Corps de l’article

« Saint Paul ne peut être contraire à saint Jean », affirme Malebranche dans le Xe Éclaircissement de la Recherche de la vérité[1]. Je m’intéresserai ici plus spécifiquement à la réception philosophique de deux versets scripturaires, affirmant une dépendance des actes de l’homme envers la puissance de Dieu[2] : 1) un verset johannique, Jn 15,5 : « Sine me, nihil potestis facere », d’après la Vulgate[3], soit, dans la version de la Bible de Sacy : « Vous ne pouvez rien faire sans moi[4] » ; 2) un verset paulinien, Ph 2,13 : « Deus est qui operatur in vobis et velle et perficere[5] », « C’est Dieu qui opère en vous et le vouloir et le parfaire[6] ».

On peut avoir à l’esprit, en contrepoint de ces deux versets scripturaires, un passage coranique (Coran, 8, v. 17) : « fa-lam taqtulūhum, walakinna Allaha qatalahum. wa-mā ramayta idh ramayta, walakinna Allaha ramā[7] », « Ce n’est pas vous qui les tuez, mais Allah les a tués. Ce n’est pas toi qui lançais lorsque tu lançais, mais c’est Allah qui lançait ».

La question que je voudrais poser peut se formuler de la manière suivante : peut-on, en quelque façon, identifier ces deux manières de rendre compte des actes humains en leur dépendance envers Dieu ? En d’autres termes, a-t-on, dans l’un et l’autre cas, la commune affirmation d’une dépossession de soi de l’homme dans les actes qu’il croit accomplir ? La question revient à se demander : qui agit effectivement quand j’agis ?

À cet égard, si l’on s’en tient à leur interprétation au sein de la tradition philosophique, il me semble qu’il convient de ne pas assimiler les deux versets scripturaires et le verset coranique que je viens de mentionner.

Je partirai de ce qui peut apparaître comme la philosophie tirant le plus radicalement les conséquences de ces passages scripturaires, à savoir l’occasionnalisme de l’oratorien Malebranche, occasionnalisme que j’envisagerai en son versant métaphysique, plutôt que noétique. On sait comment certains commentateurs ont pu découvrir au Moyen Âge de l’occasionnalisme au sein du kalâm asharite. Or, il me semble qu’il convient sans doute de marquer la spécificité du propos malebranchiste eu égard aux thèses asharites. Montrer cet écart, qui pourrait révéler une différence entre les textes bibliques et le texte coranique[8], demande de revenir sur la réfutation de l’asharisme proposé par le philosophe chrétien de l’école de Baghdad Yaḥyâ ibn ‘Adî. On pourra alors prendre en considération la réception médiévale latine des deux versets retenus, et leur enjeu philosophique. On verra ainsi comment nos deux versets, johannique et paulinien, ont ouvert une tradition philosophique qui n’a cessé de mettre en avant le libre arbitre de l’homme dans les actes qu’il effectue.

I. Malebranche, l’occasionnalisme et les Écritures

Mon premier point concerne l’examen de l’occasionnalisme de Malebranche, et de son rapport aux Écritures. On aurait pu être tenté, voyant en Malebranche un « philosophe chrétien[9] », d’imaginer une dépendance des thèses philosophiques malebranchistes envers les textes bibliques. Et de fait, au livre III de la Recherche de la vérité, la thèse de la vision en Dieu des idées se trouve confirmée par des passages scripturaires qui montrent que « nous ne saurions rien voir que Dieu ne nous le fasse voir[10] ». La Réponse à la Dissertation convoque par ailleurs l’évangile de Jean, pour constater que « Dieu fait tout ce que font ses créatures, selon ces paroles de Jésus-Christ : Pater meus usque modo operatur[11] ».

Or, un premier constat ne manque pas d’attirer notre attention : si les citations scripturaires émaillent effectivement le texte malebranchiste, nos deux versets se signalent par leur relative discrétion. L’index des citations bibliques des Oeuvres complètes nous indique une référence à Ph 2,13, et trois ou quatre références à Jn 15,5. À ce premier constat, s’en ajoute immédiatement un second : la mention de ces versets est absente des exposés canoniques de la métaphysique malebranchiste, établissant la vision en Dieu des idées, ou l’inefficacité des causes secondes, réduites au rang d’occasions.

Plus encore, le XVe Éclaircissement convoque des textes scripturaires, mais nos deux versets, et plus largement l’évangile de Jean et les épîtres pauliniennes, ne sont pas alors retenus[12]. Si une « infinité de passages » scripturaires, aux dires de notre auteur, dénient l’idée même de causes secondes, ou, plus précisément, « attribuent à Dieu la prétendue efficace des causes secondes[13] », force est toutefois de reconnaître que cet appel à l’Écriture ne nourrit pas l’établissement de la thèse occasionnaliste : elle vient plutôt après coup, précisément pour répondre à l’objection selon laquelle l’occasionnalisme irait contre l’Écriture, laquelle donnerait au contraire à penser que « les causes secondes ont pour agir une force véritable[14] ».

On a depuis longtemps souligné combien l’occasionnalisme malebranchiste, au même titre d’ailleurs que l’harmonie préétablie leibnizienne, devait se lire comme une réponse à certaines difficultés soulevées par la philosophie cartésienne, notamment par la thèse de l’hétérogénéité radicale de la substance pensante et de la substance étendue[15]. Plus encore qu’Augustin, pourtant largement cité (tout particulièrement dans la préface à la Recherche de la vérité), Descartes se trouve à l’arrière-plan de l’établissement des thèses cardinales de l’occasionnalisme malebranchiste[16].

Arrêtons-nous quelques instants sur l’exposé canonique concernant la causalité, que l’on trouve au livre VI de la Recherche, IIe partie, chapitre 3. L’auteur cherche alors à réfuter la « philosophie des anciens ». Or, c’est bien en philosophe qu’il aborde la question de la causalité[17] ; il prête ainsi une attention particulière à ce que nous donnent à connaître nos idées. L’auteur synthétise ainsi plusieurs éléments esquissés dans les premiers livres. Si la sensation est un effet, la cause s’excepte de la sphère cognitive. Tel apparaît à présent le reproche que Malebranche adresse aux philosophes que de « di[re] ce qu’ils ne conçoivent point lorsqu’ils expliquent les effets de la nature par de certains êtres dont ils n’ont aucune idée particulière[18] ». La conception malebranchiste de la causalité s’appuiera ainsi sur un travail sur l’idée, et ce qu’elle donne effectivement à connaître : elle est donc métaphysique[19], plutôt qu’elle ne repose sur des données révélées.

Malebranche nous en avertit : dès lors qu’on la considère avec attention, l’idée de cause, ou de puissance d’agir, nous indique une certaine divinité, qu’il convient par conséquent de ne pas attribuer aux choses elles-mêmes, sous la figure de formes substantielles ou de qualités réelles[20]. Rencontrant alors Augustin, notre philosophe oratorien peut affirmer que seul peut agir sur nous ce qui est au-dessus de nous[21] : « Il n’y a donc qu’un seul vrai Dieu et qu’une seule cause qui soit véritablement cause[22] ». Quoique cette réflexion rejoigne les réquisits théologiques de la Révélation chrétienne, il est remarquable que ce soit bien en philosophe que Malebranche établit l’impuissance de toute chose créée. La « lumière de la raison » exclut à cet égard que Dieu « communique sa puissance aux créatures ; […] il n’en peut faire de véritables causes ; il n’en peut faire des dieux ».

On le voit donc, la critique de la philosophie est elle-même philosophique : Malebranche critique la métaphysique aristotélicienne, pour promouvoir une métaphysique d’obédience cartésienne. Si l’attention à l’idée fait signe vers un dehors du monde, qui échappe à la visibilité, elle révèle aussi l’irréductibilité de la cause à son effet, sur laquelle repose l’occasionnalisme malebranchiste[23].

Examinons à présent ce que nos deux versets apportent à la réflexion malebranchiste.

En premier lieu, le verset de l’évangile de Jean, plus précisément la formule : « Sine me nihil potestis facere[24] », est cité, textuellement, dans l’Abrégé du Traité de la nature et de grâce, pour établir la nécessaire médiation du Fils : « Enfin il est certain que nous ne recevons point la grâce sans sa médiation : Sine me, dit-il, nihil potestis facere[25] ». On la retrouve, en un contexte similaire, au style indirect cette fois, dans les Méditations chrétiennes et métaphysiques : « Si les chrétiens étaient donc bien convaincus des qualités que je porte, et que je suis la cause occasionnelle que Dieu a établie pour servir de fondement à la loi générale de la grâce, ils ne s’excuseraient point sur leur impuissance. Ne doutant point qu’ils ne peuvent rien sans moi, ils m’appelleraient sans cesse à leur secours[26] ». Dans ces deux passages, ce verset n’intervient donc pas tant pour affirmer l’impuissance de toute créature, et sa dépendance, ontique et pratique, envers Dieu, que pour établir le Christ comme médiateur, comme sauveur, et donc comme cause occasionnelle de la grâce.

En 1715, dans ses Réflexions sur la prémotion physique, Malebranche allie d’une manière remarquable nos deux versets : « […] c’est lui qui opère en nous le vouloir et le faire, et c’est nous qui coopérons, parce que c’est lui qui commence l’oeuvre de notre conversion ; c’est lui qui prépare notre volonté, par sa grâce prévenante et purement gratuite, et que sans lui nous ne pouvons rien, comme le dit Jésus-Christ. Car celui qui commence l’oeuvre est proprement celui qui opère[27] ». La mention de nos versets amène le philosophe oratorien à nuancer en quelque manière son propre occasionnalisme : bien loin de nous dénier quelque pouvoir d’action, Malebranche reconnaît une coopération, assignant à Dieu de commencer, et en ce sens d’opérer. Malebranche, dans la Réponse aux vraies et aux fausses idées, retrouve ainsi Augustin : « […] ce saint docteur dit, après saint Paul, que c’est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire ; operatur in nobis velle et perficere ; que c’est lui qui prépare les coeurs[28] ».

Il faut ici prendre acte d’un nouvel élément, précisément procuré par l’Épître aux Philippiens : la volonté. Les considérations morales requièrent sans doute de pouvoir imputer à l’homme une certaine responsabilité dans ce qu’il est, ou fait : « Quoique Dieu soit l’unique cause efficace de toutes les modalités et de tous les changements réels qui sont dans les substances, je soutiens, et j’ai toujours soutenu que l’âme était l’unique cause de ses actes, c’est-à-dire de ses déterminations libres[29] ». Si la volonté est oeuvre divine, comme nous le donne à penser l’épître de Paul[30], on ne saurait toutefois méconnaître la part qui revient à l’homme, dans la façon dont il use des dons que Dieu lui fait. Or, cette imputabilité humaine ne doit pas pour autant nous faire oublier l’opération de Dieu, sans qui nous ne pourrions être justes. Par conséquent, Malebranche ne remet pas en cause sa conception occasionnaliste de la causalité que l’on peut accorder aux créatures, qu’il s’agisse des corps, ou qu’il s’agisse des âmes[31].

Il convient en effet de se garder de l’illusion de l’expérience que nous faisons de nous-mêmes :

Comme on ne sent point l’opération de Dieu sans son âme, et que ses propres modalités changent ensuite des actes de sa volonté, bons ou mauvais moralement, on est porté à croire que ce sont ces actes mêmes qui sont la vraie cause des modalités qui les suivent. On le croit, dis-je, par la même raison qui persuade le commun des hommes que la volonté de remuer le bras est la vraie cause, la cause efficace et immédiate du mouvement de son bras[32].

Si « le moral n’est pas le physique[33] », la psychologie ne conduit toutefois pas à remettre en cause l’analyse métaphysique de la causalité : on peut parler d’actes de l’âme, sans pour autant lui attribuer une quelconque efficace, ou une causalité efficiente.

On conciliera donc l’activité de l’âme, libre, et la reconnaissance de l’efficace de Dieu et de lui seul[34]. L’occasionnalisme apparaît ainsi compatible avec une pensée de la liberté humaine.

Récapitulons les différents points acquis au cours de ce parcours dans l’oeuvre de Malebranche.

  1. L’occasionnalisme malebranchiste relève d’une analyse métaphysique[35], bien plutôt qu’il ne répond à des impératifs théologiques, dictés par les textes scripturaires. Cet occasionnalisme, plus précisément, est en son fond cartésien. L’occasionnalisme n’est donc, si l’on peut dire, ni johannique, ni paulinien.

  2. L’attention aux textes scripturaires, plus particulièrement aux deux versets dont nous sommes partis, donne une tonalité nouvelle à la philosophie malebranchiste, en amenant à concilier l’occasionnalisme métaphysique et une perspective pratique, ou morale, concernant les actes de l’homme. Nous sommes en particulier invités à faire droit à la libre volonté humaine. Il est ainsi des actes qui relèvent de l’âme humaine, et qui doivent lui être imputés, quand bien même cette âme, comme créature, est dénuée de toute efficace : Dieu opère en nous, mais l’âme n’en demeure pas moins, en un certain sens (mais que Malebranche admet bien), active.

II. L’asharisme et la question des actes humains

On a parfois rapproché l’occasionnalisme malebranchiste de certaines thèses du kalâm asharite[36]. Il convient toutefois de ne pas les confondre, et de prendre en compte le contexte dans lequel ces thèses s’élaborent. En effet, quand l’occasionnalisme malebranchiste est philosophique, et même métaphysique, le kalâm est au contraire une école de pensée qui s’élabore en dehors de la tradition philosophique, de la falsafa contemporaine[37]. Il se veut un discours sur le divin qui n’importe pas une conceptualité héritée de la philosophie grecque.

Je m’intéresserai donc à la manière dont al-Ash‘arî a pu s’appuyer sur le Coran pour établir ses thèses. Je porterai ensuite mon attention à la réfutation qu’en propose le philosophe et théologien chrétien de l’école de Baghdad, Yaḥyâ ibn ‘Adî.

1. Al-Ash‘arî et le Coran

En guise d’introduction à la position d’al-Ash‘arî (m. 936), et afin de rappeler son contexte et quelques-uns de ses enjeux[38], je partirai de l’exposé de la doctrine asharite que l’on trouve dans le traité propédeutique de Juwainî (m. 1085), son Kitâb al-luma‘. Asharite[39], Juwainî affirme ainsi que le créateur (al-bârî) est le seul à proprement créer (khalaqa), et qu’il n’y a pas d’autre créateur (khâliq) que lui[40]. Cette thèse s’oppose à la position mutazilite, pour laquelle les étants advenus, c’est-à-dire créés, « inventent leurs actions par leur propre pouvoir et les créent[41] », ce qui conduirait à cette conséquence que « le Seigneur […] n’est pas qualifié d’un pouvoir sur les actions des hommes[42] ». Juwainî justifie sa thèse à l’aide de la sourate 16, verset 17, du Coran : « Celui qui crée est-il comme celui qui ne crée pas ? » (afaman yakhluq kaman yakhluq)[43]. Créer serait donc le propre de Dieu. L’ignorance par l’homme de la totalité de ce qui constitue ses actes relaye cette négation du pouvoir créateur de l’homme[44]. La négation d’un tel pouvoir créateur pour l’homme ne conduit toutefois pas à méconnaître la différence entre les actes volontaires et les actes contraints. Il revient, au sein de la doctrine asharite, à la notion d’iktisâb de désigner l’appropriation par l’homme de ses actes volontaires. En effet, l’homme « est puissant sur eux (ses actes) en se les appropriant » (huwa qâdir ‘alayhum muktasib)[45]. Reste que ce pouvoir n’assure pas la production de l’acte. Pour le dire dans les termes mêmes d’al-Ash‘arî : « […] notre appropriation est la création d’un autre que nous » (kasbunâ khalq li-ghayrinâ)[46].

Ce bref aperçu de la position asharite nous donne assurément de voir en quoi l’on a pu la rapprocher de l’occasionnalisme malebranchiste.

Or, la position asharite ne relève en aucune manière de la philosophie ; elle prend principalement appui sur une certaine exégèse du Coran[47]. Le refus de la production par l’homme de ses actes se justifie par une restriction de l’acte créateur à Dieu seul. D’autre part, le verbe kasaba, qui, pour les asharites, désigne le fait de s’approprier un acte en réalité produit ou créé par Dieu, est d’origine coranique : il renvoie alors à la rétribution de nos actes[48].

Examinons les arguments avancés par al-Ash‘arî. Pour ce dernier donc, Dieu produit les actes de l’homme. Or, c’est bien ici le Coran qui sous-tend cette affirmation. Ainsi al-Ash‘arî ouvre-t-il le chapitre sur la puissance de Dieu (fî l-qadar) de son Kitâb al-luma‘ par la mention de ce verset : « C’est Dieu qui vous a créés, ainsi que ce que vous faites » (wa Allahu khalaqakum wa mâ ta‘malûna, Coran, 37, v. 96)[49]. Rien ne semble ainsi devoir échapper à la puissance créatrice divine. Dieu s’est d’ailleurs fait connaître comme « puissant sur toutes choses » (‘alâ kull’ shay’ qadîr, Coran, 2, 20, notamment) et comme « le Créateur de toutes choses » (khâliq kulli shay’, Coran, 13, 16[50]). Dans cette optique, l’acte se présente comme une chose (shay’), qui, comme telle, a été portée à l’être par Dieu.

Une certaine lecture du Coran se trouve donc à l’arrière-fond de la position asharite déniant à l’homme le pouvoir de produire ses propres actes. Cette interprétation des textes coraniques s’est vue contestée par les mutazilites, mais également par des chrétiens contemporains, comme Yaḥyâ ibn ‘Adî[51].

2. Yaḥyâ ibn ‘Adî : une réfutation chrétienne de l’asharisme

Yaḥyâ ibn ‘Adî (m. 974) est un chrétien jacobite, philosophe de l’école de Baghdad[52]. Dans l’épître qu’il écrit « contre ceux qui soutiennent que les actions (al-af‘âl) sont des créations de Dieu (khalq Allâh), et des acquisitions de l’homme (iktisâb li-l-‘ibâd) », il ne réfute pas la doctrine asharite en convoquant des textes bibliques. Ce sont toujours des passages coraniques qui sont mentionnés.

Ibn ‘Adî revient à un sens du terme kasaba en accord avec son acception coranique. Le terme iktisâb désigne un « acte qui s’effectue à l’aide d’un ou de plusieurs intermédiaires[53] », à l’instar du voleur, qui acquiert qu’on lui coupe la main en vertu du vol qu’il a accompli. Contre les asharites, il apparaît donc que le terme iktisâb renvoie donc à « un acte de celui qui acquiert ».

La réfutation d’ibn ‘Adî s’appuie sur un certain usage de l’outillage conceptuel philosophique. Le nerf de sa critique concerne la question du statut ontologique des actes : en quel sens est-il licite d’y voir, conformément à l’affirmation asharite, des « choses » (a‘yân) ? Il convient de distinguer, nous dit le philosophe ibn ‘Adî, les substances et les accidents.

En premier lieu, l’acte (al-fi‘l) doit s’entendre comme al-ijâd, faire être[54]. Certes, la création (al-khalq) signifie aussi d’abord faire être (al-ijâd)[55], mais il convient d’en préciser le sens. D’une manière plus rigoureuse, la création doit s’entendre comme « faire être une substance composée de matière et de forme » (ijâd jawhar murakkab min ‘unsur wa sûra)[56]. La présence, antécédente ou non, de la matière marque la différence entre le faire et la création entendue au sens strict du terme. La reprise de l’hylémorphisme aristotélicien s’accompagne alors de l’appel à un autre couple aristotélicien, celui de la substance et des accidents (a‘râd). Par opposition aux substances, aucun accident n’a de matière. Aussi la distinction du faire et du créer s’avère-t-elle inopérante dans le cas des accidents, donc aussi des actes.

L’attention d’ibn ‘Adî peut alors se porter d’une manière plus précise sur le terme de chose (‘ayn). À ses yeux, l’identification asharite des choses et des actes ne tient pas. Un acte en effet est advenu dans le temps (muhdath) ; or, toute « chose » ne l’est pas. En effet, pour le chrétien ibn ‘Adî, Dieu est une chose ; il est une chose, « au sens où il n’a pas besoin pour être d’autre chose que lui » (bi-ma‘nâ annahu mustaghnin fî wujûdihi ‘an ghayrihi)[57] : on le dira donc substance (jawhar)[58].

Un acte, au contraire, se présente comme un accident. Aussi, faire être l’acte sera le créer. Théologien chrétien, ibn ‘Adî réfute la position asharite sur fond d’une certaine reprise de l’ousiologie aristotélicienne, plus particulièrement de la distinction de la matière et de la forme que vient relayer celle de la substance et des accidents.

III. Dépendance et liberté : interprétations médiévales de Jn 15,5 et Ph 2,13

En dépit de l’absence de références explicites à la Bible dans l’épître sur l’iktisâb de Yaḥyâ, sa réfutation affirmée de la position asharite peut avoir valeur d’indice : nos deux versets scripturaires, johannique et paulinien, ne devraient pas se laisser interpréter comme signifiant une dépossession par l’homme de ses propres actes. Ils devraient plutôt se lire comme indiquant un concours de l’homme et de Dieu, une aide ou un soutien de Dieu dans l’accomplissement par l’homme de ses propres actes.

En guise de premier témoignage, renvoyons à la manière dont Radulphus Ardens lit, au xiie siècle, nos deux versets. Après avoir cité l’Épître aux Romains (8,14) : Qui enim spiritu Dei aguntur, hi filii sunt Dei (« ceux qui sont agis par l’esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu »), Raoul commente :

Il n’a pas dit : ils sont régis, mais, ce qui est davantage, ils sont agis. L’Esprit ne nous régit en effet pas seulement, comme un cavalier le cheval, mais également, avec une énergie, c’est-à-dire une opération, cachée, il oeuvre en nous de l’intérieur. Il agit en nous pour que nous agissions. Lui-même en effet, comme le dit l’apôtre, opère en nous le vouloir et le parfaire. Cela est ouvertement contre ceux qui pensent pouvoir quelque chose par soi, lorsque le Seigneur dit dans l’Évangile : Sans moi, vous ne pouvez rien faire[59].

La reconnaissance de l’activité divine, et l’affirmation de la dépendance pratique de l’homme envers Dieu, n’ont pas pour corollaire la dénégation d’une activité de l’homme ; il s’agit plutôt d’exhiber une intervention intérieure de Dieu dans des actes qui n’en demeurent pas moins effectués par l’homme. En un mot, Dieu donne à l’homme de pouvoir accomplir ses propres actes.

Cette intervention divine doit donc proprement se comprendre comme une aide. Un témoignage suffit, celui du commentaire des Psaumes de Letbert de Saint-Ruf (tournant des xie et xiie siècles)[60] : « […] sans toi, je ne puis rien faire. Tu es mon aide pour que je réussisse ; ne me délaisse pas, de peur que je ne tombe[61] ».

Une telle aide se concilie sans difficulté avec l’idée de libre arbitre. En terre augustinienne, nos deux versets rendent compte de la grâce[62]. Celle-ci est nécessaire, non seulement pour accomplir le bien, mais pour l’entreprendre. Contre Pélage, Augustin met en effet l’accent sur la formulation précise du verset johannique, qui ne dit pas « Vous pouvez difficilement faire quelque chose », ni « vous ne pouvez rien parfaire[63] ». L’agir, et pas seulement le pouvoir d’agir, nous vient donc de Dieu, ainsi que le donne à penser Ph 2,13 ; on n’y lit en effet pas « operatur in vobis posse », mais bien « et velle et perficere », ou, d’après d’autres « codex », grecs en particulier, « et velle et operari[64] ». Or, une telle grâce, nous explique le saint Docteur, n’anéantit pas le libre arbitre, mais rend possible son plein exercice dans l’accomplissement de la justice[65] : « Il est certain que c’est nous qui voulons quand nous voulons, mais c’est Dieu qui nous fait vouloir le bien. […] Il est certain que c’est nous qui agissons quand nous agissons, mais c’est lui qui fait que nous agissons, en accordant à la volonté des forces pleinement efficaces[66] ». En un mot, la grâce n’ôte pas à l’homme son libre arbitre, mais elle lui donne la pleine et vraie liberté[67].

Dans cette perspective, reconnaître la dépendance pratique de l’homme envers Dieu n’est pas méconnaître son libre arbitre.

À cet égard, il n’est pas anodin que nos deux versets aient été convoqués dans le cadre des discussions carolingiennes sur la prédestination. C’est sur la question de la volonté que le débat se focalise alors. Je voudrais m’arrêter quelques instants sur cette controverse[68], et son enjeu dans l’interprétation de nos deux versets.

En effet, dans son De praedestinatione, Jean Scot Érigène cite le chapitre 15 de l’évangile de Jean pour constater qu’il n’y est pas question du vouloir : « Le Seigneur dans l’Évangile dit à ses disciples : Sans moi vous ne pouvez rien faire (nihil potestis facere) ; il n’a pas dit : vous ne pouvez rien vouloir (nihil potestis velle) ; et l’apôtre dit : Vouloir est à ma portée ; mais non pas parfaire (Rm 7,18)[69] ». Érigène s’attache donc à distinguer le vouloir, soumis à ma juridiction, et le faire, qui échappe à mon emprise. Nous sommes ainsi conviés à séparer le vouloir du pouvoir (velle et posse) : « Meilleure assurément était la nature humaine alors, lorsqu’elle avait le vouloir et le pouvoir, le premier par la substance, l’autre par la grâce, que maintenant, où elle a seulement le vouloir, sans le pouvoir, c’est-à-dire une nature désertée par le don[70] ». Au contraire du faire, le vouloir serait donc nôtre, inamissible ; il serait, aux yeux du philosophe irlandais, substantiel.

Or, ce point demande à être largement discuté. L’Église de Lyon ne tarda ainsi pas à répliquer[71]. Contre cette affirmation, qui s’appuie sur Jn 15,5, Prudence de Troyes, notamment, convoque l’Épître aux Philippiens[72] et constate : « Si en effet le vouloir de l’homme relève de sa substance, pourquoi l’apôtre dit-il : Dieu est celui qui opère en vous le vouloir et le parfaire, selon qu’il lui plaît ?[73] ». Prudence accuse ainsi Scot Érigène de contredire saint Paul[74]. Il conviendrait de ne pas restreindre au seul faire l’intervention de Dieu, mais de tenir fermement que le vouloir est bien aussi un don reçu, selon le mot de l’Épître aux Corinthiens : « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » (Quid habes quod non accepisti ?, 1 Co 4,7)[75].

Pour Prudence, la volonté est une oeuvre (opus)[76] ; son effectuation requiert par conséquent l’intervention divine[77], au même titre que n’importe laquelle de nos actions.

Dès lors, contre Érigène, il conviendrait de tenir que le vouloir, loin d’être substantiel ou essentiel, constituerait un « ornement de la substance ». Au même titre que la science, le vouloir est en effet inhérent à l’âme rationnelle, comme un don attribué à la substance par Dieu[78]. Si la substance dit la permanence de ce qui subsiste, le vouloir, que l’on pourra qualifier de naturel, sera pour sa part soumis à la variété[79]. Or, tout en venant de moi, mon vouloir ne dépendrait pas tout entier de moi.

Ainsi donc, deux conceptions de l’homme, et ce faisant de l’agir humain, s’affrontent ici. Mais, dans l’un et l’autre cas, l’homme est déclaré libre. Pour Prudence de Troyes et l’Église de Lyon, il s’agit en effet d’affirmer la nécessité de la grâce pour pouvoir user de son libre arbitre. Le refus d’une exception du vouloir humain au domaine de ce qui dépend de Dieu ne signifie pas la négation de la liberté de la volonté. Affirmer par conséquent une certaine intervention de Dieu jusque dans le vouloir humain n’implique pas une quelconque aliénation de l’homme en ce qu’il fait et veut[80].

Nous pouvons dès lors conclure ce parcours.

Nos deux versets, Jn 15,5 et Ph 2,13, n’ont pas impliqué la dénégation de tout pouvoir propre de l’homme. En ce sens, ils disent autre chose, et doivent se comprendre autrement, que la sourate 8, verset 17, du Coran qui suggère que Dieu agit à la place de l’homme. Que le Coran ait pu donner lieu, au ixe siècle, à la doctrine asharite, déniant à l’homme de produire ses propres actes, n’est peut-être pas uniquement le fruit du hasard. Que cette thèse asharite ait été vertement critiquée par les philosophes et théologiens chrétiens contemporains ne l’est pas davantage.

Il semble en effet que les textes novo-testamentaires doivent se lire en un tout autre sens. Affirmer que nous ne pouvons rien sans Dieu (ou le Christ) ne revient en effet pas à refuser que nous agissions par nous-mêmes. Affirmer que Dieu opère en nous le vouloir et le parfaire n’est pas nier ce vouloir. Si dépendance il y a dès lors de l’homme envers Dieu non seulement dans ce qu’il est, mais aussi dans ce qu’il fait, l’intervention divine doit se comprendre comme un concours intérieur, qui soutient et sous-tend notre propre vouloir. Les philosophes chrétiens, de l’Antiquité tardive à l’époque moderne, ne cessent en effet de promouvoir l’idée d’une liberté de la volonté humaine.

Dans ces conditions, la dépendance originaire et essentielle des étants créés envers leur créateur ne signifie pas une quelconque aliénation morale et pratique : l’être par un autre de l’homme ne le laisse pas moins apte à agir librement, par lui-même, quoiqu’il puisse avoir besoin d’être aidé pour bien agir.