Corps de l’article

Introduction

1.1 Contexte

L’analyse des pratiques enseignantes – comprenant l’ensemble de pratiques professionnelles des enseignants et englobant les pratiques d’enseignement[1] (Marcel, Dupriez, Périsset-Bagnoud, & Tardif, 2007) – suscite un intérêt accru depuis une dizaine d’années. Cette situation a amené certains chercheurs (Maubant & Roger, 2008) à évoquer, non sans un brin de provocation, la possibilité - et le danger - de « dissoudre » les sciences de l’éducation dans l’analyse des pratiques. D’autres chercheurs considèrent plutôt que cette situation augure positivement quant à la richesse des débats théoriques et méthodologiques à venir (Kahn & Rey, 2008, p.14). Si on ne peut présumer du futur de ce domaine de recherche, on s’accorde généralement à situer son origine dans la « nouvelle épistémologie de la pratique professionnelle », celle de la « science-action », dont les avocats les plus influents ont probablement été D. Schön et C. Argyris (Gauthier & Mellouki, 2006; Tardif, Lessard, & Gauthier, 1998; Vanhulle & Lenoir, 2005). En reconnaissant la valeur des connaissances issues de l’action professionnelle, l’approche de la « science-action » a mis en place un nouveau « discours de la méthode » renversant le rapport de pouvoir symbolique traditionnel entre la démarche « théorique » et la démarche « pratique » de la connaissance du monde (Argyris, Putnam, & McLain Smith, 1985). Puisant son inspiration dans diverses théories de l’action élaborées en philosophie, psychologie, linguistique et sociologie à la fin du XIXième et au début du XXième siècle (Lhotellier & St-Arnaud, 1994), l’approche de la « science-action » a été particulièrement influencée par le pragmatisme de J. Dewey, en raison de son insistance sur la non-séparation entre le savoir de sens commun et le savoir scientifique (Cometti, 2010).

Dans la théorie de la « science-action », comme dans d’autres théories du « paradigme actionnel », la connaissance de l’action passe par la reconnaissance de l’intentionnalité du sujet agissant. Par conséquent, la question des « savoirs d’action » et de leur énonciation, c’est-à-dire de « la communication par des acteurs-énonciateurs d’énoncés relatifs à la génération de séquences actionnelles construites et considérées comme efficaces par eux-mêmes » (Barbier & Galatanu, 2004, p. 22) devient un enjeu théorique et méthodologique central.

S’immergeant à son tour dans ce paradigme actionnel, l’analyse des pratiques enseignantes s’est construite autour des deux préoccupations majeures : la formation et la recherche. En tant que stratégie de formation, l’analyse des pratiques consiste en une « large variété de dispositifs qui ont en commun de considérer les pratiques à la fois comme sujet de réflexion (à travers leur analyse) et but (conceptualiser les pratiques pour les améliorer) de la formation. Les pratiques des formés constituent donc le point de départ (ces pratiques peuvent être relatées, visionnées ou directement observées), le groupe de formation se donnant pour tâche de les analyser. Les chercheurs participent au travail d’analyse, jouent un rôle de formateur et, dans le même temps, se trouvent en position de repérer des éléments de connaissance des pratiques qu’ils pourront intégrer à leur recherche » (Bru, 2002, p. 66). Cette stratégie fait partie de « l’approche par compétences » de « 3e génération », qui a cours actuellement en formation des maîtres, et qui valorise à la fois l’apprentissage par l’expérience et la pratique réflexive incluant l’explicitation des théories personnelles (Guillemette & Gauthier, 2008). À l’instar de ce qui se passe dans d’autres milieux de travail et de formation, ce modèle, construit autour des concepts-clés de « compétence », « professionnalisation » et « réflexivité », conjugue les objectifs de l’amélioration des pratiques et du développement professionnel des praticiens (Blanchard-Laville & Fablet, 2000; Donnay & Charlier, 2006; Jorro, 2005; Paquay, Altet, Charlier, & Perrenoud, 2006; Wittorski, 2007). En tant que modalité de recherche, l’analyse des pratiques vise à « constituer un corps structuré de connaissances relatives aux pratiques enseignantes, rassembler et confronter des éléments de description, de compréhension et d’explication relatifs aux pratiques enseignantes » (Bru, 2002, p. 68). Dans cette optique, diverses approches théoriques et méthodologiques sont élaborées afin de rendre intelligible «  l’activité professionnelle située des enseignants (…) orientée par des fins, des buts, des normes » et « traduisant les savoirs, les procédés et les compétences -en-actes d’une personne en situation professionnelle» (Altet, Blanchard-Laville, & Bru, 2001, p. 14). La distinction, sinon la distanciation, des modèles descriptifs « de la pratique » et des modèles prescriptifs « pour la pratique » est ici mise de l’avant : il s’agit d’utiliser l’analyse de pratiques pour élaborer des modèles théoriques susceptibles de confrontation au plan de leurs assises théoriques et méthodologiques et de leurs résultats (Bru, 2002; Crahay, 2002).

Quelle que soit l’orientation privilégiée – formation ou recherche – les dispositifs d’analyse des pratiques consistent à amener les enseignants à produire des discours – oraux ou écrits – au sujet de leur action professionnelle. Ces dispositifs recourent de plus en plus souvent aux diverses méthodes de « rétrospection suscitée », qui permettent au sujet de commenter son activité après sa réalisation, habituellement en visionnant un enregistrement vidéo de celle-ci. Plusieurs de ces méthodes ont été élaborées dans le cadre des sciences du travail de tradition francophone - en ergonomie et en psychologie ergonomique - dans le but d’accéder à ce qui est « implicite dans l’activité réelle » (Clot, Faïta, Fernandez, & Scheller, 2000; Theureau, 2004; Vermersch, 2003). Ces méthodes et leurs cadres théoriques suscitent depuis une dizaine d’années un véritable engouement de la part des chercheurs s’intéressant aux pratiques enseignantes (Yvon & Saussez, 2010a).

Les approches théoriques et méthodologiques issues des sciences du travail peuvent compléter utilement des approches sociologiques ou pédagogiques de l’enseignement dans une perspective de recherche pluri-ou interdisciplinaire (Amigues, Félix, & Saujat, 2008; Yvon & Saussez, 2010b). Plusieurs équipes de recherche se sont engagées, d’ores et déjà, dans cette voie (Barbier & Galatanu, 2004; Goigoux, 2007; Vinatier & Altet, 2008). C’est dans une visée semblable que Lenoir et ses collègues, oeuvrant dans le cadre du CRIE et de la CRCIE, ont proposé d’enrichir le cadre conceptuel qu’ils ont élaboré pour analyser les pratiques d’enseignement en recourant à certains concepts de la psychologie ergonomique (Bouillier-Oudot, 2007; Lenoir, 2007; Lenoir et al., 2007). Parmi ceux-ci, le concept de « compétence incorporée » – avancé par J. Leplat qui est une figure majeure de la psychologie ergonomique française – joue un rôle particulier. En effet, il a été rapproché du concept d’habitus, central dans la théorie de la pratique élaborée par Bourdieu (1980, 1987, 1994) sur laquelle s’appuie le cadre conceptuel d’analyse des pratiques d’enseignement élaborée par les chercheurs de la CRCIE et du CRIE (Lenoir, 2007; Lenoir et al, 2007). Notons qu’un rapprochement semblable a également été proposé par Perrenoud (1994, 2001a, 2001b), qui a eu recours à la perspective développementale piagétienne pour décrire les savoir-faire professionnels des enseignants en tant que des « habitus »  compris comme l’ensemble de schèmes cognitifs d’un sujet. Toutefois, la question des implications méthodologiques d’un tel rapprochement a été peu abordée par les chercheurs. Or, comme dans la perspective théorique élaborée par Bourdieu, le concept d’habitus renvoie aux schèmes d’action et de perception qui fonctionnent sans recours à la conscience ni au discours d’explicitation, il a soulevé, de ce fait, de nombreuses questions quant à la possibilité et la pertinence d’accéder à ce qui est implicite dans les pratiques, surtout quant à la capacité d’un « agent » de réfléchir sur sa pratique (de Singly, 2002; Tupin & Dolz, 2008). On peut se demander si le rapprochement conceptuel entre les concepts d’habitus et de compétence incorporée permet de clarifier les aspects méthodologiques des dispositifs d’analyse des pratiques, notamment en ce qui concerne l’emploi des méthodes de rétrospection suscitée, élaborées en psychologie ergonomique et psychologie du travail dans la visée expresse d’aider les praticiens à expliciter l’implicite de leurs actions professionnelles, autrement dit, à exprimer ce qui n’est pas immédiatement accessible à la conscience du sujet agissant.

1.2 Objectifs

Dans cet article, nous proposons d’approfondir le rapprochement conceptuel entre les concepts d’habitus et de compétence incorporée dans une perspective complémentaire à celle proposée par Lenoir (2007) en situant le concept de compétence incorporée dans son cadre théorique de référence, i.e. la théorie psycho-ergonomique deLeplat. Tout d’abord, nous procédons à la comparaison des principaux traits constitutifs de ces deux concepts afin de mieux cerner la portée du rapprochement proposé. Ensuite, nous utilisons le résultat de cette analyse pour préciser l’idée de la « logique pratique » d’une part, et, d’autre part, pour réfléchir aux implications méthodologiques de ce rapprochement s’agissant des dispositifs d’analyse des pratiques recourant aux méthodes de rétrospection suscitée. Enfin, en conclusion, nous discutons des limites de l’interprétation proposée.

Soulignons que l’analyse proposée est nécessairement limitée, car nous sommes d’accord avec Lenoir lorsqu’il affirme que le concept d’habitus est « plus large et plus riche socialement et historiquement que celui de routines ou de compétences incorporées » (Ibid. p. 5). Étant donné la position centrale de ce concept dans l’oeuvre de Bourdieu, il est facile de s’en convaincre, ne serait-ce qu’au vu des débats et des commentaires souvent passionnés qu’il a suscités (Bouveresse & Roche, 2004; de Fornel & Ogien, 2011; Lahire, 1999; Robbins, 2000). Néanmoins, la réflexion que nous proposons s’inscrit dans la voie tracée par certains chercheurs qui mettent en garde contre le traitement réifié du concept d’habitus, à la façon d’une « boîte noire » (Corcuff, 1999), ou encore d’un simple « concept sensibilisant » (Cicourel, 2004, p. 163), « formulé dans un langage reposant sur cadre théorique qui ne requiert pas une observation directe de l’action ou des comportements sociaux ». Par ailleurs, tout en reconnaissant les mérites des approches psycho-ergonomiques, nous faisons nôtre cette recommandation formulée par Faïta (2003, p. 22), selon laquelle  il ne suffit pas simplement de « transposer à la sphère des activités enseignantes les acquis enregistrés en analyse du travail pour triompher de la difficulté à dire le travail enseignant ». Au contraire, il importe d’examiner dans quelle mesure « de tels emprunts méthodologiques et théoriques peuvent féconder la recherche pédagogique et sociologique concernant l’enseignement » et, pour ce faire, d’entreprendre « un examen minutieux et rigoureux des fondements de ces méthodes, de leurs forces et de leurs faiblesses ainsi que des implications de leur usage (Yvon & Saussez, 2010b, p. 1).

2. Habitus, compétences incorporées et « la logique pratique » 

Les origines et les caractéristiques du concept d’habitus et ses liens avec la pratique ont été analysés par Lenoir (2007) dans un document de réflexion citant abondamment les écrits de Bourdieu consacrés en premier lieu à sa théorique de la pratique (Bourdieu, 1980, 1987, 1994). Il y a proposé de recourir au concept d’habitus pour mieux comprendre la question du « rapport pratique à la pratique », soit celui de la « logique de la pratique » des enseignants, qui s’exprime par «des schèmes pratiques, opaques à eux-mêmes, sujets à varier selon la logique de la situation, le point de vue, presque toujours partiel, qu’elle impose » (Bourdieu, 1980, p. 26). Pour introduire le concept, Lenoir a choisi un extrait bien connu du livre « Le sens pratique » (Bourdieu, 1980, p. 88-89, loc cit. par Lenoir, 2007, pp.8-9) qui définit l’habitus en tant que :

conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement « réglées » et « régulières » sans être en rien le produit d’obéissance à des règles et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre.

Comme nous l’avons mentionné plus haut, Lenoir relève dans cet article la parenté du concept d’habitus avec celui des « compétences incorporées » qui sont « facilement accessibles, difficilement verbalisables, peu coûteuses sur le plan de la charge mentale, difficilement dissociables, très liées au contexte » et qui « s’expriment bien dans l’action, mais moins bien ou pas du tout par le discours » (Leplat, 1997, p. 141-142, loc cit. par Lenoir, 2007, p. 5-6).

Pour sa part, Leplat évoque le concept bourdieusien d’habitus dans ses articles consacrés à la question des compétences incorporées et des automatismes, en recourant à la même définition de l’habitus que celle utilisée par Y. Lenoir (Leplat, 1997, p. 144, voir aussi Leplat, 1995, 2005). Il y propose de considérer l’habitus comme une sorte particulière de compétence incorporée, manifestée dans « la vie pratique (…) tissée d’activités qui se déclenchent et se déroulent de manière adaptée aux circonstances, au sens où leurs résultats correspondent aux attentes de l’individu et plus généralement de la société, sans avoir fait l’objet d’une réflexion ou d’une planification préalable (Ibid., p. 143).

Pour analyser la portée conceptuelle de cette comparaison entre habitus et compétence incorporée, nous partons de la prémisse selon laquelle le concept de compétence incorporée ne peut être compris en dehors de son inscription dans un réseau conceptuel plus large, construit autour du concept de « compétence »[2], introduit en ergonomie et psychologie ergonomique pour « expliquer et non seulement décrire » les conduites dans les situations de travail (de Montmollin, 2001, p. 11). Il y a remplacé progressivement celui d’habileté cognitive, marquant l’évolution de l’analyse du travail du béhaviorisme vers le cognitivisme et la modélisation de l’activité « centrée sur la personne ». On peut suivre les traces de ce changement dans les écrits de Leplat et de ses collègues publiés dans les années 80 (Leplat, 1986, 1988; Leplat & Pailhous, 1981) qui conduisent finalement à l’adoption, par cet auteur, du concept de compétence en lieu et place de celui d’habileté cognitive dans son texte intitulé « Compétence et ergonomie » (1991). Considérant les deux termes comme équivalents, il y propose de caractériser la « compétence » en employant des termes similaires à ceux qu’il a utilisés antérieurement pour décrire l’habileté cognitive. Nous prenons ici cette équivalence pour acquise, mais respectons la terminologie des textes originaux de Leplat, dont trois sont consacrées spécifiquement à la problématique des compétences ou habiletés incorporées (1988, 1995, 2005)[3].

2.1 Habitus vs compétence incorporée : perspectives croisées

Considérant la définition et la théorisation de l’habitus retenue et discutée par Y. Lenoir, nous avançons que les principales caractéristiques de l’habitus identifiées par ce chercheur dans la théorie de Bourdieu sont les suivantes :

  • L’habitus est une structure structurée et « incorporée » de « schèmes » de perception, cognition et action;

Ces schèmes intériorisés sont :

  • le résultat de l’intériorisation des structures objectives ou pratiques sociales;

  • de l’ordre de la logique « pratique »;

  • inconscients, tacites, implicites.

De plus, ils sont

structurants, c’est-à-dire génératifs des « pratiques extériorisées » qui consistent en conduites

  • finalisées;

  • adaptatives;

  • économiques et optimales.

Dans les sections suivantes, nous passons en revue ces huit caractéristiques principales en les comparant à celles du couple conceptuel « compétence/compétence incorporée » élaborées dans la perspective de la psychologie ergonomique représentée ici par la théorie de J. Leplat.

2.1.1 Structure intériorisée et incorporée des schèmes

Dans la théorie de la pratique de Bourdieu, l’habitus est une  structure structurée intériorisée et « incorporée » de schèmes de pensée, de perception et d’action, appelés soit « schèmes informationnels ou interprétatifs », soit « schèmes moteurs » ou « automatismes corporels ». Dans la perspective psycho-ergonomique, c’est le concept de compétence qui correspond à « la face interne » de l’activité, constituant un « système abstrait sous-tendant la performance » (Leplat, 2001, p. 43). Il décrit les « structures intériorisées » acquises et mises en oeuvre dans le travail et centrées sur le « savoir comment » et non pas seulement sur le « savoir que », ce qui met de l’avant les liens indissociables entre l’action, la perception et la cognition. Pour préciser le caractère hiérarchisé des ensembles des compétences, J. Leplat s’est appuyé sur les théories développementales de Piaget et de Bruner (1970), mais surtout sur la théorie de l’activité de Leontiev (1975)[4] et a proposé qu’une « compétence » constitue un ensemble coordonné de schèmes structurés de façon hiérarchique qui « s’emboîtent les unes dans les autres ». L’élaboration d’une telle structure passe par « l’incorporation d’unités préalablement acquises dans une unité plus large qui deviendrait elle-même ultérieurement l’unité élémentaire d’une unité supérieure », affirme ainsi ce chercheur (1988, p. 155). La compétence incorporée fait donc toujours partie d’un ensemble progressivement structuré et stabilisé « de savoirs et de savoir-faire, de conduites-types, de procédures-standard, de types de raisonnement que l’on peut mettre en oeuvre sans apprentissage nouveau » (de Montmollin, 2001, p. 1).

2.1.2 Schèmes résultants de l’intériorisation des structures objectives ou des pratiques

Bourdieu conçoit la genèse de l’habitus est décrite en tant qu’intériorisation progressive des « structures objectives du premier ordre », des « pratiques sociales », des « structures sociales » (Lenoir, 2007, p. 15). Il s’agit d’un ensemble de dispositions sociales « acquises par la socialisation avant tout primaire (au sein de la famille, du milieu immédiat et de l’école) » (Ibid,). Ce processus de « socialisation », d’« acculturation », d’« inculcation » ou d’« acquisition progressive » des structures objectives, qui constituent l’héritage culturel – résultat objectivé de l’histoire des générations antérieures dans une culture donnée – s’effectue « en accord avec l’idéologie sociale dominante » (Ibid, p. 9). Y. Lenoir souligne la filiation durkheimienne de l’idée du processus éducatif en tant que « socialisation méthodique  de la jeune génération ». Cette « socialisation primaire » conduit à la formation des habitus « primaires »,  inculqués depuis la naissance qui, en interagissant avec l’habitus professionnel, acquis durant leur formation et au contact des enseignants en exercice, détermineraient dès lors fortement leurs pratiques d’enseignement » (Ibid, p. 15).

Dans la perspective psycho-ergonomique, l’hypothèse du caractère acquis des compétences est essentielle. Elle conduit à étudier les mécanismes de l’apprentissage mis en oeuvre et distingués en fonction de l’intention d’apprendre (apprentissage intentionnel ou implicite) et des caractéristiques des situations d’apprentissage (formelle ou informelle). On s’y intéresse notamment à l’apprentissage par l’action, i.e. par l’exercice répétitif et prolongé d’une tâche (ang. practice), se traduisant par l’universalité de « la loi de la pratique » (Newell & Rosenbloom, 1980), à l’apprentissage intentionnel par imitation ou par observation, celui qui s’effectue par « essais et erreurs », ou par la « procéduralisation » des connaissances déclaratives sur l’action transmises verbalement au sein des groupes de travail ou dans des situations d’enseignement formel.

Les « compétences incorporées » appelées aussi « automatismes » constituent dans cette perspective le stade avancé du développement des compétences, qu’il s’agisse de multiples automatismes qui jalonnent la vie quotidienne ou des automatismes acquis et mis en oeuvre dans le travail. Leur apparition renseigne sur les transformations de la structure de la compétence, que J. Leplat explique en recourant notamment à la théorie de l’activité de Leontiev (1975), qui décrit la structure cognitive de l’activité en termes d’une hiérarchie d’« actions » et d’« opérations ». Les actions correspondent aux « processus soumis à la représentation du résultat qui doit être atteint, c’est-à-dire un processus soumis à un but conscient » (Leontiev, 1975, p. 113). Elles sont susceptibles de transformation progressive en opérations, à la suite de l’incorporation (englobement, emboîtement) d’une action dans une autre. Ce faisant, les actions « perdent » leur caractère conscient et deviennent des automatismes, dont plusieurs propriétés cognitives sont retenues par Leplat (en suivant Perruchet, 1988; Schneider & Shiffrin, 1977): l’absence de « charge mentale », effacement de la conscience de l’effort, l’absence de contrôle attentionnel traduisant le caractère obligatoire et non délibéré de l’automatisme.

2.1.3 Schèmes inconscients, tacites, implicites

Dans la théorie bourdieusienne, les schèmes constitutifs de l’habitus sont  inconscients et tacites, ils agissent de manière implicite sur les pratiques et les rendent adéquates au regard de cet habitus (Lenoir, 2007, p. 13). L’habitus « permet aux humains d’adopter de manière largement inconsciente des conduites en accord avec la lecture du réel qu’ils font par le biais des habitus incorporés du monde social », ils fonctionnent « sans recours à la conscience et au discours d’explicitation » (Ibid, p. 15).

Dans la perspective psycho-ergonomique, les compétences automatisées méritent le qualificatif de « tacites », « implicites » ou d’incorporées », puisque le sujet sait faire, mais ne peut dire comment il le fait (Leplat, 1995), autrement dit, il est incapable de « témoigner intentionnellement par une réponse symbolique de la nature d’un processus ou d’un événement » (Perruchet, 1988, p. 35). De façon générale, l’automatisation d’une compétence conduit à la « refermer sur elle-même », à lui faire perdre sa motivation cognitive, ce qui fait que le sujet « ne sait plus » justifier sa procédure. Certaines compétences, acquises par l’action ou par l’observation, n’ont jamais été accompagnées de la médiation langagière et nécessiteront un travail spécifique de construction de leur signification verbale.

2.1.4 Schèmes pratiques

Pour Bourdieu, les schèmes sont « pratiques », c’est-à-dire « ne détiennent qu’un degré relatif de cohérence » (Lenoir, 2007, p. 12). Ils constituent une « cognition de l’agir » qui ne vise pas « le savoir pour le savoir », mais la « vérité pratique », soit la certitude d’agir et l’efficacité pratique (Ibid. p. 11).

La perspective psycho-ergonomique s’intéresse en premier lieu aux compétences qui sont finalisées par les tâches de travail (et non pas aux activités « contemplatives »). Celles-ci se caractérisent par leur aspect fonctionnel, exprimant de façon prioritaire celles des propriétés des objets qui sont pertinentes pour l’action. Ces « représentations fonctionnelles » (Leplat, 1985) - semblables en cela aux « savoirs pratiques autonomes » (Amalberti, 2001), « savoirs d’action » (Barbier, 1996), ou « représentations pour l’action » (Fassina, Rabardel, & Dubois, 1993) - se caractérisent donc par « l’absence possible de scientificité: elles sont considérées satisfaisantes si elles permettent d’atteindre le but » (Leplat, 1995, p. 109). Cette conception centrée sur le caractère « pratique » des structures cognitives « où s’articule tout ce avec quoi l’opérateur réalise une tâche » (de Montmollin, 2001, p. 13) est partagée aujourd’hui par la majorité des chercheurs en psychologie ergonomique. La déformation fonctionnelle et la sélectivité des traits des situations considérées comme pertinentes pour l’action permettent « l’anticipation du résultat de sa propre action ou de celle du mécanisme qu’il dirige ou qui intervient dans son action » (Leplat, 2000, p. 244). Ici, également, on note l’influence du concept piagétien du schème et de sa fonction de « précorrection » essentielle dans la régulation de l’action (voir aussi la section suivante).

2.1.5 Schèmes structurants et génératifs

Une caractéristique essentielle des schèmes constitutifs de l’habitus dans la perspective bourdieusienne est leur potentiel générateur des pratiques effectives. L’habitus est la « grammaire génératrice » des pratiques, ou le « principe générateur » qui rend possible l’extériorisation de l’habitus en pratiques. Ainsi, les schèmes de « classement et de division » permettent de « classer et de diviser » selon les principes qu’ils représentent. La fonction structurante de l’habitus est ainsi liée à l’anticipation : la pratique future est déjà préformée, elle « contient déjà la certitude des opérations à venir » (Lenoir, 2007, p. 15), elle est potentiellement contenue dans les schèmes interprétatifs incorporées. Les termes de « dispositions » ou « prédispositions » utilisés par Bourdieu renvoient également, à l’idée d’un « potentiel » d’actualisation des schèmes ou de l’extériorisation de l’intériorisé.

Dans la perspective psycho-ergonomique les compétences sont génératives, car elles ont « le potentiel » de se manifester dans l’action, en tant que « dispositions stables » qui permettent d’engendrer une certaine performance, c’est-à-dire l’activité effectivement réalisée pour répondre aux exigences d’un certain type de tâche. Le concept de compétence révèle ainsi, outre sa relation étroite avec celui de « savoir-faire », sa parenté avec deux autres termes « souvent expliqués l’un par l’autre et interchangeables », ceux d’« expertise » et de « capacité » (Leplat, 1991, p. 264). Leur caractéristique commune semble résider dans le « potentiel d’engendrement » de l’action qui fait que la compétence peut être « mobilisée » dans un certain objectif et permet au sujet de réaliser une certaine « performance ». Cependant, là s’arrête l’analogie avec la distinction compétence/performance popularisée par la théorie linguistico-cognitive de Chomsky et évoquée également par Bourdieu, étant donné que le noyau dur de la théorie chomskyenne est innéiste, alors que la compétence – et l’habitus – sont des « capacités acquises ».

2.1.6 Schèmes extériorisés en conduites finalisées

L’extériorisation de l’habitus consiste en conduites finalisées : l’habitus se manifeste sous forme de conduites qui « prennent la forme de séquences objectivement orientées par référence à une fin, sans être nécessairement le produit, ni d’une stratégie consciente, ni d’une détermination mécanique » (Lenoir, 2007, p. 10). Il s’agit de « conduites diversifiées, à la limite infinies, qui sont considérées comme raisonnables, acceptables dans les limites des régularités objectives, en harmonie avec la logique du champ social concerné, et par là, possiblement sanctionnées positivement » (Ibid, p. 9). Ces conduites ne sont ni entièrement conscientes (planifiées), ni entièrement inconscientes.

Les compétences sont mises en oeuvre dans des conduites finalisées puisqu’« elles caractérisent la mise en jeu des connaissances en vue de la réalisation d’un but » (Leplat, 2001, p. 42). C’est pourquoi « le  concept de compétence doit toujours être spécifié : on est compétent pour une tâche ou une classe de tâches » (Ibid. p. 43). Elles sont relatives à une tâche : on est « habile à » et « pour » quelque chose : toute habileté se définit ainsi par la classe de tâches qu’elle permet d’accomplir. Ce caractère finalisé de compétence est en lien étroit avec leur caractère « adaptatif » d’une part et « pratique » de l’autre, soit un « système de connaissances qui permettra d’engendrer l’activité  répondant aux exigences des tâches d’une certaine classe » (Ibid. p. 44).

2.1.7 Schèmes permettant des conduites adaptatives

L’habitus permet des conduites adaptatives, car « la pratique inclut une part importante d’invariance et une part d’adaptabilité à la situation » (Lenoir, 2007, p. 15). Les conduites prennent forme de « stratégies potentielles qui permettent des ajustements aux situations» (Ibid, p. 10) ce qui assure au sujet une certaine « autonomie » lui permettant de « s’adapter ou d’inventer des moyens face à des situations nouvelles afin de remplir des fonctions usuelles » (Ibid.). Ainsi, l’autonomie du sujet (ou de l’agent, selon Bourdieu) semble être liée en premier lieu à l’idée de « stratégie », mais en même temps les « stratégies mises en oeuvre ne sont ni du ressort d’une activité consciente, même si elles sont orientées vers une fin, ni du ressort d’un déterminisme mécanique » (Ibid.).

Quant aux compétences telles qu’elles sont décrites dans la perspective psycho-ergonomique, elles permettent des conduites adaptatives : « le sujet sait traiter les situations qu’il n’a pas encore rencontrées, il sait mettre en jeu de façon originale ses connaissances, il sait aussi trouver des activités vicariantes qui permettront d’atteindre le but fixé par des voies originales quand les moyens habituels ne sont pas accessibles » (J. Leplat, 2000, p. 196-197). Ainsi, lors de la perturbation de l’activité, le sujet compétent réorganise son activité, car il est capable de la réguler à plusieurs niveaux d’abstraction (Ibid. p. 213). La coordination hiérarchisée des compétences à la suite de leur apprentissage permet ainsi soit l’activation soit l’inhibition des automatismes et le passage d’un mode de fonctionnement automatisé à un mode de fonctionnement délibéré.

2.1.8 Schèmes permettant des conduites économiques et optimales

L’habitus permet des conduites économiques et optimales, c’est-à-dire commodes, faciles d’usage et efficaces en fonction du décryptage réalisé de la situation. Ces conduites se caractérisent par une « logique pratique » qui « s’inscrit dans l’immédiateté et l’urgence de l’action et requiert, dans ce contexte flou et multiforme, le sacrifice de la rigueur au profit de la simplicité et de la généralité » (Bourdieu, 1980, p. 144, cit. Ibid. p. 11).

De façon similaire, les compétences assurent des conduites efficientes, en donnant au sujet la possibilité d’atteindre le même but avec un coût moindre (Leplat, 1988, p. 163) et se traduisent en économie cognitive ou physique et l’optimalité de la conduite. J. Leplat (1988; 2005) décrit les conséquences positives et négatives de l’automatisation des compétences. Du côté positif, il retient l’augmentation de la vitesse d’exécution d’une tâche, l’accroissement de la stabilité dans l’exécution, l’accroissement de la disponibilité des actions pertinentes se traduisant à la fois par une efficacité et une efficience accrues. C’est aussi grâce aux compétences incorporées et à leurs propriétés que peuvent se développer des compétences de plus haut niveau, en raison de la diminution de la charge mentale et du contrôle attentionnel nécessaire pour traiter des aspects routiniers de l’activité. Ces aspects positifs ont leur revers, ainsi la résistance aux facteurs perturbateurs ou la dépendance réduite à l’égard de l’environnement peut conduire à la rigidité et à la perte du caractère adaptatif de la compétence; l’autonomie garante de son efficacité s’accompagne de « l’indivisibilité de l’automatisme » qui fait qu’il est difficile de le modifier; l’absence de contrôle conduit aux erreurs (les ratés et les lapsus) ou au déclenchement intempestif d’une action.

2.2 Habitus en tant que compétence incorporée : une approche cognitive de la « logique pratique »

À la lumière de la comparaison réalisée, nous proposons que les principales caractéristiques évoquées par Y. Lenoir dans sa description du concept bourdieusien d’habitus se retrouvent dans le couple « compétence/compétence incorporée » tel que théorisé par J. Leplat : il s’agit d’un construit théorique qui désigne les structures cognitives, acquises par l’apprentissage et génératrices des conduites externes. Le recours au concept piagétien de schème constitue une trame de fond commune aux deux perspectives, qui mériterait d’être plus amplement analysée.[5]

Pour Bourdieu, les schèmes pratiques formant l’habitus individuel peuvent être stratégiques et objectivement adaptés à leur but sans supposer la visée consciente de fins et, dans ce sens, ils feraient économie de l’intention, de la conscience et de la volonté. Cette apparente contradiction a donné lieu à de nombreuses critiques. Par exemple, Alexander (2000, p. 81) relève que le terme même de « stratégie inconsciente » est un oxymoron contreproductif, Héran (1987) le traite de « monstruosité sémantique », tandis que Andreani (1996, p. 62) considère que le balancement continuel de Bourdieu entre l’idée d’habitus en tant qu’ars inveniendi engendrant des stratégies, et l’idée structuraliste du schème social organisateur « mystérieusement incorporé », est « finalement assez stérile » et ne permet pas de rendre compte du fait que le sujet, bien qu’il puisse être ignorant des « règles du jeu », « n’est pas non plus totalement ignorant, et c’est pourquoi il peut aussi les contester, s’en détacher, s’en désintéresser, et chercher à repenser le jeu ».

La théorie de développement des compétences élaborée par Leplat présente l’avantage de dépasser ces apparentes contradictions en précisant, d’une part, les mécanismes responsables du caractère non conscient de certaines compétences et, d’autre part, le fait que l’activité peut être réalisée en s’appuyant sur les deux registres – conscient et contrôlé vs inconscient et non contrôlé – dépendamment des caractéristiques environnementales, du niveau d’expertise, des motifs et des buts du sujet. En constatant que la plupart des modèles cognitivistes comportent un niveau qui correspond plus ou moins à celui des compétences incorporées, Leplat rappelle qu’il s’agit en fait d’une idée fort ancienne, comme en témoigne cette phrase de Condillac : « Il y a en quelque sorte deux moi dans chaque homme, le moi d’habitude et le moi de réflexion » (Leplat, 2005, p. 55, voir aussi 1997, p. 145). Pour Leplat, l’habitus est une  sorte d’automatisme qui possède toutes les caractéristiques des automatismes décrits par ailleurs, mais qui s’en distingue par son mécanisme d’apprentissage non intentionnel, à savoir « l’imprégnation sociale » et par un champ d’acquisition et d’application plus large, concernant « les tâches variées, plus étendues et moins bien définies » (Leplat, 2005, p. 53). Et comme les situations de travail font partie du « monde social » et mobilisent de nombreuses « compétences incorporées sociales », elles sont aussi le lieu de l’apprentissage par l’imprégnation, par l’observation ou par l’imitation des «  maîtres » ou des « pairs », bref, par un « mimétisme », conçu comme « l’identification globale et spontanée au modèle » par Rey (2006, p. 85).

Dans les deux cadres théoriques, ces construits remplissent une fonction médiatrice similaire puisqu’ils permettent de décrire l’internalisation et l’externalisation des significations des conduites et des pratiques sociales. Dans ce sens, le rapprochement conceptuel entre habitus et compétence incorporée envisagé par Lenoir conduit en premier lieu à clarifier le statut théorique du concept d’habitus en lui attribuant un contenu ontologique : si l’habitus est une structure cognitive « incorporée », car située à l’intérieur du « corps individualisé », elle ne se réduit pas à la corporalité, mais possède une autonomie irréductible. L’interprétation du concept d’habitus élaborée par Lenoir semble ainsi s’orienter vers la reconnaissance de l’autonomie du mental, permettant de diminuer le déterminisme de la théorie bourdieusienne et de transformer « l’agent » en « sujet » des pratiques. Concevoir l’habitus en termes de structures cognitives individualisées dans un processus onto-socio-génétique unique permet ainsi d’éviter le danger de considérer les individus comme des « idiots sur-acculturés » (Bohman, 2011).

Diverses interprétations « mentalistes» du concept d’habitus ont ainsi été proposées, en sociologie et en psychologie sociale, afin de concilier l’agentivité pratique et les contraintes culturelles et sociales (Alexander, 2000; Bohman, 2011; Bronckart & Schurmans, 1999; Corcuff, 1999; de Singly, 2002; Hilgers, 2006; Lahire, 1999; Lizardo, 2004; Ogien, 2011; Ramognino, 2000). Comme le remarque Ramognino (2000), c’est en réintroduisant explicitement les activités cognitives au coeur de la pensée sociologique que Bourdieu est amené à proposer que « l’analyse des structures objectives trouve son prolongement logique dans l’analyse des dispositions subjectives, faisant ainsi disparaître la fausse antinomie ordinairement établie entre la sociologie et la psychologie sociale » (Bourdieu, 1992, p. 21)[6]. Dans cette optique, l’enjeu principal de la théorie de la pratique est de préciser les processus et les mécanismes impliqués dans l’acquisition des habitus individuels, au-delà du « conditionnement » évoqué par Bourdieu. Comme le souligne Lahire (1999, p. 131) il s’agit-là d’une tâche essentielle afin de dépasser la rhétorique de l’intériorisation de l’extériorité et de toutes les théories de « socialisation » ou de l’ « inculcation », qui laissent dans le vide les questions de « quoi » et de « comment » de ces processus[7].

La théorie de J. Leplat, qui est représentative des théories cognitives[8] développées dans le champ de la psychologie ergonomique francophone, constitue une voie possible permettant de remplir ce « vide », en prenant pour point de départ l’hypothèse selon laquelle « toute pratique humaine, quel que soit le niveau de contraintes ou de spécificité imposés par l’environnement social dans lequel elle s’insère, met en jeu les processus cognitifs en interaction avec les finalités de l’action » (Fassina et al., 1993, p. 15). Cette approche situe d’emblée les individus dans l’ensemble des pratiques qui constituent leur activité quotidienne, bien qu’elle s’intéresse en premier lieu aux situations de travail ou de formation. En considérant que les pratiques forment un entrelacs d’actions finalisées par les buts que les individus élaborent en fonction de leur interprétation de ce qu’ils ont à faire (ou à ne pas faire), cette approche prend également en compte la dimension normative, donc sociale, de l’action humaine. Les significations construites dans et pour l’action peuvent faire objet des processus d’intériorisation et d’abstraction et mener à la sédimentation de l’expérience sous forme d’invariants cognitifs. Contrairement à l’idée de la mémorisation comprise comme « stockage cumulatif », il s’agit ici du développement psychique par la réorganisation continue des contenus et des fonctionnements cognitifs (Dubois, 1993). De plus, cette approche permet également de considérer que la déformation fonctionnelle, le laconisme et l’incomplétude des « savoirs d’action » constituent des caractéristiques normales  de la « logique pratique », fondée sur le principe de pertinence fonctionnelle qui fait que le sujet ne considère dans ses actions que ces « objets » «dont il a quelque chose à faire ou ceux qui déterminent ce qu’il y a à faire dans la situation considérée » (Bourdieu, 1980, p. 150). Le caractère relativement indéterminé des structures est essentiel pour l’adaptation des pratiques sur divers empans temporels. Ainsi, l’incomplétude, l’incertitude relative et le « jeu » des savoirs d’action n’est pas seulement une conséquence, mais une condition de l’adaptation fine de l’action à la singularité de la situation (Rabardel, 1993, p. 130).

On sait que Bourdieu a été conduit à distinguer différents types d’habitus pour prendre en compte les particularités des différents « champs de pratiques » de même que leurs relations réciproques, en proposant par exemple l’idée des habitus « clivés ». Cependant, une telle démarche peut conduire rapidement à la prolifération des types d’« habitus » sans apporter nécessairement un gain de compréhension (Chevallier & Chauviré, 2010). Si différence il y a, elle se situerait plutôt dans les buts de l’activité – pragmatique vs épistémique – et même alors elle ne devrait pas être conçue en termes dichotomiques, puisque les fonctions pragmatiques et les fonctions épistémiques peuvent coexister à des degrés différents, au sein d’une structure de schèmes (Vergnaud, 1994). Aussi, l’hypothèse de continuité permettrait de relativiser la distinction que l’on pourrait faire entre habitus et compétence incorporée sur la base de leurs conditions sociogénétiques - l’habitus dénotant en premier lieu « l’habitus primaire » sous forme de savoirs d’action du sens commun, élaborés dans la vie quotidienne, tandis que les compétences/compétences incorporées concerneraient en premier lieu l’habitus « professionnel ».

Nous proposons que la question de la relation entre les différentes sphères d’activités humaines (la famille, l’école, le travail) et les mécanismes de l’internalisation et de l’externalisation des divers types de schèmes pratiques et de leur interaction devrait plutôt être considérée dans une perspective sociohistorique et située de l’activité humaine, finalement très proche des visées du praxéologiques de la théorie de la pratique de Bourdieu. En misant sur la continuité de la connaissance « pratique » et « théorique », elle permettrait de considérer l’existence de divers états intermédiaires possibles entre la « réalisation » et la « formalisation » de l’action (Reuchlin, 1973), et entre sa « théorisation » et sa « conceptualisation » (Pastré, 1997).

2.3 Les implications méthodologiques de l’approche cognitive de l’habitus et de la « logique  pratique »

L’infléchissement cognitif du concept d’habitus dans la perspective de la psychologie ergonomique a plusieurs implications méthodologiques. Si « l’habileté ou la compétence est un concept abstrait qui ne peut être analysé qu’à travers des manifestations observables de l’activité » (Leplat, 2004, p. 103), la verbalisation sur l’action réalisée constitue une forme des observables provoquées. C’est une méthode indirecte, mais la seule qui permet d’accéder à la signification de l’action du point de vue du sujet. Tout en reconnaissant les difficultés méthodologiques de la mise en mots des compétences incorporées, Leplat considère qu’elles peuvent être explicitées moyennant les méthodes d’analyse appropriées permettant un processus de « prise de conscience et de représentation explicite » (Leplat, 1998, p. 50). Ainsi, les méthodes de rétrospection suscitée permettraient d’accéder aux différentes compétences tacites, y compris celles qui ont été développées par l’action ou par l’imprégnation et qui n’ont pas été  linguistiquement préencodées. Une telle interprétation présente l’avantage de clarifier plusieurs questions méthodologiques sur lesquelles la théorie de la pratique bourdieusienne reste ambiguë, en raison de ses doutes persistants sur la capacité qu’aurait un agent de réfléchir sur sa pratique (de Singly, 2002; Tupin & Dolz, 2008).

La première de ses questions concerne, bien évidemment, la reconnaissance de la parole du praticien comme moyen d’accès privilégié à la signification de son action consciente et potentiellement conscientisable. Cette priorité épistémologique de la connaissance « à la première personne » est une condition sine qua non d’une démarche permettant de ne pas appréhender le rapport social de l’extérieur, mais de le saisir à travers la pratique d’agents producteurs de sens (Lenoir, 2007). Toutefois, elle remplit des rôles différents dans les dispositifs d’analyse des pratiques dépendamment des buts qui leur sont assignés.

Dans le cadre des dispositifs des analyses de pratiques orientés prioritairement vers la formation, la reconnaissance de la possibilité, pour un sujet, d’accéder à son « inconscient cognitif » s’accompagne de celle du rôle de la « prise de conscience » dans le développement cognitif de l’adulte : le praticien peut transformer sa compréhension de sa pratique, sa réalisation effective, voire de se transformer lui-même. On reconnaît ici le postulat de base des chercheurs engagés dans la conception des dispositifs de formation fondés sur la théorie de la « science-action », et dont les mérites sont nombreux. Nous sommes d’accord avec Lessard (2010, p. 325) lorsqu’il affirme que ces dispositifs « dans la mesure où ils contribuent à développer parmi les enseignants une meilleure prise sur le réel de la classe et une efficacité améliorée, amélioreront leur capacité à traverser les épreuves du métier, d’en gérer de manière créatrice les tensions et les dilemmes, et qu’ainsi armés, ils leur permettront de s’autoriser à participer de façon moins défensive et plus affirmée aux controverses professionnelles et sociales entourant l’enseignement ». Dans ce sens, ces dispositifs reconnaissent explicitement la possibilité, pour les praticiens, de réaliser (et de réussir) ce « travail constant et méthodique d’explicitation » envisagé par Bourdieu comme moyen d’accès à la maîtrise réflexive de ses catégories de pensée et d’action (Bourdieu, 1992, p. 112).

Dans le cadre des dispositifs d’analyse des pratiques orientés vers la recherche (y compris la recherche-action), cette reconnaissance ne peut toutefois occulter la problématique du statut de « vérité » des discours du sujet. On sait que la possibilité, pour un sujet, d’exprimer « la vérité de sa pratique » a été fréquemment questionnée par Bourdieu, ce qui l’a amené à conclure que « l’agent n’est pas mieux placé pour apercevoir et porter à l’ordre du discours ce qui règle réellement sa pratique que l’observateur qui a sur lui l’avantage de pouvoir appréhender l’action du dehors » (Bourdieu, 1980, p. 152). Bourdieu a insisté sur trois sources de cette prétendue impossibilité. Deux d’entre elles peuvent être qualifiées de « psychologiques », alors que la troisième est d’ordre épistémologique, voire axiologique. La première difficulté psychologique est en lien avec le caractère « incorporé » et « non conscient » des schèmes pratiques. La deuxième est due à leur caractère situé : les schèmes pratiques ne fonctionnant correctement qu’en se déployant dans le temps en situation ou « en acte »: « les agents ne peuvent faire maîtriser adéquatement le modus operandi qui leur permet d’engendrer des pratiques rituelles correctement formées qu’en le faisant fonctionner pratiquement, en situation, et par référence à des fonctions pratiques » (Ibid., p. 152). Les méthodes de la rétrospection suscitée qui ont été élaborées en ergonomie et en psychologie ergonomique proposent diverses solutions pour surmonter ces difficultés psychologiques de l’accessibilité à « l’inconscient cognitif ». Pour ce faire, elles s’appuient sur des « théories minimales de la verbalisation » quant aux conditions psychologiques de la remémoration et de la mise en mots des significations mobilisées dans l’action réalisée (Clot, et al., 2000; Theureau, 2004; Vermersch, 2003). Leurs assises empiriques et théoriques en font des outils méthodologiques précieux pour l’analyse des pratiques du point de vue du sujet, même si elles ne vont pas sans susciter des difficultés particulières quant à la conceptualisation et l’opérationnalisation de l’induction du singulier au général, de la variabilité intra- et interindividuelle et du caractère invariant des pratiques.

La troisième difficulté soulignée par Bourdieu se révèle plus insidieuse. Elle concerne l’impossibilité, pour le sujet, de tenir un discours théorique tout en préservant sa posture de praticien : « Et tout porte à croire que, dès qu’il réfléchit sur sa pratique, se plaçant ainsi dans une posture quasi théorique, l’« agent » perd toute chance d’exprimer la vérité de sa pratique, et surtout la vérité du rapport pratique à la pratique: l’interrogation savante l’incline à prendre sur sa propre pratique un point de vue qui n’est plus celui de l’action sans être celui de la science» (Bourdieu, 1980, pp. 152-153). Cette idée perpétue en fait l’idée de séparation entre la pratique (et le discours) pratique et la pratique (et le discours) théorique, ce dernier se voyant attribuer, en fin de compte, la suprématie dans le processus de connaissance. Du coup, surgit le risque d’attribuer « aux scientifiques et aux acteurs des types de réflexivité extrêmement différents » et de perpétuer ainsi soit « le mythe du scientifique-héros, luttant, par sa propre ascèse ou par co-naturalité géniale à l’esprit scientifique, contre des tendances censées être partagées par tout être humain » (Gély, 2000, p. 10), soit de s»imputer le pouvoir de faire des jugements corrects du fait de son « appartenance à une communauté dotée d’un certain idéal et de dispositifs institutionnels qui, dans le meilleur des cas, possibilisent un chemin vers cet idéal » (Ibid.). Or, comme le souligne Ambroise (2011, p. 218), cette « illusion scholastique » (que Bourdieu a souhaité combattre…) est elle-même « source d’une domination particulière dans laquelle les intérêts prétendument universels des savants emportent, par une sorte de transitivité automatique, sur ceux qui pourraient prévaloir dans d’autres champs  de pratique ». On constate que la question de la réflexivité pose de grands défis à la sociologie critique de tradition bourdieusienne, qui doit pouvoir « expliquer comment le point de vue critique du théoricien peut se développer alors que cette même capacité critique est déniée aux agents dotés d’une connaissance pratique socialement limitée et agissant dans un « champ » de contraintes culturelles » (Bohman, 2011, p. 24). Dans la perspective cognitive, il s’agit dès lors d’admettre l’existence de la réflexivité de « second ordre » qui reconnaît aux sujets la capacité d’avoir « des désirs pour certains désirs » sous forme des processus métacognitifs qui permettent aux sujets de « réfléchir sur les dispositions qu’ils ont acquis par socialisation, et de les transformer – au moins une à la fois » (Bohman, 2011, p. 31). C’est une proposition vitale dans la perspective non déterministe de l’action, car  « admettre une agentivité réflexive et interprétative de ce genre revient à détendre les liens entre action et habitus et rend possible une forme d’identité que l’agent définit pour lui-même » (Ibid.).

Conclusion : limites d’une approche cognitive de l’habitus pour l’analyse des pratiques enseignantes

En conclusion, plusieurs limites de cette interprétation cognitive du concept d’habitus peuvent être identifiées, principalement en raison de son inscription dans une matrice philosophique et épistémologique représentationaliste, souvent considérée insuffisante pour rendre compte de l’intentionnalité du sujet de l’action. Elles ont été exprimées par de nombreuses critiques, que l’on peut situer entre deux limites interprétatives du contenu ontologique de l’habitus, toutes les deux autorisées par une lecture critique de la théorie de Bourdieu : une limite « supérieure » et une limite « inférieure » des structures cognitives : le « Soi » et le « corps ».

À la limite supérieure se situent les approches qui s’opposent à une lecture représentationaliste de l’habitus en critiquant la réification du processus de connaissance qu’elle induirait et en choisissant plutôt l’idée de « rapport au savoir » (Charlot, 1997) : « modalité non observable, qui engage la globalité du rapport du sujet au monde, et qui est en surplomb par rapport à l’exercice des procédures apprises (…) parce qu’elle en commande la mise en oeuvre » (Rey, 2006, p. 107). Il s’agit dès lors de considérer l’habitus en tant que « modalité existentielle » ou « manière d’être qui va affecter à la fois ses perceptions, ses jugements, ses opérations intellectuelles, ses décisions, ses actions » (Ibid. p. 107). Dans cette perspective, il ne suffit pas d’ajouter l’habitus au paysage déjà surpeuplé constitué de concepts de compétences, savoirs d’action, etc. (Lenoir, Larose, & Dirand, 2006), car formant quelque chose de « plus » que les structures cognitives, il implique le concept de « Soi » (Alexander, 2000). S’y rattachent dès lors diverses interrogations soulevées par l’habitus en lien avec les processus de construction sociohistorique du sujet moderne : l’habitus est-il uni et homogène ou alors hétérogène, clivé ou pluriel (Corcuff, 2005, Lahire, 1999) ? Comment s’effectuent les processus de socialisation/plurisocialisation en lien avec la construction identitaire (Berger & Luckmann, 1986; Dubar, 1991; Lahire, 1999) ? Si on y ajoute la problématique de l’explication « dispositionnelle » de l’habitus, incontournable dans cette perspective (Bouveresse, 1995; Merchiers, 2000; Ogien & Chauviré, 2002; Taylor, 2000), alors on ne peut que constater la complexité d’une approche non représentationaliste de l’habitus.

Du côté de la limite inférieure, l’habitus en tant que « corps individualisé  » renvoie aux concepts de « mémoire » et « techniques » du corps et à celui d’habitude (cf. les influences de Merleau-Ponty, de Mauss, de Halbwachs, Leroi-Gourhan…). Cette perspective, réinvestie par diverses interprétations « situationnelles » de l’habitus (Thévenot, 2000) et réinterrogeant les influences de la phénoménologie dans l’oeuvre de Bourdieu (Colliot-Thélène, 2006; Perreau, 2011) n’échappe pas non plus au débat sur la nature dispositionnelle du concept d’habitus.

Du point de vue méthodologique, qu’il s’agisse des dispositifs orientés vers la recherche ou la formation, l’analyse des pratiques constitue toujours une démarche d’intervention, ce qui oblige les chercheurs à porter une attention particulière à la tension inévitable entre les aspects descriptifs et analytiques et les aspects normatifs et prescriptifs de cette démarche. Dans les dispositifs de formation, il s’agit de reconnaître que les enjeux de l’explicitation des savoirs d’action ne se bornent pas à la formation des sujets ou à la transformation des pratiques individuelles. Dans les dispositifs de recherche, il faut admettre que la pertinence de l’analyse des pratiques « ne se résume pas à une représentation du travail plus proche de sa réalité effective » et que « ses résultats ne s’imposent pas par la seule force méthodologique qui la sous-tend » (de Terssac, 1991, p. 304). Ainsi, lorsque la prise de conscience d’un ou de plusieurs praticiens exprime un décalage, voire une remise en question des opinions admises, qu’en est-il de la reconnaissance de leur légitimité à faire valoir leur conception de travail dans les « luttes symboliques qui s’instaurent entre les parties intéressées » que celles-ci soient des chercheurs ou des décideurs (de Terssac, 1991; Livet, 2000) ? Comment l’analyse du travail au moyen de l’explicitation de l’implicite dans les pratiques peut-elle contribuer à transformer non seulement le praticien et sa pratique, mais le « métier » tout en évitant le danger du parti pris, quel qu’il soit ? En effet, en focalisant leur potentiel de transformation sur le sujet, les dispositifs d’analyse des pratiques risquent de faire reposer toute la responsabilité du changement (et de l’échec qui peut l’accompagner) sur l’enseignant et, ce faisant, endosser, de façon acritique, les valeurs de performance et d’efficience qui fondent les politiques éducatives actuelles (Lessard, 2010). Autrement dit, de tels dispositifs, insuffisamment réfléchis, « se placent du côté des décideurs, des prescripteurs, des conseillers, bref, du côté des contrôleurs » (Maubant & Roger, 2008, p. 5). Devrait-on envisager que, si l’analyse du travail n’est pas là non plus pour se placer du côté des travailleurs, elle peut néanmoins contribuer à la mise à jour des procédures de décision en jeu dans les systèmes organisationnels dans lesquels l’activité s’inscrit ou n’arrive plus à s’inscrire, et ainsi contribuer à modifier la position des acteurs en présence (Clot, 2006; de Terssac, 1991) ?

Si l’approche cognitive de l’habitus et de la logique pratique permet de clarifier et d’enrichir la théorisation de la réflexivité psychologique, il faut admettre qu’elle n’apporte que peu de réponses à la question des conditions qui favoriseraient la réflexivité critique soit « la capacité des agents de devenir conscients et de transformer les conditions de l’action sociale » (Bohman, 2011, p. 24). Dans ce sens, le concept d’habitus est effectivement plus riche que celui de compétence incorporée, car, par son inscription dans la sociologie critique revendiquée par Bourdieu, il invite à porter attention aux conditions qui peuvent favoriser l’accès des enseignants à des modes d’expression et de délibération publiques, tout en reconnaissant leur autorité épistémique individuelle et collective.