Donc ce qui distingue les couleurs multiples des couleurs simples ne nous apparaît pas. Cet argument, s’il était correct, constituerait une réduction à l’absurde de la théorie car Brentano dernier admet qu’il y a réellement une apparence propre et intrinsèque aux couleurs multiples25. Cette objection échoue cependant car elle ne prend pas en compte la distinction entre perception distincte et perception indistincte sur laquelle repose la solution de Brentano, et qui permet de comprendre comment l’échiquier peut être mental sans être pour autant distinctement perçu. En introduisant cette distinction, on obtient deux versions de l’objection : P1: Ce qui distingue les couleurs multiples des couleurs simples est qu’alors que la constitution spatiale des premières consiste en une alternance de diverses couleurs simples, celle des secondes ne consiste qu’en une seul et même couleur simple. P2’: Cette constitution spatiale ne nous apparaît pas distinctement car elle est située sous notre seuil d'aperception. C’: Donc ce qui distingue essentiellement les couleurs multiples des couleurs simples ne nous apparaît pas distinctement. Cette première objection est inoffensive, car Brentano admet sa conclusion : l’échiquier ne nous est pas présenté distinctement, car ses parties son « imperceptiblement petites ». L’objection dans sa première version, n’est donc en rien une reductio. La seconde version de l’objection est la suivante : P1: Ce qui distingue les couleurs multiples des couleurs simples est qu’alors que la constitution spatiale des premières consiste en une alternance de diverses couleurs simples, celle des secondes ne consiste qu’en une seule et même couleur simple. P2’’: Cette constitution spatiale ne nous apparaît pas, même indistinctement, car elle est située sous notre seuil d'aperception. C’’: Donc ce qui distingue essentiellement les couleurs multiples des couleurs simples ne nous apparaît pas, même indistinctement. Cette seconde version de l’objection, si elle était correcte, serait bien une objection à la solution de Brentano, qui rejette clairement la conclusion : l’échiquier nous est bien présenté « indistinctement », sans que nous soyons en mesure de distinguer ses différentes parties. Mais la seconde prémisse, P2’’, est également rejetée par Brentano : la constitution spatiale de l’échiquier nous apparaît bien indistinctement. L’aperception, tel que Brentano emploie le terme, est la perception distincte. Dire que l’échiquier est sous le seuil d’aperception revient seulement à dire qu’il n’est pas perçu distinctement : cela n’implique nullement qu’il ne soit pas perçu du tout. Ce qui se trouve sous le seuil d’aperception n’est pas non-perçu, mais indistinctement perçu. La phénoménologie de la perception n’est pas épuisée par celle de l’aperception. Nous pouvons 25 Voir précédemment la première section de notre première partie. percevoir le violet - qui est un échiquier de rouge et de bleu - sans l’apercevoir - sans distinguer la distribution de cases rouges et bleues qui le compose. La raison pour laquelle l’échiquier de couleurs peut-être in-existant sans être distinctement perçu, est précisément qu’il demeure indistinctement perçu. La perception indistincte joue donc un rôle fondamental dans la solution de Brentano. En quoi consiste-t-elle ? Qu’est que la perception indistincte ? Qu’est-ce que percevoir indistinctement une mosaïque faite de tuiles rouges et bleues ? La réponse de Brentano mérite d’être citée à nouveau : « la multiplicité des parties se montrera à celui qui perçoit peu nettement, la particularité de leur distribution, par contre, lui restera cachée. » (USP, §6, p. 133) Pour percevoir indistinctement l’échiquier de couleurs, il faut donc : (i) ne pas percevoir du tout la distribution spatiale particulière de ces couleurs dans l’échiquier. Cela est cohérent avec le fait que l’espace des sensations est fait selon Brentano de localités trop petites pour être perçues individuellement. (ii) percevoir néanmoins l’échiquier comme étant constitué de parties multiples. En d’autres termes, le violet est une couleur phénoménalement multiple car elle nous est présentée comme ayant des parties jaunes et des parties bleues, sans pour autant que nous soient présentées où exactement se trouvent ses parties jaunes et ses parties bleues. Nous voyons le violet comme constitué de parties spatiales rouges et bleues sans voir leur répartition en échiquier, sans voir la localisation précise de chacune d’elles. Critique de la solution brentanienne La perception à elle seule, ne nous permet pas de dire que le violet consiste en une alternance de parcelles rouges et bleues, localisées à tel et tel endroit. De fait, aucune réponse évidente ne semble pouvoir être donnée à des questions telles que : les éléments de l’échiquier sont-ils vraiment des carrés ou plutôt des hexagones ou des triangles ? Sont-ils alignés ou disposés en quinconce ? Leur taille est-elle la plus grande taille possible située sous le seuil d’aperception, ou sont-ils plus petits encore ? L’échiquier est une hypothèse explicative, qui ne relève pas à strictement parler de la description des phénomènes perceptifs. Cette hypothèse est introduite par Brentano parce qu’elle permet de concilier la réalité et l’impénétrabilité des couleurs. Or cette hypothèse pose deux problèmes. Elle implique, d’une part, qu’il y ait des couleurs phénoménales imperceptibles. Elle est par ailleurs difficilement compatible avec la thèse plausible selon laquelle le violet est vu comme spatialement continu. Des couleurs phénoménales imperceptibles ? Selon Brentano, les objets intentionnels en général, et les couleurs en particulier, n’ont pas d’existence indépendante de la perception que nous avons d’eux. Brentano est à ce titre tributaire de la théorie lockéenne du voile des idées. De façon anachronique, il est tentant de rapprocher la théorie brentanienne de la théorie des sense-data que Russell développera en 1912 en faisant clairement allusion à la théorie brentanienne de l’intentionnalité26. Les sense-data, comme les objets intentionnels brentaniens, sont dépendants de la conscience que nous avons d’eux : et les uns comme les autres sont distincts de la réalité physique qui existe en dehors de nous. En dépit de cette proximité frappante, le traitement que Brentano donne des couleurs multiples conduit à un point de divergence fondamental entre sa propre théorie des objets in-existants et la théorie russellienne des sense-data. Pour cette dernière, la nature des sense-data nous est entièrement révélée dans l’expérience que nous avons d’eux : « je connais la couleur complètement et parfaitement au moment où je la vois, et même en théorie aucun accroissement de la connaissance que j’ai d’elle n’est possible. »27 Pour Brentano au contraire, nous ne connaissons pas complétement les couleurs multiples en les voyant. Un accroissement théorique de la connaissance que nous avons d’elles est parfaitement possible : c’est à un tel accroissement que contribue sa théorie de l’échiquier. Brentano, comme Russell, s’intéresse aux couleurs phénoménales, telles qu’elles nous sont présentées dans la perception. Cependant sa solution repose fondamentalement sur une distinction entre le violet tel qu’il est et le violet tel qu’il apparaît. Brentano ne pense pas pour autant que les apparences de violet soient trompeuses. Ce qui nous est présenté du violet, le fait qu’il soit constitué de rouge et de bleu, est véridique ; en revanche tout ne nous est pas présenté au sujet du violet : la localisation spatiale de ses parties élémentaires nous échappe. En introduisant, au sein-même des objets intentionnels in-existants, une distinction entre apparence et réalité, en soutenant, en termes russelliens, que les sense-data ne sont que partiellement révélés dans l’expérience, la théorie de Brentano gagne certainement en puissance explicative : elle promet de rendre compte des qualités multiples, de l’intensité des sensations, ou encore de la perception du contact28. Mais elle ouvre également une boite de Pandore : comment distinguer entre l’apparence et la réalité d’objets pour lesquels « esse est percipi » ? Le problème apparaît plus clairement si nous considérons une case isolée de l’échiquier. Bien que les parties spatiales hétérogènes qui constituent l’échiquier des couleurs multiples soient pour Brentano collectivement perçues indistinctement, il importe de souligner que d’après sa théorie, qu’aucune d’elles ne peut être individuellement perçue, même indistinctement. Nous avons vu que l’une des conditions essentielle de la perception indistincte est précisément de ne pouvoir distinguer les cases individuelles de l’échiquier : seul l’échiquier dans son ensemble est indistinctement perçu. Ainsi chaque case bleue qui constitue l’échiquier du violet, est-elle, par elle-même, est trop petite pour être perçue de quelque façon. Mais alors comment notre case bleue peut-elle être un objet intentionnel in-existant ? Comment peut-elle dépendre de la perception que nous avons d’elle, si elle est, dans les termes de Brentano, « imperceptiblement petite » ? Cela n’implique-t-il pas de souscrire à un réalisme au sujet des couleurs que Brentano refuse explicitement par ailleurs ? Plus généralement, si les atomes spatiaux qui constituent l’espace 26 Russell, B. 1989/1912, Problèmes de philosophie, trad. F. Rivenc, Paris : Payot. Russell, op. cit., p. 70. 28 Sur ce dernier point voir RZK (op. cit., partie III, 1, §9). 27 sensoriel ne peuvent être perçus individuellement, il semble que Brentano doive admettre que chacun de ces atomes existent indépendamment de la perception que nous avons de lui. Peut-être Brentano pourrait-il affaiblir son anti-réalisme au sujet des qualités sensibles de la façon suivante : les couleurs dépendent pour leur existence soit de la perception que nous avons d’elles, soit de la perception que nous avons des touts dont elles sont les parties. Il ne pourrait alors y avoir de couleur sans perception, mais il pourrait cependant y avoir des couleurs non perçues : celles qui constituent des couleurs que nous percevons, telles que la case bleue qui est une partie du violet que nous voyons. Il convient cependant de remarquer que cette réponse, aussi cohérente qu’elle soit, repose sur une double inversion de l’ordre naturel de l’explication. Nous sommes enclins à penser d’une part que c’est parce que les couleurs existent que nous pouvons les percevoir plutôt que l’inverse ; et nous pensons d’autre part, que c’est parce que les parties existent que les touts le font. La stratégie qui vient d’être esquissée afin de secourir Brentano, donne en revanche, la priorité métaphysique à la perception sur ses objets, et aux touts sur leurs parties. Le problème de la continuité La seconde difficulté que rencontre la solution de Brentano est plus fondamentale car elle est indépendante de sa thèse selon laquelle les objets intentionnels sont in-existants. Elle apparaît lorsque que l’on tente donner une description positive plus complète de la façon dont les couleurs multiples nous sont présentées. Le violet phénoménal, au même titre que toute autre couleur simple ou multiple, remplit de façon continue la portion d’espace visuel qu’il occupe. Cette continuité signifie deux choses. D’une part, le violet qui nous apparaît occupe de façon omniprésente la région de l’espace visuel dans laquelle il nous est présenté. Il recouvre hermétiquement, pour ainsi dire, la surface qu’il colore. D’autre part, le violet est présenté comme recouvrant de façon homogène cette surface : chaque partie de la surface violette que nous voyons nous semble également violette, celle-ci est uniformément violette. La description négative que Brentano donne du violet phénoménal est insuffisante: selon lui le violet ne nous semble pas hétérogène ; il faut ajouter qu’il nous semble homogène.L’absence de présentation de la discontinuité du violet ne suffit pas : nous avons, en outre, une présentation positive de sa continuité. Or cette continuité, conjointe à l’hypothèse de l’échiquier, conduit à une théorie de l’erreur au sujet du violet apparent. En effet si l’hypothèse de l’échiquier est vraie, le violet n’occupe pas de façon omniprésente et homogène la région dans laquelle il est vu. Certaines parties de cette région - toutes celles qui sont situées sous le seuil d’aperception- ne sont pas violettes, mais tour à tour bleues et rouges. Puisque le violet, selon l’hypothèse de l’échiquier, est réellement discontinu, spatialement hétérogène, et que sa perception nous le présente comme continu et spatialement homogène, celle-ci doit être erronée. Les apparences de violet ne sont plus seulement incomplètes, elles deviennent trompeuses. Une telle théorie de l’erreur est problématique pour trois raisons. Premièrement, elle rend plus suspecte encore la distinction entre apparence et réalité des objets intentionnels in-existants incriminée à la section précédente. Non seulement les couleurs, qui dépendent pour leur existence de la perception que nous avons d’elles, sont parfois perçues de façon incomplète ; elles sont en outre parfois perçues de façon erronée (le divorce avec la théorie des sense-data est alors consommé). Comment la présentation d’un objet existentiellement dépendant de cette présentation même peut-elle être illusoire ? Deuxièmement, cette théorie de l’erreur conduit à rejeter l’identité du violet apparent et de l’échiquier indistinctement perçu. Nous voyons le violet comme ayant une propriété - être continu - qu’il n’a pas en réalité. Le violet apparent n’est alors plus seulement le violet réel moins certaines caractéristiques. Il devient un violet de plein droit, une seconde couche de violet, qui recouvre l’échiquier du violet réel. De même qu’il y avait, selon la fameuse remarque d’Eddington29, deux tables, l’une manifeste, l’autre décrite par la physique, il y aurait, pour qui souscrit à la théorie brentanienne des couleurs multiples sans renoncer à la continuité du violet, deux violets : le violet manifeste, phénoménalement continu et homogène, et le violet décrit par la psychologie scientifique, discret et constitué de localités alternativement rouges et bleues. Si tel est le cas, l’explication que Brentano propose des couleurs multiples s’effondre. En effet, le violet manifeste, puisqu’il est continu, ne peut avoir pour parties les parcelles rouges et bleues qui constituent le violet réel. Le violet manifeste cesse d’être le violet réel indistinctement perçu, pour devenir un nouveau violet distinctement perçu, et la question de sa multiplicité demeure irrésolue. Enfin, le dédoublement du violet apparent (continu) et du violet réel (discontinu) conduit au retour de la compénétration que Brentano souhaitait éviter, puisque le violet apparent et le violet réel sont alors superposés. Considérons une case rouge de l’échiquier qui constitue le violet réel. Cette case sera également recouverte du violet apparent : il y aura à cet endroit de l’espace sensoriel, à la fois du rouge et du violet. La continuité phénoménale des couleurs multiples semble donc avoir des conséquences dévastatrices pour la théorie brentanienne des qualités multiples.On ne peut cependant passer ici sous silence la conception brentanienne du continu : l’objection présente porte-elle encore dans son contexte ? Brentano échoue-t-il à rendre compte de la continuité phénoménale du violet si nous adoptons sa conception du continu ? Il nous semble que oui. Brentano développe principalement sa théorie du continu dans les RZK30. De façon très succincte, la continuité spatiale, selon Brentano, consiste d’une part dans le fait que chaque étendue est divisible en une infinité (potentielle) de sous-parties étendues (Brentano est fermement opposé à la conception de l’espace comme ensemble dense de points) ; et d’autre part dans le fait que ces sous-parties entrent dans un nombre considérables de relations de contact les unes avec les autres ce contact étant compris comme la coïncidence de leurs frontières31. Comment peut-on alors percevoir la continuité, étant donné que les sous-parties spatiales et les frontières du continu métaphysique excèdent nos capacités de discrimination ? Brentano fait ici encore appel à la perception indistincte en rapprochant explicitement la perception du continu spatial et celle du violet 32 . La continuité spatiale phénoménale, soutient-il, est la perception indistincte de la continuité spatiale métaphysique. Brentano n’en dit pas plus, mais l’idée est que la continuité spatiale nous apparaît ainsi : nous avons l’impression que l’étendue de couleur que nous voyons a 29 Bouveresse, op. cit. chap. 1. Voir en particulier Zimmerman, op. cit., sur la théorie brentanienne du continu. 31 cf. la deuxième section de notre première partie 32 RZK, partie I, 1, §7 ; partie III, 1, §9. 30 un nombre très grand de sous-parties spatiales, et que ces sous-parties entrent dans un nombre tout aussi important de relations de contact entre elles, sans pour autant voir précisément quelles sont les parties en question, ni où elles entrent en contact. Pour remarquable qu’elle soit, la théorie brentanienne du continu n’est d’aucun secours face à l’objection de la continuité que rencontre la théorie brentanienne des couleurs multiples. S’il est vrai que nous avons l’impression que toute étendue violette est infiniment divisible, nous devrions avoir l’impression que chacune des parcelles ainsi obtenues sera violette également. La divisibilité spatiale infinie du violet, si elle nous est présentée, ne nous est pas présentée comme se dissolvant, en deçà d’un certain seuil, en des parties bleues et des parties rouges. Brentano admet qu’une région jaune nous est présentée comme divisible à l’infini en sous-régions jaunes. Si cela vaut pour le jaune, pourquoi cela ne vaut-il pas, également, pour le violet ? Dans les termes d’Aristote, si le jaune phénoménal est (spatialement) homéomère (c’est-à-dire, si chaque partie spatiale de jaune est elle-même jaune33), alors le violet phénoménal l’est aussi. Le simple fait que l’on conçoive sans peine un violet infiniment divisible en sous-parties violettes suggère que rien dans la présentation du violet, ne nous informe qu’une telle division homogène deviendra impossible en deçà d’un certain seuil. La différence phénoménologique entre couleurs simples et multiples ne réside pas en ceci que seules les premières sembleraient spatialement divisibles de façon homogène. L’homogénéité spatiale du jaune ne nous est pas présentée comme distincte de celle du violet. Il y a bien une différence phénoménologique entre couleurs élémentaires et couleurs multiples, mais la situer dans la façon dont elles emplissent l’espace est manquer sa cible. Résumons. Le violet phénoménal, comme les autres couleurs, nous apparaît comme spatialement continu. Si le violet phénoménal est spatialement continu, il ne peut pas être identique à un échiquier de cases rouges et bleues, même indistinctement perçu. Cet échiquier devient alors une hypothèse superflue, qui n’explique en rien la multiplicité, et introduit en outre une nouvelle forme de compénétration entre la couleur de chaque case de l’échiquier (rouge ou bleue) et le violet apparent qui la recouvre. Une alternative à l’échiquier brentanien : les parties nonspatiales Brentano vs. Aristote Les deux objections que nous venons de formuler à l’encontre de la théorie brentanienne des qualités multiples ont une origine commune. La théorie de Brentano est essentiellement une solution épistémologique à la question des mélanges chromatiques : ce sont les limites de nos capacités de discrimination qui génèrent des apparences multiples. Les mélanges chromatiques ne sont pas un phénomène métaphysique : ils n’appartiennent essentiellement ni au règne des objets intentionnels, ni à celui de la réalité extérieure, mais à celui de notre perception indistincte. Un être à l’acuité infinie ne pourrait jamais avoir une sensation de violet phénoménal. 33 Aristote 1993, De la génération et de la corruption, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 328a 10-12. Voir Sharvy, R. 1983, « Aristotle on Mixtures », The Journal of Philosophy, 80(8), p. 439-457 pour une définition détaillée de l’homéomérisme. Fondamentalement, il n’y a que des couleurs élémentaires. Si un mélange est une combinaison homogène –homéomère - des éléments qu’il contient, alors il n’y a, selon Brentano, pas de mélange de couleur. Comme le remarquait Aristote, de telles théories épistémologiques reviennent en fait à nier la réalité des mélanges : « Quand les choses entrant dans la mixtion ont été divisées en parcelles si petites et juxtaposées de telle sorte que chacune en particulier échappe à la sensation, y a-t-il alors mixtion ? […] aussi longtemps que les composants sont conservés en petites parties, on ne doit pas parler de leur mixtion. »34 A l’opposé de Brentano, Aristote propose une théorie métaphysique de la nature des mélanges. Bien que sa théorie soit de portée distincte - Aristote s’intéresse aux mélanges physiques plutôt qu’aux qualités multiples - il est utile de la mettre en contraste avec celle de Brentano. Le problème, pour Aristote, n’est pas tant de concilier la multiplicité des composants d’un mélange avec leur impénétrabilité, que de la concilier avec l’homogénéité du mélange. Le dilemme est le suivant : soit les composants continuent à exister dans le mélange mais alors le mélange n’est pas véritablement homogène - et n’est donc pas véritablement un mélange. Soit les composants cessent d’exister au moment ou le mélange se forme, mais alors le mélange n’est pas non plus véritablement un mélange, mais plutôt un nouvel élément incomposé. La solution d’Aristote consiste à dire que les éléments du mélange continuent à exister potentiellement dans le mélange. Brentano objecte (KL, Première Partie, III, A, §27) à Aristote qu’en concevant ainsi les mélanges comme des composés d’être et de non-être, il est conduit à attribuer à certains non-êtres un degré d’existence. Brentano aurait pu également remarquer que la solution d’Aristote n’évite en rien la compénétration des ingrédients : les ingrédients, comme le mélange qu’ils forment, existent tous au même endroit au même moment, même si les premiers n’existent que potentiellement35. Ceci semble confirmer les soupçons initiaux de Brentano : la seule solution, pour concilier impénétrabilité et multiplicité des couleurs, est d’adopter une théorie épistémologique des mélanges. Les théories métaphysiques, qui cherchent rendre compte des mélanges sans faire appel à nos capacités de discriminations, aboutissent inéluctablement à violer l’impénétrabilité des composants.Une telle conclusion, voulons-nous suggérer pour finir, est cependant hâtive. Une troisième voie : des composants non-spatiaux Nous pensons qu’il existe une théorie métaphysique des mélanges chromatiques qui, tout en garantissant leur multiplicité, est à même de respecter à la fois l’impénétrabilité des composants chère à Brentano, et l’homogénéité des mélanges chère à Aristote. Cette théorie, en deux mots, soutient que plutôt que de continuer à exister potentiellement dans les mélanges, comme le soutient Aristote, les couleurs composantes continuent à y exister non-spatialement. Pour comprendre cette proposition, repartons des deux contraintes que se donne Brentano : Impénétrabilité des qualités : Deux couleurs déterminées ne peuvent jamais être localisées exactement au même endroit au même moment. 34 35 De la génération et de la corruption, op. cit., 327b35-328a8. Voir Sharvy, op. cit. et Fine, op. cit. Réalité des qualités intrinsèquement multiples : Le violet a pour parties du bleu et du rouge. Par elles-mêmes, ces deux contraintes n’ont rien d’opposé. Ce n’est que si l’on introduit l’hypothèse tacite selon laquelle les parties des couleurs sont des parties spatiales qu’une tension entre elles apparaît. En effet, si les composants du violet sont localisés exactement au même endroit que lui, nous avons à cet endroit, trois couleurs : du violet, du rouge et du bleu. Appelons « spatialité des couleurs composantes » l’hypothèse suivante : Spatialité des couleurs composantes : Les parties rouges et bleues qui composent le violet en sont des parties spatiales. et définissons ainsi une partie spatiale : partie spatiale =df x est une partie spatiale de y si et seulement si (i) x est une partie de y (ii) x est localisé exactement dans une région qui est une partie de la région dans laquelle y est localisé exactement. Par exemple, la roue avant du vélo de Julie en est une partie spatiale car elle est localisée dans une sous-région de la région où est localisée son vélo. Brentano comme Aristote admettent que les ingrédients d’un mélange en sont des parties spatiales. Ils différent cependant quant à la question de savoir s’ils en sont des parties propres ou impropres. Pour Brentano, les couleurs composantes sont localisées dans des parties propres des régions occupées par les couleurs multiples : elles ne sont pas localisées exactement au même endroit que les couleurs multiples, mais dans des sousrégions de la région que la couleur multiple occupe (une case sur deux de l’échiquier). Ainsi est évitée la compénétration. Le prix à payer est la perte de l’homogénéité du mélange36. Pour Aristote, à l’inverse, les couleurs composantes sont localisées dans des parties impropres des régions qu’occupent les couleurs multiples : elles sont localisées exactement au même endroit que les couleurs multiples qu’elles constituent. L’homogénéité des mélanges est ainsi sauvée, mais au prix de la compénétration de leurs ingrédients. Pour sauver à la fois la multiplicité des parties d’un mélange, son homogénéité et l’impénétrabilité de ses composants, il suffit pourtant de renoncer à l’hypothèse, partagée par Aristote et Brentano, selon laquelle les parties d’un mélange en sont des parties spatiales. Nous suggérons que le bleu et le rouge, bien qu’étant des parties du violet, n’en sont pas des parties spatiales. Le violet occupe une région de l’espace sensoriel, mais pas le bleu et le rouge qui le composent. Un mélange chromatique - le violet - est une entité concrète, localisée dans l’espace, qui a des parties abstraites - le rouge et le bleu - non-localisées dans l’espace. Bien sûr, lorsque nous voyons du bleu, comme une couleur élémentaire, il est localisé dans l’espace sensoriel, au même titre que l’est le violet. Mais, lorsqu’il est une partie du violet, le bleu cesse d’être localisé dans l’espace sensoriel : seul le violet l’est. Cette solution partage le souci aristotélicien de donner une théorie métaphysique des mélanges (par opposition à l’approche épistémologique de Brentano en termes de seuils d’aperception). Mais, en accord avec Brentano, elle n’implique aucune forme de compénétration des couleurs composantes, pour la simple raison que celles-ci n’ont pas de localisation. Qui plus est, elle évite l’objection que Brentano adresse à Aristote : elle n’implique aucune forme de réification du non36 Cf. la deuxième section de notre troisième partie. être : ce n’est pas potentiellement que les éléments d’un mélange continuent à exister dans ce mélange, mais abstraitement : hors de l’espace. Le doute principal que suscite cette proposition, cependant, est de comprendre ce que peut signifier pour une couleur d’être dans une autre sans être localisée à l’endroit où cette autre est localisée. Nous reconnaissons qu’une telle thèse est a première vue surprenante, mais pensons que deux considérations sont à même de dissiper cet étonnement. Premièrement, notre proposition est compatible avec l’idée qu’il y a un sens dans lequel le bleu et le rouge sont là où le violet est. Il est important ici de distinguer entre localisation primitive et localisation dérivée37. Le violet est primitivement localisé dans une région de l’espace sensoriel. Ses constituants bleus et rouges ne le sont que de façon dérivative : ils ne se trouvent dans cette région qu’en vertu du fait que le violet, dont ils font partie, y est localisée primitivement. En guise de comparaison, une thèse classique est que les états mentaux n’ont pas de localisation spatiale. Cela n’interdit pas de dire que si Julie est dans la cuisine, ses croyances s’y trouvent aussi : elles n’y sont cependant que de façon dérivative, parce que Julie s’y trouve. De même, il est vrai qu’à chaque endroit, aussi petit soit-il, où se trouve du violet se trouve aussi de façon dérivative, du bleu et du rouge. Le point essentiel est que le violet n’occupe pas notre espace sensoriel de la même façon que les couleurs élémentaires qui le composent : le violet y est localisé directement, alors que le bleu et le rouge composants n’y sont localisés que de façon dérivative, via le violet qu’ils constituent. Deuxièmement, cette théorie, contrairement à celle que propose Brentano, s’en tient à ce que nous voyons, selon Brentano lui-même. Ce dernier insiste à juste titre sur le fait (i) que les qualités multiples sont présentées comme ayant pour composants ou parties, des qualités simples et (ii) que la localisation de ces qualités composantes ne nous est pas présentée. Plutôt que d’introduire quelqu’inaccessible échiquier, nous suggérons d’en rester là : si la seule chose qui nous est présentée en voyant le violet est « la multiplicité des parties » sans que nous soit présentée leur localisation, à quoi bon introduire l’hypothèse, fauteuse de troubles, que ces parties sont spatiales ? Pourquoi ne pas prendre les apparences au pied de la lettre ? S’il n’y a pas d’absurdité phénoménologique à voir le bleu dans le violet sans voir où le bleu est dans le violet, il ne devrait pas y avoir non plus d’absurdité conceptuelle à admettre que le bleu est dans le violet sans être quelque part dans le violet. Les couleurs multiples sont telles qu’elles semblent : constituées de couleurs élémentaires dépourvues de localisation. 38 37 Voir Costa, D., 2013, « Derivative Location », manuscrit. Nous remercions vivement Laurent Cesalli, Guillaume Fréchette, Vivian Mizrahi, Hamid Taieb, Mark Textor, ainsi que les publics du congrès de la SOPHA 2009 (Genève) et de la conférence Eidos « Mixtures and Stuff » (Genève, Juin 2013) pour leurs précieux commentaires. 38