Corps de l’article

Au début du chapitre 4 de son traité 33, Contre les gnostiques, Plotin s’oppose à l’idée, défendue par ses adversaires, selon laquelle l’Âme du Tout aurait produit le monde en chutant. Il écrit :

Et s’ils doivent arguer que c’est en perdant ses ailes, pour ainsi dire, que l’âme a produit, ce n’est pas l’Âme de l’univers qui a subi cela. Et si eux-mêmes mentionnent que c’est « en chutant » (σφαλεῖσαν), qu’ils révèlent la cause de cette chute (σφάλματος) ! Et quand a-t-elle chuté (ἐσφάλη) ? Si, en effet, c’est de toute éternité, elle demeure, selon leur propre raisonnement, une âme ayant chuté (ἐσφαλμένη). Et si [la chute] a eu un commencement, pourquoi pas avant cela ? (lignes 1-6).

Après ce passage, le substantif σφάλμα, de même d’ailleurs que le verbe correspondant σφάλλεσθαι, disparaissent entièrement du traité 33, et l’on voit Plotin, assez étonnamment, poursuivre son exposé sur le problème de la descente de l’âme en employant désormais un autre terme comme une sorte d’équivalent de σφάλμα, celui de νεῦσις. C’est en effet sans transition qu’il poursuit en expliquant :

Or nous, nous disons que ce n’est pas l’inclinaison (νεῦσιν) qui produit, mais plutôt une non-inclinaison (μὴ νεῦσιν). De plus, si l’Âme s’est inclinée (ἔνευσε), elle a fait montre par là de son oubli des choses de là-bas. Or si elle a oublié, comment oeuvre-t-elle ? Car d’où peut-elle produire, sinon à partir des réalités qu’elle a vues là-bas ? Et si c’est en gardant en mémoire ces réalités-là qu’elle produit, c’est qu’elle ne s’est absolument pas inclinée (ἔνευσεν). En effet, même dans le cas où elle les posséderait de manière obscure, elle inclinerait (νεύσει) encore bien davantage vers là-bas, pour ne pas les voir obscurément.

lignes 6-11

Au vu de l’ensemble de cet extrait, l’impression qui se dégage est donc que le terme « νεῦσις » est un substitut, voire un synonyme strict de « σφάλμα », dont il peut prendre le relais sans précaution particulière. Or l’on sait maintenant, grâce à une étude détaillée du terme[1], que νεῦσις est marqué du sceau de la gnose, puisque son correspondant copte se retrouve dans un traité de la bibliothèque de Nag Hammadi, et pas n’importe quel traité, mais bien le Zostrien (NH VIII 1), dont on sait par Porphyre qu’il circula dans le cercle de Plotin et dut même, à la demande de ce dernier, être réfuté par son bras droit Amélius[2]. Dans cet écrit, il est question à un moment, de « la [Sa]gesse qui regarda en bas (cōšt epesēt)[3] ». Or, comme le note P.-H. Poirier : « Le verbe copte qui est utilisé ici, cōšt, suivi de la locution epesēt, sert régulièrement à rendre le grec νεύειν κάτω. Il ne fait donc pas de doute que nous ayons ici une des sources — sinon la source — de Plotin en II 9 (33), 10, 19[4] ». De fait, au chapitre 10 du traité 33, Plotin critiquera à nouveau cette prétendue inclinaison de l’Âme, ou de Sophia : « Car tout en disant que l’âme et une certaine sagesse ont incliné (νεῦσαι) vers le bas, soit que c’est l’âme qui a commencé, soit que Sagesse fut cause d’une telle inclinaison, soit qu’ils veuillent que les deux soient une même chose, et en stipulant que les autres âmes descendent de concert avec elle, ils assurent aussi que ces âmes sont des membres de Sagesse qui ont revêtu des corps, par exemple des corps d’hommes » (33 [II 9], 10, 19-23).

L’idée que le Zostrien ait pu servir ici de source à Plotin est renforcée par deux autres passages du même écrit où le thème du regard vers le bas ou de l’inclinaison vers le bas apparaît déjà, chaque fois lié à la problématique de la production du monde sensible. Le premier passage est le suivant :

Le domaine de l’atmosphère vint à l’existence par la parole. Les engendrés et les êtres périssables, (la parole) les manifeste dans l’incorruptibilité, pour l’avènement de grands juges, pour qu’ils ne goûtent pas aux choses sensibles et ne soient pas emprisonnés dans la création. Mais lorsque les engendrés y montèrent, et virent, à partir de la création, les oeuvres de ce monde, ils condamnèrent son archonte à la corruption, parce qu’il était un modèle du monde, [substance] et principe de la matière, sombre rejeton corrompu. [Ensuite], après avoir regardé (cōšt) [vers le bas], la Sagesse vit la ténèbre, alors qu’elle l’illuminait, (et) qu’elle se tenait à côté du lieu qui était le sien […][5].

Il est intéressant de voir que, dans ce texte, l’idée de l’inclinaison se trouve mise en rapport avec celle de l’illumination, quand on sait que Plotin tient précisément à dissocier coûte que coûte ces deux actes, l’illumination de la matière (ou du sensible), ne devant aucunement entraîner pour lui l’inclinaison de l’âme vers le bas, comme il l’énonce très catégoriquement en 33 (II 9), 11, 1-6 :

Premièrement donc, si elle n’est pas descendue (κατῆλθεν), mais que l’Âme a éclairé (ἐνέλαμψε) l’obscurité, comment serait-on justifié de dire qu’elle s’est inclinée (νενευκέναι) ? Car si quelque chose a coulé à partir d’elle, telle une lumière, il ne convient pas alors de soutenir qu’elle s’est inclinée ; à moins que l’on suppose que l’obscurité était située quelque part en bas, et que l’âme soit localement venue vers elle et que, devenue tout près, l’ait éclairée[6].

Le second passage du Zostrien, qui suit de près l’extrait précédent, attribuerait cette fois l’inclinaison vers le bas à l’archonte (= le Démiurge) plutôt qu’à Sagesse elle-même :

Quant à la Sagesse, un lieu de repos lui fut donné en échange de sa repentance. À cause du fait qu’aucun reflet original, pur, n’avait existé en elle auparavant, et qu’il (= l’archonte) n’en avait pas non plus amené à l’existence, il imagina et ouvra le reste, car, en tout temps l’image de la Sagesse était corrompue et fausse. Mais l’archonte, tandis qu’il produisait des ressemblances et façonnait en s’inspirant de l’image, à cause du débordement [de la substance, regarda/s’inclina] vers le bas (cōšt epesēt)[7].

Soulignons que le thème de l’imagination, associé ici à l’inclinaison de l’archonte qui oeuvre en étant coupé des modèles intelligibles originaux, est aussi un de ceux auxquels Plotin va s’objecter dans son traité 33, soutenant au contraire que « la possibilité d’une production à travers l’imagination, et plus encore le raisonnement, est totalement anéantie » (11, 22-23). Ces deux passages parallèles confirment ainsi le rôle sans doute déterminant que le Zostrien a joué, en tant que repoussoir, dans l’élaboration de la pensée de Plotin sur ce point. Mis à part le Zostrien, il n’y aurait que Le Livre des secrets de Jean[8], à évoquer le même enseignement, sur lequel restent au contraire muettes, comme cela a été noté[9], toutes nos sources hérésiologiques.

Qu’en est-il maintenant du terme « σφάλμα » ? Plusieurs questions surgissent ici : pourquoi intervient-il dans le traité 33, quel peut être son rôle par rapport à la νεῦσις, et pourquoi disparaît-il aussi subitement qu’il est apparu ? Essayons d’apporter quelques éléments de réponse à ces différentes interrogations.

I. Σφάλμα chez Plotin

Soulignons en premier lieu que le terme « σφάλμα » n’apparaît que deux fois chez Plotin (traités 33 et 52), et que la seconde occurrence du terme s’avère elle aussi anti-gnostique, dans la mesure où elle confirme le rejet, déjà signifié en 33 (II 9), 8, 11, de l’hypothèse d’une Âme du monde sujette à une chute. Ce qui est susceptible d’une chute, explique Plotin en 52, c’est non pas l’Âme du monde, laquelle au contraire « entreprend de produire l’oeuvre qui lui est propre — en effet, c’est l’âme qui produit toutes choses, car elle a rang de principe » (52 [II 3], 8, 1-2), mais notre âme à nous, c’est-à-dire l’âme individuelle : « Mais nous, nous mettons en oeuvre les fonctions de l’âme en conformité avec la nature, tant que nous ne chutons pas (ἕως μὴ ἐσφάλημεν) dans la multiplicité de l’univers. En y chutant (σφαλέντες) cependant, nous recevons comme châtiment et cette chute (σφάλμα) elle-même, et une destinée inférieure dans le futur » (8, 9-12).

Qu’en est-il maintenant du verbe σφάλλεσθαι ? Un survol de ses différentes occurrences, somme toute assez peu élevées (9 mentions seulement à l’extérieur du traité 33), laisse apparaître que l’usage technique du terme observé dans le traité 33 est unique dans tout le corpus plotinien. Partout ailleurs, « σφάλλεσθαι » qui, outre chuter, peut naturellement signifier être frustré ou déçu, se tromper, etc., désigne tout autre chose que la chute de l’Âme du monde ou de Sophia évoquée en 33. L’apparition de ce sens précis du terme, associée à la discussion portant sur la νεῦσις, dont on se rappellera qu’elle représente selon Plotin ce qu’il y a de plus irrecevable dans la gnose[10], a donc tout lieu de n’être aucunement hasardeuse.

Or, il se trouve de fait que les hérésiologues, silencieux sur la νεῦσις, font en revanche plusieurs fois référence à σφάλμα pour décrier l’activité de l’Âme-Sophia vis-à-vis du sensible. Je cite d’abord un extrait d’Irénée de Lyon au sujet de l’arithmologie de Marc le Magicien :

Ces gens qui ramènent tout à des nombres s’efforcent donc de décrire d’une manière encore plus « mystique » la genèse de leurs Éons ainsi que l’égarement et le recouvrement de la brebis (= Sophia), en faisant un seul bloc de tout cela. Toutes choses, disent-ils, tirent leur origine de la monade et de la dyade. En comptant à partir de la monade jusqu’à quatre, ils engendrent la Décade : un et deux et trois et quatre, additionnés ensemble, enfantent le nombre de dix Éons. À son tour, la dyade, en progressant à partir d’elle-même jusqu’au nombre insigne (ἐπίσημον) — soit deux et quatre et six —, fait apparaître la Dodécade. Enfin, si nous comptons de la même manière à partir de la dyade jusqu’à dix, nous voyons apparaître la Triacontade, en laquelle il y a l’Ogdogade, la Décade et la Dodécade. La Dodécade donc, par le fait qu’elle a le nombre insigne (ἐπίσημον) pour la terminer, est appelée par eux « passion » [πάθος = Sophia]. Et c’est pourquoi, une chute (σφάλματος) étant survenue autour du douzième nombre, la brebis a bondi au dehors et s’est égarée : car, disent-ils, la défection (ἀπόστασιν) s’est faite à partir de la Dodécade. De la même manière encore, ils conjecturent qu’une puissance s’est séparée de la Dodécade et s’est perdue : cette Dodécade est la femme qui a perdu sa drachme et a retrouvé sa drachme[11].

Pour bien comprendre ce dernier développement, il est absolument nécessaire d’expliciter les spéculations pythagoriciennes qui le sous-tendent. Le couple opposé de la monade et de la dyade est bien attesté dans la littérature pythagoricienne depuis au moins Platon[12]. Le chiffre 4, pour sa part, correspond à la fameuse tétrade (τετράκις) qui, pour les pythagoriciens, est la source de tous les nombres, et d’abord du nombre complet 10 (car 1 + 2 + 3 + 4 = 10)[13]. La Dodécade, de son côté, est le résultat de l’addition répétée à elle-même de la Dyade (2 (+ 2) = 4 (+ 2) = 6), puisque 2 + 4 + 6 = 12. La Dodécade est donc le résultat de la progression naturelle de la Dyade, qui se clôt par le chiffre 6, lequel est le premier nombre parfait, puisque ses diviseurs sont 1, 2 et 3, et que la somme de ses diviseurs (1 + 2 + 3) est aussi égale à 6[14]. De plus, si on laisse la dyade progresser au-delà du chiffre parfait 6 jusqu’à 10, l’on obtient alors la Triacontade, c’est-à-dire la trentaine (car 2 + 4 + 6 + 8 + 10 = 30), soit le nombre total des Éons du Plérôme, c’est-à-dire l’ensemble des êtres parfaits. Si donc l’Éon Sophia, dernier Éon à la fois de la Dodécade et de la Triacontade, doit produire quelque chose, son rejeton franchira forcément la Limite (ὅρος)[15] du Plérôme, et s’avérera naturellement imparfait. La sortie de Sophia (dernier résultat du nombre parfait 6), ou éventuellement de son rejeton, hors du Plérôme, implique donc une chute (σφάλμα), qui est également appelée par eux passion (πάθος), ce qui est tout à fait naturel, compte tenu de l’ébranlement et de la rupture, du drame, pourrait-on dire, qu’elle introduit dans le Plérôme. À partir de là, l’on pouvait symboliser cette chute par les paraboles, dans Luc, de la brebis égarée ou encore par celle de la femme qui a perdu puis retrouvé sa drachme[16].

Schématiquement, le Plérôme peut être représenté comme suit :

PLÉRÔMA (30 eons)

PLÉRÔMA (30 eons)

-> Voir la liste des figures

L’arithmologie pythagoricienne n’est donc nullement ici adventice, mais intimement constitutive de la structure même du Plérôme, c’est-à-dire, en langage platonicien, du Monde intelligible. Comme l’exprime Irénée, les gnostiques appliquent ces doctrines mot pour mot à leur Plérôme :

Qu’ils veuillent tout ramener à des nombres, c’est un emprunt qu’ils ont fait aux Pythagoriciens. Ceux-ci, les premiers, ont posé les nombres comme principes de toutes choses et, comme principe des nombres eux-mêmes, le pair et l’impair, dont ils font dériver respectivement le sensible et l’intelligible : autres sont, ajoutent-ils, les principes du substrat matériel et autres ceux de l’intellection et de la réalité substantielle, et c’est de ces deux sortes de principes que toutes choses ont été faites, à la manière dont une statue est faite d’airain et d’une forme. Cela, les Valentiniens l’ont accommodé aux réalités extérieures au Plérôme. Par ailleurs, les Pythagoriciens disent que le principe de l’intellection réside en ce fait que l’esprit, ayant une certaine intuition de l’unité originelle, cherche jusqu’à ce que, lassé, il s’arrête à l’un et à l’indivisible. Le principe de toutes choses et la source de toute production, c’est donc l’Un : de lui sont issus la dyade, la tétrade, la pentade et tout le reste. Tout cela, les Valentiniens l’appliquent mot pour mot à leur Plérôme et à leur Abîme[17].

Si le thème général de la sortie ou de la descente liée à Sophia est évoqué dans l’ensemble du corpus de Nag Hammadi, l’arrière-fond arithmologique de la chute (σφάλμα), tel que rapporté par les différents hérésiologues, y transparaît très peu, même si on le trouve ici et là, comme on le repère par exemple dans l’Exposé du mythe valentinien (NH XI 2), où l’on peut lire (mais le texte, rappelons-le, est passablement corrompu) : « Or […. (la) Triacon]tade des [éons……] (Sophia) [enf]ante des…. [……..] se hâte d’entrer dans un(e) autre [………..] sort des [……][18]. »

Tout se passe donc comme si Plotin, dans sa réfutation de 33, avait voulu mettre côte à côte les deux formulations du drame cosmogonique qu’il avait pu, à un moment ou à un autre, avoir sous les yeux, celle de la tradition valentinienne — avec laquelle nous mettent directement en contact Irénée et les autres hérésiologues —, fondée sur des spéculations pythagoriciennes dans laquelle la chute liée à Sophia, techniquement désignée par le terme « σφάλμα », ressortit à des considérations arithmologiques ; puis celle de la tradition séthienne plus proche de Plotin, où la sortie éventuelle du Plérôme serait cette fois traduite par le terme νεῦσις, deux versions également inadmissibles pour lui, dans la mesure où toutes deux introduisent un élément de drame dans la formation du cosmos et impliquent une forme de décrochage ou de rupture au sein du déploiement ordonné des êtres. Or s’il y a dissonance et rupture là où règnent les principes, c’est que le mal, d’une certaine façon, y séjourne déjà et s’avoue ainsi la source des maux d’ici-bas, hypothèse que Plotin ne peut accepter sous aucun prétexte. Puis, autre conséquence fâcheuse de la rupture, la valeur même du monde sensible, qui est son résultat, ne peut plus être défendue adéquatement, et l’on n’aurait dès lors plus rien à objecter à la dissolution du monde prédite et attendue par les gnostiques. Que l’Âme-Sophia, voire une puissance issue d’elle, chute ou s’incline, et se perd par là, fût-ce momentanément, l’assise intelligible et la connexion naturelle de ce qui a chuté avec les divinités d’en haut. En opposition à cela, la seule solution pour Plotin est de soutenir qu’elle ne descend point — du reste, notre âme individuelle elle-même ne descend pas entièrement non plus, gardant ainsi toujours vivant son lien avec le divin[19] ! —, mais se contente d’illuminer à distance ce qui, sis tout en bas, bénéficie ainsi de son intervention. Si Plotin ne se préoccupe aucunement dans son exposé des éventuelles nuances de sens entre « σφάλμα » et « νεῦσις », c’est qu’à ses yeux, eu égard à cette inacceptable « tragédie des terreurs (τῆς τραγῳδίας τῶν φοβερῶν) » (33 (II 9), 13, 7) qu’incarne la cosmogonie gnostique, les deux termes se valent l’un l’autre.

II. Pourquoi, après le traité 33, la spéculation de 34 Sur les nombres ?

Dans ces conditions, on peut se demander si l’on s’est suffisamment interrogé sur la place très particulière qu’occupe le traité 34, Περὶ ἀριθμῶν, dans l’ensemble de l’oeuvre de Plotin, seul écrit de tout le corpus à prendre expressément les nombres pour objet. Le problème a bien sûr été évoqué ici et là[20], mais jamais, à notre connaissance, véritablement exploré en tant que tel. Or, il convient de se demander non pas simplement pourquoi Plotin entreprit un jour de rédiger un traité sur les nombres, mais pourquoi il l’entreprit précisément à ce moment, c’est-à-dire à l’issue de la contre-attaque de 33 — traité dans son genre lui aussi unique. En d’autres termes, qu’est-ce qui, récusé explicitement en 33, pouvait trouver une heureuse contrepartie dans l’arithmologie de 34 ?

À dire vrai, la réflexion sur sphalma et neusis nous a déjà mis sur la piste de ce lien éventuel entre les deux traités. Plotin, on l’a observé, plaide en 33 pour une cosmogonie sans heurts. Or, qu’est-ce qui, mieux que les nombres, pourrait se porter garant de l’ordre qui, prévalant dans l’intelligible, bénéficierait également au sensible ? L’arithmologie dont il s’agit ne sera évidemment plus celle, accidentée, entrevue par le pythagorisme gnostique, mais celle au contraire réglée sur le nombre véritable ou essentiel, dont Platon lui-même transmit l’héritage : « Le nombre essentiel, nous dit en effet Plotin, est celui qui d’une part est un aspect des formes et les co-engendre, et qui d’autre part est à titre premier dans l’Être et avec l’Être et antérieurement aux êtres. En lui, les êtres ont leur fondement, leur source, leur racine et leur principe » (34 [VI 6] 9, 35-39). Et c’est bien en fonction de la présence en lui de ce nombre structurant qu’est le nombre essentiel, que Plotin pourra soutenir que « rien ne fait sortir (ἐξίστησι) l’être [intelligible] de lui-même, [que] rien ne le détourne (τρέπει) ni ne le dévie (παρακινεῖ) » (18, 36-37), et c’est pourquoi aussi, même au niveau du monde sensible, le nombre des êtres ne sera pas livré au hasard : « […] si le nombre n’était qu’un aspect aperçu en eux lorsque ce qui dénombre se meut autant de fois qu’il y a d’êtres nombrables, c’est en vertu du hasard (συντυχίαν) et non pas en vertu d’un dessein (πρόθεσιν) que les êtres seraient aussi nombreux qu’ils sont. Si donc leur quantité n’est pas l’effet du hasard, le nombre, parce qu’il précède, est cause de leur quantité » (10, 9-13). À l’arithmologie de type analogique, qui tire des conséquences cosmogoniques de certaines propriétés des nombres — procédé que Plotin attribue d’ailleurs expressément aux Pythagoriciens dans le traité 34[21] —, il convient donc d’opposer une arithmologie eidétique, liant étroitement la métaphysique de l’Idée au Nombre véritable (ou essentiel) platonicien.

Plus symptomatique encore, on peut constater que le début du traité 34 prolonge le désaveu formel de la cosmogonie gnostique prononcé en 33, comme en témoigne la résurgence, dès le chapitre 1, du schème de l’inclinaison combattu précédemment. Plotin y déclare en effet :

De fait, est multiple toute chose qui, incapable de s’incliner (νεύειν)[22] vers soi-même, s’écoule et s’étend en s’éparpillant ; si elle est totalement privée de l’un dans cet écoulement, elle devient une multiplicité dans laquelle ce qui unit l’une à l’autre ses parties n’existe plus[23] ; et si, dans cet écoulement perpétuel, quelque chose en vient à s’arrêter, une grandeur naît. — Mais qu’y a-t-il de redoutable dans la grandeur ? — Si on s’en apercevait (ᾐσθάνετο), ce serait redoutable ; car l’on s’apercevrait que l’on sort de soi et que l’on s’écarte au loin. En effet, chaque être cherche non pas un autre, mais soi-même, mais l’avancée vers l’extérieur est vanité ou nécessité (μάταιος ἢ ἀναγκαία). De fait, chaque être existe davantage, non lorsqu’il est devenu multiple ou grand, mais lorsqu’il s’appartient. Et s’appartenir revient à s’être incliné (νενευκός) vers soi-même. En effet, le désir (ἔφεσις) pour le grand de cette sorte (τὸ οὕτως μέγα) est le fait de qui ignore ce qui est réellement grand (τὸ ὄντως μέγα) et s’efforce non vers où il faut, mais vers l’extérieur. Tandis qu’aller vers soi consistait à aller vers l’intérieur.

34 [VI 6], 1, 4-16

Est-il possible de reconnaître dans ces dernières lignes une condamnation catégorique de la sortie hors du Plérôme de Sophia (ou tout au moins d’une entité issue d’elle), car c’est bien elle qui, en tant qu’être percevant ou conscient (33 [II 9], 4, 11, 13, 17 ; 10, 20), décide[24] de quitter sa place et de troubler l’ordre du Plérôme. La référence à l’inclinaison ne peut guère laisser de doute ici. Cette manière-là d’être grand correspond en effet au désir d’autonomisation de Sophia, dont le résultat est soit l’émergence de la matière et la formation du cosmos, soit encore la formation du cosmos lui-même, mais à partir d’une obscurité préexistante que l’Âme va éclairer puis informer. Il suffit d’ailleurs de comparer ce texte avec la description des errements de Sophia fournie par Irénée pour confirmer le caractère gnostique de l’analyse entreprise par Plotin :

Mais le dernier et le plus jeune Éon de la Dodécade émise par l’Homme et l’Église, c’est-à-dire Sagesse, bondit violemment et subit une passion en dehors de l’étreinte de son conjoint Thelètos. Cette passion avait pris naissance aux alentours de l’intellect et de la Vérité, mais elle se concentra en cet Éon, qui en fut altéré (παρατραπέντα) : sous couvert d’amour, c’était de l’audace (τόλμῃ), parce qu’il n’était pas, comme l’Intellect, uni au Père parfait. Cette passion consista en une recherche du Père, car il voulut (ἤθελε), comme ils le disent, comprendre la Grandeur du Père (μέγεθος αὐτοῦ) ; mais comme il ne le pouvait, du fait même qu’il s’attaquait à l’impossible, il se trouva dans un état de lutte d’une extrême violence, à cause de la Grandeur (μέγεθος) de l’Abîme, de l’inaccessibilité du Père et de son amour pour lui. Comme il s’étendait toujours plus vers l’avant (ἐκτεινόμενον ἀεὶ ἐπὶ τὸ πρόσθεν), il allait finalement être englouti par la douceur du Père et se dissoudre dans l’universelle Substance, s’il n’avait rencontré la Puissance qui consolide les Éons et les garde en dehors de la Grandeur inexprimable (τοῦ ἀρρέτου Μεγέθους). À cette Puissance ils donnent le nom de Limite. Par elle, donc, l’Éon en question fut retenu et consolidé ; ayant fait à grand-peine retour sur lui-même et persuadé désormais que le Père est incompréhensible, il déposa, sous le coup de l’admiration, son « Enthymésis » antérieure avec la passion survenue en celle-ci[25].

La suite du récit d’Irénée nous renseigne d’ailleurs sur le destin de cette Enthymésis, qui fut bannie du Plérôme : « C’est par cette Limite, disent-ils, que Sagesse fut purifiée, consolidée et réintégrée dans sa syzygie. Car, lorsqu’eut été séparé d’elle son Enthymésis avec la passion survenue en celle-ci, elle-même demeura à l’intérieur du Plérôme ; mais son Enthymésis, avec la passion qui lui était inhérente, fut séparée, crucifiée et expulsée du Plérôme par Limite[26] ».

À notre connaissance, cet extrait d’Irénée est le seul texte antique à mettre en rapport deux types de grandeurs, l’une intérieure et comme intensive, l’autre extérieure et comme extensive, opposition entre la bonne et la mauvaise grandeur repérable également dans le traité 34. Il fait aussi état d’une déviation ou d’une altération au sein de Sophia (παρατραπέντα), qui est exactement le genre d’accident que Plotin, on vient de le voir, ne peut admettre au sein de l’intelligible : « rien ne le distend, rien ne le détourne (τρέπειν) ni ne le dévie » (34 [VI 6], 18, 36-37). Et c’est sur cette base, on le sait, que Plotin va placer les gnostiques devant un dilemme décisif. Ou bien la décision ou le désir de Sophia est quelque chose de conforme à la nature, et alors il n’y aurait jamais lieu de critiquer le monde, fruit de cette décision conforme à l’ordre des choses ; ou bien cette décision n’était pas conforme à la nature, et par conséquent les maux dont on incrimine le monde proviennent en fait d’une déviation qui serait intervenue au niveau des réalités intelligibles par l’intermédiaire de Sophia, c’est-à-dire au sein du Plérôme, hypothèse bien sûr irrecevable.

C’est donc ce danger que Plotin, juste avant le traité 34, signalait au chapitre 12 du traité 33 :

Car leur « illumination en direction de l’obscurité », une fois examinée à fond, fera reconnaître les véritables causes du monde. En effet, pourquoi fallait-il illuminer, s’il ne le fallait pas absolument ? Car la nécessité était ou bien conforme avec la nature, ou bien contraire à la nature. Mais si elle était en conformité avec la nature, il en est toujours ainsi. Et si elle était contraire à la nature, le contre-nature existera aussi au sein des entités de là-bas, et les maux seront situés avant ce monde-ci, et ce ne sera pas le monde qui est cause des maux, mais les réalités de là-bas pour celui-ci, et les maux ne viendraient pas à l’âme d’ici, mais de l’âme vers ici. Et le raisonnement se poursuivra en reportant la responsabilité du monde comme [cause du mal] sur les entités premières.

33 [II 9], 12, 30-39

Aux yeux de Plotin, l’Âme-Sophia gnostique serait par conséquent fautive dans tous les cas de figure, soit qu’elle se contente d’illuminer l’obscurité préexistante, soit qu’elle produise elle-même cette obscurité pour ensuite l’éclairer :

Car ils disent que l’âme qui s’est inclinée a vu et a éclairé une obscurité déjà existante. D’où, par conséquent, cette obscurité est-elle venue ? S’ils doivent répondre que l’âme la produit en s’inclinant, il est évident qu’il n’existait pas là où elle put s’incliner, et que cette obscurité n’est pas non plus la cause de cette inclinaison, mais que c’est la nature même de l’âme qui l’est. Or cela est la même chose que de s’en remettre à des nécessités introduites antérieurement ; de sorte que la cause s’en trouve reportée sur les entités premières.

33 [II 9], 12, 39-44

À l’opposé de cela, Plotin insiste dans le traité 34 sur le fait que pour un être conscient — et c’est justement le cas de Sophia —, la sortie vers l’extérieur ne peut être que vanité d’un côté, ou nécessité de l’autre : « l’avancée vers l’extérieur est vanité ou nécessité (μάταιος ἢ ἀναγκαία) » (34 [VI 6], 1, 11-12). Si cette sortie était nécessaire, elle ne peut être jugée mauvaise sans faire refluer la cause du mal sur les principes, comme Plotin venait tout juste de le professer en 33. Mais l’hypothèse d’une action arbitraire émanant d’en haut fut énergiquement déboutée dans le traité 33, étant entendu que les réalités intelligibles oeuvrent selon le nécessaire (par exemple 3, 11-12 : « il est nécessaire que toutes les choses soient à la suite les unes des autres et toujours, et qu’engendrées, les autres choses[27] le soient, parce qu’elles tiennent leur être des autres » ; ou 9, 23 : « [les dieux] conduisent toutes choses en ordre du début à la fin »). Avec l’alternative, reformulée au début du traité 34, entre une nécessité mauvaise ou une initiative vaine[28], l’on serait donc bien toujours dans le prolongement de la problématique du traité 33[29].

Comme nous avons tenté de le montrer ailleurs[30], la solution plotinienne au problème de l’origine de la matière et du mal s’avère fort différente de celle des gnostiques qui se trouve critiquée en 33. Le mal-matière est pour Plotin le résultat d’une échappée de l’infinité qui, coulant depuis l’intelligible, fuit vers le bas. Cette échappée de l’illimité (ἀπειρία) constitue un processus tout à la fois naturel et nécessaire, un phénomène absolument neutre. Le rôle des réalités divines, et plus spécifiquement de l’Âme, consiste en fait à limiter et à contenir les effets négatifs de cet éparpillement collatéral de l’infinité. Le rôle des divinités est donc exclusivement positif. Or tel est très exactement, en opposition à la thèse gnostique exposée en 33, l’enseignement propre du traité 34, qui souligne que « cet infini fuit quant à lui la forme du fini, mais qu’il est attrapé en ayant été enveloppé de l’extérieur » (3, 15-16). Il s’agit là d’une doctrine très remarquable, qui reprend librement l’encerclement du devenir du monde par l’Âme du monde qu’évoquait Platon dans le Timée (34 b 3). Le premier avantage de cette doctrine est que, enveloppé extérieurement, l’infini demeure l’infini qu’il est en lui-même, sa nature intrinsèque demeurant la même qu’à l’origine, et qu’il peut dès lors continuer à jouer, à l’intérieur du monde, le rôle d’un opposant réel à la limite et à la forme, opposition qui s’affiche au chapitre 14 du traité 51 (I 8), et qui était annoncée plus tôt dans le même traité par la formule selon laquelle « les principes sont doubles, l’un des maux, l’autre des biens » (ἀρχαὶ γὰρ ἄμφω, ἡ μὲν κακῶν, ἠ δὲ ἀγαθῶν) (6, 33-34). Le mal-infini-matière est ainsi une enclave dans l’être, un ennemi situé à l’intérieur même de la totalité de l’être, un contre-principe rebelle oui, mais en même temps soumis à l’être : soumis, parce qu’il demeure inclus dans les limites de l’être qui reste une totalité bonne ; rebelle néanmoins, parce qu’il persiste à oeuvrer activement contre l’être et parce que sa nature d’infini, opposée à celle de la forme et de la limite, reste inchangée et indomptée, telle celle du prisonnier qui, couvert de chaînes et donc enveloppé de l’extérieur lui aussi[31], représente un danger permanent.

Dans de telles circonstances, l’on comprend que la critique orchestrée en 33 contre la chute et l’inclinaison de l’âme puisse trouver son complément naturel dans la contre-arithmologie platonicienne du traité 34, laquelle s’oppose en bloc à l’arithmologie analogique de type pythagorico-gnostique. Les deux cosmogonies, certes, font usage des nombres, mais le nombre est dans un cas prétexte au défaut et à l’accidentalité, tandis qu’il est, dans l’autre, le fondement et le garant de la régularité. Opposant ainsi une arithmologie à une autre, Plotin montrait par le fait même que les doctrines pythagoriciennes étaient susceptibles d’une autre exégèse que celle que pratiquaient les gnostiques, et surtout plus fidèle, selon lui, au véritable enseignement platonicien.