1 Overview

En 1979, la revue Meta publiait, sous la direction de Jean-Claude Gémar, un numéro spécial (24-1) consacré, pour une première fois, à la traduction juridique comme activité et discipline autonomes au sein de la jeune traductologie [8]. Ce numéro reste une référence devant la persévérance et la rigueur manifestées par le Bureau des traductions d’alors et l’action, inspirée et audacieuse, du ministère de la Justice du Canada (la «corédaction»), qui laissaient entrevoir l’avènement d’une «jurilinguistique» en gestation. Cette tentative de refrancisation du langage du droit canadien par le biais de lois bilingues, corédigées et non plus traduites, allait connaître une fortune peu commune. L’exemple canadien et son modèle de «lisibilité» de la loi se sont en effet répandus, inspirant de nombreux États aux quatre coins du monde.

Quelques années plus tard, en 1982, le Conseil de la langue française du Québec publiait, sous la direction de J-C Gémar, un ouvrage collectif bilingue traitant cette fois-ci de la «jurilinguistique» en tant que telle: Langage du droit et traduction. Essais de jurilinguistique [7]. Ce terme apparaissait pour la première fois dans une publication à vocation scientifique. Plusieurs éminentes personnalités du droit – dont le doyen Gérard Cornu [4], le juge L.-P. Pigeon, Elmer A. Driedger (l’auteur de The Construction of Statutes, 1974 [5] ), de la linguistique et de la traductologie – dont Jean Darbelnet, Peter Newmark et Eugene Nida – y contribuèrent.

Depuis, de nombreux travaux consacrés à la traduction juridique sont parus [11], mais les ouvrages traitant de la jurilinguistique comme telle sont toujours rares. Or, même si elle s’en est progressivement distanciée dans l’intervalle, la jurilinguistique est étroitement associée à la traduction juridique depuis ses origines, pour la simple raison qu’elle en est issue. Ce sont en effet les difficultés et les problèmes singuliers que pose la traduction du droit entre l’anglais et le français qui sont à l’origine de la naissance de cette discipline. Les apprentis sorciers-artisans que sont les traducteurs canadiens ont inlassablement cherché des moyens et des façons de résoudre l’équation que représente la traduction en français juridique de textes juridiques conçus et rédigés en anglais tout en respectant le mieux possible le langage et le style propres à la langue et au système juridique d’arrivée!

Aussi, devant la vitesse à laquelle évoluent les sociétés et leurs productions, une nouvelle incursion dans l’univers de la jurilinguistique et de la traduction juridique est-elle devenue nécessaire pour comprendre l’évolution de ces disciplines germaines, en décrire les avancées et, finalement, tenter d’établir un état des lieux.

La traduction juridique connaît, sous ses multiples aspects, un essor sans précédent dans le «tout-monde» culturel qu’entrevoyait Edouard Glissant [10]: la «mondianité». Or, pour que ce «tout-monde» puisse exercer ses activités et les faire circuler et connaître, une communication qui en facilite le cours et la transmission est nécessaire. Cette communication passe obligatoirement, et de plus en plus, par un canal juridique donné et par son bras exécutif, la justice. Le droit est affaire de mots, de textes porteurs de règles. Ici intervient la jurilinguistique. Elle a pour objet la production d’un texte juridique amélioré, plus lisible, reflétant les traditions de rédaction et de production des textes juridiques d’une société particulière, bref, sa «culture», autrement dit, son «esprit»– au sens où l’entendait un Montesquieu –, mais sans déroger à la lettre du droit. Désormais détachée du tronc de la traduction (juridique), la jurilinguistique est une discipline autonome, protéiforme et relativement discrète, qui s’exerce dans le silence feutré des cénacles juridiques. Son développement, mondialisation oblige, ne s’en est pas moins étendu à tous les niveaux et secteurs, publics comme privés, sur les plans régional (provinces canadiennes, cantons suisses, etc.), national (Afrique du Sud, Australie, Belgique, Cameroun, Canada, Espagne, Suisse, etc.) et international (CIJ, CPI, ONU, UE, etc.). En outre, la jurilinguistique ne se cantonne pas à l’activité bilingue et multilingue des États disposant de plusieurs langues officielles ou nationales (Belgique, Canada, Suisse, par ex.), elle concerne aussi les États, provinces et territoires unilingues puisqu’elle peut porter sur une seule langue, un seul système juridique et judiciaire (É.-U., France, R.-U., par ex.).

Il importe donc, en conséquence, de faire le point quelques décennies plus tard sur l’évolution de la traduction juridique et de son legs. Cette dernière a pris son essor au cours des trois décennies écoulées et ses activités revêtent, sous une forme ou sous une autre (voir la «linguistique juridique» en Europe), une grande importance, au niveau étatique comme à l’échelle internationale (CIJ, ONU, UE, etc.).

Le présent numéro spécial de IJSL a pour ambition d’illustrer ce phénomène, d’en analyser les mécanismes et d’en éclairer des aspects, et cela en donnant la parole à des spécialistes, observateurs, universitaires et professionnels œuvrant dans les domaines très spécialisés et pointus que sont le traitement de textes juridiques de tous ordres et leur traduction. En espérant de la sorte contribuer à résoudre une partie du dilemme du traducteur (l’équivalence des textes juridiques; la fidélité: au droit ou à la langue? la longueur des textes; etc.), voire de celui du législateur (faut-il traduire ou corédiger les lois? jusqu’où peut-on s’aventurer dans la «lisibilité» de la loi? l’interprétation de textes juridiques bilingues et multilingues; etc.) [13].

Pour mener cet ambitieux projet à bien, deux têtes valant mieux qu’une, Anne Wagner et Jean-Claude Gémar ont joint leurs forces et compétences pour codiriger ce numéro spécial de la revue que dirige Anne Wagner, sur la question de la traduction juridique et de la jurilinguistique.

Nous avons sollicité un grand nombre de spécialistes parmi les personnes faisant autorité dans ces domaines et reçu de nombreuses réponses positives, voire enthousiastes, en dépit d’emplois du temps souvent surchargés et de charges de travail considérables pour la plupart. Nous tenons à les en remercier bien chaleureusement car, sans leur soutien actif et constant, une telle entreprise n’aurait pu voir le jour.

Ainsi encouragés, nous nous sommes lancés dans cette téméraire aventure – car il s’agit bien d’une aventure, d’une odyssée intellectuelle autant que matérielle, dont on épargnera au lecteur la litanie des détails. En cette ère de nouvelle mondialisation (car il y en eut plusieurs autres dans l’Histoire), il ne s’agissait plus de se satisfaire de l’habituel et sempiternel tour d’horizon des usages, pratiques et évolutions de la traduction et de la jurilinguistique, réduits aux quelques pays et organismes occidentaux grands pourvoyeurs de traductologie et de textes. Il importait plutôt de se tourner vers les partenaires émergents, les pays du BRIC, et de voir en eux des auteurs de recherches, de textes de réflexion et de doctrine d’un genre nouveau. On verra qu’ils jettent un regard souvent neuf et éclairant non seulement sur des «pensers anciens» mais aussi sur de nouvelles façons de voir, d’analyser, de comprendre et de rendre le texte (juridique) à traduire et, le regard tourné vers l’horizon, se projettent sans inhibition vers un avenir sans commune mesure avec le passé récent – et même avec le présent! C’est donc à cette lecture stimulante, dérangeante parfois, mais toujours enrichissante, que nous convions les lecteurs pour, nous l’espérons, leur faire prendre conscience de l’apparition à nos portes d’un monde nouveau porteur de grands changements dans nos habitudes et façons de penser, d’agir et de réfléchir, quitte à ébranler au passage notre confort intellectuel. Désormais confrontés que nous sommes à d’autres manières de penser et de voir le monde et ses cultures, face à des manifestations, des règles de droit et des traits culturels parfois fort différents des leurs, les traducteurs, devront s’adapter à ces nouvelles et exigeantes «localisations». Ce qui, après tout, est la noble «tâche» du traducteur, ce passeur de textes et pont entre les cultures, en dépit de cet «instrument impuissant» (Platon) qu’est le langage.

Le plan que nous avons suivi pour présenter ce numéro spécial s’articule autour des quatre axes essentiels que constituent, à notre avis, l’histoire, la théorie et la didactique des deux disciplines que sont la traduction juridique et la jurilinguistique, sans oublier leur pratique, toujours recommencée. L’histoire, parce que sans elle on ne saurait ni comprendre le présent ni se projeter dans l’avenir. La théorie et son moteur: la recherche, parce que sans elles une discipline stagnera et s’étiolera; parce qu’elle est indispensable au développement de toute discipline et à l’avancement de la science, laquelle nourrit la didactique et les pédagogies qui en découlent. La pratique, enfin, car elle est la source, le fondement et la raison d’être des trois précédentes. Selon les intérêts particuliers de chacune et de chacun, nos lecteurs trouveront dans l’un ou dans l’autre de ces volets, sinon dans les quatre, matière à nourrir et stimuler la réflexion afin de l’y intégrer et de la développer dans le cadre de leur activité, qu’elle soit professionnelle, scientifique ou intellectuelle, quels qu’en soient la nature et le but: recherche, enseignement, théorie, didactique, pratique, etc.

2 Une exposition en douze tableaux

En suivant l’épopée de la traduction juridique, dont le Professeur Ramos (Genève) décrit le passionnant parcours, nos lecteurs constateront que cette activité a beaucoup évolué en quelques décennies pour devenir partie intégrante de la traductologie, dont elle constitue, avec la «juritraductologie» qu’elle est devenue, une des composantes majeures reliant plusieurs disciplines entre elles; d’où son nouveau rôle interdisciplinaire découlant de ce nouveau statut. Ensuite, Fabrizio Megale, pour sa part, propose pour la traduction juridique de nouveaux parcours de recherche que la mondialisation nous impose, nolens volens, désormais incontournables. Laissant de côté la traduction des lois, qui a fait l’objet de tant de débats et recherches, et s’appuyant sur son expérience, riche et diverse, de la traduction juridique et de son enseignement universitaire, il se tourne résolument vers la traduction effectuée dans le monde de l’entreprise et de l’administration, dont les besoins sont criants. Les grands changements que subit la société mondialisée doivent être pris en compte dans la formation que reçoivent les traducteurs, dont le rôle et les fonctions ne cessent d’évoluer. Lionel Levert, de par les hautes fonctions qu’il a exercées au ministère de la Justice du Canada, est un observateur éminemment privilégié de la scène et de l’activité jurilinguistiques. Comme légiste, il possède une expérience unique de la préparation et de la production des lois de ce pays et a pu observer à loisir le rôle et l’activité des jurilinguistes auprès des «faiseurs de lois», comme on disait du temps de Montesquieu. Ses fonctions, exercées dès les débuts de la corédaction des lois et sur plusieurs décennies, l’autorisent à jeter le regard averti de l’historien sur les événements et les circonstances qui ont conduit les autorités responsables à s’interroger sur les meilleures façons de produire des lois bilingues, des différentes manières de traduire jusqu’à des méthodes élaborées de corédaction des lois.

Aborder le droit en tant que système suppose d’effectuer un état des lieux de la recherche en la matière et d’en étudier le contenu au regard de la jurilinguistique. Les articles proposés ci-après traitent de l’abstraction juridique, de sa spécificité et tentent d’éclairer les différents visages qu’un terme ou un concept peut avoir. Ces articles démontrent l’interprétation plurielle envisageable dans les textes juridiques. Néanmoins, cette pluralité n’est pas vécue par les juristes comme étant un mal, mais comme étant un remède élastique selon le cas d’espèce. Le diagnostic proposé par les auteurs tend à prouver qu’il n’existe pas un remède pour un mal, mais bien un terme à définitions plurielles pour résoudre un cas d’espèce. Ce n’est donc pas une infection qu’il faut combattre, mais tout simplement un remède qu’il faut utiliser pour affirmer l’évolution des mœurs, et par conséquent l’évolution de la jurilinguistique qui puise ses racines aussi bien dans la langue courante que dans les langages spécialisés, soit en l’acceptant tel quel, soit en modifiant un peu ou radicalement son contenu. Bentham [3] en son temps parlait d’un monstre vivant, tout comme François Gény qui démontrait la réalité vivante, voire mouvante du droit. Simone Glanert enseigne le droit comparé en Angleterre et s’intéresse de près à la traduction juridique. Ses travaux et publications en témoignent et lui valent une réputation internationale enviable de spécialiste émérite dans ces deux domaines. Dans un essai des plus stimulants, elle va à l’encontre de certaines idées reçues tant en traduction (juridique) qu’en droit. D’éminents juristes et des juritraductologues pensent qu’une communauté de droits pourrait voir le jour dans l’Union européenne à partir d’un discours commun, et cela malgré l’absence d’une langue commune. Simone Glanert réfute cette vision à partir d’une argumentation d’une haute tenue intellectuelle et des plus convaincantes, élevant le débat au niveau de la réflexion philosophique. Valérie Dullion enseigne la traduction à Genève et est une spécialiste reconnue de la traduction juridique. Son article traite de la didactique de cette matière. Traduire est une activité qui passe nécessairement par – et fait appel à – d’autres disciplines. Le traducteur jongle en permanence avec l’interdisciplinarité et, devant chaque nouveau texte, doit s’adapter à la discipline dont il est porteur. La méthodologie de la traduction juridique en fait foi et recourt nécessairement au droit comparé. Il importe donc d’intégrer cette spécialité à la formation du traducteur, dans une perspective fonctionnaliste toutefois, aussi proche que possible des situations qui pourront se présenter au traducteur professionnel. Celina Frade enseigne la traduction juridique à l’Université fédérale de Rio de Janeiro et a déjà publié un certain nombre d’articles sur la traduction, l’analyse du discours juridique et les difficultés de transfert d’une culture à une autre. Suite à ses différents travaux de recherche, elle théorise la traduction brésilienne comme genre juridique unique en intégrant le concept anthropologique de «mise en texte» («entextualization»). Les résultats proposés tendent à dépasser les frontières des différentes disciplines pour en montrer les variantes socio-culturelles à transférer de la langue source à la langue cible et les pièges inhérents à cet exercice de style. Yanping Liu, professeur à l’Université de Pékin est reconnu dans le domaine de la traduction juridique chinoise. Dans l’article proposé à notre attention, il démontre avec brio et de manière très pragmatique comment la théorie du Skopos et ses trois principes pharespeuvent s’appliquer à la traduction de textes législatifs chinois, en particulier les méthodes qu’il a mises en place pour traduire le droit pénal chinois.

Le langage juridique varie avec le traitement de la production des normes (législatif – exécutif) et leur application par les tribunaux. La variabilité résulte des codifications et des usages différenciés. Les deux articles proposés ci-dessous traitent de ces usages au travers d’un cas d’espèce particulier: les jugements à Hong Kong – région administrative autonome. Ces deux études montrent les prémices de la jurilinguistique et de la juritraductologie au seuil du pays du Soleil Levant ainsi que les difficultés inhérentes à sa mise en place et à sa mise en application. Matthew Wai Lung Yeung & Janny Leung de l’Université de Hong Kong posent le problème méconnu de l’impact du bilinguisme juridique à Hong Kong et les difficultés inhérentes en découlant pour les plaideurs. Les auteurs présentent, de manière très précise et détaillée, les deux brochures officielles éditées par le Centre de Ressources pour Plaideurs Non Représentés. Ces documents officiels ont pour objectif de simplifier, clarifier et rendre lisible le droit pour les citoyens confrontés à la justice de leur pays. Les auteurs ont démontré qu’à force de vouloir simplifier le discours juridique, la complexité a pris le devant provoquant une difficulté supplémentaire dans l’appréhension et la compréhension de ces documents. Simplification et clarté ne sont donc pas systématiquement synonymes de lisibilité [12, 14].

La codification du droit est mue par sa propre énergie. Cette énergie provient d’un système référentiel particulier historique et logique du discours juridique étudiés dans les trois articles proposés à l’attention de nos lecteurs. La maîtrise de la codification du discours juridique passe donc par la compréhension des codes et concepts, par une traduction et une phraséologie très spécifiques. La codification porte une volonté collective, indissociable, de canaliser les règles linguistiques et expressives. Olivier Moréteau est professeur de droit comparé, jurilinguiste et traducteur. Il enseigne à l’École de droit de Baton Rouge, en Louisiane, cet État des États-Unis anciennement francophone et, depuis 1808, doté d’un Code civil rédigé en français et traduit en anglais. L’histoire et les tribulations de ce code civil révèlent une fascinante odyssée du droit civil et de la traduction (juridique). L’article du Professeur Moréteau traite de la traduction du Code civil de la Louisiane en français, dont il dirige les travaux et l’équipe chargée de mener à bien cet ambitieux projet de traduction. La traduction d’un code est une entreprise difficile, une aventure de longue haleine et périlleuse à bien des égards, surtout lorsque cette traduction «se veut fidèle à l’esprit des origines», alors que les systèmes en présence diffèrent en substance comme en style. La méthode élaborée pour accomplir cette tâche herculéenne est un modèle de référence pour toute future entreprise du même genre. Li Li, professeure à l’Université de Pékin, spécialiste du discours juridique chinois, étudie le concept juridique «Qinqin Xiangyin», principe important en droit pénal dans la Chine ancienne. Elle en analyse les différentes traductions proposées au travers des siècles. Connaître le droit ne consiste donc pas uniquement à transférer un concept dans une langue cible, mais à en connaître ses propriétés, ses forces, et ses fragilités pour mieux pouvoir cerner ledit concept et le transférer à un moment précis dans la langue cible. Par une analyse précise et ciblée, elle nous montre l’évolution d’un concept toujours bien ancré dans le droit chinois et qui n’a cessé d’évoluer.

La tentation du chercheur est forte de limiter ses investigations à l’expression écrite. Or, la théâtralisation du droit s’avère également cruciale pour une meilleure appréhension des mécanismes juridiques et une meilleure compréhension des acteurs du droit. Les porteurs d’autorité y jouent un rôle essentiel et non négligeable dans le transfert communicationnel. Jieun Lee, qui travaille en traductologie à Ewha Womans University en Corée du Sud, nous propose d’analyser le discours juridique sous l’angle des interprètes coréens lors de dépositions devant une cour pénale coréenne. L’auteure nous montre la vision d’un pays aux prémices de l’interprétariat juridique. La vacuité de sens s’observe chez les interprètes non initiés où la production de ce métalangage a pour effet de créer une insécurité linguistique. Cette insécurité a des incidences sur les procédures judiciaires favorisant un espace de remise en question continuelle. Ce manque de sécurités linguistique et juridique devra à terme être résolu par la mise en place d’une formation adaptée aux interprètes-juristes coréens. Youping Xu travaille à Guangdong University of Foreign Studies, en Chine. Elle étudie la jurilinguistique et l’analyse du discours juridique chinois. L’auteure nous fait voir un autre pan de l’analyse du discours juridique, à savoir la conciliation et les modèles linguistiques qui caractérisent ces échanges et la manière dont les litiges civils dans les tribunaux populaires chinois sont résolus par les juges. Le juge, étant linguiste par nature, utilise les subtilités du langage ainsi que sa capacité créative en tant qu’interprète du droit pour «dire» le droit.

3 Vers une pluralité de l’expression juridique

Comprendre l’acte d’écriture juridique et sa construction s’impose. Ce savant amalgame est indispensable à la compréhension des mécanismes infléchis et modifiés. Ecrire, réviser, édicter, traduire des textes (juridiques), «dire le droit» incluent des procédés linguistiques et cognitifs variés. Le développement, l’apprentissage et la nature de «l’esprit des lois» s’organisent autour d’approches multiples et variées. En fait, l’écriture est un «acte de solidarité historique» [1: 88]. Elle est ambivalente «car elle porte à la fois l’aliénation de l’histoire et le rêve de l’histoire» [1: 89]. L’activité cognitive impose au plus grand nombre plusieurs choix. Le premier est la décision de l’acte à déclarer (le sens); le second concerne la sélection des formes du langage exprimant au mieux sa signification. Le «passeur» du droit assure donc une fonction éminemment complexe, car le «langage du droit est un langage de groupe, un langage technique, un langage traditionnel. C’est l’ambiguïté (ou le défi) d’être à la fois savant (dans son origine) et populaire (par destination), technique de facture et civique de vocation» [4: 23].

Gény [9: 8–9] en son temps était visionnaire des difficultés inhérentes à l’expression juridique et judiciaire quand il disait que «quels que soient les prétextes ou les ignorances, qui puissent expliquer ce dédain, il reste évident, pour ceux qui savent voir et juger, que le caractère, éminemment complexe, à la fois abstrait et vivant, encore incomplètement déterminé, d’ailleurs, de l’investigation juridique, requiert, pour sa pénétration et son affinement, un effort de prise en possession plus direct et plus réaliste que tout autre objet de recherche». Cet effort de prise en possession est l’exercice auquel nos contributeurs ont tenté de se livrer pour démontrer les différentes facettes d’un droit multiforme, protéiforme, mouvant, complexe, volontairement ou involontairement flou, s’humanisant, mais parfois encore très insaisissable, ressemblant à une toile [6], à un labyrinthe à plusieurs niveaux [14], à un «Garden of Forking Paths» [2], et dont les différentes pistes d’investigation nous donnent différents éclairages selon les perspectives envisagées. Les réalités des investigations proposées sont subordonnées à un espace temporel parfois radicalement distinct de l’analyse, de la traduction ou de l’interprétation qui en est faite. Ce jeu de mise en lumière d’une réalité spatio-temporelle en est un enjeu vital pour la jurilinguistique et la juritraductologie.