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Anne-Marie Bavoux est peintre, diplômée des Beaux-Arts et des Arts appliqués de Paris. Après avoir réalisé des fresques dans divers lieux de prière, elle rêve de peindre un chemin de croix. À la recherche d’un théologien pour écrire les commentaires appropriés à chaque tableau, elle s’adresse à Xavier Thévenot, salésien de don Bosco, auteur de nombreux ouvrages d’éthique et de spiritualité, dont le livre Avance en eau profonde ! (DDB) a reçu le Prix des Libraires religieux, en 1998. Ce travail commun d’un peintre et d’un théologien a donné le jour à un chemin de croix original de 23 stations, au lieu des 14 traditionnelles, qui offre « une méditation renouvelée des récits évangéliques de la Passion du Christ ».

Au moment d’entreprendre leur collaboration, les auteurs étaient conscients du défi qui les attendait, car ils savaient pertinemment que la pratique du chemin de croix pose à notre monde contemporain au moins trois questions fondamentales : « — L’existence même des “chemins de croix” ne constitue-t-elle pas un signe patent de l’attirance morbide du christianisme pour la souffrance ? — Le chemin de croix, en faisant contempler le Christ obéissant à la volonté de Dieu son Père jusqu’à la mort sur une croix, n’est-il pas une exhortation à se soumettre aveuglément à tout pouvoir religieux et politique ? — La méditation sur le don total que Jésus fait de lui-même au cours de sa Passion n’est-elle pas une incitation à un “oubli de soi” psychologiquement malsain, qui conduit le chrétien à sacrifier ses justes désirs à un Dieu dont la volonté lui apparaît souvent mystérieuse et même parfois arbitraire ? » (p. 10-11).

Les deux auteurs ont dû relire attentivement les évangiles pour lever ces objections. Une grande conviction de la foi chrétienne leur apparut devoir servir de fil conducteur, tant à l’expression picturale qu’à l’expression littéraire. Ainsi que le proclament expressément, à l’Eucharistie, les paroles prononcées avant la consécration : « Au moment d’être livré et d’entrer librement dans sa passion, Jésus prit le pain […] » (Prière eucharistique II), les auteurs se sont appliqués à montrer que « Jésus est la liberté même de Dieu qui se manifeste en notre chair d’homme. Sa marche vers le Calvaire, loin d’être le parcours d’un “héros” soumis à la Fatalité, est l’itinéraire d’un homme qui jusqu’à son dernier souffle se montre profondément libre » (p. 11).

Pourquoi alors proposer 23 stations pour le chemin de croix de Jésus, homme libre ? Les auteurs s’en expliquent assez longuement en introduction. En bref, disons que, si la première halte présente Jésus chassant les vendeurs du Temple et la dernière À Emmaüs, Jésus rompant le pain, c’est que les deux faces du mystère pascal, « celle ténébreuse de la Passion et celle lumineuse de la Résurrection » (p. 13) sont théologiquement inséparables. C’est encore parce qu’un chemin de croix est une catéchèse et non un mythe. Aussi, les premières stations cherchent-elles « à synthétiser les motifs qui ont conduit certaines autorités religieuses et politiques à arrêter et condamner à mort le Christ » (p. 15). C’est encore pour permettre à ceux et celles qui entreprendront ce chemin de croix de « prendre le temps » de vivre une expérience spirituelle et de rencontrer Dieu. On remarquera que les stations ne sont pas construites selon un unique modèle, afin de permettre à chacun d’inventer son itinéraire, selon les jours et les étapes de son existence.

Je trouve remarquable le petit livre d’Anne-Marie Bavoux et de Xavier Thévenot. À mon avis, rarement collaboration fut mieux réussie. Il y a beaucoup à découvrir dans l’observation des tableaux et à entendre sous les mots qui donnent accès à l’indicible de la souffrance et de la mort. Au silence de la peinture, la chair des textes prête le verbe. Au dynamisme et au mouvement qui animent l’oeuvre picturale, répond en contrepoint le souffle inspiré des citations évangéliques, des réflexions et des prières qui laissent poindre l’expérience de la souffrance humaine. Pour tirer le fruit spirituel de ce livre, il faut prendre le temps de contempler les scènes évangéliques et la mise en image de la Passion du Christ : certains coups de pinceau et certaines taches de couleur (sombres ou lumineuses) donnent à voir plus, sans doute, que la figuration recherchée par le peintre. Il vaut aussi la peine de découvrir la profondeur des textes, lourds de sens dans leur brièveté. La Passion du Christ ne place-t-elle pas à l’avant-plan la souffrance d’un corps de chair ? Comment, à certaines heures de la vie, ne pas vibrer à l’unisson des sentiments exprimés et faire sienne la « prière sur les chemins rocailleux », ou celle « dans l’accablement », ou celle dans la maladie, intitulée « J’ai peur », ou celle à « L’Esprit, torrent de Dieu » ?

À partir du livre, une vidéocassette a été réalisée par Pavol Dzivy aux Éditions Don Bosco (Paris). Les tableaux d’Anne-Marie Bavoux, dynamiques et colorés, s’enchaînent sur le petit écran, tandis que la voix de Didier Brocard prête vie aux textes évangéliques et à quelques-uns des commentaires de Xavier Thévenot. Une autre façon, très fructueuse, d’effectuer ce chemin de croix pour aujourd’hui, qui ne saurait laisser insensible quiconque prend bien conscience que la Passion du Christ ne fut pas un jeu scénique.