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Cette rencontre autour de l’oeuvre de Claude Geffré est pour moi l’occasion de poursuivre avec lui une conversation théologique entreprise depuis plusieurs années déjà. J’ai choisi cette fois de faire porter les échanges sur son récent ouvrage : Croire et interpréter. Le tournant herméneutique de la théologie[1]. Sous un format modeste, on trouve là un contenu très riche, un écrit de grande maturité. Dans l’avant-propos, l’auteur explique qu’il s’agit du fruit d’un cours donné à l’Institut Catholique de Paris, et qu’il a tenté d’y élaborer une synthèse sur la base de ses travaux antérieurs. Effectivement, les deux grands thèmes abordés dans l’ouvrage couvrent les deux chantiers théologiques qui ont surtout occupé Claude Geffré au long de ses années d’enseignement : celui de la théologie herméneutique, dont traitent les trois premiers chapitres, et celui de la théologie des religions (ou théologie interreligieuse), qui fait l’objet des quatre chapitres suivants. J’aimerais ici revenir sur certaines questions cruciales qui sont déjà signalées dans l’ouvrage et qui invitent à une discussion ultérieure. J’aborderai donc successivement les questions de théologie herméneutique et celles de théologie interreligieuse.

I. Questions de théologie herméneutique

Geffré propose plus d’une définition de la théologie herméneutique. Je retiens celle qui procède par référence à l’expérience chrétienne et au concept tillichien de corrélation. La théologie herméneutique se trouve alors définie comme « une corrélation critique entre l’expérience de la communauté chrétienne primitive et notre expérience historique d’aujourd’hui » (8, 20). Au début de la seconde partie de l’ouvrage, cette définition est reprise et explicitée :

Qui dit herméneutique dit réinterprétation du message chrétien en fonction de notre expérience historique. Comme on l’a vu, il n’y a pas de théologie herméneutique sans prise au sérieux de la corrélation entre l’expérience fondamentale de la première communauté chrétienne, celle qui s’est traduite dans les textes fondateurs du christianisme, et puis notre expérience historique en tant qu’hommes et femmes du xxie siècle (91).

Notons ici que la révélation, tout comme la foi, se situe au niveau de l’expérience. À deux reprises dans l’ouvrage, Geffré rappelle la phrase d’Edward Schillebeeckx : « Le christianisme n’est pas d’abord un message qui doit être cru, mais une expérience de foi qui devient un message » (20, 77). Ainsi, après avoir affirmé qu’aux origines du christianisme il y a un texte, Geffré se doit « d’ajouter aussitôt que la chose dont il s’agit dans le texte a été suscitée par une expérience inédite et que la chose dont il s’agit dans le texte ne peut nous atteindre que dans la foi, sous l’action de l’Esprit » (27).

Une telle herméneutique de la révélation s’oppose ainsi à toute hétéronomie de la foi. On peut bien imposer des dogmes et des croyances, mais on ne pourra jamais imposer une expérience. L’aveugle qui n’a jamais vu la lumière pourra bien tenter de se la représenter d’après ce qu’on lui en dit, mais il n’en fera pas lui-même l’expérience. Il faut avouer qu’on a souvent compris de cette façon la parole du Christ johannique : « Bienheureux ceux qui ont cru sans avoir vu » (Jn 20,29). Comme si la perfection de la foi consistait à se fier à l’expérience des premiers disciples, telle que transmise par les formules dogmatiques, sans pouvoir faire soi-même l’expérience de la vie nouvelle du Christ ressuscité.

C’est contre une telle conception de la foi aveugle, de la foi privée d’expérience, que s’élève la théologie herméneutique. Contre la conception dogmatiste de la révélation et de la foi, Geffré écrit bien justement : « Je pense que la tâche d’une herméneutique théologique est de discerner l’expérience historique sous-jacente à certaines formulations théologiques qui ont été plus tard consacrées par des définitions dogmatiques » (28). Il ne suffit pas alors de réinterpréter les dogmes de façon critique ; on doit d’abord interpréter les textes bibliques eux-mêmes pour retrouver l’expérience dont ils témoignent. Car « l’événement même de Jésus est au point de départ d’une expérience de foi », laquelle « a suscité divers témoignages qui eux-mêmes vont se traduire dans les divers langages du Nouveau Testament » (20). Et ce sera plus particulièrement la tâche de l’exégèse de « restituer […] le contenu de cette expérience chrétienne de la première communauté chrétienne » (20).

Cependant, il ne suffit pas encore de mettre à jour l’expérience de la première communauté chrétienne. Car, je le répète, on ne peut plaquer sur un individu l’expérience d’un autre individu, ni sur une communauté l’expérience d’une autre communauté. Pour qu’une telle communication d’expérience puisse s’opérer, il doit y avoir un point d’ancrage dans l’expérience même de celui qui la reçoit. En somme, il ne peut y avoir communication d’expérience qu’à l’intérieur d’une corrélation d’expériences. C’est dans le choc de cette rencontre que se produit l’étincelle de la nouvelle expérience. D’ailleurs, il vaudrait mieux parler ici d’une expérience nouvelle, au sens d’une expérience renouvelée. Car l’expérience communiquée n’est pas simplement ajoutée à l’expérience déjà acquise de celui qui la reçoit. Elle est assimilée par lui, de sorte que l’effet produit est plutôt la transformation, le renouvellement de son expérience antérieure. C’est ainsi que je comprends le texte suivant de Geffré, qui exprime toute une conception de la révélation et de la grâce :

On pourrait dire que la Bible est révélée au sens religieux du terme, parce qu’elle est déjà en elle-même […] révélatrice d’un certain monde qui est le monde biblique, c’est-à-dire qu’elle déploie, elle recrée, elle refigure le monde de la quotidienneté, le monde de notre expérience immédiate. Et parce qu’elle déploie un être nouveau, un être qui est en rupture avec la réalité quotidienne, elle est capable alors d’engendrer un être nouveau, à savoir cette nouvelle possibilité d’existence qu’est la foi (25).

On a là, dans les termes classiques de la théorie herméneutique, une excellente description du rapport entre la révélation et la foi, au niveau fondamental de l’existence et de l’expérience. Geffré fait un pas de plus quand il note « la différence entre une herméneutique du sens et une herméneutique de l’action » (31). C’est que « l’herméneutique du sens ou l’herméneutique des textes conduit à une certaine pratique sociale et même à une certaine pratique politique » (32). Plus encore, rappelant la « dialectique incessante entre théorie et pratique », Geffré soutient « que la pratique n’est pas seulement l’application d’un discours théorique […] : la pratique est elle-même matrice de sens » (32). L’exemple qu’il propose est très éclairant : ce sont les diverses formes de la théologie de la libération, « qui se livrent à une réinterprétation fondamentale du salut chrétien à partir de ce lieu théologique qu’est l’histoire comme histoire des opprimés » (32-33). En effet, les théologies de la libération font bien voir la corrélation entre l’expérience dont témoignent la Bible et l’expérience vécue aujourd’hui. Non seulement la situation des opprimés d’aujourd’hui s’éclaire-t-elle à la lumière des différents récits bibliques de libération, mais l’inverse est tout aussi vrai : les récits bibliques s’illuminent, reprennent vie, quand ils sont relus dans le contexte d’une telle situation. C’est dire que de part et d’autre l’oeuvre du salut est bien présente, ainsi que l’écrit Geffré : « […] le Royaume de Dieu comme royaume de justice et de paix s’inaugure, s’expérimente déjà dans les processus historiques de libération humaine » (33).

À la suite de Geffré, j’ai montré dans ce qui précède la continuité entre l’expérience de la communauté chrétienne primitive et notre expérience d’aujourd’hui. Il nous faut voir maintenant et rendre compte de la discontinuité entre les deux. C’est là d’ailleurs ce qui rend nécessaire le travail herméneutique de la théologie. On n’a pas besoin d’interprète quand on parle la même langue ; l’interprétation devient nécessaire quand on ne parle pas le même langage. Par ailleurs, pour être possible, une telle interprétation suppose une certaine continuité, un terrain commun où puisse s’opérer la communication. Geffré parle donc bien justement de continuité et de discontinuité dans la tradition chrétienne : « Si l’on prend au sérieux la condition historique de tout témoignage, il faut, au-delà de la continuité inhérente à toute tradition, souligner aussi la discontinuité entre les témoignages du passé et le témoignage présent » (41). Il prendra donc ses distances face à l’expression reçue du « développement homogène », pour dire que « la véritable tradition est faite de reprises créatrices », qu’elle se trouve ainsi « sous le signe de la continuité et de la rupture » (47).

Ainsi, la tâche d’une théologie herméneutique sera de « retrouver l’expérience fondamentale d’un salut offert par Dieu en Jésus-Christ », en dissociant les textes bibliques qui en témoignent « des représentations et des interprétations qui appartiennent à un monde d’expérience maintenant révolue » (17). Geffré précise : « Quand on parle d’interprétation du message chrétien, il faudrait toujours faire une dissociation entre le message chrétien comme signifié permanent et puis les signifiants ou encore les schèmes culturels dans lesquels ce message chrétien a été livré » (17). Il s’agirait alors « de faire une distinction entre les signifiants qui sont irrémédiablement liés au contenu même du message et puis des signifiants qui sont simplement liés à la culture historique contingente des premiers écrivains qui ont mis par écrit les témoignages de la tradition apostolique » (18). Dans le même sens, Geffré écrit encore : « Pour ce faire, on va essayer de pratiquer un discernement entre la structure constante de l’expérience chrétienne fondamentale et puis des schèmes de pensée, c’est-à-dire des éléments d’interprétation qui sont contingents et qui relèvent de tel ou tel moment de l’histoire de la tradition chrétienne » (22). Finalement, Geffré soutient la thèse de l’unité de la foi dans la pluralité de ses expressions : « Il me semble qu’il est possible de sauvegarder l’unanimité dans la foi dans une diversité d’expressions » (50).

On doit donc distinguer deux niveaux dans le phénomène religieux en cause : celui de la foi, qui est celui de l’expérience chrétienne fondamentale, et celui des expressions ou représentations constituées à partir de schèmes de pensée dépendants de tel milieu culturel. Cette distinction des signifiants et du signifié, je préfère moi-même en parler en termes de « foi » et de « croyances ». Je dirai alors que la foi se situe au-delà des croyances, au-delà de toute croyance. Car toute croyance déterminée est contingente par rapport au contenu essentiel de la foi ; elle ne peut être absolutisée[2]. Je suis donc porté à questionner la thèse des « signifiants qui sont irrémédiablement liés au contenu même du message chrétien ».

Considérons, par exemple, la croyance en la résurrection, une croyance centrale de la foi chrétienne s’il en est. Geffré en traite à deux endroits dans son chapitre sur le néofondamentalisme. Il s’oppose d’abord à une certaine apologétique du xixe siècle, qui soutenait : « On ne connaît pas la Résurrection comme mystère, mais on peut démontrer le fait historique de la Résurrection » (68). En parlant de démonstration, on faisait sans doute alors référence aux récits des apparitions et à celui du tombeau vide. Pour sa part, Geffré soutient que la Résurrection « est un événement méta-historique en ce sens que de soi il ne relève pas de l’expérience historique. Il est un événement réel mais non historique […]. La Résurrection comme événement eschatologique ne relève pas de l’enquête historique, bien qu’il s’agisse d’un événement réel » (68).

J’ai peine à concevoir l’idée d’un « événement non historique », l’événement et l’histoire m’apparaissant comme essentiellement liés. Pour ma part, je préfère partir de la distinction du « miracle » et du « mystère » de la Résurrection. Le miracle de la Résurrection est l’objet immédiat des récits de Pâques. Il est présenté comme un fait historique, bien situé sur la ligne du temps, faisant suite à la mort sur la Croix : « […] il est ressuscité, le troisième jour ». Mais ce miracle de la Résurrection, comme les autres miracles de l’évangile, a valeur de signe : il pointe vers le mystère de la Résurrection. Il indique le mystère de la vie divine qui triomphe de la mort, le mystère de la gloire divine qui surmonte l’ignominie de la Croix. En somme, le mystère de la Résurrection, c’est l’envers caché de la crucifixion ; c’est la profondeur, la signification divine de l’événement historique de la Croix de Jésus, une profondeur invisible qui n’est accessible qu’aux yeux de la foi. On trouve dans l’Évangile de Jean des intuitions en ce sens, tout spécialement quand il parle de l’élévation en Croix. L’évangéliste nous invite alors à contempler le mystère pascal directement à travers l’image du crucifié, sans passer par la médiation du miracle de la Résurrection.

Or c’est là précisément ce qui fait difficulté aujourd’hui : non pas la contemplation du mystère de la Croix, mais le miracle de la Résurrection. Geffré y revient, cette fois en discutant l’herméneutique de Rudolf Bultmann. D’après Bultmann, en effet, « toute recherche d’une légitimation de la foi par l’histoire est contraire au mouvement même de ma foi, car c’est déjà une foi qui cherche des preuves, c’est-à-dire une foi qui se dégrade en oeuvre de l’homme » (83-84). Bultmann précise encore que « la foi comme oeuvre de l’homme cherche à objectiver ce qui est inobjectivable » (84). Je dois avouer que je me situe là-dessus assez près de Bultmann. Il me semble tout à fait pertinent de concevoir les récits de Pâques comme des objectivations de la foi pascale. Je pense cependant que cette tendance à l’objectivation n’est pas comme telle une perversion, qu’elle va bien dans le sens du mouvement de la foi. Les croyances ne sont rien d’autre, en effet, que les objectivations de la foi, les expressions de l’expérience de foi. Et ces croyances peuvent prendre toutes les formes : du récit le plus naïf jusqu’aux conceptualisations dogmatiques les plus sophistiquées. L’important est de reconnaître qu’il s’agit là d’objectivations et de maintenir ces croyances dans leur statut d’icônes, de signes d’une présence et d’une expérience transcendante. L’objectivation que refuse Bultmann est sans doute celle de l’idole, celle qui absolutise une expression particulière de la foi. C’est en ce sens aussi qu’on parle habituellement de la dogmatisation de la foi.

Cependant, même si l’on arrive ainsi à lever l’objection de Bultmann, la voie de l’interprétation n’est pas complètement libérée. Car restent encore les objections beaucoup plus graves provenant de la vision scientifique du monde, plus précisément provenant de la vision biologique moderne de la vie. Geffré le reconnaît en reprenant une expression de Paul Ricoeur : « […] il est incontestable que le “croyable disponible” des hommes varie avec le développement des connaissances scientifiques » (47). Or justement, l’idée même de « résurrection des morts » est devenue « inconcevable », aussi bien dire « incroyable », pour beaucoup de nos contemporains. Je pense ici plus particulièrement à Albert Jacquard dans son récent ouvrage sur le Credo[3]. Le point de vue du scientifique là-dessus est clair : « Je n’imagine pas que l’on puisse […] ramener la résurrection telle qu’elle est décrite par les évangélistes au statut d’un événement possible. Il est proprement incroyable et ne peut donc être accepté comme vrai que par un acte de foi indépendant de tout raisonnement[4]. » Si le scientifique est dans l’impossibilité d’admettre un tel événement, s’il est pour lui totalement inconcevable, c’est qu’il connaît « le caractère irréversible de la mort » et qu’il sait que « cette transformation de l’être » est définitive[5]. En effet, la mort n’est pas une simple perte de la vie, qui pourrait être retrouvée par après. C’est pour l’humain « le bouleversement de ses métabolismes, qui sont mis brutalement au service de nouveaux objectifs[6] ». Pour le scientifique qu’est Jacquard, la réversion du processus de la mort est donc tout aussi impossible que pour l’eau d’une chute de remonter la pente qu’elle vient de descendre.

Que faire alors avec une telle croyance « incroyable » ? L’abandonner tout simplement, c’est-à-dire renoncer au miracle pour ne retenir que le mystère de la Résurrection ? Je ne crois pas, mais il devient urgent de distinguer deux compréhensions possibles. On peut entendre la Résurrection comme concept, ainsi qu’on faisait dans l’apologétique traditionnelle, où l’on tentait de démontrer le fait historique de la Résurrection ; et c’est à cette acception du terme que s’en prend Jacquard. Mais on peut aussi l’entendre comme symbole. Du miracle de la Résurrection, on ne retient plus alors que l’aspect de signe référant au mystère. Ne plus « croire » à la Résurrection du Christ pourra aussi, par conséquent, signifier deux choses : soit refuser le concept, c’est-à-dire considérer l’événement comme inconcevable, comme impossible ; soit refuser le symbole lui-même comme devenu inapte aujourd’hui à communiquer le mystère. Si cette distinction — la Résurrection comme concept et comme symbole — est valable, il faudrait alors ajouter un autre élément à la constitution déjà complexe de la théologie herméneutique : ce serait une théorie du langage religieux comme langage symbolique[7].

II. Questions de théologie interreligieuse

Passons maintenant à l’autre versant de l’ouvrage, celui de la théologie interreligieuse. Ce ne sont pas là seulement deux étapes dans la réflexion théologique. Il s’agit de deux époques différentes dans l’histoire du christianisme contemporain : il fut d’abord confronté au monde moderne, séculier, irréligieux ; ce fut ensuite la rencontre des religions, non plus au loin, en terres de mission, mais sur son propre terrain. D’où le nouveau défi que doit relever la théologie : « […] nous sommes invités à prendre de plus en plus au sérieux un nouvel horizon, l’horizon du pluralisme religieux, à la fois le retour du religieux et la vitalité des grandes religions non chrétiennes » (91-92).

Dans les deux cas, une première réaction de rejet fut suivie d’une attitude plus conciliante, marquée par le dialogue. La théologie herméneutique se caractérise par la corrélation entre le message chrétien et la situation culturelle. Elle ouvre ainsi la voie à une théologie interreligieuse, qui se définit elle-même par le dialogue des religions. Claude Geffré note que ce fut l’un des principaux acquis de Vatican II. Le concile « a signifié la fin d’un certain absolutisme catholique », qui a été remplacé par « une attitude de respect, une attitude d’estime à l’égard des autres traditions religieuses ». Ainsi, « dialogue » est-il devenu « un mot clé de la réflexion théologique et de la pratique de l’Église » (92). Il ne suffit pas, en effet, de s’en tenir à une attitude de respect et d’estime des autres religions : « Il faut réfléchir sur les fondements de cette attitude nouvelle et s’interroger sur le pluralisme religieux comme nouvelle question théologique » (93).

Comme le note encore Geffré, la question est nouvelle par rapport à celle du « salut des infidèles », qui était déjà traitée en théologie bien avant Vatican II : « Depuis longtemps on a reconnu que, sur la base des lumières de la conscience, les hommes de bonne volonté pouvaient faire leur salut dans une méconnaissance du vrai Dieu et de Jésus-Christ » (100). On va plus loin maintenant : on ne se demande pas seulement s’il est possible d’accéder au salut en suivant les lumières de sa propre conscience, mais en suivant la voie de sa propre religion. En d’autres termes, la question est de savoir si les religions non chrétiennes peuvent être elles-mêmes d’authentiques voies de salut : « Désormais, on s’interroge sur la signification de ces traditions dans leur positivité et on se demande si ces religions ne sont pas porteuses de valeurs salutaires » (100).

Il s’agit là d’une véritable question théologique, qui, par conséquent, doit être déterminée à la lumière de la révélation chrétienne. C’est en ce sens que Geffré propose de « s’interroger sur la signification des autres religions que le christianisme dans le dessein de Dieu » (99). On doit reconnaître que la question n’est pas facile. Il s’agit de faire place chez soi aux autres religions, et c’est là un grand défi pour toute religion. Car toute religion est fonction de l’absolu, peu importe la façon dont elle se le représente. Or reconnaître une autre religion, lui faire une place sur son propre terrain religieux, c’est relativiser de quelque façon sa propre religion. S’il en est ainsi pour toute religion, on peut dire que la difficulté est plus grande encore en christianisme, où l’on proclame la divinité du Christ. C’est le fameux problème de « l’absoluité du christianisme », que soulevait Ernst Troeltsch il y a déjà plus d’un siècle.

Du point de vue de la foi chrétienne, Geffré pose très bien la question en disant qu’il s’agit de « concilier l’affirmation fondamentale de la volonté universelle de salut de Dieu avec tous les textes du Nouveau Testament qui attestent qu’il n’y a pas de salut en dehors de la connaissance explicite de Jésus-Christ » (97). Il dira encore que la tâche de la théologie des religions est de « chercher à penser la pluralité insurmontable des voies vers Dieu sans compromettre, sans brader, le privilège unique de la religion chrétienne » (92). On voit cependant qu’un troisième terme se trouve ainsi introduit dans la problématique. Il ne s’agit plus seulement de la volonté salvifique universelle de Dieu et du Christ Jésus comme Sauveur universel, mais encore du christianisme comme religion universelle de salut. La situation contemporaine nous force à reconnaître ce que Geffré appelle bien justement « la pluralité insurmontable des voies vers Dieu », c’est-à-dire l’irréductible pluralisme des religions. Il faut alors « nous demander s’il s’agit simplement d’un pluralisme de fait ou plutôt d’un pluralisme religieux de principe » (97). En d’autres termes, ce pluralisme religieux que nous constatons est-il simplement l’expression d’un monde déchu, que n’a pas encore atteint le salut de Dieu ? Ou bien s’agit-il de différentes voies de salut, de différentes expressions de la volonté divine salvifique universelle ?

Pour bien comprendre la position de Geffré et voir où il se situe, on doit se rappeler la distinction désormais classique de l’exclusivisme, de l’inclusivisme et du pluralisme en théologie des religions. Je l’ai moi-même exprimée comme suit : « La position exclusiviste ne reconnaît aucune vérité dans les autres religions. La position inclusiviste reconnaît, en principe, quelque vérité dans les autres religions, mais c’est une vérité subordonnée de quelque façon à la vérité chrétienne : elle en provient et elle y conduit. La position pluraliste reconnaît la possibilité, dans les autres religions, d’une vérité indépendante, nullement subordonnée à la vérité chrétienne[8]. » Puisque Geffré reconnaît constamment le caractère irréductible des autres religions, on pourrait penser qu’il adopte lui-même la position pluraliste. Mais ce n’est pas le cas : « Par rapport à l’exclusivisme et à l’inclusivisme, je me situe plutôt dans une position inclusiviste ou dans la logique de ce qu’on appelle une théologie de l’accomplissement » (116). Cependant, il faut dire qu’il s’agit là d’un inclusivisme de second degré. On se rappelle les trois termes de la problématique signalés plus haut : Dieu, le Christ, le christianisme. Or, pour Claude Geffré, ce n’est pas le christianisme comme tel, c’est-à-dire le christianisme comme religion historique, qui est l’accomplissement des autres religions, mais bien le Christ ressuscité, le Christ eschatologique.

Pour le montrer, Geffré explore d’abord la voie christologique de l’incarnation : « […] je crois que c’est un approfondissement du mystère de l’incarnation qui doit nous permettre de comprendre comment on peut maintenir la singularité du mystère du Christ, son unicité, sans faire en sorte que cette unicité aboutisse à une espèce d’impérialisme, d’hégémonie du christianisme par rapport aux autres religions » (117). Dans la rencontre du christianisme avec les autres religions, « c’est le scandale de l’incarnation qui fait toujours difficulté et que l’on cherche à évacuer » (118). Mais on en reste alors à une première approximation du mystère, qui est l’absolutisation du Christ en tant qu’incarnation de Dieu. Or c’est là une conception qu’il nous faut dépasser. Car « si l’on comprend bien la logique même de l’incarnation, cela veut dire que Dieu ne peut se manifester qu’en termes non divins, c’est-à-dire dans l’humanité contingente d’un homme particulier » (118). Le Christ, en tant que Verbe incarné, est la révélation de Dieu dans notre histoire. La distinction traditionnelle de l’humanité et de la divinité du Christ devient alors celle de « l’élément historique et contingent de Jésus et [de] son élément christique et divin ». Ainsi conçu, « Jésus est l’icône de Dieu », une icône qu’il faut se garder de transformer en idole (118). On est par là « en meilleure situation pour contribuer à la désabsolutisation du christianisme » (119).

L’autre voie explorée par Geffré est celle du mystère pascal, le mystère de la Croix. Il s’agit encore là de la jonction paradoxale de l’universel et du concret, mais le passage de l’un à l’autre se fait alors en sens inverse : non pas de l’universel au concret comme dans l’incarnation, mais du particulier à l’universel. En effet, dans le mystère pascal, « Jésus meurt à sa particularité en tant que Jésus de Nazareth, pour renaître en figure d’universalité, en figure de Christ » (120). Geffré se réfère ici bien justement à la formule audacieuse de Tillich : « Le Christ est Jésus et la négation de Jésus. »

Cela comporte une conséquence directe pour le christianisme en tant que religion, en tant que voie particulière de salut. Comme l’écrit Tillich dans sa Dogmatique de Marbourg : « Dans l’histoire de la révélation, sur laquelle repose le christianisme, Dieu nous a parlé de telle sorte qu’une voie de salut est donnée, qui s’ébranle elle-même en même temps que toute voie de salut[9]. » Les lignes suivantes de Geffré peuvent être considérées comme un authentique commentaire de ce qu’on vient de lire : « […] c’est dans la mesure même où le christianisme revendique à juste titre d’être la religion de la Révélation finale, la révélation qui clôture toutes les autres révélations, qu’il exclut toute prétention à l’inconditionnalité de la part d’une voie de révélation particulière, à commencer par la sienne propre » (119). On voit donc que l’inclusivisme dont se réclame Geffré se rapporte directement au Christ glorifié, eschatologique, et non pas au christianisme en tant que religion historique : « Il faut en effet distinguer l’universalité du Christ comme universalité de droit et l’universalité du christianisme en tant que religion historique. Dans le cas de cette dernière, il s’agit d’une universalité relative » (120). On désabsolutise ainsi le christianisme historique, tout en maintenant un inclusivisme chrétien, car « on peut alors continuer à soutenir que le Christ accomplit toutes les valeurs des autres religions » (120).

Il y a encore une autre voie proposée par Tillich, sur laquelle ne s’est pas engagé Geffré, mais qui nous permettrait, je pense, d’entrer pleinement en théologie pluraliste des religions : c’est ce que j’ai appelé le « pour nous » de la révélation[10]. Il ne s’agit plus alors de la dynamique du mystère de l’incarnation, ni du mystère pascal, mais de la dynamique de la révélation elle-même : ce que Tillich appelle la « corrélation révélationnelle ». En effet, il n’y a pas de révélation en soi, une révélation à laquelle qui que ce soit pourrait avoir accès en considérant les Écritures qui la contiennent. Il n’y a de révélation que pour quelqu’un en particulier, ou pour une communauté particulière qui seule peut en témoigner. Dans sa Dogmatique de 1925, Tillich écrit que « la révélation est l’acte dans lequel ce qui nous concerne inconditionnellement vient à nous[11] ». On pourrait dire aussi bien : « La révélation est l’acte dans lequel l’inconditionné en soi devient inconditionné pour nous. » Ou bien encore : « La révélation est l’acte dans lequel l’ultimate concern s’actualise pour nous. » Tillich explique lui-même : « […] il s’agit de quelque chose d’existentiel. Il n’y a pas de manifestation pour nous de l’inconditionné qui ne soit aussi une manifestation “à nous”, c’est-à-dire une manifestation qui s’adresse à nous, qui nous ébranle, qui fait irruption à travers nous[12]. »

Tillich en tire encore deux conséquences qui nous permettent de relier les deux versants de notre étude. Il s’ensuit d’abord qu’une révélation distante de nous dans le temps (une révélation passée) n’est pas révélation pour nous. Car même si nous pouvons en prendre connaissance (objectivement), nous ne sommes pas vraiment affectés par elle : « Rien ne peut être pour nous révélation, si cela ne vient pas à nous en tant que révélation. Ainsi, nous ne pouvons que prendre connaissance de révélations passées, qui ne nous concernent pas, qui ne nous sont pas adressées[13]. » On voit par là tout le sens de la tradition, qui nous communique la révélation non pas seulement en tant que document du passé, mais en nous la rendant présente, en l’actualisant pour nous. Et l’on voit par là même quelle est la fonction d’une théologie herméneutique : c’est de fournir le support conceptuel requis pour cette actualisation contemporaine d’une révélation passée.

Il en va de même pour une révélation distante de nous dans l’espace culturel, celle d’une autre religion. Tillich écrit à ce propos : « […] pour nous, il n’est de révélation que ce qui vient à nous en tant que révélation ; ce que les autres considèrent comme révélation n’est pour nous qu’une révélation possible, jamais réelle[14]. » Ainsi, comme il n’y a pas pour nous de tradition qui nous permette de communiquer directement avec l’expérience religieuse musulmane, nous ne pourrons avoir accès à cette expérience révélationnelle que par la voie du dialogue, en recevant le témoignage de ceux et celles qui en font l’expérience. La théologie interreligieuse aura alors pour fonction de préparer la voie et de conceptualiser l’échange des témoignages. Elle favorisera ainsi la communication d’expériences religieuses, révélationnelles, tout comme la théologie herméneutique permet la communication de l’expérience révélationnelle passée, en étant « corrélation critique entre l’expérience de la communauté chrétienne primitive et notre expérience historique d’aujourd’hui » (18, 20).

J’ai l’impression de ne pas être si loin de Geffré quand je soutiens cette thèse du « pour nous » de la révélation. Il affirme avec raison l’absolu de la foi religieuse : « Qui dit dialogue dit ouverture. Mais en même temps, s’il s’agit d’un dialogue interreligieux, la manière dont moi je me réfère à ma propre vérité, c’est un rapport inconditionnel en ce sens que ce n’est pas une opinion parmi d’autres. Et je dois dans le dialogue me rappeler que l’autre a le même type d’engagement absolu par rapport à sa propre vérité » (103). C’est ce que je soutiens moi-même avec Tillich, quand je dis que la révélation est, chez celui qui la reçoit, l’actualisation de ce qui nous concerne inconditionnellement. Et je suis encore tout à fait d’accord avec Geffré quand il écrit que « c’est cette coexistence entre l’absolu de mon engagement et mon ouverture à ce que l’autre représente comme autre voie vers Dieu qui est extrêmement difficile » (103). Pour en sortir, il faudra bien pratiquer une ouverture dans cet absolu qui nous emmure. Et voilà justement ce que propose Geffré comme solution permettant le dialogue religieux avec l’autre : « Cela ne veut pas dire que je perds la foi et que je me convertis à son point de vue, mais je relativise la manière dont je possède ma propre vérité » (103).

Je souligne volontiers ces derniers mots : je relativise la manière dont je possède ma propre vérité. Il me semble que c’est là exactement ma position à la suite de Tillich, quand je reconnais le « pour nous » de la révélation. J’affirme alors : « Pour nous, chrétiens et chrétiennes, Jésus le Christ est l’unique Sauveur du monde. » J’affirme ainsi l’universalité de la médiation salvifique du Christ, et je reconnais par là même l’absolu du mystère salvifique du Christ. Car le « pour nous » de la révélation n’est pas un simple « d’après nous », l’expression d’une simple opinion commune. Mais je reconnais aussi, je prends conscience qu’il s’agit là d’une affirmation de foi, conditionnée par la révélation qui m’est faite du salut en Jésus-Christ[15]. Et c’est précisément cette prise de conscience qui m’évitera d’absolutiser ma foi religieuse en l’imposant aux autres.

On pourrait dire qu’on fait alors une profession de foi critique, c’est-à-dire une profession de foi consciente d’elle-même. Une telle profession de foi critique constitue encore comme un second degré de foi religieuse : une certaine élévation au-dessus d’une affirmation de foi non critique, non consciente du « principe de limitation immanent à la foi elle-même à cause de son caractère humain et historique » (104). La question est de savoir maintenant si cette élévation au-dessus de la foi absolue, primitive, est une sortie hors de la foi, ou s’il s’agit vraiment d’un approfondissement de la foi, comme nous prétendons. On revient ainsi à la question du fondamentalisme, qu’a longuement traitée Geffré à propos de la théologie herméneutique, et qu’on retrouve maintenant en théologie interreligieuse.

Je m’arrête ici, en signalant que l’ouvrage contient deux autres excellents chapitres, sur le dialogue judéo-chrétien et sur le dialogue islamo-chrétien. Geffré y discute encore de questions fondamentales, comme l’idée de l’accomplissement à propos du judaïsme et celle du monothéisme trinitaire à propos de l’islam. Il le fait en puisant dans sa longue expérience du dialogue islamo-chrétien en France, en bénéficiant aussi de la connaissance qu’il a acquise de la réalité juive lors de son séjour en Israël comme Directeur de l’École biblique de Jérusalem. Les quelques questions que j’ai relevées dans ce qui précède montrent suffisamment, il me semble, l’intérêt de l’ouvrage pour la discussion des problèmes les plus urgents du christianisme aujourd’hui.