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Comptes rendus

Danielle Chini, Pascale Goutéraux — Psycholinguistique et didactique des langues étrangères – travaux du geped hommage à Danielle Bailly. Paris / Gap : Ophrys, 2008, 268 pages

Nathalie Schnitzer
p. 312-320

Texte intégral

Présentation générale

1Ce numéro spécial des Cahiers de la recherche, une collection consacrée à la grammaire anglaise de l’énonciation et dirigée par Janine Bouscaren, se présente comme un hommage des membres du geped (Groupe d’études en psycholinguistique et didactique) à Danielle Bailly qui en fut la fondatrice en 1994. L’ouvrage comporte dix-huit contributions, dont certaines collectives, que les éditrices du volume, Danielle Chini et Pascale Goutéraux, ont articulé autour de six chapitres thématiques : « Quelques interrogations actuelles de la didactique conceptualisante » (ch. 1). « Traitement de la forme et de la référence, de la théorie linguistique à la pratique pédagogique » (ch. 2). « Opérations cognitives et démarches d’appropriation » (ch. 3). « Langue et culture » (ch. 4), « Conceptualisation et médiatisation » (ch. 5). « Les apports d’une démarche conceptualisante » (ch. 6). Les textes qui composent ce recueil ont été écrits
entre 1994 et 2007 par des enseignants, des chercheurs, des enseignants-chercheurs en majorité anglicistes ayant participé aux travaux du geped. Au-delà de la dimension rétrospective, émotionnelle et parfois anecdotique d’un tel hommage, les auteurs s’attachent à illustrer l’apport de la linguistique de l’énonciation de Culioli et de l’approche conceptualisante pour les recherches présentes et à venir en didactique des langues étrangères. Dans la plupart des articles, on remarque un souci d’équilibre entre théorie et empirie, la présentation de certains aspects de la théorie des opérations énonciatives de Culioli alternant avec des propositions concrètes pour la didactisation de documents et l’organisation d’activités de classe. S’il n’est pas possible de résumer en quelques phrases les suggestions, parfois extrêmement minutieuses, de mise en œuvre pédagogique de tel ou tel support écrit ou audiovisuel, il paraît utile de pointer plusieurs thèmes récurrents susceptibles de stimuler la discussion sur la place de la didactique des langues dans l’institution scolaire / universitaire et dans la formation des enseignants, sur la nature des interactions entre linguistique et didactique, sur la complémentarité entre recherche et enseignement.

Entre culiolisme et militantisme

2Ce qui frappe au premier abord, c’est l’attachement marqué, à la fois intellectuel, militant et affectif des contributeurs à la linguistique de Culioli, en particulier de la part des membres fondateurs de Charlirelle, un « groupe informel, post-soixante-huitard, ‘plutôt spontanéiste’ et féministe, d’enseignant(e)s-chercheur(e)s » créé en 1974 à l’Institut Charles V de l’Université Paris 7 (Bailly : 253). Ces « fervent(e)s admirateurs de la Théorie des Opérations Enonciatives » avaient « la conviction que dévoiler les opérations cognitives invariantes du langage cachées derrière l’arbitraire apparent des marques de L2 […] permettait de solliciter l’intérêt des élèves en quête d’intelligibilité et accroissait l’efficacité d’un apprentissage durable » (Bailly : 253). Ancien principal de collège et enseignant de français « en milieu difficile », Maurice Lévy se souvient avec émotion de sa participation à Charlirelle et de sa motivation à suivre les enseignements de Culioli : « difficile de trouver une place dans ses cours bondés. Mais depuis 1964, pas question d’en rater un ! » (Lévy : 255). Marie-Hélène Archimbaud, enseignante d’anglais en collège ZEP, évoque la rédaction collective des manuels scolaires Behind the Words (Archimbaud : 93). Après des années de cheminement commun marqué aussi par quelques désenchantements, notamment sur le plan politique dans les années 80 (Bailly : 254), et la transformation de Charlirelle en geped, le groupe « héritier de nos rêves de jeunesse » (Bailly : 255), et qui s’est enrichi de nouveaux membres au cours du temps, reste cimenté « par notre révolte citoyenne toujours aussi grande à constater la dégradation continue, dans l’Ecole, des conditions d’un enseignement des langues qu’on souhaiterait pourtant tout à la fois ‘de masse et de qualité’ » (Bailly : 255). Cet attachement à l’œuvre et à la personnalité de Culioli, dont le lecteur comprend au fil des pages qu’il comporte une forte implication biographique, se reflète dans la plupart des contributions, même si l’on peut regretter que les auteurs n’expliquent pas toujours suffisamment la manière dont ils réinvestissent les concepts culioliens. On peut par ailleurs se demander si l’idée défendue par Françoise Trichet selon laquelle « la langue parlée par un peuple détermine la manière dont il vit et bien sûr aussi la manière dont il pense puisqu’elle est l’expression la plus profonde de sa vie » (Trichet : 123) est bien compatible avec l’approche culiolienne. Quant à la contribution de Nicole Chartier (pp. 259-262), elle n’a qu’un rapport lointain avec la recherche linguistique, comme l’auteur le reconnaît d’ailleurs sans ambages, puisqu’il y est question de l’apport cognitif de « l’éducation au choix », « une forme d’accompagnement de l’étudiant dans son parcours d’études » (Chartier : 259), d’abord mise en place au début des années 90 dans le cursus LEA à Paris 7, puis étendue à l’ensemble des formations au moment de la réforme LMD. Globalement, ce qui ressort des références récurrentes – et parfois quelque peu abusives (?) – à la TOE, c’est avant tout la formidable impulsion donnée par Culioli, et relayée par des enseignants-chercheurs telles que Danièle Bailly, qui a conduit à fédérer le groupe et à mobiliser les énergies pour faire avancer la réflexion théorique autant que l’action sur le terrain.

Le Cadre européen de référence

3La publication en 2001 du Cadre européen de référence (CECR) et sa diffusion dans les années qui ont suivi a contribué à renouveler en profondeur la manière de concevoir l’enseignement-apprentissage des langues. Cette approche dite « actionnelle » (cf. Chini : 5-18), qui fait du locuteur un usager de la langue intégré dans un environnement social, place au premier plan la notion d’interaction et de « tâche à accomplir », chaque tâche mettant en œuvre des moyens et étant orientée vers un but. Si Danielle Chini reconnaît que ce nouveau modèle comporte de nombreux avantages par rapport à l’approche fonctionnelle / communicative qui prévalait auparavant, elle souligne également les risques inhérents à la « focalisation du cadre sur la tâche sociale [qui] conduit, paradoxalement, à une quasi-oblitération des opérations d’apprentissage » (Chini : 9). Ce n’est pas seulement en communiquant qu’on apprend à communiquer. Ainsi, toute activité en classe ne débouche pas nécessairement sur un véritable apprentissage ; l’activité externe de l’élève peut même faire illusion lorsqu’elle ne fait pas l’objet d’un traitement cognitif (cf. Deyrich : 130-131). Ce principe selon lequel l’exposition à la langue doit impérativement être associée à une activité réflexive constitue le fil directeur de l’ensemble des contributions et atténue la césure au sein de l’ouvrage entre les contributions de « l’avant » et celles de « l’après » publication du cecr.

L’acquisition et l’apprentissage

4Une autre innovation de ces dernières années est le développement de l’apprentissage des langues dans le primaire, une avancée généralement saluée par les enseignants de langues, mais dont Line Audin (pp. 143-154) dresse un bilan sans concession pour la période 1989-2007. Sans remettre en question le postulat institutionnel selon lequel l’apprentissage des langues doit être le plus précoce possible, l’auteur s’interroge sur le recours à des « stratégies d’enseignement qui jouent sur la simulation d’un milieu naturel » (Audin : 145). Selon elle, les conditions d’apprentissage en milieu contraint (groupe classe / horaires restreints) ne permettent pas d’obtenir les résultats escomptés, puisqu’on ne va guère au-delà de la mémorisation de formules toutes faites dans des situations de classe ritualisées. Toujours selon Line Audin, ces acquis sont peu exploitables dans le cadre d’un apprentissage systématique de la langue à partir de la classe de 6ème ; d’où l’urgence de mettre en place des stratégies permettant aux jeunes élèves de s’approprier les opérations cognitives indispensables à leur apprentissage. Même critique de la part de Danièle Bailly des « travaux de recherche portant sur l’acquisition d’une langue en immersion, qui mélangent indûment deux domaines d’étude » (Bailly : 262), l’acquisition en milieu naturel et l’apprentissage en milieu scolaire, et croient pouvoir appliquer les mêmes recettes à des situations radicalement différentes.

La distance réflexive

5La mise en évidence du caractère nécessairement réflexif de l’apprentissage d’une langue étrangère en milieu scolaire – par opposition au processus naturel d’acquisition d’une langue en immersion – se situe donc au cœur des préoccupations du geped. Les auteurs se prononcent résolument en faveur d’une approche conceptualisante qui guide l’apprenant vers l’autonomie en l’amenant progressivement à élaborer sa propre grammaire. S’interrogeant sur la construction d’une mémoire procédurale, Danielle Chini rappelle utilement que « l’important n’est pas ce que nous avons enseigné, mais ce que les élèves ont construit et retenu » (Chini : 62) et que les savoirs (déclaratifs) ne se transforment pas d’eux-mêmes en savoir-faire. Pascale Goutéraux insiste sur le rôle de la « conscientisation » dans l’apprentissage d’une langue étrangère (Goutéraux : 19-32) en regrettant que la prise en compte de la dimension réflexive soit plutôt en recul dans les instructions officielles, à un moment où la recherche anglophone accorde une importance croissante à l’approche psycholinguistique. Bernard Viselthier, l’un des deux germanistes du groupe, décrit une tentative d’exploitation à des fins pédagogiques du concept de « langage intérieur » emprunté au psychologue Vygotski (Viselthier : 33-42). Jennifer Walski (43-54) présente quant à elle le fonctionnement d’un service d’apprentissage dit « en autonomie guidée » mis en place à l’université de Bordeaux 2 dès 1984, et qui consiste à mettre en réseau un panel de documents didactisés adaptés au niveau des étudiants, sans que ces derniers soient pour autant livrés à eux-mêmes, puisque la procédure inclut des séances de méthodologie et d’expression orale en présentiel ; il ne s’agit donc pas ici de remplacer les enseignants par des machines, comme certains centres de langues sont tentés de le faire ici et là, mais de gérer des flux importants d’étudiants tout en s’adaptant à leurs besoins spécifiques, en accompagnant leur apprentissage et en les guidant vers l’autonomie, au prix d’un investissement didactique important. Françoise Trichet, auteur d’une Grammaire anglaise pour non-spécialistes (Paris, Ophrys, 1997), explique avoir opté pour une « présentation du fonctionnement de l’anglais scientifique riche en tableaux et schémas, pour les aider à ‘configurer’ cette langue » (Trichet : 123). L’exploitation des images en classe de langue constitue un autre exemple du travail de didactisation que l’enseignant doit fournir en amont pour que les supports utilisés remplissent leur fonction d’aide à la conceptualisation. Si les images constituent « l’un des moyens privilégié d’accès au sens » (Bailly, Caillot, Ibanez : 219), leur interprétation correcte dans le cadre d’une séquence d’apprentissage n’a rien d’immédiat, elle est au contraire déterminée par la qualité de la médiation proposée par l’enseignant. Ce qui est vrai pour les documents audiovisuels l’est également pour les images fixes omniprésentes dans les manuels, certaines illustrations pouvant aisément donner lieu à des contresens, notamment lorsqu’elles sont marquées culturellement (Caillot, Ibanez : 238).

La langue-culture

6La question de la transmission de la culture étrangère joue un rôle essentiel dans le cadre d’une conception non utilitariste de l’apprentissage, les auteurs refusant notamment de voir la langue anglaise réduite à une lingua franca servant d’outil de communication au sens le plus étroit du terme. Une des conditions de cette transmission est que les enseignants y aient eux-mêmes été sensibilisés, ce qui nécessite une attention particulière de la part des formateurs IUFM. Marie-France Mailhos constate à propos du traitement d’un dossier de Capes avec un groupe de 1re année que « les étudiants travaillant sur ce dossier ciblent massivement leur attention sur les contenus lexicaux et morphosyntaxiques, au détriment des données pragmatiques et socioculturelles » (Mailhos : 108). La dimension culturelle et interculturelle donne également lieu dans plusieurs contributions à un constat intéressant sur la persistance chez certains apprenants de stéréotypes associés à la culture étrangère en opposition avec la culture native, y compris après un séjour en immersion dans le pays dont ils sont censés s’approprier la langue et la culture. Albane Cain fait état de l’existence de domaines « d’irréductibilité identitaire » dont font partie les habitudes alimentaires et qui se manifeste par exemple lors d’un entretien avec un élève de terminale ayant effectué un séjour en Angleterre par des remarques du type : « C’est bon en France » / « Là-bas, c’est… disgusting !» (Cain : 157 / souligné dans le texte). Cet « auto-stéréotype de la supériorité culinaire française » (Cain : 158) risque de bloquer l’ouverture à l’autre et ne peut être dépassé que par le biais d’une approche réflexive qui s’applique donc aussi aux contenus culturels. La germaniste Anne Besançon fait preuve de la même prudence lorsqu’elle évoque les possibles effets indésirables de la sensibilisation aux différences culturelles par le biais d’un travail sur le lexique culturellement marqué ; si l’on n’y prend garde, la description « peut facilement dégénérer en une image stéréotypée, voire caricaturale de la culture 2 » (Besançon : 181). Même constat de la part de Joëlle Aden dans le domaine de l’anglais de spécialité (cf. Aden : 184-199) ; selon elle, ce qui vaut pour la formation initiale, à savoir que l’exposition des élèves ou des étudiants à la culture étrangère – en classe ou à l’occasion d’un séjour en immersion – ne permet pas de dissoudre automatiquement les préjugés culturels, est également vrai pour la formation continue. Cela tient en partie au fait que les entreprises, qui ont souvent une vision utilitariste de l’interculturel, cherchent à gérer les antagonismes et à aplanir les situations conflictuelles tout en conservant une attitude ethnocentrée au lieu de favoriser une prise de distance critique par rapport à la culture native. La formation se limite alors à la transmission d’un savoir déclaratif s’appuyant sur des catégorisations dualistes et sur une vision dichotomique des réalités culturelles. D’un point de vue méthodologique, on est une fois de plus confronté à la difficulté du passage d’un savoir déclaratif à un savoir procédural, beaucoup plus complexe à transmettre comme à évaluer. La gestion de cette complexité par les enseignants présuppose qu’ils aient eux-mêmes le recul nécessaire, ayant été correctement formés, aussi bien sur le plan disciplinaire que sur le plan méthodologique.

La formation des enseignants

7Dans le cadre de la généralisation de l’enseignement de la L2 à l’école primaire, devenue une matière à part entière régie par des programmes, Christine Deyrich met en avant la nécessité d’un « complément de formation substantiel pour tout enseignant non spécialiste de la discipline » (Deyrich, 138). Dans l’enseignement secondaire, Michel Moulin souligne quant à lui l’importance d’une formation didactique de qualité qui donne aux futurs professeurs les moyens de porter un regard critique sur l’évolution des méthodes d’enseignement et de ne pas faire aveuglément confiance aux manuels qu’ils auront à utiliser ; ils doivent être au contraire capables d’en compenser les limites et les insuffisances méthodologiques, autrement dit de jouer leur rôle de médiateur entre le manuel et les élèves (cf. Moulin : 68-72). Marie-Hélène Archimbaud voit également dans le dialogue entre les enseignants expérimentés et leurs stagiaires une occasion d’échanges fructueux et d’enrichissement mutuel (cf. Archimbaud : 106). Sur le plan disciplinaire, le rôle des formateurs consiste notamment à aider les futurs enseignants à combler leurs lacunes et à faire le lien entre « savoirs savants » et mise en œuvre pédagogique en milieu scolaire, ce travail pouvant prendre la forme d’ateliers « de transposition pédagogique » (Goutéraux : 24). Avant de concerner les élèves du primaire et du secondaire, l’exigence d’une approche réflexive s’applique donc en premier lieu aux étudiants candidats aux concours qui auront à l’avenir la responsabilité de transmettre leurs savoirs et leurs savoir-faire à des générations d’élèves.

Pour conclure

8Publié en 2008, cet ouvrage collectif, dont les lignes qui précèdent ne donnent qu’une vision parcellaire, soulève de nombreuses questions toujours actuelles en matière de didactique des langues. En 2011, alors que la réforme du recrutement des enseignants se poursuit inexorablement (mastérisation des concours, projets de suppression pure et simple de ces concours dans un proche avenir), la défense d’une approche conceptualisante et nécessairement coûteuse prend un caractère subversif dont les concepteurs de l’ouvrage n’avaient peut-être pas encore pris toute la mesure au moment de la publication. Leur positionnement théorique, lié à la linguistique de Culioli dont l’accès est réputé difficile, tout comme leurs expériences sur le terrain montrent en effet à quel point l’enseignement des langues se trouve menacé par les mesures actuelles de réduction des volumes horaires d’enseignement, d’augmentation des effectifs, de suppression de postes, de diminution des moyens accordés à la formation des enseignants. Quant à la solution qui consisterait à employer massivement des locuteurs natifs, non linguistes, pour assurer une formation en langues à moindre coût au nom d’une supposée authenticité, on se doute de ce que les membres du geped et proches de Danielle Bailly peuvent en penser.

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Pour citer cet article

Référence papier

Nathalie Schnitzer, « Danielle Chini, Pascale Goutéraux — Psycholinguistique et didactique des langues étrangères – travaux du geped hommage à Danielle Bailly. Paris / Gap : Ophrys, 2008, 268 pages »Corpus, 10 | 2011, 312-320.

Référence électronique

Nathalie Schnitzer, « Danielle Chini, Pascale Goutéraux — Psycholinguistique et didactique des langues étrangères – travaux du geped hommage à Danielle Bailly. Paris / Gap : Ophrys, 2008, 268 pages »Corpus [En ligne], 10 | 2011, mis en ligne le 18 juin 2012, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/corpus/2144 ; DOI : https://doi.org/10.4000/corpus.2144

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Auteur

Nathalie Schnitzer

Université Nice – Sophia Antipolis

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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