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Introduction : l’ambiguïté du recours à l’expérience

Rousseau. De l’empirisme à l’expérience. La formule frappe par son aspect paradoxal. Elle suggère que pour Rousseau l’empirisme a servi de voie, d’étape transitoire, pour parvenir à une philosophie de l’expérience. Il est trop tôt pour comprendre encore tout ce qu’enveloppe cette suggestion, mais on voit d’ores et déjà en quoi elle prend à rebours les définitions que l’on donne d’ordinaire de l’empirisme. L’empirisme, dit-on, est cette doctrine philosophique qui part de l’expérience, qui se fonde sur elle et la considère comme arbitre des assertions philosophiques. Jules Lachelier, dans le dictionnaire d’André Lalande, écrivait : « Empirisme représente très bien l’habitude ou la manière de procéder d’un esprit qui se contente de l’expérience. La philosophie qui n’admet rien en dehors de l’expérience devrait s’appeler empiricisme[1]. » Mais le tort de ce genre de définitions tient au vague avec lequel elles se réfèrent à l’expérience. On dira : invoquer l’expérience, c’est d’abord et avant tout se prémunir contre certaines tentations métaphysiques, notamment la croyance aux idées innées ou les spéculations théologiques. Mais quand on se serait prémuni contre toutes ces tentations, serait-on pour autant plus avancé dans le choix d’une doctrine ou d’une méthode ? Dans un article fondateur, paru il y a dix ans, intitulé « Le sens de l’expérience dans l’empirisme des Lumières[2] », André Charrak montrait que cet appel à se régler sur l’expérience ne dit en réalité rien de l’identité de l’empirisme classique et cache une ambiguïté fondamentale. Comme précepte général il reste vague, et lorsqu’on cherche à le caractériser avec précision, on se rend compte qu’il conduit à des orientations philosophiques différentes, voire concurrentes, et que l’on peut diviser ainsi :

(1) En premier lieu, l’appel à fonder les connaissances sur l’expérience peut s’entendre comme une promotion de la méthode dite analytique. C’est Condillac qui a donné à l’analyse sa définition la plus nette : « L’analyse ne décompose que pour faire voir, autant qu’il est possible, l’origine et la génération des choses[3]. » L’analyse consiste à exposer la genèse de toutes les connaissances humaines à partir du matériau fourni primitivement dans l’expérience sensible : les idées de sensation et leurs liaisons élémentaires. Cette genèse recouvre deux procédures distinctes : d’une part, une démarche régressive, consistant à remonter à l’origine des idées constituées que nous possédons actuellement, afin d’identifier les éléments premiers dont elles dérivent, et qui seront alors tenus pour les véritables principes de nos connaissances (d’après un modèle que Condillac qualifie parfois de chimique[4]) ; d’autre part, une démarche progressive : à partir de ces premiers principes que l’on a dégagés, il s’agit de faire le récit de l’engendrement de toutes les autres connaissances qui en dérivent. Quel est le processus de liaison qui produit peu à peu les connaissances de l’homme ? Comment s’effectue la gradation des idées particulières aux idées complexes et abstraites ? Pour le comprendre, les empiristes ont parfois recours à un récit, au besoin fictif. Par exemple le Traité des sensations de Condillac explique la genèse des idées en l’homme grâce au récit de la statue s’éveillant au monde à mesure que ses sens éclosent l’un après l’autre. Dans ce cadre, l’expérience désigne moins l’ensemble des données immédiates offertes à la conscience passive que la manière avec laquelle cette conscience se constitue elle-même dans le temps, en prenant appui sur ce donné pour articuler ses différentes opérations. Ainsi, l’appel à se régler sur l’expérience doit s’entendre comme une exigence non pas tant réductionniste (réduire toutes les idées aux sensations) que constructiviste : il faut pouvoir exposer la construction de n’importe quelle faculté ou notion qui ne serait pas elle-même un principe — en ayant recours, au besoin, à une hypothèse historique explicative.

(2) L’appel à se régler sur l’expérience peut toutefois s’entendre en un second sens, bien différent, qu’André Charrak, dans l’article de 2004, appelle la « consultation de l’expérience » : consulter l’expérience, c’est considérer les faits qu’elle nous présente tels qu’ils se donnent à la conscience. Condillac affirme par exemple qu’il faut considérer les idées de sensation sans spéculer, comme le fait Leibniz, sur les causes mécaniques de leur apparition (la combinaison des « petites perceptions » insensibles), précisément parce que ces causes ne composent pas l’idée que nous avons de leurs effets. « Le contenu de l’expérience se confond pour Condillac avec les seuls faits qui apparaissent effectivement dans la conscience ; et prendre l’expérience pour principe implique de refuser toute spéculation sur les causes inapparaissantes des pensées qu’elle nous livre[5]. » Cette règle de consultation de l’expérience a pour source et pour justification les principes de la philosophie expérimentale formulés par Newton au sujet de l’explication des lois régissant le système du monde. Newton, dans la quatrième règle de la méthode des Principia Mathematica, appelait en effet à s’en tenir à la nature des effets observables, et à s’empêcher de formuler à leur sujet des hypothèses causales invérifiables. Or André Charrak montre, à la suite d’une remarque de Mérian, que cette consigne s’est parfois retournée contre les empiristes eux-mêmes et leur méthode analytique. D’Alembert, par exemple, a critiqué l’explication génétique proposée par Condillac des idées géométriques : dans ses Éléments de philosophie, il affirme qu’il faut considérer ces idées dans leur exactitude et leur généralité, et ne pas spéculer hasardeusement sur la manière dont l’esprit les aurait abstraites peu à peu des dimensions des corps sensibles (il condamne « la supposition d’un fil tendu pour représenter une ligne droite »). Les objets mathématiques, mais aussi par exemple le plaisir esthétique ou certaines notions morales, forment autant d’expériences spécifiques dont l’élaboration progressive ne compose plus l’idée que nous en avons. Autrement dit, les sciences, les arts, les doctrines morales produisent, une fois constituées, des idées qui leur sont spécifiques, et dont la genèse n’est plus déchiffrable en nous. Or la règle de Newton interdit d’y suppléer par un récit hypothétique. Il faut donc se borner à les décrire, telles qu’elles se présentent. La méthode expérimentale va alors à l’encontre de l’analyse génétique.

Il y a donc une ambigüité fondamentale du recours à l’expérience dans la philosophie des Lumières. Cette ambiguïté et la tension particulière qu’elle crée à l’intérieur de l’empirisme ont toujours été au coeur des livres d’André Charrak, depuis son premier ouvrage consacré aux fondements de l’harmonie au xviiie siècle (Raison et perception) jusqu’au dernier, consacré à l’itinéraire philosophique de Jean-Jacques Rousseau. La thèse centrale de ce livre consiste en effet à montrer comment Rousseau « perfectionne un empirisme qui confère son caractère systématique à la théorie de l’homme », c’est-à-dire adopte et parachève la méthode analytique prônée par Condillac, mais découvre dans ses dernières oeuvres les limites de cette méthode et décide de s’en affranchir. Alors, « la clarification d’expériences décisives (l’accident, la rêverie) se substitue au style philosophique de l’époque ». Méthode analytique d’un côté, consultation de l’expérience et de ses formes spécifiques de l’autre : on retrouve la tension exposée dans l’article de 2004. À s’en tenir à cet aperçu synoptique, il semble donc que l’oeuvre d’André Charrak est demeurée d’une grande cohérence au cours du temps, traversée qu’elle est par un même problème dont elle s’est contentée d’explorer les diverses facettes. En réalité, son interprétation de l’empirisme, et de son identité équivoque, s’est constituée progressivement — la suite de ses livres formant une même réflexion continuée, où chaque nouveau tome propose une solution aux problèmes soulevés par le précédent. Nous souhaiterions dire un mot de cette évolution, car elle permet de mettre en relief le dernier ouvrage sur Rousseau.

La trilogie de l’empirisme. Retour sur une évolution théorique et stylistique

Les ouvrages d’André Charrak se suivent. Parmi ses lecteurs, nombreux sont ceux qui ont vu dans les trois ouvrages parus chez Vrin, entre 2003 et 2009, une trilogie. Cette trilogie commença par une analyse de l’empirisme dans sa version réductionniste la plus conséquente, celle de Condillac dans l’Essai sur l’origine des connaissances humaines[6]. Condillac a été choisi comme figure emblématique de l’empirisme parce que, radicalisant les découvertes de Locke, il prétend exhiber la construction non seulement de toutes les connaissances, mais également de toutes les facultés de l’homme à partir des modifications progressives du matériau sensible. Ainsi, même si le terme n’est pas en usage à l’époque où Condillac écrit, André Charrak affirme qu’il est possible de lire dans l’Essai sur l’origine des connaissances humaines, « la marque hautement significative d’un empirisme qui, d’une façon générale, ne pose pas de distinction réelle entre le matériau de nos connaissances et les opérations de l’entendement[7] ». Toutefois, malgré ce réductionnisme affiché, l’empirisme condillacien ne conduit pas à une attitude sceptique à l’égard de la connaissance théorique. S’intéressant, en fin d’ouvrage, à l’explication proposée par Condillac du système tonal en musique, André Charrak remarquait que cet empirisme visait même à l’explication de certaines théories, dans leur systématicité.

La découverte de cette visée théorique au coeur d’un certain empirisme continental — parfois négligé par ceux qui ne retiennent de l’empirisme que sa version humienne — rendait urgent un réexamen complet de la position réelle des empiristes des Lumières à l’égard des sciences. Pour aborder cette question, André Charrak décida d’observer leur attitude devant une des questions scientifiques majeures de leur temps : le statut des lois en mécanique et en cosmologie. Ce fut l’objet du second tome, paru en 2006 : Contingence et nécessitée des lois de la nature au xviiie siècle. À la surprise de tous ceux qui ne voyaient encore dans l’empirisme qu’un succédané de scepticisme tenant lieu de philosophie morale, ce livre montrait que les savants français et allemands du xviiie siècle se réclamant de la méthode de Locke ou de Condillac en psychologie se sont dotés d’une compréhension forte de la nécessité dans les sciences (comprise comme possibilité d’application des mathématiques à la physique). Il y a chez bon nombre d’entre eux une véritable ambition épistémologique et un refus de n’aborder les sciences que sous l’angle de la genèse psychologique des notions qu’elles mobilisent (causalité, connexion nécessaire, etc., à la manière de Hume).

C’est parce qu’il a pris au sérieux cette ambition qu’André Charrak en est venu à proposer une distinction entre deux empirismes : l’empirisme de la genèse et l’empirisme de la constitution.

Nous croyons utile de distinguer deux voies à l’intérieur même de l’empirisme des Lumières, selon que les auteurs relevant de cette tradition s’efforcent d’exposer la genèse des connaissances ou la constitution et le statut des objets des différentes sciences positives […] Notre problème n’est pas du tout de savoir si les empiristes du xviiie siècle parviennent jamais à faire la synthèse de ces deux orientations qui […] dessinent plutôt l’image d’une tension pure et simple : il nous importe plutôt de reconnaître qu’elles sont pour partie irréductibles l’une à l’autre[8].

Cette distinction est pour la première fois formulée dans Contingence et nécessité des lois de la nature à l’occasion d’une réflexion sur l’Examen philosophique de la preuve de l’existence de Dieu employée dans l’Essai de cosmologie de Maupertuis, qui présente très clairement les deux orientations ; elle se trouve pleinement exposée dans le dernier volet de la trilogie : Empirisme et théorie de la connaissance (2009). L’ambition réductionniste de l’empirisme, si virulente dans les livres de Condillac, est mise à distance, ou plutôt contrebalancée par un autre aspect de l’empirisme, qui s’intéresse moins à la nature de l’esprit humain et à sa formation historique qu’aux normes des sciences mathématiques et à la possibilité d’appliquer les sciences les unes aux autres[9]. Dans ce tableau contrasté d’une époque philosophique, « l’empirisme » perd sans doute un peu de sa systématicité. Mais cette renonciation à la systématicité était, aux yeux de beaucoup de ses acteurs, le prix à payer pour une conciliation honnête de l’anthropologie et de l’épistémologie.

L’évolution stylistique

Cette évolution dans la réflexion théorique d’André Charrak s’est assortie d’une évolution dans le style et dans la manière d’envisager le commentaire philosophique. Alors que le premier tome sur Condillac consiste en une étude monographique, cherchant à dégager la cohérence interne d’un système de pensée typiquement empiriste, les deux tomes suivants semblent s’écarter de cette orientation pour lui préférer une méthode générale de comparaisons textuelles entre auteurs. Ce point mérite toute notre attention car il définit un des traits stylistiques les plus caractéristiques de l’écriture philosophique d’André Charrak et donne une des clefs de son évolution.

À la toute fin de l’ouvrage sur Condillac, on trouve une comparaison à trois termes, entre Condillac, Descartes et Rousseau, montrant ce que ce dernier doit au premier dans sa lecture du second[10]. La comparaison textuelle est un procédé fécond pour l’historien de la philosophie, car elle révèle, dans le détail, comment un auteur en lit un autre, ce qu’il en retient et ce qu’il omet ou choisit de négliger. En un mot, ce procédé dévoile la chaîne des réceptions. Mais, à l’intérieur de l’itinéraire philosophique d’André Charrak, la comparaison qui termine l’ouvrage sur Condillac a ceci de capital qu’elle annonçait un déploiement du procédé en méthode. En effet, les articles parus les années suivantes révèlent une systématisation du procédé : on se souvient en particulier de la comparaison entre l’Essai sur le goût de Montesquieu et l’Essai sur le beau du père André[11], ou encore de celle entre le statut des Topiques chez Bacon et chez Descartes[12]. Surtout, c’est par une grande comparaison textuelle que s’ouvre Contingence et nécessité des lois de la nature, le second tome de la trilogie. Toute l’introduction du livre est consacrée à une confrontation entre l’article Éléments des Sciences de d’Alembert et la première des Règles pour la direction de l’esprit de Descartes. Les conclusions qu’André Charrak en retire s’avèrent d’une grande importance pour la suite du livre : en mettant en lumière une filiation cartésienne chez les Encyclopédistes, cette comparaison révèle un des projets fondamentaux, bien que parfois négligé, de l’empirisme continental, à savoir l’ambition de poursuivre le legs épistémologique de Descartes (compris comme la possibilité d’une application des sciences les unes aux autres, par exemple l’algèbre à la géométrie ou la géométrie à l’optique), tout en se passant de la psychologie qui supportait ce projet (cette noétique cartésienne faisant de l’évidence — de l’intuitus — un acte à part entière de l’esprit humain).

La richesse philosophique de cette comparaison ne pouvait rester sans suite. De fait, le livre suivant, Empirisme et théorie de la connaissance, procède tout entier d’une méthode d’évaluation des réceptions par comparaisons textuelles : l’« Amphibologie des concepts de la réflexion » de Kant s’éclaire d’un jour nouveau lorsqu’on le compare à tel texte méconnu de Mérian, qui permet de l’inscrire dans une certaine tradition empiriste (l’exercice de la comparaison des systèmes de Locke et de Leibniz), de même entre Locke et Gassendi, Tournefort et Descartes, Locke et Leibniz, etc. Et l’on ne s’étonnera pas, au passage, que les Nouveaux Essais sur l’entendement humain dans leur ensemble acquièrent une importance si grande dans ce livre : quel meilleur exemple de philosophie innovant et approfondissant ses exigences rationnelles par la réception critique d’une autre ?

Cette méthode, qui généralise le procédé des comparaisons textuelles pour produire une intelligence des textes par leur réception est, c’est évident, pleinement externaliste. André Charrak déclare d’ailleurs : « C’est l’histoire de la réception d’un passage, plus que son élucidation internaliste, qui permet d’en tirer une leçon philosophique générale[13]. » C’est le champ général des débats au sein de l’empirisme qui permet d’en comprendre l’identité réelle, par-delà les déclarations plus ou moins dogmatiques de tel ou tel auteur. D’où, d’ailleurs, l’étude proposée dans Contingence et nécessité des mémoires soumis à l’Académie de Berlin par les recalés au concours. Ils révèlent l’épaisseur des débats sur lesquels les grands textes se sont édifiés. Grâce à cette lecture externaliste, on comprend qu’au siècle des Lumières, l’empirisme se définit moins par une doctrine unique que par un ensemble de discussions, offrant différentes options théoriques.

Alors, pourquoi en revenir à la monographie ? L’évolution que nous venons de décrire, tant théorique que stylistique, pouvait laisser présager qu’André Charrak approfondirait encore cette méthode externaliste et continuerait d’aborder l’empirisme par son champ et ses problèmes plutôt que par ses auteurs et leur système. L’annonce de la parution d’un ouvrage consacré spécifiquement à Rousseau, et plus particulièrement à sa dernière philosophie, avait de quoi surprendre. Pourquoi ce retour à l’étude d’auteur ?

Le retour à la monographie

Une première réponse consisterait à faire remarquer que Rousseau constitue moins un nouveau sujet d’étude pour André Charrak qu’une récapitulation et un prolongement de réflexions menées depuis de nombreuses années. En marge de la trilogie de l’empirisme, on compte plusieurs études consacrées à l’auteur des Rêveries du promeneur solitaire : un vocabulaire, cinq articles publiés entre 2002 et 2007[14] et une édition annotée de l’Émile parue en 2009, dont le présent ouvrage reprend certaines analyses. Mais, à l’intérieur même de la trilogie de l’empirisme, Rousseau était présent. Si le lecteur s’y replonge il sera sans doute frappé de constater à quel point le livre qui vient de paraître y était préparé, et comme annoncé. C’est Rousseau qui concluait le premier tome, dans un chapitre récapitulant tout ce dont sa philosophie est redevable à Condillac ; c’est Rousseau encore qui concluait le premier chapitre d’Empirisme et théorie de la connaissance, dans des lignes qui résonnent aujourd’hui comme un prélude au dernier ouvrage (André Charrak y affirmait pour la première fois que la dernière philosophie de Rousseau doit s’entendre comme « un renoncement à la théorie »[15]). Reste à comprendre pourquoi Rousseau hantait de façon si insistante une trilogie consacrée à l’empirisme et, qui plus est, choisissant d’aborder l’empirisme sous l’angle de l’histoire des sciences — histoire qui ne compte pas, que l’on sache, l’auteur du Contrat social parmi ses figures tutélaires. En outre, la présence de Rousseau dans les oeuvres précédentes ne suffit pas à justifier l’abandon apparent de la méthode externaliste patiemment constituée, et le retour à l’exercice de la monographie qu’André Charrak semblait s’être résolu à dépasser dans les deux derniers ouvrages.

Pour mieux comprendre le sens de ce retour à la monographie il convient d’apporter une précision au sujet de cette méthode externaliste, pratiquée dans les deux derniers tomes de la trilogie, pour qu’elle ne soit pas mal comprise ou assimilée à d’autres entreprises voisines mais en réalité fort différentes. L’externalisme d’André Charrak ne se confond pas avec une méthode structurale, nivelant les oeuvres majeures et les oeuvres mineures au motif qu’en n’importe laquelle peut se lire les caractéristiques intellectuelles et les présupposés fondamentaux d’une époque. Un lecteur attentif constatera que la méthode externaliste d’André Charrak est en réalité toujours solidaire d’un éloge des grands philosophes (ou, comme il l’écrit souvent, des « meilleurs esprits » d’une époque). Loin de diminuer le mérite des grandes oeuvres de l’âge classique — celle de Descartes, de Rousseau, de Kant — elle ne cesse d’y revenir, pour éclairer ces oeuvres d’un jour qui les restaure dans leur grandeur. Il faut relire ici la critique adressée à Foucault dans Empirisme et théorie de la connaissance :

Dans la perspective de Foucault, les oeuvres majeures, irréductibles aux textes des minores qui rendent bien sûr leur nouveauté saisissante, sont inapparaissantes ; sans doute cela ne représente-t-il plus un problème si l’on renonce au fétichisme de l’auteur : c’est cependant l’indice d’une défaite philosophique, car cette façon de voir brouille complètement la compréhension de l’invention conceptuelle. Comment ne pas remarquer que l’histoire sans véritables querelles qui est peinte dans Les mots et les choses est, au moins à l’intérieur de chaque épistémè, une histoire de la philosophie sans problèmes ?[16]

Ce passage ne nous fait pas seulement comprendre la critique qu’André Charrak adresse au concept foucaldien d’épistémè (insistant sur l’identité intellectuelle d’une époque, l’épistémè méconnaît la dimension agonistique du travail de la pensée et trivialise les querelles philosophiques) ; lorsqu’on la relit à la lumière du livre sur Rousseau il nous instruit sur l’importance cruciale qu’il accorde aux « oeuvres majeures ». Pour lui, l’oeuvre majeure n’est pas celle qui gomme, en les résolvant, les problèmes qui agitent une époque — offrant sur eux ce surplomb imprenable que serait le Système achevé, censé dépasser les contradictions — mais tout au contraire celle qui ressent ces problèmes de la manière la plus virulente et les révèle[17]. Ainsi en va-t-il de l’oeuvre de Rousseau. En elle, les acquis de la doctrine de Condillac sont repris, compris, mais comme arrachés à leur horizon de systématicité et restitués à leur dimension problématique. Condillac affirme-t-il l’équivalence entre métaphysique et théorie de la connaissance ? Rousseau se demande s’il n’existe pas un certain nombre de questions métaphysiques qui doivent se formuler en dehors de la théorie de la connaissance[18]. Condillac entend-il mener à bien une description complète de l’homme par l’analyse ? Rousseau se demande s’il n’existe pas des expériences typiquement humaines qui sont indescriptibles avec les outils fournis par l’analyse (notamment l’aspiration au bonheur — nous y reviendrons). L’intérêt que présentent les grandes oeuvres ressort d’autant plus vivement que l’on ne cherche pas à surestimer en elles la dimension systématique et l’aplomb dans les solutions qu’elles prétendent avoir découvertes ici ou là. Car ce qu’elles nous enseignent, par leurs réaménagements continuels plus encore que par leurs déclarations ponctuelles, c’est que la forme de la philosophie est — pour une raison au fond mystérieuse — le problème davantage que le système.

Rousseau

Ces quelques remarques sur les ouvrages antérieurs éclairent le point de départ du livre sur Rousseau. Le pari de l’ouvrage est que l’oeuvre de Rousseau s’éclaire d’un jour nouveau et révèle toute sa richesse philosophique, si l’on s’empêche de la considérer comme un système. « Ce livre propose un cheminement dans l’oeuvre de Rousseau », affirme André Charrak d’entrée de jeu. On ne saisit bien la portée de cette déclaration que si on la confronte à ce à quoi elle s’oppose : les lectures systématiques de l’oeuvre de Rousseau, proposées en leur temps par Masters et, surtout, par Goldschmidt. Arrêtons-nous un instant sur cette confrontation, car elle donne une des clefs de l’ouvrage, qui est d’abord un grand livre de méthodologie philosophique. Dans Anthropologie et politique. Les principes du système de Rousseau, Victor Goldschmidt, soucieux de rendre compte de l’unité interne de la pensée de Rousseau, considère que le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes délivre, à la suite de l’intuition fondamentale de Vincennes, les principes de sa philosophie, à partir desquels s’édifiera toute l’oeuvre future — oeuvre qu’il revient alors au commentateur de présenter dans sa systématicité foncière. Goldschmidt affirme qu’il faut envisager la lecture systématique comme une sorte de principe régulateur de l’exégèse philosophique que ne doit pas décourager l’apparente discordance entre certains textes de l’auteur (et notamment, s’agissant de Rousseau, entre les textes de la première et de la dernière période) :

Cette cohérence [de la pensée de Rousseau], on le sait, a pu être mise en doute, tant pour l’oeuvre même que pour son rapport avec les écrits ultérieurs […]. La cohérence d’un philosophe (ou la conséquence où Kant verra le principal office de celui-ci) n’est pas dans la consonance des formules, prises littéralement, et choisies, au besoin, de manière à se contredire […] : elle est dans ce que, faute de mieux, on pourrait appeler son unité substantielle. Celle-ci ne garantit pas toujours un accord à la lettre […] Mais elle répond de la concordance fondamentale de cette pensée avec elle-même, et doit recommander au lecteur, quand il se croit en face d’incohérences, d’en chercher la cause, d’abord et de préférence, dans sa propre inaptitude à la lecture, et en dernier lieu seulement et en désespoir de cause chez son auteur[19].

Autant dire que cette méthode systématique, qui fut d’abord présentée comme la plus adéquate à la pensée de Rousseau parce qu’appuyée sur des déclarations explicites de sa part[20], se trouve soudain justifiée en général, en tant qu’elle révélerait la substance même de la pensée philosophique, fondamentalement une, et dont les aspects discords doivent être imputés à un effet de lecture. Pourtant, présenter la pensée de Rousseau, ou de tout autre philosophe, comme un système implique — Victor Goldschmidt le reconnaît lui-même — de procéder à un certain nombre de choix, de coupes, de hiérarchisations à l’intérieur des différents ouvrages — ou, pour mieux dire, de faire un tri entre les écrits que l’on jugera proprement « philosophiques » (et qui intégreront alors le système) et ceux qui le sont moins, ou moins directement, et que le commentateur ne sera alors pas tenu d’intégrer à sa présentation :

Qu’une méthode plus synthétique puisse être jugée préférable, qui joindrait, aux écrits philosophiques, les écrits scientifiques, littéraires, autobiographiques ; aux écrits, la vie de l’auteur ; et aux uns et à l’autre, ses états psychologiques — qui en douterait ? Mais […] il y aurait lieu de réfléchir aux conditions de possibilité d’une telle méthode ou, pour ne pas s’engager ici dans les difficultés d’une telle réflexion, de se demander simplement, à titre de question de fait, s’il est un seul des grands philosophes, de l’antiquité à nos jours, sur lequel il existe un tel ouvrage synthétique ayant appliqué avec succès une telle méthode universelle. Et encore plus simplement, si un seul des grands systèmes a fait l’objet, jusqu’à présent (autrement qu’à des fins scolaires), d’une étude synthétique, compréhensive et exhaustive[21].

En un mot, la lecture systématique unifie une pensée, mais non un corpus. Selon Goldschmidt, découvrir la « cohérence » d’une doctrine tolère qu’on n’en parcoure pas complètement la matière ; trouver la « concordance fondamentale de la pensée avec elle-même » rend secondaire l’attention à la variété des objets auxquels cette pensée s’applique. Notons au passage que nous trouvons là un exemple frappant de ce que Quentin Skinner dénonçait quinze ans auparavant sous le terme de « mythe de la cohérence », où il voyait l’un des quatre principaux écueils pour l’histoire de la philosophie. En prenant précisément l’exemple de l’oeuvre de Rousseau, Skinner dénonçait chez certains historiens de la philosophie la tendance

à donner aux pensées des philosophes majeurs une cohérence, et une apparence générale de système clos, qu’ils n’ont parfois jamais atteinte, ni même cherché à atteindre. Si l’on commence par tenir pour acquis, par exemple, que la tâche de l’interprète de la philosophie de Rousseau doit être tout entière dirigée vers la découverte de “sa pensée la plus fondamentale”, très vite on cessera de considérer comme réellement important que Rousseau ait apporté des contributions, des dizaines d’années durant, à plusieurs champs de recherche distincts[22].

Si nous avons tenu à rappeler les grandes lignes de la démarche critique adoptée par Victor Goldschmidt dans Anthropologie et politique, c’est qu’elle éclaire, par contraste, celle d’André Charrak dans cet ouvrage. En effet, dès les premières lignes de Rousseau, l’opposition entre les deux démarches est affirmée[23] et engage, pour André Charrak, un certain nombre de décisions méthodologiques. Il s’agira : 1°) d’abandonner le présupposé systématique et de lui préférer l’élucidation progressive d’un problème ; 2°) de s’attacher, en retour, à rendre compte de la cohérence d’un corpus — non seulement dans le temps, en s’intéressant notamment à cette dernière philosophie négligée par Goldschmidt, mais aussi dans les matières abordées, d’où ces passages consacrés à l’étude des institutions politiques, à la théorie musicale ou au traité de chimie. L’idée sous-jacente étant que la philosophie ne peut être dissociée de son application aux savoirs positifs, et qu’il serait donc ruineux de tracer une délimitation entre les textes de philosophie et les textes scientifiques, littéraires, ou les récits de certains « états psychologiques » (nous verrons en quoi la dernière partie du livre s’y attache).

L’opposition entre ces deux démarches critiques rejoue l’opposition classique entre l’ordre de la synthèse, comprise comme l’exposition d’une pensée sous une forme démonstrative, dérivant de principes posés au départ — défendue par Goldschmidt, et l’ordre de l’analyse, comprise comme le fait d’ajuster l’ordre de la présentation d’une pensée à l’ordre de son invention — défendue par Charrak. Mais cette promotion de l’analyse dans la méthode critique se trouve justifiée par l’attachement de Rousseau lui-même à cette démarche. Quantité de textes en témoignent, notamment la préface de l’Émile qui « illustre de façon patente le primat de l’ordre de l’invention (en l’occurrence, il s’agit de l’ordre d’apparition des facultés) sur l’ordonnancement more geometrico des systèmes abstraits, qui ne dit rien des conditions d’accès aux premiers principes[24] ». Or, montrer que Rousseau a adopté dans ses oeuvres l’ordre de l’analyse, c’est du même coup réévaluer sa relation à ceux qui en ont, les premiers, fait la théorie, à savoir les empiristes de son temps. La première thèse défendue par l’ouvrage consiste à affirmer que l’on a considérablement sous-estimé cette relation. Il y a sans doute de bonnes raisons à cela : les critiques explicites, la Profession de foi du vicaire savoyard, la brouille avec les Encyclopédistes ; mais, d’après André Charrak, le rapport de Rousseau à l’empirisme doit se comprendre non comme adhésion pleine et entière à une doctrine, mais comme évaluation critique d’une méthode.

Rousseau et l’empirisme. Usage et limites de la méthode d’analyse

Quelle est donc cette méthode ? On en a dit un mot au début de cette étude, il s’agit de l’analyse, dans son double mouvement de régression vers les premiers principes de la connaissance humaine (ce sont toujours, d’après la leçon de Locke, des idées particulières — il n’y a pas d’idées générales données au début de la vie), puis d’explication de la formation progressive de toutes les idées et facultés à partir de ces principes. Ce second mouvement révèle l’historicité de l’esprit humain, il décrit « la marche de la nature », pour reprendre la formule de l’Émile. Voilà en quoi consiste, à grands traits, l’empirisme méthodologique dont Rousseau se réclame. Rousseau s’est approprié l’analyse de Condillac, en a donné les applications les plus éclatantes (lorsqu’il explique l’origine des langues, la naissance des institutions, l’émergence des facultés chez l’enfant), pour, de simple théorie de la connaissance qu’elle était, l’élever au rang de véritable « théorie de l’homme ». André Charrak estime que l’on a jusqu’à présent sous-évalué l’importance de cet empirisme méthodologique dans la pensée de Rousseau. Pourtant, il ne s’agit pas pour lui de retrouver dans Rousseau les conclusions dégagées jadis dans l’étude consacrée à Condillac ; il ne s’agit pas de faire de Rousseau un théoricien de l’empirisme plus orthodoxe encore que ne l’était l’auteur de l’Essai sur l’origine des connaissances humaines. Si Rousseau vient achever (et dépasser) une réflexion sur l’empirisme des Lumières qui, de livre en livre, a cherché à rendre toujours plus saillantes les tensions théoriques qui l’animent et le structurent, c’est parce qu’il est celui qui, aux yeux d’André Charrak, a témoigné de la conscience la plus vive de ces tensions. Rousseau a compris mieux qu’aucun de ses contemporains les ressources prodigieuses de l’analyse génétique de Condillac, c’est vrai ; mais à mesure qu’il l’appliquait à des objets nouveaux, à des théories nouvelles, il prenait davantage conscience de ses limites. En un mot, on peut dire que si Condillac a représenté pour André Charrak celui qui comprenait le mieux l’empirisme dans sa dimension systématique, Rousseau est celui qui, à ses yeux, a le mieux compris l’empirisme dans sa dimension problématique.

André Charrak donne au cours du livre plusieurs exemples de cet usage critique de l’analyse chez Rousseau (retrouvant dans son oeuvre la tension entre genèse et constitution qu’il avait autrefois mise en évidence dans le cadre d’une étude d’ensemble de l’empirisme). Il accorde principalement de l’importance à l’Émile, parce qu’il s’agit de l’ouvrage où Rousseau s’inscrit le plus clairement dans une lignée empiriste, mais aussi celui où figure un texte qui paraît mettre explicitement en cause cette philosophie : cette célèbre Profession de foi du vicaire savoyard, qui, interrompant le cours du livre IV, propose un exposé de métaphysique et de morale que rien n’annonçait jusqu’alors et où Henri Gouhier reconnaissait « une véritable profession de foi cartésienne », « déchirant ostensiblement » les pages les plus célèbres de l’Essai sur l’entendement humain de Locke[25]. Ce texte met donc particulièrement bien en lumière le rapport ambivalent de Rousseau à une méthode empiriste qu’il perfectionne mais dont il aperçoit également les limites insurpassables. Attardons-nous un instant sur l’interprétation qu’en propose André Charrak, parce qu’elle pose les bases de sa lecture de la dernière philosophie de Rousseau et donne la clef de l’énigme dont nous étions partis (et qui était suggérée par le titre du livre) : comment une philosophie de l’expérience a-t-elle pu se constituer sur un abandon de l’empirisme ?

L’Émile et le problème moral

Le développement général de l’Émile est conduit par une application de l’analyse condillacienne à la théorie de l’homme. À l’instar de Condillac, radicalisant la démarche de Locke en théorie de la connaissance pour ne retenir à son fondement qu’un seul principe (la sensation) au lieu de deux (la sensation et la réflexion — celle-ci apparaissant aux yeux de Condillac comme un reste d’innéisme inavoué), Rousseau veut ne retenir qu’un seul principe au fondement de la vie morale et passionnelle de l’homme. Si, en 1755, le second Discours pose encore deux principes de la nature humaine : l’amour de soi et la pitié, l’Émile, en 1762, n’en garde plus qu’un : l’amour de soi. Le dénombrement des passions primitives — véritable topos de la philosophie morale à l’âge classique — ne se satisfait plus d’une simple énumération suffisante (comme par exemple dans le traité des Passions de l’âme où Descartes en dénombre six). En contexte empiriste ce dénombrement tend à se simplifier pour, en fin de compte, se réduire à une seule affection réellement primitive, pouvant alors servir de base à l’analyse progressive complète des passions humaines. « Affirmer que l’amour de soi est un principe ne signifie pas seulement qu’il ne tolère pas d’être sacrifié dans les relations morales, mais bien qu’elles peuvent en être dérivées[26]. » André Charrak montre clairement que la radicalisation de l’analyse régressive est la condition pour le déploiement pleinement historique de l’analyse progressive. En ne gardant qu’un seul principe au fondement de la vie morale, Rousseau parvient à exposer l’engendrement consécutif de toutes les autres affections et facultés humaines dans une même continuité temporelle, rendue visible par l’évolution d’Émile. Dans le détail, on constate que, dans l’Émile, « l’amour propre » n’est plus présenté en opposition à l’amour de soi, comme son double dégénéré, mais comme un moment nécessaire de son histoire, à partir duquel de nouvelles passions viennent à naître[27]. Quant à la « pitié », on l’a évoqué, elle n’est plus tenue pour une passion primitive ; sa genèse est présentée en détail, dans une des pages les plus belles du livre IV où, démêlant les progrès respectifs des sentiments et des idées, Rousseau montre que son éclosion correspond à un cap dans l’histoire de l’enfant, que l’éducateur chercherait en vain à provoquer avant l’heure[28].

Compte tenu de ce parti pris méthodologique foncièrement empiriste, la rupture soudaine qu’introduit la Profession de foi du vicaire savoyard dans l’ordre d’exposition surprend. Le tour cartésien de certaines déclarations du vicaire, le contenu proprement métaphysique de certaines de ses thèses tranchent avec la méthode adoptée dans les précédents livres de l’Émile. Cette rupture est d’autant plus étonnante que l’éducation proposée jusqu’alors pouvait s’enorgueillir d’un bilan moral considérable, au point d’autoriser Rousseau à affirmer la pleine validité de sa méthode pour rendre compte de la vie morale. Dans les pages qui précèdent la Profession de foi, il semblait insister plus que jamais sur l’importance d’une méthode d’éducation qui suive l’expérience au lieu de dispenser des leçons magistrales et abstraites : « Je n’ai point à faire ici des traités de métaphysique et de morale, ni des cours d’étude d’aucune espèce ; il me suffit de marquer l’ordre et le progrès de nos sentiments et de nos connaissances relativement à notre constitution[29]. » Qu’est-ce qui justifie soudain de recourir à une leçon de métaphysique et de morale que tout semblait jusqu’alors proscrire ? Quel est donc l’événement qui suscite ce bouleversement ?

D’après André Charrak il s’agit d’un problème moral, que l’enfant rencontre à un certain moment de son évolution. Émile a naturellement développé ses sentiments moraux et les notions qui leur correspondent, notamment celles de la justice, de l’ordre et de l’aspiration au bonheur : « J’ai d’abord donné les moyens, et maintenant j’en montre l’effet […]. Les vrais principes du juste, les vrais modèles du beau, tous les rapports moraux des êtres, toutes les idées de l’ordre se gravent dans son entendement ; il voit la place de chaque chose et la cause qui l’en écarte : il voit ce qui peut faire le bien et ce qui l’empêche[30]. » Tout cela s’intègre au développement de l’amour de soi. Mais l’éducation des passions imposait parallèlement qu’Émile soit confronté au spectacle de la société : « Il faut étudier la société par les hommes et les hommes par la société : ceux qui voudront traiter séparément la politique et la morale n’entendront jamais rien à aucune des deux[31]. » Or il résulte de ce double mouvement une contradiction insurpassable : l’expérience du mal social met en défaut la croyance en l’ordre du monde. C’est ce qu’André Charrak nomme la « balance entre la politique et la métaphysique », qui pose les termes du drame moral humain. La politique semble apporter une réfutation factuelle aux aspirations naturelles de l’amour de soi à la justice, à la vertu et au bonheur. Si le vicaire prend la parole, c’est pour apporter une réponse à ce drame ; il est en charge de conforter en l’enfant l’espoir du juste, en lui expliquant l’idée de Dieu et celle de l’immortalité de l’âme.

Si la voix de la nature, qui travaille l’existence consciente d’elle-même, n’est pas trompeuse, alors il faut que le désir du bonheur se puisse satisfaire : car il signale ainsi que quelque chose, en moi, est susceptible de jouir de l’ordre malgré la condition actuelle des hommes — ce sera l’âme, une fois détachée des rapports qui aliènent l’individu[32].

L’analyse d’André Charrak montre que l’exposé du vicaire, sous son atour métaphysique, doit avant tout s’entendre comme la grammaire dans laquelle s’exprime un problème d’abord moral, auquel le simple progrès naturel des facultés se révèle impuissant à apporter une solution. La situation de l’adolescent, à l’orée de la Profession de foi, correspond à ce moment de crise où, face à la virulence du problème moral auquel il se trouve confronté, naît en lui un besoin de métaphysique. « De ces tristes réflexions et de ces contradictions apparentes se formèrent dans mon esprit les sublimes idées de l’âme, qui n’avaient point jusque là résulté de mes recherches. »

Empirisme et expérience

L’expérience du drame moral plonge l’homme dans une contradiction qui, pour être résolue, mais aussi pour être formulée, suppose ainsi de recourir à d’autres ressources que celles délivrées par la méthode analytique des empiristes, en laquelle Rousseau voyait pourtant la seule méthode susceptible de constituer une théorie de la connaissance. La philosophie de Condillac prescrivait de restreindre l’entendement aux bornes que lui assigne l’expérience sensible, et de le soumettre tout entier à ce qu’un apprentissage peut lui montrer ; pourtant, c’est cette même philosophie qui conduit Émile à prendre conscience de ses propres limites et à y découvrir les notions de son âme et de l’auteur de son être, qui ne sont pas des notions empiriques. Ces notions, parce qu’elles sont précisément gagnées dans cette situation critique, et aux limites de la connaissance, ne sont jamais pour lui des notions claires, qu’il serait libre de « contempler d’aussi près l’une et l’autre que s’il était lui-même un pur esprit[33] ». En tant que notions métaphysiques, elles supposent que le sujet s’arrache aux conditions de l’expérience sensible — conditions qui l’ont formé et qui fixaient pour lui les limites de la connaissance.

Au demeurant — et c’est là toute la difficulté —, ce drame moral constitue encore pour Émile une expérience. Les idées d’âme ou de Dieu que lui expose le vicaire répondent à un désir ancré en lui — la « restauration de la justice malgré les hommes » dit André Charrak —, à une situation dramatique que l’enfant a vécue. Si le vicaire prend la parole, c’est parce que l’amour de soi expérimente en lui-même l’aspiration à un bonheur que rien, dans ce qu’il voit, ne garantit.

Est-ce à dire que, pour décrire cette expérience morale, Rousseau a eu besoin d’abandonner l’empirisme au profit d’une nouvelle méthode, d’une nouvelle philosophie (plus « cartésienne ») ? En réalité, André Charrak soutient que cette décision est éminemment circonstancielle : il montre, documents à l’appui, que la Profession de foi du vicaire savoyard est écrite dans un contexte polémique précis, où Rousseau s’attaque aux doctrines matérialistes de son temps. Mais la polémique n’a qu’un temps. Dans les Rêveries du promeneur solitaire, Rousseau, vieillissant et mis au ban de la société des hommes, s’approche de « la mort de tout intérêt terrestre et temporel » ; quinze ans après la parution de l’Émile, la querelle contre le matérialisme est oubliée, et avec elle l’appareil métaphysique du vicaire. Pourtant, l’approche de la mort n’a pas fait taire l’aspiration profonde de l’homme au bonheur, mais elle a pour conséquence de replier le sujet sur le pur amour de soi et de rendre ainsi plus difficile l’accès aux « sublimes notions » auxquelles l’exposé du vicaire était adossé :

La concordance entre le moi et l’ordre, qui garantira le bonheur du juste persécuté, n’est plus adossée à quelque hypothèse plus ou moins ad hoc sur la nature de l’âme permettant de conclure à sa survie après une mort physique qui, au fond, ne l’engageait pas dans son essence ; au contraire l’âme éprouve cette exigence intime dans le temps même où la mort dessine l’horizon de tous les rapports qui l’inscrivaient dans le monde — au moment où la mort s’expérimente[34].

Les rêveries du promeneur solitaire se concentrent sur cette aspiration intérieure de l’amour de soi à concorder avec l’ordre du monde. On l’a dit, cette aspiration a été éprouvée pour la première fois au moment où la méthode empiriste se trouvait mise en crise (au livre IV de l’Émile) ; mais cette fois aucune profession de foi ne vient y suppléer. Les rêveries ne cherchent plus à remplacer la méthode empiriste par une autre méthode, par une théorie de la connaissance de substitution ; la thèse d’André Charrak est qu’elles sont tout entières marquées par un renoncement à la méthode.

Il est manifeste qu’en fin de compte la rêverie et la promenade remplacent la méthode elle-même — elles s’y substituent comme objets de l’enquête, car celle-ci échappe par principe à l’exigence d’une mise en ordre systématique ; et elles mettent finalement de côté le registre lui-même, ou la voie de la description, au profit d’une expérience actuelle. […] Le problème fondamental qui mettait en crise la méthode analytique et qui justifiait le passage à la métaphysique est désormais posé à nouveaux frais : la réponse expérientielle qu’il reçoit au seuil de la mort est conquise en dehors de la problématique de la connaissance, via l’exclusion des règles ordinaires gouvernant l’établissement d’une théorie[35].

Dans les Rêveries, Rousseau ne feint plus d’hypothèses, il se concentre sur la description d’une expérience pure. La rêverie du lac de Bienne a, dans la lecture d’André Charrak, une importance particulière et comme une valeur de dénouement : tandis que le moi est en quelque sorte dépouillé de ses compétences sous l’effet de la rêverie et à l’approche de la mort, tandis que le rythme du temps prend en charge les pouvoirs de mise en forme de l’expérience sensible, il se produit un repli de l’amour de soi sur lui-même. « Au flux des affections imaginaires répond immédiatement le reflux, c’est-à-dire le repli du sentiment sur sa répétition, qui est calqué sur le rythme de l’eau et qui installe peu à peu l’âme dans un véritable état[36]. » Cet état, bercé par un mouvement régulier, empêche l’imagination de s’animer et de venir le troubler par inquiétude de l’avenir. Alors, l’uniformité du mouvement de l’eau rapproche le moment vécu d’un état d’éternité, apaise l’imagination et permet à l’amour de soi de puiser en lui-même, dans le simple sentiment de son existence, les ressources de son contentement. Au moment où le progrès des facultés de l’esprit est abandonné, une expérience nouvelle devient possible, où la concordance entre l’amour de soi et l’ordre du monde s’éprouve enfin.

La démarche empiriste est abandonnée dans la dernière philosophie de Rousseau, puisque la théorie échoue à stabiliser dans l’âme le lien qu’elle prétend engendrer entre l’amour de soi et l’amour de l’ordre ; reste qu’une expérience doit encore attester la possibilité d’une jouissance parfaite jusque dans l’état de proscription : telle est la fonction de la rêverie[37].

En lisant la dernière phrase de ce chapitre, on est frappé par un effet d’emboîtement : de même que, selon André Charrak, le sens véritable de la Profession de foi résidait moins dans les leçons de métaphysique du vicaire, prises en leur signification dogmatique littérale, que dans le problème moral fondamental qu’elles permettaient d’exprimer (l’antinomie des aspirations de l’amour de soi et du spectacle du mal social), de même, l’objet véritable de ce livre consiste moins en une élucidation des thèses positives de Rousseau, qui se livreraient idéalement sous la forme d’un système, qu’en un cheminement conduisant à la saisie d’un problème philosophique. Ce problème philosophique, comme le problème moral de l’Émile, s’exprime dans une tension fondamentale : celle d’une expérience qui, pour être vécue et comprise, suppose l’abandon de l’empirisme.

Conclusion

Ajoutons, pour terminer, une réflexion sur l’oeuvre d’André Charrak dans son ensemble. En un sens, l’histoire de la philosophie telle qu’André Charrak la pratique a toujours été le support pour une philosophie de l’expérience. Il ne s’agit toutefois pas d’une philosophie de l’expérience en général : elle n’est ni une philosophie transcendantale ni une sorte d’idéalisme à la Berkeley, qui réduit l’expérience à l’énumération de ses constituantes primitives et communes (les idées simples de sensation). Il s’agit davantage d’une philosophie des expériences caractérisées, c’est-à-dire qui s’attache à décrire les formes que prend spécifiquement l’expérience dans ses diverses applications : la musique, les sciences, ici la morale.

Mais à suivre cette entreprise dans son évolution au cours du temps, on a l’impression qu’elle tend peu à peu à rendre saillant un paradoxe : cette philosophie descriptive de l’expérience nous conduit à adopter une position réaliste à l’égard des théories, mais un scepticisme à l’égard des systèmes. Elle remet en cause le postulat d’une affinité foncière de la philosophie à la forme du système — postulat revendiqué par Victor Goldschmidt, et auquel Martial Gueroult et Jules Vuillemin ont donné sa formulation la plus radicale —, mais nous force à prendre au sérieux la dimension théorique de l’expérience, à considérer, en un mot, que les théories se présentent à la conscience historique comme des faits. Cette antinomie du système et de la théorie se devine tout au long des dernières oeuvres d’André Charrak, et en particulier dans ce livre sur Rousseau. Souhaitons qu’un jour elle conduise à un discours de la méthode.