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Le rasoir de Kant est un recueil d’essais écrits entre 1999 et 2003, qui contient l’article donnant le nom à l’ouvrage, paru dans Philosophiques en 2001[1]. Dans l’introduction, j’insiste sur la modestie de ses ambitions. Je dis que je ne propose aucune théorie nouvelle et que je ne tente même pas de donner un caractère systématique à l’ensemble de mes analyses, qui tournent autour des thèmes du naturalisme et de la normativité. Mais une page plus loin, je me permets de déclarer qu’il faut rejeter l’alternative qui nous est proposée aujourd’hui, de façon de plus en plus en plus insistante dans certains secteurs de la philosophie : ou bien le réductionnisme naturaliste ou bien le réductionnisme normatif. J’ajoute, pour donner un caractère frappant à mon propos, que je rejette le « tout naturel » et le « tout normatif ». C’est une formule malheureuse que je regrette aujourd’hui, car elle ne donne pas une idée correcte de ce qui suit (à ma décharge, je pourrais dire qu’il y a peu de chances de trouver des lecteurs en France si on ne fait pas ce genre de déclaration pompeuse, en philosophie tout au moins). En fait, je ne critique pas le « naturalisme » en général (expression fourre-tout qui veut dire trop de choses différentes pour être discutable) mais seulement certaines thèses particulières dites « naturalistes ».

J’exprime surtout mon insatisfaction à l’égard des explications évolutionnistes appliquées aux phénomènes dits « psychologiques », « sociaux » ou « moraux » sans contester aucunement leur pertinence pour d’autres phénomènes (les caractères physiques des espèces naturelles, etc.) Ce que ces explications proposent, en gros, c’est un schéma de type contrefactuel. Dans le cas des comportements dits « moraux », elles disent : « Si les groupes humains n’avaient pas accordé d’importance à la morale, ils n’auraient pas connu le succès reproductif qui est le leur. »

Il y a toutes sortes de raisons épistémologiques de douter de la validité de ces raisonnements rétrospectifs. Entre autres, il n’existe aucune trace des groupes « immoraux » qui sont supposés ne pas avoir « survécu ». En fait, ce genre d’explication est affaiblie du fait qu’elle ne peut pas être étayée par une histoire documentée du processus de sélection ou quelque chose qui y ressemble.

Je conteste aussi une autre manifestation du « naturalisme » très populaire aujourd’hui : la réduction des phénomènes sociaux ou moraux à des phénomènes psychologiques supposés être plus « kacher » du point de vue d’une ontologie physicaliste.

Lorsque je passe à l’analyse de la normativité, le ton est différent, nettement moins critique. En fait, je ne cherche pas à nier le bien fondé du normativisme (s’il existe quelque chose d’assez unifié qui puisse être appelé ainsi), mais à apporter une contribution à notre compréhension de la normativité, en clarifiant certaines divisions (entre le raisonnable et le rationnel, le normatif et l’évaluatif, etc.), certains principes (la charité interprétative, « devoir » implique « pouvoir », etc.) et certains phénomènes dits d’« irrationalité motivée » (prendre ses désirs pour des réalités, nier l’évidence, agir contre son meilleur jugement, etc.)

Cette asymétrie se reflète dans le style, mais aussi dans la structure du livre. Il contient cinq essais à vocation plutôt constructive sur la normativité et trois essais à visée plutôt polémique sur ce naturalisme au sens étroit dont j’ai parlé.

Sarah Stroud, Charles Larmore et Pierre Livet, qui ont eu la générosité d’accepter d’écrire un commentaire, ne s’y sont pas trompés. Ils se sont surtout intéressés aux essais que j’appelle « constructifs » en priorité, même si Pierre Livet a également proposé une critique, très pertinente comme d’habitude, de ma façon de présenter la psychologie évolutionniste. Ce sont ces essais que je vais présenter très rapidement, dans l’état où ils se trouvent dans le livre. Je réserve mes projets d’amendement au chapitre des réponses à mes critiques.

  1. Le raisonnable peut justifier (au sens de « donner des raisons pour »), le rationnel, alors que le rationnel ne peut pas justifier le raisonnable. Qu’est-ce que cela veut dire ? Pour la plupart des philosophes qui s’intéressent à la question, la distinction entre le rationnel et le raisonnable appartient au langage quotidien. Nous n’avons, normalement, aucune difficulté à comprendre un énoncé tel que : « leur proposition était parfaitement rationnelle étant donné leur position de force, mais elle n’en était pas moins déraisonnable, scandaleuse même ». Le rationnel est généralement placé du côté de la maximisation des avantages personnels, du calcul des fins et des moyens ; le raisonnable du côté du respect de certaines normes de cohérence, de justice ou d’équité (impartialité ; traitement similaire des cas similaires, etc.). Je défends l’idée que le raisonnable peut jouer le rôle d’un principe de justification de rang supérieur (un « méta-principe », si on veut) qui permet de sélectionner les justifications de rang inférieur, les justifications rationnelles, entre autres. Il peut arriver que, placés du point de vue du raisonnable, nous en venions à accorder une certaine importance au rationnel, mais cela n’est pas nécessairement le cas. Il est parfois impossible de trouver une justification raisonnable à nos actions rationnelles. Finalement, il apparaît que le raisonnable est un principe de justification plus général que le rationnel. C’est pour cette raison que le raisonnable peut justifier le rationnel, alors que le rationnel ne peut pas justifier le raisonnable.

  2. Il ne faut pas exagérer la portée ou les pouvoirs du principe dit de « charité interprétative » qui recommande de ne pas attribuer trop de croyances illogiques ou irrationnelles à soi-même ou à autrui. Certains philosophes semblent penser que ce principe pourrait bien être une sorte de remède universel aux maux de la philosophie de l’esprit ou de l’action. Le principe de charité permettrait, entre autres, de résoudre le problème de la sous-détermination observationnelle des attributions d’états mentaux (c’est-à-dire, de répondre à la question : qu’est-ce qui nous autorise à attribuer tels ou tels désirs ou telles ou telles croyances à nous-mêmes ou à autrui ?), ou de donner une signification aux cas centraux d’irrationalité motivée (prendre ses désirs pour des réalités, nier l’évidence, mentir à soi-même, agir à l’encontre de son meilleur jugement, etc.) En réalité, aucune des versions du principe de charité ne permet de résoudre le problème de la sous-détermination observationnelle des attributions d’états mentaux. Le principe permet d’exclure toutes les attributions de croyances qui ne respectent pas le principe, mais il ne permet pas de départager deux attributions de croyances en conflit qui respectent également le principe. D’autre part, le principe de charité dans ses versions fortes exclut la possibilité de l’irrationalité motivée. Par conséquent, si on croit à la possibilité de l’irrationalité motivée, on ne peut pas endosser une version forte du principe de charité.

  3. Les philosophes ont toujours eu du mal à définir la rationalité. Mais ils n’ont jamais été avares d’exemples d’irrationalité. Parmi ces exemples, la faiblesse de la volonté, comprise comme action intentionnelle allant à l’encontre du meilleur jugement de l’agent, est considérée comme l’un des plus frappants : si on est rationnel, on ne peut pas agir intentionnellement contre son meilleur jugement Je me range aux côtés des quelques (rares) philosophes pour qui la faiblesse de la volonté n’est pas toujours ou pas nécessairement irrationnelle. La force de volonté n’est pas toujours une vertu et la faiblesse de volonté n’est pas toujours un vice. Lorsque les projets d’un agent sont mauvais (moralement répugnants ou irrationnels), il est bon (moralement appréciable ou rationnel) que sa volonté soit faible, afin qu’il ne puisse pas les réaliser.

  4. Certains philosophes considèrent que le principe ou, plus exactement, la méta-norme « Devoir implique pouvoir » est inattaquable. En vertu de quoi exactement ? De l’existence d’une relation « analytique », « logique », ou « conceptuelle » entre les termes « devoir » et « pouvoir » ? Mais s’il existait une relation de ce genre, une phrase telle que « Un débiteur a le devoir de rembourser ses dettes même s’il n’en a pas le pouvoir » serait dépourvue de sens, ce qui n’est évidemment pas le cas. Ce qui donne à la maxime « devoir implique pouvoir » son caractère inattaquable, c’est plutôt, à mon avis, qu’elle est fondée sur un principe moral auquel nous ne sommes pas prêts à renoncer, un principe que j’appelle d’« humanité », lequel nous recommande de ne pas formuler des normes exigeantes au point d’être cruelles ou inhumaines. « Devoir implique pouvoir » n’est pas la seule méta-norme qui puisse servir de critère de sélection des normes. Il en existe au moins une autre qui, me semble-t-il, n’a pas reçu le degré d’attention qu’elle méritait. Il est permis de dire que c’est à elle que Kant fait référence lorsqu’il écrit : « Un commandement ordonnant à chacun de chercher à se rendre heureux serait une sottise ; car on n’ordonne jamais à quelqu’un ce qu’il veut déjà inévitablement de lui-même ». Cette méta-norme semble exclure la possibilité de normes qui nous obligeraient à chercher à obtenir ce que nous voulons de toute façon et de normes dérivées qui nous interdiraient de chercher à obtenir ce que nous ne voulons en aucun cas. C’est elle que j’appelle « rasoir de Kant ». À la différence de « Devoir implique pouvoir », cette méta-norme n’est pas justifiée par un principe d’humanité, mais par un principe de parcimonie, lequel nous demande d’éliminer les normes superflues. Je défends l’idée que ces deux grands principes de sélection des normes, humanité et parcimonie, peuvent entrer en conflit. J’essaie aussi d’expliquer le fait que nos théories morales sont souvent instables en invoquant l’existence de ce conflit entre principe d’humanité et principe de parcimonie.

  5. Certains philosophes ne voient aucun inconvénient à utiliser indifféremment les termes « norme » et « valeur » ou « normatif » et « évaluatif ». Pour eux, ces expressions sont quasi-synonymes. Elles appartiennent à la même famille : celle des expressions qui nous disent ce qui doit être par opposition à celles qui nous disent ce qui est.

Il existe pourtant toutes sortes de raisons de séparer nettement les énoncés normatifs d’une part et les énoncés évaluatifs de l’autre. J’en ai recensé un certain nombre et ajouté d’autres qui, je crois, n’avaient pas été proposées jusqu’à présent. Voici la liste.

  1. Forme. Les énoncés évaluatifs contiennent des prédicats spécifiques qu’on peut appeler « appréciatifs » ou « dépréciatifs » (« bien », « mal », « beau », « laid », « meilleur », « pire », « honnête », « honteux », « généreux », « crapuleux », « hideux », « harmonieux », etc.) ; les énoncés normatifs contiennent des expressions déontiques (« obligatoire », « permis », « interdit »).

  2. Degrés. Les prédications évaluatives admettent des degrés. Les prédications normatives n’en admettent pas. On peut dire que les crimes du tueur de vieilles dames du 18e arrondissement sont « de plus en plus crapuleux » mais pas « de plus en plus interdits ».

  3. Minces/épais : Les prédicats évaluatifs se divisent en « minces » ou sans composante descriptive (« bien », « mal », « meilleur », « pire », etc.) et « épais » ou à composante descriptive (« répugnant », « dégoûtant », « dangereux », « honnête », « courageux », « effrayant », etc.). Il n’existe pas de division de ce genre en ce qui concerne les prédicats normatifs. Il y a des prédicats normatifs minces (« obligatoire », « permis », « interdit »), mais pas de prédicats normatifs épais.

  4. Émotions. Il peut exister entre certains prédicats évaluatifs (« effrayant », « dégoûtant », etc.) et certains termes d’émotions (peur, dégoût, etc.) une relation de dépendance logique qui n’a pas d’équivalent dans le cas des termes normatifs.

  5. Prédicats/opérateurs. Les expressions déontiques telles que « être obligatoire », « être permis », « être interdit » peuvent être traitées comme des prédicats qui renvoient à des propriétés (« Fumer dans le métro est interdit ») ou comme des sortes d’opérateurs qui portent sur des phases (« Il est interdit de fumer dans le métro »). Les expressions évaluatives comme « être généreux », « être crapuleux » doivent être traitées comme des prédicats qui renvoient à des propriétés.

  6. Domaine d’application. Le domaine d’application des prédicats normatifs est plus étroit que celui des prédicats évaluatifs. Les normatifs s’appliquent aux actions humaines intentionnelles exclusivement. Pour être complet, un énoncé normatif doit faire référence à un agent, spécifier un type d’action obligatoire, permise ou interdite, et des circonstances. L’action ne doit être ni nécessaire ni impossible. Les évaluatifs s’appliquent aux actions mais aussi aux croyances, aux émotions, au caractère, à certains objets ou événements naturels, bref, à toutes sortes de choses dont il ne dépend pas de nous qu’elles soient ou pas. De plus, les évaluatifs peuvent s’appliquer à ce qui est nécessaire ou impossible.

  7. Naturel/ non naturel. Il est parfaitement légitime de se demander si un prédicat évaluatif tel que « courageux » peut être entièrement réduit à une liste de traits descriptifs naturels (prise de risque, endurance, maîtrise face au danger, etc.), ou s’il ne vaut pas mieux se contenter de dire que « courageux » implique certains traits descriptifs naturels (pas toujours faciles à identifier d’ailleurs : comment définir « courage » reste une question ouverte). En revanche, la question de savoir si les prédicats normatifs sont réductibles à des traits descriptifs naturels ne semble pas avoir de signification précise.

  8. Direction d’ajustement. La direction d’ajustement des évaluatifs va de l’esprit au monde ; celle des normatifs du monde à l’esprit.

  9. Vrai/faux. À la différence des énoncés normatifs, les évaluatifs peuvent être réputés vrais ou faux.

  10. Justification. Les valeurs peuvent justifier les normes, mais les normes ne peuvent pas justifier les valeurs.

  11. Surérogation. Le cas des actions surérogatoires montre qu’il peut y avoir une bifurcation entre l’évaluatif et le normatif, en ce sens qu’une augmentation de la valeur d’une action n’entraîne pas nécessairement une augmentation concomitante de l’obligation de l’accomplir.

Personnellement, je privilégie le critère du domaine d’application (critère 6) : les normatifs s’appliquent ou, plus exactement, ne devraient s’appliquer en principe qu’aux actions humaines intentionnelles, c’est-à-dire à ce qui peut être objet de choix ou de volonté, à ce qui n’est ni nécessaire ni impossible. La portée des prédicats évaluatifs est plus large. Ils ne s’appliquent pas qu’aux actions et peuvent s’appliquer à ce qui est nécessaire ou impossible. Ce critère est, à mon avis, le plus riche de conséquences. Mais il est, comme tous les autres, exposé à différentes objections. J’essaie de montrer comment il est possible d’y répondre pour aboutir, finalement, à une distinction forte entre l’évaluatif et le normatif.