Michel Weber
La dialectique de l’intuition
chez Alfred North Whitehead
chromatiques whiteheadiennes
Directeur: Michel Weber
Volume 1
Michel Weber
La dialectique de l’intuition
chez Alfred North Whitehead
Sensation pure, pancréativité et contiguïsme
Préface de Jean Ladrière
ontos
verlag
Frankfurt
.
Lancaster
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detailed bibliographic data is available in the Internet at http://dnb.ddb.de
Mémoire couronné par la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques
de l’Académie Royale de Belgique (2000) et publié grâce à un subside de la
Commission des publications de l’Institut supérieur de Philosophie
(Université catholique de Louvain)
2004 ontos verlag
P.O. Box 15 41, D-63133 Heusenstamm
www.ontosverlag.com
ISBN 3-937202-55-2
2004
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Printed in Germany.
« Chromatiques whiteheadiennes »
La pensée du philosophe et mathématicien britannique Alfred North Whitehead
(1861–1947) connaît un regain d'intérêt autant chez les philosophes anglo-saxons que
chez les philosophes continentaux. Les contributions isolées sur les recherches
logiques et mathématiques, sur les recherches épistémologiques et la philosophie de la
nature, ou encore sur la métaphysique et le rôle des idées théologiques de cet auteur se
multiplient. Il a semblé aux coordinateurs des « Chromatiques whiteheadiennes » —
Michel Weber (Université catholique de Louvain) et Pierre Rodrigo (Université de
Bourgogne) — que le temps est mûr pour un développement en série de réunions
internationales francophones dévolues à l'ensemble de ses positions philosophiques et
à leur évolution.
Le réseau « Chromatiques whiteheadiennes » a en conséquence pour objectif
premier de fédérer les recherches sur les différents aspects, nuances et implications de
la pensée de A. N. Whitehead. Si ses activités sont de facto ancrées dans l'horizon
culturel francophone, elles n'en demeurent pas moins ouvertes, d’une part, au dialogue
international (comme en témoigne la place qui est réservée aux communications en
langue anglaise lors de nos réunions scientifiques) ; et d’autre part à des contributions,
d’origine philosophique diverse, portant sur le concept de processus. À l'heure
actuelle, deux types de réunions internationales sont programmées : des journées
d'étude bilingues (Liège 2001, Louvain-la-Neuve 2003, Saint-Jodard 2005, Nantes
2005, Nice 2006, Huy 2007) et des séminaires de recherches en français qui assurent
la continuité des contacts scientifiques entre chercheurs plus régulièrement que ne
peuvent le faire les colloques. Ces séminaires sont le fruit d’une collaboration avec
l'équipe « Philosophies de l'expérience » du Département de philosophie de
l'Université de Nantes. Accueillis depuis 2002 par le Centre d'Études sur le
Pragmatisme et la Philosophie Analytique (CEPPA), Université Paris 1 Panthéon
Sorbonne-École Doctorale, ils ont pour but premier de mettre en contact les
doctorands whiteheadiens et d'offrir un lieu de dialogue entre ceux-ci et chercheurs
expérimentés.
La collection « Chromatiques whiteheadiennes » est, à titre principal, l’organe
des différentes activités promues par le réseau : elle accueille les Actes des journées
d’étude et l’Annuaire (« Chromatikon ») qui publie, entre autre, le compte-rendu des
séminaires les plus marquants. À titre secondaire, elle publie les monographies et
ouvrages collectifs qui se veulent être le vecteur de la pensée du processus en
francophonie, et ce tout spécialement lorsqu’elles promeuvent un dialogue
interdisciplinaire.
M.W.
<http://www.isp.ucl.ac.be/staff/Weber/chromas/chromas.html>
Sommaire
Abréviations...................................................................................11
Préface de Jean Ladrière..............................................................12
Remerciements..............................................................................21
Avant-propos .................................................................................23
Introduction ...................................................................................35
A. Indications architectoniques................................................................... 36
B. Sources de l’ontologie whiteheadienne.................................................. 63
C. Statut de la philosophie spéculative ....................................................... 80
Première partie. Intuition pré-systématique :
la sensation pure
A. Bergson................................................................................................. 123
B. Whitehead............................................................................................. 125
Deuxième partie. Intuition systématique :
la pancréativité
A. Bergson : durée subjective, durée objective et sympathie ................... 133
B. Whitehead : du panexpérientialisme au pancréativisme ...................... 137
Troisième partie. Intuition onto-logique :
le contiguïsme
A. Dialectique intuitive et développement systématique.......................... 249
B. Vitalité de l’intuition et cohérence catégoriale..................................... 254
C. Profils contiguïstes ............................................................................... 260
Conclusion ................................................................................271
A. Réforme de la systématique whiteheadienne ....................................... 271
B. Le pari philosophique ........................................................................... 280
Notes ............................................................................................291
Bibliographies .............................................................................377
Table des matières ......................................................................398
Principales œuvres de Whitehead
Abréviations
Voici reproduites les abréviations conventionnelles des œuvres de Whitehead, telles qu’elles
furent standardisées sous l’égide de la revue Process Studies. Si l’édition citée diffère de
l’édition originale, elle est mentionnée entre parenthèses. Les références complètes se
trouvent dans la Bibliographie. Sauf mention contraire, nous traduisons.
AE : The Aims of Education, 1929 (Free Press, 1967).
AI : Adventures of Ideas, 1933 (Free Press, 1967).
CN : The Concept of Nature, 1920 (Cambridge University Press, 1964).
D : Lucien Price, Dialogues, 1954 (Mentor Book, 1956).
ESP : Essays in Science and Philosophy,1947.
FR : The Function of Reason, 1929 (Beacon Press, 1958).
IM : An Introduction to Mathematics, 1911.
IS : The Interpretation of Science, 1961.
MT : Modes of Thought, 1938 (Free Press, 1968).
OT : The Organisation of Thought, 1917.
PM : Principia Mathematica, 1910-1913 (Cambridge University Press,
1925-1927).
PNK : An Enquiry Concerning the Principles of Natural Knowledge,
1919/1925 (Dover, 1982).
PR : Process and Reality, 1929 (Corrected edition, 1978).
R : The Principle of Relativity, 1922.
RM : Religion in the Making, 1926.
S : Symbolism, Its Meaning and Effect, 1927.
SMW : Science and the Modern World, 1925 (Free Press, 1967).
UA : A Treatise on Universal Algebra,1898.
Préface
Jean Ladrière
La philosophie procède sans doute d’un désir de compréhension
radicale. Mais qu’est-ce qu’une compréhension radicale ? Et tout d’abord
qu’est-ce qu’une compréhension ? On pourrait suggérer que c’est un
certain état d’éclairement, qui met fin à un état d’inquiétude et apporte la
paix de l’esprit. On pourrait proposer, à partir de là, de comprendre la
compréhension radicale comme une sorte de pacification ultime et
définitive, portant à son terme le projet qui se révèle dans les expériences
limitées qui en donnent des approximations. Mais pour pouvoir
reconnaître dans une démarche transitoire une approximation de ce que
doit être une compréhension radicale, il faut savoir ce qui sépare une telle
démarche d’une compréhension radicale. Il faut donc savoir déjà en quoi
consiste ce qui est recherché.
Ainsi dès le moment où se propose le projet d’une compréhension
radicale on se trouve devant la perplexité suivante. Ou bien ce projet est
parfaitement clair à lui-même, et cela signifie que ce qui est en cause dans
ce projet est parfaitement compris, autrement dit on sait ce qu’est une
compréhension radicale, mais dans ce cas la question qui était à la base du
projet est déjà résolue, le projet est déjà réalisé. Ou bien le projet n’est pas
clair à lui-même, et dans ce cas il faudra commencer par une élucidation
de la signification du projet lui-même. Mais cette recherche ne pourra être
radicale que si elle conduit à une compréhension de tout ce qui est à
comprendre, y compris du projet et de la recherche à entreprendre, de telle
sorte que cette recherche se précédera toujours, autrement dit qu’elle ne
pourra jamais commencer.
Mais une telle conclusion présuppose qu’une compréhension radicale
doit être d’emblée un état de l’esprit où tout est enveloppé dans une clarté
sans lacune et donnée pour toujours. Dans une telle perspective, la
compréhension devient une sorte de conversion, qui implique un
renoncement aux vaines recherches d’un pseudo-savoir, soumis à
l’errance, et l’adhésion sans réserve à une vérité d’un autre ordre,
découverte à un certain instant et reconnue comme le savoir authentique.
Or la compréhension n’est pas un processus du type « tout ou rien »,
qui, s’il se produit, ne peut être qu’immédiatement présent à lui-même,
dans une auto-compréhension totale. Si le projet de compréhension est
12
possible, ce ne peut être sous la forme d’une subite illumination, mais
comme une reprise d’une survenance qui a déjà eu lieu. La possibilité de
la compréhension est donnée originairement dans cette relative clarté qui
habite l’existence et se manifeste en elle comme attente d’un authentique
savoir de soi. Cette forme inchoative d’un tel savoir est déjà la mise en
chemin qui doit conduire à l’émergence de l’idée de compréhension et à
l’élaboration du projet d’une compréhension radicale. Le moment premier
en lequel s’ouvre la possibilité d’un tel projet a été appelé à juste titre
« pré-compréhension ». Ce terme ne dit pas simplement un processus qui
précéderait chronologiquement le moment de la compréhension. Il évoque
le lieu, dans la topologie d’une compréhension radicale, d’où vient
l’énergie souterraine qui porte déjà, sous une forme non encore manifeste,
la possibilité première du projet en cause.
L’auto-compréhension, dans et par laquelle la réflexion tente de
rendre clair à elle-même le projet d’une compréhension radicale est
possible parce qu’elle n’est pas un commencement absolu mais
l’explicitation d’un processus qui la fonde et dans lequel est déjà mis en
jeu une démarche de compréhension. Mais il s’agit là d’une démarche qui
ne présuppose plus elle-même une compréhension préalable. Elle est de
l’ordre d’un commencement radical, qui renvoie à un processus originaire
de constitution et demande à être reconnu comme un fait.
La démarche réflexive qui entend assumer le projet d’une
compréhension radicale aura donc la tâche de retrouver le processus
premier, sous-jacent à la démarche de la compréhension, et de montrer
comment a pu s’effectuer le passage de la pré-compréhension à son
explicitation dans la démarche compréhensive elle-même. Cette tâche est à
la fois celle d’une mise au jour de ce qui est impliqué dans la formation du
projet de la compréhension et celle de la constitution effective de ce projet.
Or il semble bien qu’il y ait, entre les différents courants dans
lesquels s’expose le projet philosophique, un accord tacite sur un
présupposé qui touche précisément à la forme que se donne à elle-même
cette tâche. Il consiste à reconnaître que la réalité sur laquelle porte l’effort
de la compréhension est la totalité de ce qui peut se manifester directement
ou indirectement dans l’expérience (entendue au sens le plus large) et que
le projet de compréhension de cette réalité impose, d’une manière ou de
l’autre, le recours à une forme de langage qui n’est pas réductible à une
simple description. La clause de totalité pourrait, à tout le moins en
première instance, constituer le principe d’une distinction relativement
tranchée entre science et philosophie. Quant à l’autre clause, elle met
directement en jeu la constitution du projet philosophique, qui comporte la
13
reconnaissance d’une inadéquation de principe entre une démarche qui est
simplement un catalogue de ce qui peut être objet d’expérience, et une
démarche effectivement compréhensible. Cette inadéquation tient en
définitive à la prise en considération d’un niveau de pré-compréhension
qui fait référence à ce qui demeure implicite dans la simple appréhension.
Pour évoquer cet implicite, il faut introduire des moyens d’expression
appropriés, qui ne sont pas ceux que le langage ordinaire met à notre
disposition pour parler de l’univers visible. Selon ce qu’indique ce double
présupposé, il faut donc distinguer un langage qui est celui dans lequel se
dit l’expérience et un langage dans lequel peuvent se dire les conditions de
possibilité de ce que décrit le langage de l’expérience. C’est dans ce
second langage que pourra s’exprimer l’élucidation réflexive de la précompréhension. On pourra l’appeler « langage de la réflexion ».
Mais ceci doit être précisé. De façon générale, la réflexion, qui tente
de retrouver le pré-donné que présuppose la pré-compréhension, doit en
définitive aboutir à une mise en rapport de la réalité, entendue au sens de
la clause de totalité, avec ses conditions de possibilité, dont la mise au jour
est précisément la démarche en laquelle le projet d’élucidation peut
trouver son effectivité.
A la faveur de cette mise en rapport, l’intelligibilité propre au langage
de la réflexion est en quelque sorte projetée sur la réalité qui est à
comprendre et qui s’expose dans les langages de la description. Mais cette
projection peut s’effectuer soit selon une démarche de type analytique, soit
selon une démarche de type synthétique. Dans la perspective de l’analyse,
l’idée conductrice est de décomposer les entités et les prédicats qui sont
utilisés par le langage de la description en entités et prédicats élémentaires,
et de montrer comment on peut reconstituer à partir de ces entités et
prédicats élémentaires les objets et les prédicats complexes dont la
présentation relève du langage descriptif. Des contraintes particulières
peuvent être placées sur les objets et prédicats élémentaires. Par exemple
dans une version strictement empiriste de la méthode, on s’impose de
n’admettre pour la reconstitution des objets et des prédicats complexes que
des entités et des prédicats caractérisables par des conditions strictes
d’empiricité.
Mais la méthode analytique peut aussi introduire des objets et/ou des
termes référentiels et des prédicats non interprétables en termes
empiriques. On a alors affaire à une extension de l’univers auquel se réfère
le langage de la réflexion et à une extension corrélative des moyens
expressifs qui permettent de parler de cet univers. Il y a donc une sorte de
surplus du langage de la réflexion par rapport au langage de la description.
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Cette procédure d’extension peut paraître arbitraire. Elle peut
cependant se justifier, même dans une perspective empiriste, s’il apparaît
que les termes non interprétables directement dans un langage descriptif,
limité à ce qui est donné dans l’expérience, deviennent interprétables dans
un langage élargi. L’essentiel de la méthode n’est cependant pas dans les
conditions que l’on impose au langage de la réflexion, mais la manière
dont elle rend intelligible la réalité à laquelle elle se rapporte. La vertu que
l’on accorde à l’analyse, c’est qu’elle met en jeu fondamentalement une
forme d’intelligibilité qui se recommande de façon éminente, celle du
rabattement sur l’élémentaire, et qu’elle permet de projeter cette
intelligibilité, par une suite de démarches simples, sur le langage de la
description et sur la réalité correspondante.
Dans la perspective synthétique, l’idée est de construire un système
de propositions, que l’on peut considérer, de façon globale, comme
décrivant un univers et dont on peut s’assurer que l’univers qu’il décrit
donne une représentation suffisamment rapprochée de la réalité totale.
Comme dans le cas de la méthode analytique, la démarche qui est utilisée
est celle qui consiste à mettre en correspondance la réalité révélée par
l’expérience et la représentation que l’on peut en construire, et de répondre
à la demande de compréhension radicale en projetant sur la réalité, telle
qu’elle se rend accessible au moins partiellement, l’intelligibilité propre à
la représentation qu’on s’en donne.
Le mode de correspondance utilisé est donc de type holistique. Les
termes qui sont utilisés ne doivent pas nécessairement être définis
séparément les uns des autres. Le sens de chacun des termes est donné par
l’ensemble des relations qu’il soutient avec tous les autres. Et la mise en
correspondance ne suppose pas que chaque proposition du système soit
interprétée sous la forme d’une description, dans le langage de
l’expérience, d’un fragment déterminé de la réalité. Il suffit que certaines
propositions du système soit ainsi interprétable, la correspondance
s’étendant à tout le système par l’intermédiaire des connexions que celuici établit entre toutes les propositions qui en font partie.
Il s’en suit qu’un système, entendu ainsi de façon holistique, peut
parfaitement contenir des termes qui renvoient à des entités et des
prédicats non interprétables dans le langage de la description, et il peut
même parfaitement contenir des propositions d’existence concernant
explicitement des entités et des prédicats qui renvoient à une réalité non
accessible à l’expérience consciente. Ces propositions peuvent du reste
jouer un rôle crucial dans la démarche réflexive, en tant qu’elles peuvent
rendre possible l’établissement de connexions entre des fragments de la
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réalité non connectables par le moyen des propositions du langage
descriptif. Par le fait même, elles peuvent étendre à des secteurs plus
vastes de la réalité la capacité interprétative des termes qui sans cette
médiation ne pourraient entrer dans le processus de la compréhension. On
pourrait exprimer cette fonction des termes non interprétables dans le
langage descriptif en disant qu’ils ont pour mission de saturer
d’intelligibilité le processus de la compréhension.
Leur présence dans un système répond à une exigence, exprimée dans
le critère de totalité. L’idée de système conceptuel visant le tout de la
réalité présente beaucoup d’analogies avec l’idée de modèle, telle qu’elle
fonctionne en science. On peut y retrouver un critère de totalité, mais en le
relativisant à des secteurs limités du champ de l’expérience. La demande
de clarification radicale présentée par la philosophie vise évidemment la
totalité du réel sans frontières.
Bien que la démarche philosophique de Whitehead fasse jouer les
deux perspectives de l’analyse et de la systématisation, on peut reconnaître
que c’est essentiellement sur base d’une version totalisante du concept de
modèle qu’il a formulé sa conception de la philosophie et qu’il en a
élaboré les principes de base. Selon la pratique épistémologique courante,
le modèle est une construction conceptuelle qui peut être considérée
comme une représentation suffisamment fidèle du fragment de réalité
étudié, et dans le cadre de laquelle peuvent être effectuées des opérations
traitant des problèmes épistémologiques interprétables dans le fragment de
réalité représentée. Une telle interprétation projette l’intelligibilité du
modèle dans la réalité qu’il représente. La construction d’un système
conceptuel capable de satisfaire au critère de totalité s’impose évidemment
par là une contrainte qui correspond à une condition de fermeture dans
laquelle on retrouve l’idée de radicalité.
C’est cette idée généralisée d’un système conceptuel qui se trouve au
centre du projet philosophique de Whitehead. Ce projet se spécifie
explicitement dans une démarche qui se met en place par étapes
successives. La philosophie de Whitehead s’est construite de façon
progressive et l’étude de sa pensée doit tenir compte de l’ensemble de tous
ses écrits. Cependant il en est un qui se détache de tous les autres et que
l’on peut considérer comme l’expression la plus représentative et la plus
systématisée de sa pensée. C’est l’ouvrage intitulé Process and Reality,
publié en 1929. Dès les premières pages,Whitehead expose son projet
philosophique, en le rattachant à l’idée d’une « philosophie spéculative ».
Et il lui impose d’emblée des critères qui doivent spécifier le sens du
16
terme « spéculatif » : « La philosophie spéculative est l’effort visant à
configurer un système cohérent, logique, nécessaire, d’idées générales,
dans les termes desquelles chaque élément de notre expérience pourra être
interprété ». Les critères auxquels il est ainsi fait référence sont de
caractère « méta-systémique », puisqu’ils déterminent dès l’abord ce que
doit être le système que la philosophie a pour tâche de construire.
Avec la définition ainsi donnée comme expression d’un vouloir
originaire, est aussi donné le programme de la « philosophie spéculative ».
Logiquement, après la présentation méta-systémique doit venir la
présentation effective du système à construire. Et dans une troisième étape
doit venir la mise en action du système dans l’élucidation des problèmes
philosophiques de base, tels qu’ils apparaissent dans la tradition de la
pensée spéculative, tels aussi qu’ils sont imposés par les principes euxmêmes qui figurent dans le schème catégorial, tels enfin qu’ils sont
proposés par les sciences contemporaines.
Il paraît donc légitime de considérer le schème catégorial comme
précontenant toutes les possibilités interprétatives de la philosophie de
Whitehead, et de lui donner dès lors la place la plus centrale dans l’étude
de sa pensée. C’est précisément la décision stratégique prise par Michel
Weber, en le plaçant au principe de la vaste entreprise d’élucidation qu’il a
consacrée à l’œuvre de Whitehead.
La grande difficulté que présente Process and Reality c’est
précisément qu’il s’agit là d’un texte qui a la forme d’un système. La
définition de chacun des concepts intervenant dans le schème catégorial
est faite de ses présuppositions, et celles-ci sont très exactement tous les
autres concepts du système. Comme l’écrit Michel Weber : « Il doit y
avoir co-présuppositionalité » entre tous les concepts systématiques. La
signification d’un terme du système renvoie à celle du système pris dans sa
globalité. Mais la signification du système comme tel est faite de
l’ensemble des relations que soutiennent entre eux les concepts qui en font
partie. Cette condition de cohérence est ainsi une condition de fermeture.
Et du reste la catégorie la plus fondamentale du schème, appelé par
Whitehead « catégorie de l’ultime », qu’ « exprime le principe général que
présupposent toutes les autres catégories », constitue elle-même une
condition de fermeture qui est totalisante et en laquelle s’exprime ce qui
donne en définitive sa signification au système.
C’est donc dans le système lui-même, comme tel, que se trouvent les
ressources, à la fois d’intelligibilité et d’expressivité, grâce auxquelles le
système peut faire voir sa signification globale et grâce auxquelles chacun
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des concepts qui le constituent peut rendre manifeste la contribution qu’il
apporte à l’émergence de cette signification globale.
Il faudrait donc, pour comprendre véritablement le système, le saisir
dans sa fonction signifiante comme d’un seul regard. Mais il ne se
découvre que pas à pas, et donc selon des perspectives fragmentaires, qui
ne donnent que des indications lacunaires dont aucune ne donne
véritablement accès à la totalité du système et qui risquent toujours
d’engager le travail de l’interprétation dans d’inévitables malentendus.
Cependant, s’il n’est pas possible d’entrer effectivement par une
démarche simple dans la compréhension du système catégorial, il est
possible de l’approcher en quelque sorte de l’extérieur, d’un côté par une
analyse de ses présupposés, et d’un autre côté par une étude de certaines
de ses applications. C’est cette double stratégie qu’a mise en œuvre
Michel Weber. Les présupposés de Process and Reality se découvrent en
partie dans l’histoire de l’œuvre philosophique de Whitehead. C’est là que
l’on peut voir se former le schème catégorial exposé dans Process and
Reality. Cette histoire s’est poursuivie au delà de la parution de Process
and Reality. C’est donc l’ensemble des œuvres de Whitehead que Michel
Weber a interrogé dans son étude, montrant comment Process and Reality
s’inscrit dans un processus dynamique, dans lequel la condition de
fermeture qui intervient dans le schème catégorial doit se comprendre
précisément comme système en continuelle élaboration. La condition de
fermeture a une fonction seulement formelle. Cette condition doit être
comprise dans sa relation à la catégorie de créativité, qui a fait dire à
Whitehead, à propos du projet philosophique : « Toute philosophie à son
tour sera déposée ».
Mais les présupposés de Process and Reality se trouvent
essentiellement dans ce qui a constitué la pré-compréhension qui fut à la
base du processus d’élaboration du schème catégorial. Le terme « précompréhension » évoque un état de la pensée de caractère global, analogue
à une vision. Elle est un préalable de la pensée articulée qui s’exprime
dans un système conceptuel. Comme telle elle est seulement un donné
préparatoire. Mais elle contient la visée d’une explicitation systématique,
et comme telle elle est le guide de la construction conceptuelle. En tant
que donnée initiale, elle ouvre un chemin de pensée qui doit aboutir à cette
construction. Mais elle-même est sans préalable et elle n’est pas
dépendante d’un processus d’élaboration. Elle est un mode de
manifestation qui obéit à une loi de « tout ou rien ». On peut sans doute le
mieux en évoquer la nature en disant qu’elle est de l’ordre d’une intuition.
C’est par la médiation d’une telle intuition que la pensée peut entrer dans
18
la compréhension du système en tant que tel. La pré-compréhension est ce
regard directement interprétatif qui rend possible l’entrée dans
l’articulation du système malgré la circularité qui l’enferme dans la totalité
en laquelle il se présente. Visant directement la signification globale du
système, et de la réalité qu’il donne à comprendre, l’intuition donne à
l’avance accès, quoique sous une forme encore non entièrement déployée,
à la totalité que la pensée aura la mission de rendre manifeste par ses
propres ressources.
Ce que la pré-compréhension donne à voir à la pensée, dans la
réalité cosmologique en un premier temps, puis dans la réalité tout court
dans toute son ampleur, c’est le fait universel du devenir. Une seule simple
phrase en donne le principe : « Being is becoming ». Tenant compte des
implications de la science contemporaine, soucieux de construire une
métaphysique capable de rendre manifeste la structure rationnelle de la
réalité totale, découvrant dans la nature et dans la culture le caractère
foncièrement créatif de la réalité sous toutes ses formes, Whitehead a tenté
de donner une armature rationnelle à l’intuition d’un temps créatif. Michel
Weber s’est attaché à reconstituer la genèse de la « philosophie du
procès », qui s’est élaborée à partir de « l’intuition pré-systématique »
(Partie I dans le présent ouvrage), éclairant par là de la façon la plus
efficace le sens du schème catégorial de Whitehead (Partie II dans le
présent ouvrage).
La troisième étape de sa reconstruction expose certains des
développements de la pensée de Whitehead, destinés à en montrer les
implications, sur des problèmes philosophiques, de la mise en œuvre du
schème catégorial. Il s’agit essentiellement dans cette dernière partie de
l’ouvrage de la question centrale de l’ontologie. La question « est celle du
mode de donation de l’être, de la structure de son déploiement », mais il
s’agit de comprendre le sens de « la subordination de l’être au devenir ».
Trois termes, introduits par Michel Weber — panlogisme,
pancréationisme, pan-en-théisme (ce terme étant entendu ici au sens de la
mutuelle immanence dans laquelle se trouvent Dieu et le monde) —,
évoquent, sur trois questions essentielles (le statut du concept dans son
rapport au concret ; la nature de la créativité, principe du devenir ; la
portée philosophique du concept de Dieu) certaines des positions
ontologiques de Whitehead.
La quatrième et dernière partie de l’ouvrage est une méditation qui,
revenant réflexivement sur le parcours effectué, s’interroge sur le
constitutif de la pensée spéculative et sur les différentes formes de
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rationalité, mises en œuvres dans la philosophie d’une part, dans la science
d’autre part.
En caractérisant comme il le fait la pensée de Whitehead, et en
montrant au terme d’une analyse rigoureuse comment l’intuition qui soustend toute l’œuvre de Whitehead s’est projetée dans un système catégorial,
dont il fait voir la portée à la fois cosmologique et ontologique, Michel
Weber nous fait parcourir avec lui le chemin qui conduit, selon ses propres
termes, d’une pré-compréhension pré-rationnelle à une compréhension
post-rationnelle, par l’intermédiaire d’une compréhension rationnelle de
l’être, du temps, du devenir, du réel en totalité.
Son exégèse du système catégorial et de ses implications, loin d’être
une simple description du système, en est comme une transposition qui en
fait vibrer toutes les harmoniques. L’ouvrage que voici, par son envergure
et sa profonde compréhension de la pensée de Whitehead, apporte une
contribution particulièrement élucidante aux études whiteheadiennes. Il
s’inscrit de la façon la plus heureuse dans le nouveau courant de pensée
suscité par la redécouverte contemporaine de la « philosophie du procès ».
20
Remerciements
Le présent ouvrage se propose d’être une introduction à la lecture de
Procès et réalité (1929) d’Alfred North Whitehead (1861–1947). Il
constitue une version très légèrement remaniée d’un mémoire qui fut
couronné par la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de
l’Académie Royale de Belgique en mai 2000. On le verra, à l’instar du
corpus whiteheadien lui-même, il procède de manière circumambulatoire,
c’est-à-dire qu’il met en œuvre une série convergente d’analyses
contextualisantes.
« Denken ist Danken » : il va sans dire que les efforts herméneutiques
ici déployés n’auraient pu aboutir sans la bienveillante assistance de nos
pairs. Il nous faut tout spécialement évoquer la dette contractée, à
Louvain-la-Neuve (Centre de Logique, UCL, Belgique), envers Marcel
Crabbé et Jean Ladrière et, à Claremont (Center for Process Studies, CST,
États-Unis), envers John Cobb et David Griffin.
À Jean Ladrière, qui nous fait au surplus l’honneur d’une préface, va
notre plus vive gratitude. Chacun reconnaîtra que le degré éminent atteint
par sa science des choses ne saurait éclipser la simplicité avec laquelle
toujours il prodigue appuis et encouragements.
De plus, la création en 2001 des « Chromatiques whiteheadiennes »,
que nous coordonnons à présent avec Pierre Rodrigo (Dijon), n’aurait pu
se faire sans la prévenance de François Beets (Liège) et de Michel Dupuis
(Louvain-la-Neuve). Lorsque, en 2003, le cycle de Journées d’étude
internationales fut complété par des séminaires de recherches
« chromatiques » à Paris I (Panthéon-Sorbonne), cela ne fut possible que
grâce au soutien de Christiane Chauviré (Directrice du CEPPA) et Mathias
Girel (Paris I) et aux talents organisationnels de Guillaume Durand
(Nantes).
Enfin, il nous faut remercier chaleureusement Cécile De Cordier
d’avoir bien voulu relire le manuscrit, Rafael Hüntelmann d’avoir accepté
d’accueillir une collection « Chromatiques whiteheadiennes » dans son
catalogue, et la Commission des publications de l’Institut supérieur de
Philosophie (UCL) pour avoir accepté de subsidier l’ouvrage.
Agus mar fhocal scoir, tiomnaím an leabhar seo, in ainneoin a chuid
lochtanna don bhean úd a rinne an oiread sin chun cuidiú lena bhreith .i.
do Celeste Nic Aongusa agus do thorthaí ár ngrá : Thalès, Darsana agus
Kalyana.
M.W.
21
Avant-propos
Alors que A. N. Whitehead demeure peu connu — et ce tout spécialement
en Europe francophone —, l’observateur averti assiste, depuis les années
cinquante, au déploiement d’une scolastique whiteheadienne, c’est-à-dire
d’un tissu de certitudes organisées autour d’un consensus. Ceci n’est
évidemment pas propre aux sectateurs de la pensée du procès : ce que,
dans un autre domaine, on qualifie de « langue de bois » est le danger
encouru par tout technicien. Le vouloir-dire du philosophe, c’est-à-dire la
vision vers laquelle son système fait mouvement, n’est plus questionné ; et
on se contente de psalmodier des litanies de concepts sur lesquelles on
espère bien ne jamais devoir revenir. Même lorsque la controverse fait
rage, tout se passe comme si le retour à l’apophantique devait être évité à
tout prix. Ce avec quoi on travaille, ce sont des abstractions d’abstractions,
des négations de négations du donné brut, de l’expérientiellement
primordial. Bref, on tombe, volens nolens, sous le coup de ce que
Whitehead appelle le « sophisme de la localisation fallacieuse du
concret », on confond une entité de pensée avec un fait.
Cet ensevelissement de la prise de terre intuitive constitue très
précisément ce qu’il faut éviter. Mais accéder par effraction au sanctuaire
d’une pensée est impossible. Se mettre à l’unisson d’un auteur exige
l’activation de son algorithme afin de laisser les catégories s’interanimer et
ainsi transpirer librement leur sens. Apprivoiser une ontologie prend donc
du temps et demande impérativement une ouverture non feinte à un espace
symbolique rebelle à toute ré-appropriation. Le but que la présente
monographie s’est assigné — mener au promontoire de la pensée
whiteheadienne à partir d’une mise en évidence des trois principaux
niveaux intuitifs qui ourlent sa prose — est inévitablement (ironiquement
même) ambitieux. Sans doute n’y a-t-il pas de demi-mesure en philosophie
spéculative…
A. Synopsis
Du majestueux édifice babylonien auquel ses conférences Gifford
donnèrent naissance — Process and Reality —, Whitehead confia un jour
à Hartshorne son « effroyable maladresse1 » ; ailleurs, il livra ce constat
23
quelque peu désabusé : « un auteur n’écrit vraiment que pour une audience
d’une dizaine de personnes. Bien sûr, s’il est apprécié par d’autres, c’est un
plus. Mais si cette dizaine est satisfaite, il l’est aussi2. » Que pouvons-nous
réellement attendre d’une œuvre reconnue pour son caractère
ostentatoirement cryptique ? Comment marchande-t-elle cette intuition
tricéphale que nous n’aurons de cesse de traquer ? Quoi de l’ordonnance
de l’opus magnum et de l’étagement de son schème catégorial ? Comment
définir un angle pénétrationnel qui actionnera le crochet assujettissant ses
vantaux ? À ces questions en bataille que ne manque pas de se poser
l’impétrant, nous répondrons en trois parties, flanquées d’une introduction
et d’un moment conclusif. Toutes trois exploiteront une analyse en
contrepoint du thème de l’intuition tel qu’il déploie ses effets chez
Bergson. Le pari est celui d’une élucidation réciproque, créatrice d’une
atmosphère propice aux investigations qui auront principalement pour
théâtre Process and Reality. Cette mise en parallèle s’origine dans la
similitude du mouvement interne de la pensée des auteurs cités ; elle ne
propose que des clefs de lecture ne pratiquant pas de distinctions
« réelles », mais « logiques ». Nous tenterons ainsi une double régression :
d’une part, élucider Whitehead à partir de lui-même, montrer — sans être
victime d’une « illusion rétrospective » — la discontinuité tempérée qui
s’atteste dans son développement idéel ; d’autre part, adresser la question
de la spécificité de la besogne de philosopher en tant que telle, ce qui
revient à profiler Whitehead parmi ses pairs et à situer le discours
philosophique parmi ses cousines que sont mythologie, théologie, et
science… Pour qualifier cette double régression, on parlera d’élucidation
croisée et d’élucidation réciproque. La distinction entre intuition présystématique et intuition systématique ordonnera dans cette intention notre
progression de manière analogique. Armés de ce concept-critère, nous
partitionnons comme suit notre enquête.
L’introduction rend manifeste le bagage conceptuel minimal dont il
convient de se nantir. Elle comporte trois sections : les « indications
architectoniques » proposent un premier parcours de la structure générale
de Process and Reality — et plus particulièrement une exposition cursive
du schème catégorial —, ainsi qu’un examen de la question du
développement du système whiteheadien. Nous verrons comment
l’interconnexité dynamique qu’il affectionne est sollicitée dans les trois
« époques » jalonnant son chemin. Deux faits seront dégagés : la primauté
du concret dans sa pluralité, et le poids ontologique conféré à tout type
d’expérience. Sa troisième époque, celle de l’ontologie de Harvard, sera
tout particulièrement questionnée. Afin d’y introduire, nous contemplerons
24
les sources séculières de son hyperdialectique (évolutionnisme, relativité
restreinte, et mécanique quantique) et sa compréhension de la religiosité.
La définition de la philosophie spéculative qui inaugure Process and
Reality nécessitera quelques éclaircissements, à la faveur desquels la
sphère philosophique recevra positionnement par rapport aux ontologies
régionales. Suivant en cela le dire whiteheadien « la vérité philosophique
doit être cherchée dans les présuppositions du langage plutôt que dans ses
énonciations explicites3 », on s’attardera à montrer que toute enquête au
niveau des intuitions premières animant un système équivaut à
problématiser ses présuppositions et, de là, à indaguer la chaîne de
présuppositions sous-tendant tout discours philosophique. Pareille quête
doit ainsi donner naissance, pour peu que l’on entende réellement
rencontrer les principes, à une large généralisation, à la fois d’un point de
vue spéculatif et d’un point de vue historique. (Le second volet de cette
synthèse intervenant lors de la conclusion.)
La première partie s’attache à mettre en scène le concept de
« sensation pure » à l’aide d’un examen contrasté des inflexions
bergsoniennes et whiteheadiennes. C’est dans le pourpre de la nuit de
l’intuition originaire de l’être vif que gît, avec le mouvement dispensateur
de la manifestation, la charpente du sens de l’être-au-monde. L’énigme
proprement ontologique de la péripétie du surgissement dans l’être qui
toujours se double d’un retrait n’a plus cours dans la sympathie de
l’expérience pure. Il s’agira de préciser ce qui peut l’être de l’irréfléchi
précédant toute discursivité, de ce qui est par nature arationnel. Nous en
profiterons pour qualifier le relativisme organique whiteheadien de
réalisme empiriste et de monisme pluraliste. Il y a monisme en ce que des
relations internes garantissent un miroitement des actualités les unes dans
les autres ; il y a cependant pluralisme en ce que cette spécularité n’est pas
totale : les relations externes ont aussi leur mot à dire dans la solidarité du
Tout.
La seconde partie contraste l’intuition « systématique », c’est-à-dire la
dogmatisation d’un mode relationnel qui rend compte de — et est justifié
par — l’intuition pré-systématique. Nous serons ici de plain-pied avec le
schématisme
catégorial.
Deux
temps
seront
respectés :
panexpérientialisme et pancréativisme, alpha et oméga de l’ontologie de
Harvard. Après qu’un premier mouvement orbital d’essence synthétique
nous ait introduit aux concepts-clef et aux principes de la philosophie
panexpérientialiste, nous pratiquerons une relecture de l’injection du
concept de Dieu dans son système. Ce chapitre « théologique » nous
acclimatera à l’articulation des trois natures de Dieu et à la compréhension
25
de la création qu’elles induisent. Nous verrons comment un
servomécanisme divin se superpose à la limitation intrinsèque de l’activité
sélective aveugle qu’est la créativité mondaine.
Un intersitus précise le courant de pensée dans lequel s’inscrit la
philosophie du procès. Il se propose de montrer dans quelle mesure le flux
conceptuel whiteheadien se trouve dans la droite ligne du minimalisme
ontologique grec, lui-même réappropriateur d’une expérience pure, non
thématisée. Nous montrerons, entre autres, qu’un isomorphisme entre
créativité, « togetherness », « gathering », lo/goj et fu/sij est à l’œuvre
dans Process and Reality. James et Heidegger seront pour ce faire des
alliés de choix.
Le couronnement de nos efforts se trouvera dans la mise en
profondeur de l’Ultime pancréativiste. Point cyclopéen du schème
catégorial, le concept de créativité miroite l’expérientiel pur de fort
élégante manière. Au panlogisme grec, on fera correspondre un
pancréativisme whiteheadien. Pour les grecs, le lo/goj était d’une certaine
manière statique et insinué dans la totalité du réel (nature, humanité,
dieux) ; pour les penseurs de la Renaissance, il est d’abord le Verbe
créateur d’un Dieu purement transcendant ; dans le contexte de la
philosophie du procès, le lo/goj est créativité. Or, le concept de créativité
est sollicité à tous les niveaux de son ontologie ; et il nous appartiendra
d’en faire l’inventaire en deux moments heuristiques distincts, quoique
complémentaires : la créativité-réticulaire et la créativité-agent.
La troisième partie affinera le concept de l’Ultime en suggérant que
ce qui fut d’abord compris comme un monisme pluraliste, puis comme un
panexpérientialisme, et enfin comme un pancréativisme, est utilement
qualifiable de « contiguïsme ». Cette dernière péripétie opérera donc un
remembrement principiel des paysages jusqu’ici profilés sectoriellement.
On montrera d’abord la connivence des intuitions pré-systématique et
systématique. Puis on proposera, sous la forme d’une tablature, une
modulation des strates ontologiques du pancréativisme.
Après les nuances du contrepoint, nous en viendrons à l’inévitable
moment conclusif, constitué principalement d’un stade de validation de
notre technologie herméneutique. C’est en reconstruisant l’épure
whiteheadienne que se dégageront dissonances, imprécisions, et autres
lacunes qui grèvent d’incertitudes son applicabilité. Une extension de son
système, respectueuse de l’intuition fondatrice, est proposée en
conséquence selon deux axes : d’une part, la réhabilitation de la catégorie
de réversion conceptuelle, dont l’abolition n’est qu’un ballon d’essai
infructueux (d’ailleurs largement inexploité au sein du corpus) ; d’autre
26
part, la systématisation de la création des objets éternels et la
trajectorialisation de l’actualité « Dieu ». On s’attachera à esquisser
comment ces concepts deviennent articulatoires dans la systématisation
whiteheadienne.
En bref, nous pouvons résumer notre parcours en deux volets : quant
à la forme, nous avons identifié, et mis en pratique, ce que l’on pourrait
appeler le « style philosophique whiteheadien », élaborant ainsi une
« thèse formelle » affectant la forme d’un quadrille ; quant au fond, nous
avons cristallisé la moelle de son parcours philosophique dans une « thèse
substantielle » différenciant intuition pré-systématique et intuition
systématique. Le concept d’« intuition pré-systématique » désigne le point
focal expérientiel, l’indicible ombilic qui trame tout événement ; celui
d’« intuition systématique » désigne le point focal conceptuel dont
l’expressibilité limbique innerve le système. On pressent la
coappartenance des deux termes : l’expérientiel féconde le système, et ce
dernier rétro-élucide l’ombilic ontologique. Voilà justement ce qu’il
faudra montrer. Eu égard à leur dimension euristique, ces lignes
n’entendront pas établir de propositions normatives, mais tenteront plutôt
un regard matinal — et espèrent dès lors arpenter des horizons
herméneutiques jusqu’ici insoupçonnés. La disproportion relative entre les
parties constitutives du présent manuscrit ne fait que refléter leur objet :
l’élaboration de l’outil de base prend d’autant plus de temps qu’il faut
reprendre les choses ab ovo. Le pré-systématique est une question
naturellement rétive à l'exposition — contrairement au systématique qui
est lui, par définition, susceptible de langueurs industrieuses. Le moment
conclusif est rendu aussi synthétique que possible. L’apparat critique est
repoussé en fin de texte de manière à rendre la lecture plus souple ; il
abrite principalement les coordonnées de nombreuses citations du corpus
whiteheadien, ainsi que quelques ouvertures possibles sur des
problématiques adjacentes.
B. Le cercle herméneutique et son quadrille
Afin de mener le lecteur au cœur de l’ontologie de Harvard, c’est-à-dire
afin de redécouvrir, en deçà d’une certaine scolastique, l’essence volatile
de son intuition pré-systématique, il est inévitable de poser dès l’abord la
question herméneutique. La place d’importance occupée par l’énigme
épistémologico-sophistique du Ménon (« peut-on enseigner la vertu ? »)
27
dans le paysage philosophique est, à cet égard, significative. Que dénonce
en effet l’énigme ménonienne, sinon une certaine circularité de la pensée ?
On ne découvre jamais que ce que l’on cherche ; et si la question comme
sa réponse évoluent au même niveau cognitif, aucune solution alternative à
la thèse sophistique ne sera découverte. À en croire Platon, qui est au
surplus déterminé à faire face à la fois à la certitude parménidienne (il n’y
a pas de science du fluctuant) et à l’évidence héraclitéenne (tout est flux),
le philosophe n’a d’autre alternative pour comprendre comment il se
trouve juché sur des pensées encore à venir que d’instaurer une hiérarchie
entre deux strates ontologiques : l’être quotidien — sensible (ai)sqhton)
et visible (o(rato/n) — et l’être contemplé — intelligible (nohto/n) et
invisible (a)eidh/j). C’est l’entrelacement de la quiétude parménidienne de
l’essence et de la tension héraclitéenne de l’existence qui donnent ainsi au
concept d’ousia sa subtile teneur4.
Aristote se souvient de ce paradoxe, mais n’en n’est guère
embarrassé : sans doute, on doit savoir à l’avance ce que l’on apprend, ou
ce que l’on démontre, mais on ne le sait pas de la même manière avant et
après la démonstration5. De même, pour l’empirisme radical de
Whitehead, James ou Bergson, il n’y a qu’une seule strate ontologique
avec laquelle nous entretenons des rapports de proximité à l’étagement
variable. La circularité à laquelle participe toute discursivité se résout chez
eux dans un rapport prérationnel, intuitif, plus ou moins fusionnel (en tout
cas non duel) avec l’être. Dans le cadre de notre enquête, la question
herméneutique peut se trouver formulée plus prosaïquement : comment
lire le corpus whiteheadien avec fruit ? Comment faire parler le
systématique, alors que le socle pré-systématique sur lequel il repose n’est
accessible qu’à travers lui ? Bref, quel rythme de lecture adopter ? En
approchant toute œuvre, nous dit Whitehead, nous devons impérativement
nous conformer à deux exigences — échelle et rythme (« scale and
pace ») — : il ne fait pas sens d’examiner Saint Pierre de Rome au
microscope ou de lire l’Odyssée à raison de cinq lignes par jour6.
L’identification du style philosophique whiteheadien permettra
précisément l’adoption du bon tempo (r(uqmo/j). Soient donc ses quatre
traits majeurs.
Primo, son non dogmatisme : Whitehead soulignait déjà dans la
préface à la première édition de ses Principles of Natural Knowledge
(alors que, ce faisant, il inaugurait une nouvelle période dans sa
progression spirituelle), que ses investigations ne prétendent ni à la
complétude ni à l’orthodoxie. Lorsqu’il se décida à franchir les portes de
28
la méta-physique, ses prétentions ne se radicalisèrent pas pour autant :
compte-tenu de ce que l’on pourrait appeler l’« état présent de la
civilisation », le philosophe n’ose que le meilleur schème métaphysique
possible, et ne fait pas un mystère de sa destitution future7. De système
définitif, il ne saurait être question : à l’exemple de Platon, Whitehead ne
propose que la meilleure hypothèse possible, qu’un « récit vraisemblable »
concernant les dieux et la genèse de l’univers8 ; pas un seul instant il
n’imagine que ses spéculations ne seront un jour oblitérées par une théorie
plus adéquate. Cette humilité non feinte9 ne sera pas à perdre de vue
lorsqu’on plongera dans les arcanes giboyeuses de sa pensée.
Secundo, la pratique circumambulatoire qui qualifie aussi bien ses
recherches que leur exposition10. D’une part, Whitehead a pratiqué cet art
consistant à tourner discursivement et circulairement autour de la vérité
des êtres11 ; d’autre part, ses œuvres multiplient les approches
convergentes susceptibles de faire naître le saut intuitif qui mettra le
lecteur au diapason de l’auteur. Cette prolifération des ballons d’essais
donne « tour à tour, une série d’impressions d’ensemble qui interfèrent et
en même temps fusionnent entre elles dans son esprit12. » Elle engendre
une inflation conceptuelle à la salutaire redondance13 — inflation
néanmoins tempérée par la polysémialité des concepts inlassablement
invoqués. Rumination n’est donc pas piétinement : ses spéculations sont
faites de ressassement, de zigzags, de correction et de dépassement
d’images jamais stabilisées, non de développement linéaire de concepts
figés14. Au reste, tout ceci pourrait être lié à un thème très ancien : la
quadrature du cercle, en ce qu’elle symbolise l’harmonisation de
l’intuition et de la raison. The business of thinking is like Penelope’s
web15…
Tertio, son positionnement vis-à-vis de l’abstrait : tout ce qui est
simple est faux, et tout ce qui est compliqué est inutilisable, insiste-t-il ; le
dilemme de la métaphysique se résumant dès lors dans le choix entre (i)
être clair et laisser une grande partie du réel hors théorie, ou (ii) se
rapprocher de l’adéquation et rester nébuleux16. On se souvient d’ailleurs
du mot de Whitehead présentant Russell au public des William James
Lecture de 1940 : « Bertie croit que je suis confus, moi je le trouve bien
naïf17 ». Qui plus est, le destin de la philosophie est d’établir des
distinctions qui devront être abolies au sein même du discours qui ordonna
leur baptême : ici, sa devise semble être « distinguer pour mieux unir »
(solve et coagula). Le travail philosophique est — par lui-même —
critique d’abstractions ; pour Whitehead, il faut montrer à quel prix il est
possible d’opérer des distinguos sans bifurquer le concret.
29
Quarto, son mouvement omni-inclusif : « si la vérité est une, […] il
faut, comme Gide l’a dit de Dieu, ne la chercher nulle part ailleurs que
partout18 ». Chaque élément de notre expérience sera caractérisé par, et
interprété à l’aide, d’une instance particulière du schème général. Pour le
dire extensivement, au nombre des « faits têtus », il faut compter toutes les
expériences que l’on peut avoir, ivre ou sobre, dans le sommeil ou la
veille : l’expérience intellectuelle et l’expérience physique, l’expérience
religieuse et celle du sceptique, l’expérience de l’angoisse et celle de
l’insouciance, l’expérience anticipative et l’expérience rétrospective,
l’expérience heureuse et l’expérience douloureuse. Il faut rendre compte
de l’atomisme comme de la continuité, de la causation comme de la
mémoire, des formes quantitative comme des formes qualitatives
d’énergie19… De cette liste (qui est bien sûr amendable), Whitehead
distille trois principales sources à indaguer — le langage, les institutions
sociales, et l’action —, pour finalement concéder une primogéniture aux
intuitions pré-linguistiques, à ces éclairs intuitifs non subsumables par des
significations déjà stabilisées dans l’étymologie et la grammaire20.
Empruntons, avant d’examiner la question de l’intuition, un éclairage
extérieur. À propos du changement de style et du renouvellement
conceptuel nécessité par la description de la nouvelle physique, Bohr
confia à Heisenberg que « ce n’est qu’en utilisant des concepts sans cesse
différents pour parler des relations étranges entre les lois formelles de la
théorie quantique et les phénomènes observés, en éclairant successivement
tous les aspects de ces relations, en mettant en évidence leurs
contradictions internes apparentes, que l’on peut réaliser une modification
des structures internes de pensée, modification qui est la condition d’une
compréhension de la théorie quantique21 ». C’est fort probablement dans
une intention similaire qu’il faut trouver la justification de la présence
dans les textes whiteheadiens de concepts apparemment antithétiques,
correspondant à autant de coups de sonde lancés, avec plus ou moins de
maestria, à différents moments de son aventure conceptuelle. Pour
certains, l’amoncellement de strates « incompatibles » relève somme toute
de l’urgence dans laquelle se trouvait un auteur (trop) prolifique et (déjà)
âgé. Il serait futile de refuser en bloc cette idée d’une urgence existentielle,
mais elle doit être considérée subsidiairement face à l’évidente
circumambulation prônée par le philosophe. L’ineffabilité dernière du réel
ne nous autorise qu’à accumuler les pistes asymptotiques, qu’à suggérer,
autant que possible, un passage à la limite à partir d’indications
transitoires.
30
Ces quatre traits se reflètent dans notre enquête sous la forme d’un
quadrille qui constitue notre thèse formelle. Elle définit la réfraction du
prisme euristique qui est appliqué au pancréativisme de l’époque de
Harvard. Sont érigés en principe : le non dogmatisme (principe euristique),
la vertu baroque du ressassement (principe de circumambulation), le « ne
distinguer que pour mieux unir » (principe de discrimination constructive)
et l’empirisme radical (la philosophie spéculative comme lieu de
conflagration harmonisatrice de toutes les expériences). Notre lecture ne
saurait être dogmatique : il serait pour le moins paradoxal de prétendre
enfermer ce philosophe dans un carcan implicatif. Tout en nourrissant le
secret espoir de dévoiler quelque dimension jusqu’ici méconnue, nous
prétendons cerner, non élucider définitivement (au sens où l’on parle
d’édition définitive ou de texte définitif). Mettre nos pas dans les siens,
tenter un regard absolument matinal sur le rhizome whiteheadien,
nécessitera la pratique d’un rite circumambulatoire équivalant à tracer
avec des courbes une longue ligne droite se perdant dans l’horizon d’un
questionnement sans cesse renouvelé. Alors peut-être, comme le dit
Blanchot, qu’une découverte que l’on ressasse deviendra la « découverte
du ressassement22 », c’est-à-dire de l’essence de la besogne de
philosopher. De cet encerclement conceptuel doit se dégager un espace
génésique unifié. Si diastase il y a, l’intrication événementielle doit s’y
manifester, sous peine de conduire à un portrait « cubiste » à la marginale
utilité spéculative. Les distinctions pratiquées — que ce soit au sein du
concret, ou à même la matrice catégoriale — doivent donc conserver en
leur noyau l’image du Tout et posséder une faculté (ré)associative
marquée. Enfin, toute expérience est digne de figurer au nombre des faits
et doit, comme telle, être pensable ; aucun champ cognitif ne peut être a
priori exclu de l’empire des évidences23.
Ces traits rapprochent singulièrement notre polygraphe infatigable de
Platon. Ce n’est évidement pas ici le lieu d'entreprendre le quadrillage du
fondateur de l’Académie ; contentons-nous de noter l’indice suivant :
prenant le Dialogo (1632) galiléen à témoin, Whitehead soutient que la
forme dialoguale permet au narrateur de revivifier continuellement son
trait en référence aux objections et commentaires de ses interlocuteurs
virtuels — permettant ainsi d’exposer avec le plus de bonheur une idée
nouvelle24. Désormais, nous tenons le fil : l’intrinsèque difficulté de ses
textes tient non seulement à leur sujet — l’Ultime — mais à la nécessité de
susciter une vision qui soit aussi fidèle à celle de l’auteur que le lecteur le
souhaite. Non seulement il faut rendre le langage transparent à
31
l’ontologique, mais il faut que ni l’auteur ni l’interprète ne reste écroué
dans l'identique d’une lecture sans imagination :
Education is the aquisition of the art of the utilisation of knowledge.
This is an art very difficult to impart. Whenever a textbook is written of real
education worth, you may be quite certain that some reviewer will say that
it will be difficult to teach from it. Of course it will be difficult to teach
from it. If it were easy, the book ought to be burned ; for it cannot be
educational. In education, as elsewhere, the broad primerose path leads to
nasty places25.
Nous retrouverons le thème de l’art de l’utilisation de l’outil rationnel dans
notre moment conclusif.
C. L’intuition bifide
Il est notoire que Bergson donna ses lettres de noblesse au concept
d’intuition. Car c’est déjà d’une abstraction qu’il s’agit : pour dire ce qui la
dépasse, la raison doit d’abord forger le concept de ce qui demeurera
incommensurable. Mais cette abstraction reçoit un statut privilégié, celui
de concept-limite, d’indice de la connivence ontologique. Souvenons-nous
à ce propos de la distinction kantienne entre limite (« Grenze ») et borne
(« Schranke ») : la première, infranchissable, est atteinte sans qu’on puisse
la dépasser ; la seconde permet de différencier et de spécifier le discours
épistémologique. Whitehead s’est lui-même intéressé à l’intuition
bergsonienne, mais il ne semble toutefois pas avoir tenté de l’appréhender
dans son « biotope », y voyant principalement le miroitement de ses
conceptions personnelles26. C’est d’ailleurs une caractéristique de la
pensée whiteheadienne que de nomadiser (le mot est de Deleuze et
Guattari) les spéculations de ses illustres prédécesseurs : le philosophe de
Harvard ne cherche pas tant chez ses pairs une béquille pour sa
systématisation, qu’une illustration de ses vues — quitte à faire violence au
texte. De manière à cerner le concept d’intuition chez Whitehead, nous
allons procéder dialectiquement en distinguant deux nuances qui se
rejoignent en dernière analyse. Parallèlement, l’usage bergsonien sera
également réparti entre une fonction pré-systématique et une fonction
systématique. L’isolation dont nous nous rendons coupable de deux
valeurs complémentaires du concept n’a rien de naïve. On le sait, à
32
Höffding qui croyait pouvoir distinguer quatre sens au concept, Bergson
répondit poliment qu’il y en a une infinité27.
Le but du signataire de ces lignes est euristique de part en part : faire
justice aux aventures d’idées audacieusement poursuivies tous azimuts par
le philosophe britannique. Le déploiement du dimorphisme du concept
d’intuition constitue notre « thèse substantielle ». D’une part, nous le
disions à l’instant, il adresse la question de l’expérience fécondante de
toute pensée — nous l’appellerons « intuition pré-systématique » — ;
d’autre part, il désigne le mode de relationalité défini comme
ontologiquement
premier
— nous
l’étiquetterons
« intuition
systématique ». Indicible dans sa rencontre avec le Tout, l’ « intuition présystématique » précède sa systématisation, l'anime à proprement parler.
Antéréflexive, elle possède une composante universelle (la participation à
un même monde) et une composante idiosyncrasique (le profil particulier
définit par chaque existant). En d'autres mots, il s’agit ici de l'expérience
privilégiée — à proprement parler initiatique — de l’auteur considéré. La
totalité du déploiement conceptuel whiteheadien apparaît empreint d'un
empirioréalisme pluraliste et organique. L’ « intuition systématique »
désigne le point focal du plan conceptuel en ce qu'il est l'élucidation
projective du tissage ontologique évoqué : c'est sa dicibilité limbique qui
innerve le système. L'engendrement du lieu philosophique se produit ainsi
à l'occasion de la « condensation » du pré-systématique dans le
systématique, celui-ci éclairant à son tour sa naissance expérientielle. Le
dernier Whitehead est celui d'un pancréativisme : la créativité est au
devenir ce que l’esse est à l’être, un agent interne d’actualisation qui,
embrassant le divin comme le mondain, se situe à la fine pointe de
l’expressibilité du système.
Maintenant que nous avons explicité ce que nos trois parties
définiront en extension, ouvrons sans plus attendre la partition et laissons
Whitehead respirer dans son espace générateur. On voudra bien excuser
nos innombrables ratures ; sans doute sont-elles inévitables lorsqu’on a
affaire à une pensée vivante28. Mais avant toutes choses, et ceci est
d’importance, notons que la thématique de l’intuition qui va se trouver
examinée en détail constitue l’élucidation méthodologique des conditions
de possibilité de la mise en équivalence euristique d’auteurs que souvent
tout sépare. Nous avons eu recours à l’une ou l’autre comparaison
expérimentale ; elles ne sont acceptables qu’à la condition de porter sur
l’intuition du réel qui est en jeu, non sur les systématisations catégoriales
qui la vectorise. Voilà pourquoi nous nous sommes par exemple autorisés
à invoquer l’être-ensemble heideggerien pour élucider la togetherness
33
whiteheadienne, ou l’expérience pure jamesienne pour cerner l’intuition
chez Bergson. L’espoir que nous nourrissions alors était celui d’un
éclairage externe de points particulièrement difficiles ; il ne saurait
évidemment remplacer l’explication intra-systémique.
34
Introduction
Avant que de pouvoir sympathiser avec notre auteur, il est utile de nous
munir d’une qualification temporaire de son système. Trois figures s’en
dégagent à cet effet. Son panexpérientialisme, d’abord. Le terme, forgé par
Griffin29, a le mérite de la claire suggestivité : tout ce qui est,
« expérience » ; tout ce qui est, est en vertu de son expérience, est
constitué par son expérience même ; il n’y a rien d’actuel qui ne soit
expériençant. C’est donc à bon droit que la philosophie de l’organisme
aspire à construire une « Critique de la sensation pure » qui rendrait
désuètes les autres « Critiques30 ». Et la technicité échevelée du
déploiement de l’onto-esthétique moniste auquel nous allons assister
n’aura rien à envier aux algorithmes du penseur de Königsberg. À cet
égard, son dialogue avec Kant31 se limite au rejet des bifurcations que
celui-ci stratifia patiemment, rejet qui se focalise principalement sur
l’ontologie bicamérale héritée de Descartes, et sur l’antagonisme entre la
théorie et la pratique qu’il institutionnalisa à la suite de Hume. Rendre à la
nature sa con-sistance, son auto-sistance, sans jamais l’opposer à l’esprit,
et sans pour autant réitérer l’erreur vitaliste des romantiques : voilà le
projet qui motive les analyses fouillées de Process and Reality.
L’humanité est fille de l’univers et cette filiation doit trouver fondement et
reconnaissance. Son ontologie horizontale, ensuite. Elle est à la fois exigée
par son hénologie panexpérientialiste et ce qui la fonde ; elle est rendue
nécessaire par l’existence d’un seul mode d’être et vient lui donner
consistance. Par ce vocable, nous entendons principalement une relation
bijective entre le mondain et le divin, relation qui exige le rejet de tout
dualisme et, plus particulièrement, la négation de la transcendance divine.
Dieu et le Monde sont codépendants et justiciables des mêmes principes
métaphysiques. Il n’y a cependant pas équivalence stricte en ce que
certains principes doivent être « réaménagés » dans le cas de Dieu. Son
pancréativisme, enfin. L’idéogramme du numineux est le concept de
créativité qui lui permet de concevoir comment s’architecture le Monde,
comment il a « maille à partir » avec le divin. On l’aura compris,
Whitehead affecte d’un coefficient négatif la création ex nihilo en ce
qu’elle requiert un Dieu-Architecte fulgurant le Monde à partir du néant
absolu. Il lui préfère un concept démiurgique mâtiné de chrétienté : d’une
part, Dieu et le Monde coexistent de toute éternité, l’un collaborant à
35
l’« essence » de l’autre ; d’autre part, Dieu est une Personne, notre
Compagnon, Celui qui souffre et qui comprend.
Notre parcours ne sera qu’une mise en profondeur de cette triple
caractérisation première ; il aura l’exhalaison du pèlerinage, du
cheminement vers l’ailleurs, vers le principiel. Car si le philosophe de
Harvard entend rendre compte du sens commun, le détour spéculatif qu’il
propose conduit à plus d’un dépaysement. Whitehead n’est certes pas le
premier à utiliser l’image de l’organisme. Le courant romantique (entre
autres) est là pour en témoigner, les méditations sur la vie humaine
s’entrelacent volontiers au canevas de l’imagerie végétale32. Mais la
systématicité et l’audace avec lesquelles il s’est attaqué au substantialisme
donne à son œuvre une rare beauté, sévère et déroutante à la fois.
A. Indications architectoniques
1. La structure générale de Process and Reality
Nous entendons introduire à l’œuvre multipolaire du penseur britannique
par le biais d’une description des forces internes qui gouvernent l’époque
de Harvard. C’est plus particulièrement Process and Reality qui retiendra
notre attention. La raison de ce choix est très simple : cet ouvrage est
l’essai spéculatif le plus osé que Whitehead ait livré ; il est le lieu d’une
harmonie contre-tendue entre un tropisme systématique et une
conceptualisation arborescente que son idiolecte rend volontairement
ambiguë. Frugalité et tempérance conceptuelles sont absentes d’un texte
qui ne révèle son potentiel dissolvant qu’à une lecture circumambulante. Si
Process and Reality est le livre que Whitehead a le plus voulu écrire, on ne
peut pas dire que l’accueil qu’il reçut fut digne de l’effort prodigué33. Pour
certains, Adventures of Ideas est bien plus caractéristique du personnage34 ;
mais, comme tous ses ouvrages, il n’est lisible qu’à l’aune des concepts
introduits ailleurs. Nous procéderons en deux époques. La première
contextualise le propos des conférences Gifford ; la seconde donne les
linéaments d’une compréhension des différents sous-ensembles
catégoriels.
Whitehead répartit de la manière suivante la tâche qu’il assigne à
Process and Reality. La première partie, « The Speculative Scheme »,
propose sa définition de la philosophie spéculative ainsi qu’une
36
présentation systématique de son schème catégorial. La seconde partie,
« Discussions and Applications » positionne la métaphysique de
l’organisme par rapport au corpus philosophique. La troisième partie,
« The Theory of Prehensions » met en mouvement le système catégorial à
partir de son propre fond. La quatrième partie, « The Theory of
Extension » explore sa remarquable conception de l’extensive continuum,
fruit de l’application de l’atomisme ontologique (la théorie épochale du
temps) à la méthode d’abstraction extensive (forgée dans les Principles of
Natural Knowledge et le Concept of Nature, alors que Whitehead
embrassait encore une philosophie événementielle continuiste). La
cinquième et dernière partie, « Final Interpretation », essentiellement
d’ordre théologique, s’appesantit éloquemment sur l’Ultime Abacule, et
confère de la sorte à l’atmosphère principiellement saturée de son œuvre
un dénouement aux médiévales (voire orientales) rémanences.
La préface propose une sélection des difficultés que l’auteur entend
rencontrer. Ces conférences, nous dit-il, s’inscrivent en faux contre
certaines habitudes de pensée particulièrement funestes. Tout d’abord,
contre le déni de la philosophie spéculative : l’exercice périlleux qu’est la
frappe d’un schème catégorial est paramétrisation utile, nécessaire même
si l’on entend harmoniser les différentes guises de notre expérience. Sans
elle, la mosaïque restera muette. Il faut cependant redéfinir les rapports
qu’entretiennent philosophie et langage, et tout particulièrement éviter une
croyance naïve dans la capacité du langage à révéler l’Ultime. Seul outil
que possède la philosophie35, il doit se trouver purgé de ses ruineuses
prétentions. Le nœud du problème est le statut métaphysique conféré à la
forme sujet-prédicat : Whitehead, à la suite de Frege et de Russell36, ne
souscrit pas à l’analyse grammaticale traditionnelle et à l’ontologie qu’elle
insinue — une substance, existant en soi, et supportant accidentellement
des prédicats. Pour lui, la relation prime la substance (et la qualité). Jamais
la signification d’un mot ne peut être définie isolément : elle doit l’être
dans le contexte d’une proposition37. La critique du psychologisme n’est
pas éloignée des thèses liminaires de Process and Reality, ni le rejet de la
philosophie charriée par la psychologie des facultés : il n’y a pas de
facultés anhistoriques abritant un jeu catégoriel statique imposant sa
législation au monde. Rejet du constructionnisme kantien, donc ; rejet
aussi de la doctrine sensationniste de la perception qui hante la philosophie
depuis Berkeley et Hume. Réduire la connaissance que nous avons du
monde à ce que nous livrent nos sens externes est une erreur fondamentale
qui conduit au monde dénaturé de Hume. Tout ce qui est expérience, il n’y
a pas d’ « étants » qui ne soient expériençants, qui soient vides
37
d’expérience. Ses deux dernières répudiations — des déductions
arbitraires à l’aide de raisonnements par l’absurde, et de la croyance que
les contradictions logiques pourraient renvoyer à autre chose qu’à des
erreurs antécédentes — sont dirigées contre Hegel et ses sectateurs
(Bradley, McTaggart, …). En dehors du fait qu’il n’y a pas d’idée de
relation chez les hégéliens, il leur est reproché de partir d’une prémisse
onto-logique et de plier le réel à sa volonté. La philosophie est recherche
d’une prémisse, non déduction à partir d’un ensemble axiomatique tenu
pour fiable de par sa clarté pour l’entendement38. La philosophie a été
induite en erreur par l’exemple des mathématiques : la seule conclusion à
tirer d’une contradiction est qu’une des prémisses impliquées dans le
raisonnement est corrompue. Il faut laisser les faits parler.
2. Le schème catégorial
Complétons cet introït avec une présentation sommaire du jeu de
catégories qui inaugure Process and Reality. Au sommet du plérôme
whiteheadien nous trouvons le schème catégorial dont l’élaboration s’avère
avoir été tout aussi progressive que la métaphysique qu’il était appelé à
cristalliser. Le schème catégorial est tramé de quatre sous-ensembles
catégoriels : la proto-catégorie de l’Ultime, sombrement incandescente ;
les catégories de l’existence, déclinant les différents types d’entités
nécessitées par son schème (le « quoi ») ; les catégories d’explication, qui
sont autant de « comment » ; et les obligations catégoriales, balisant la
progression de la concrescence, c’est-à-dire du surgissement dans l’exister
(le « pourquoi »)39. Les quatre types de catégories requis par sa fresque
partagent une certaine ressemblance avec la théorie aristotélicienne des
causes : la créativité est apparentée à la matière première, les objets
éternels aux formes, les catégories d’explication souvent assimilables à la
cause efficiente ; quand à Dieu, il est complice du premier moteur.
Ford reprend en appendice de son Emergence of Whitehead’s
Metaphysics les différentes strates dont nous disposons, depuis les
« Harvard Lectures for 1924-25 » jusqu’au « Prospectus for the Gifford
Lectures. » On s'avise aujourd'hui qu’à l’origine le schème ne pratiquait
aucune distinction entre les sous-ensembles catégoriaux, toutes les
catégories étant factuellement des catégories d’explication. En tête de la
première liste de principes dont nous disposons, nous trouvons :
The principle of solidarity. Every actual entity requires all other entities,
actual or ideal, in order to exist.
38
Immédiatement suivi par :
The principle of creative individuality. Every actual entity is a process
which is its own result, depending on its own limitations40.
Une substance statique, qui n’a besoin que d’elle-même pour exister, n’a
pas sa place dans l’univers organique ; elle s’y trouve remplacée par une
(ou plusieurs) société(s) d’entités actuelles transientes. Whitehead réalisa
rapidement que les différents modes de connexité exhibés par le concret
constituent l’aspect fondamental de l’expérience et qu’ils requièrent une
minutieuse interprétation en terme d’immanence mutuelle des entités
actuelles. Sa conception d’une solidarité évolutive va rapidement susciter
l’énonciation du principe de créativité. La solidarité cessa alors d’être
l’explicans de base pour devenir l’explicandum. Vers la fin de 1927, le
principe ontologique devient le principe fondamental. Voici l’énonciation
donnée par Whitehead en automne 1926 :
The ontological principle. The character of creativity is derived from its
own creatures and expressed by its own creatures41.
Il y a codépendance entre « créativité » et « créatures », consanguinité
entre nature naturante et nature naturée. Un an plus tard, le principe
ontologique s’énonce :
That every condition to which the process of becoming conforms in any
particular instance has its reason in the character of some actual entity
whose objectification is one of the components entering into the particular
instance in question (the ontological principle — or principle of extrinsic
reference)42.
La proximité avec l’énoncé de PR24 est criante. Toute raison, tout
conditionnement, a son siège en quelque occasion actuelle. Il faut savoir
enfin que le schème catégorial a un statut hybride de par la volonté de son
auteur de proposer une esquisse intuitive purement conceptuelle d’un
schème qui aurait dû être logiquement articulé43.
Mais laissons là ces questions développementales pour leur préférer la
cohérence manifestée par l’espace de déploiement conceptuel lui-même.
C’est le projet de Process and Reality que de tirer toutes les conséquences
de l’intrication catégoriale explicitée en sa première partie, et le moment
viendra où il nous faudra partir à l’abordage du triacontère qui police son
territoire sémantique. Des catégories, au dernier décompte, on en
dénombre 45 ou 47, selon la valence conférée à la triunique catégorie de
l’Ultime (soient 3 catégories de l’Ultime, 8 catégories de l’existence, 27
catégories d’explication et 9 obligations catégoriales). Nous ne faisions
39
allusion qu’à trente catégories car une certaine redondance est à constater
(voire à déplorer). C’est à une baroque u(/brij des principes, voire à une
« libre et sauvage création de concepts44 » que nous avons affaire en ces
pages singulièrement importantes. Les effervescences whiteheadiennes
relèvent de combinaisons contrapunctiques, de suggestions fuyantes,
d’ambigus coups de sonde dans les profondeurs organiques du monde.
Pour poursuivre sur notre allégorie maritime, il va nous falloir lofer, c’està-dire gouverner au plus près du vent, se rapprocher du lit du vent (voire
remonter le sens du vent), tant les inflexions de son texte ont la concision
de l’oraison jaculatoire.
Le projet du philosophe de Harvard s’inscrit sans contredit dans la
ligne spéculative millénaire de reconstitution du mouvement même de
l’autoconstitution de l’expérience. La métaphore transgressive de l’a)rxh/
— remonter le courant, involuer le déploiement phénoménalisateur et
atteindre de la sorte la région des principes — reçoit ici nouvelle
illustration. Le propos du schème catégorial est définitivement ontologique : il s’agit de mimer la nature et son déploiement, de montrer
comment le passé et Dieu inclinent la destinée des entités actuelles mais
n’en décident pas, de comprendre le tissage du déterminisme et de la
liberté… La production d’un schématisme catégorial constitue la gageure
de la raison spéculative45 ; elle nécessite le concours de toutes les facultés
humaines. La présentation du schème catégorial procède par étapes bien
marquées, dégagées de façon systématique : le schème en tant que tel
(quadripartitionné), auquel font suite les catégories « dérivées. » Cette
structure n’est cependant rigoureuse qu’en apparence et l’on ne tarde pas à
comprendre qu’il va falloir faire preuve de patience et de souplesse pour
s’affranchir de sa relative indigence à rendre compte de la
polychromatique intuition de son concepteur. La catégorie de l’Ultime est
le point focal de l’agencement principiel ; ses reflets irisés se révèlent dans
les catégories de l’existence qui déclinent les différents modes de
l’actualité. Seules les « entités » (ou « occasions ») actuelles existent
plénièrement, s’opposant en cela aux pures possibilités que sont les objets
éternels. Ces deux catégories primordiales (ou « entités pures »)
partitionnent les catégories de l’existence en deux groupes, suivant que les
« quasi-entités » en question se rattachent plus à l’une ou à l’autre46. Nous
avons donc, d’une part, entités actuelles, préhensions, nexus, multiplicité ;
et, de l’autre, objets éternels, propositions, formes subjectives, contrastes,
(ces trois derniers étant des « potentialités impures »). Cela étant, il reste
que Whitehead affirme, qu’en un sens, il y a une infinité de catégories
d’existence47. Non dogmatisme, disions-nous… Avec les catégories
40
d’explication, nous franchissons un pas décisif dans l’élaboration de
l’appareillage whiteheadien. Les quatre « principes » qui constituent la
trame du schème catégorial leur appartiennent en effet, définissant les
conditions de possibilité de la pensée du fluctuant dans sa fluctuation
même — le système d’asservissement étant institué par la catégorie de
l’Ultime, à laquelle toujours il convient de se référer afin de donner un
sens à des expressions parfois elliptiques. Enfin, les obligations
catégoriales osent la question ontologique par excellence, celle du
surgissement dans l’exister. Elles sont à la fois les plus proches du concret
dans sa tension régénératrice, et les plus éloignées de lui en raison de leur
niveau d’abstraction.
Le moteur de la pensée du procès est de découvrir des points de
stabilité dans la fluence qui transit le mondain. Le schème catégorial, en
tant qu’il enracine l’intuition recueillie par la catégorie de l’Ultime,
apparaît tel un large édifice lesté de quatre tours d’angle. De la catégorie
de l’Ultime aux obligations catégoriales, il y a un cheminement vers le
plus abstrait, un éloignement progressif de la dimension arationnelle
charriée par l’intuition pré-systématique. L’indétermination qui plane sur
la créativité est coextensive à sa proximité avec l’expérientiel pur. Au fil
des catégories, cette clef de voûte se trouve spécifiée : c’est à un
déploiement rationnel que nous assistons ; et celui-ci se clôture avec les
obligations catégoriales qui se prononcent sur la nature de la concrescence,
c’est-à-dire sur ce qui se percole à la frontière du mondain. Y sont posés
les principes requis par le schème, non plus directement par l’intuition
fondatrice. Il va sans dire que toutes ces catégories seront introduites
méthodiquement au gré de notre progression.
3. Pragmatique du développement philosophique whiteheadien
Il est notoire que Whitehead modifia l’expression de son intuition
métaphysique à plus d’une reprise. De plus, ses ouvrages accumulent les
strates sémantiques, leur auteur se refusant à consacrer assez de temps à la
révision en profondeur d’un texte qui ne correspondait plus
qu’approximativement à ses dernières conclusions. Il alla même jusqu’à se
désintéresser de la correction des épreuves (et on le comprend). L’excuse
dont il faisait usage était la même que celle qu’il servit un jour à Russell,
alors que ce dernier se plaignait de ne pas recevoir de réponse à ses
courriers : se sentant appelé par l’ordonnancement de nouvelles
conceptualisations, où irait-il trouver le temps s’il lui fallait se consacrer à
pareilles contingences48 ? Ce qui, en dernière analyse, conduisit Whitehead
41
à agir de la sorte reste difficile à déterminer. Comme tout penseur digne de
ce nom, jamais il ne fut satisfait par ses publications. Peut-être était-il
même lassé de ses propres concepts, seul le moment de l’illumination
intuitive le captivant : les idées sont comme des poissons, elles ne peuvent
être conservées, a-t-il déclaré un jour49. Cobb qualifie ces travaux de
terrassement successifs d’extensive supplementation and modification50, et
l’expression est heureuse de par sa neutralité.
Attendu que nous faisons délibérément porter l’accent sur la
continuité de l’intuition whiteheadienne, le problème de l’unité de son
parcours spéculatif se pose d’emblée. Puisque, d’une part, nous soutenons
qu’il y a interdépendance de ses « époques » ; et que, d’autre part, la
construction de frontières précises est rendue difficile par le tempérament
de recherche du penseur organique (et la fluidité qui se manifeste dans le
développement de ses systématisations), nous ne tenterons pas de définir
avec exactitude les limites des trois époques auxquelles nous ferons
classiquement appel. À notre sens, la totalité de sa pensée va à l’encontre
de toute velléité de définition corsetante et Whitehead lui-même se serait
opposé à une telle rigidification de son corpus. Nonobstant, des raisons
pragmatiques nous conduisent à faire usage d’une tripartition purement
indicative : nous utiliserons de fait les Principles of Natural Knowledge et
Science and the Modern World comme approximations acceptables,
respectivement, du début de sa seconde et de sa troisième époque. Par là
nous sanctionnons une évidence : le problème que se pose Whitehead n’est
pas le même dans les Principia Mathematica et dans Process and Reality.
En d’autres termes, il est mal venu d’interpréter, à l’instar de Mays51,
l’argumentation ontologique de l’époque de Harvard comme un simple
déploiement des potentialités du mémoire « On Mathematical Concepts of
the Material World » datant de 1905. Ceci sera tout particulièrement
clarifié par la corrélation que nous établissons entre l’atomisme
ontologique (qu’il adopte tardivement) et les concepts de liberté et de
durée (essentiellement ignorés dans ses premières publications).
Les exégètes ont aimé disputer cette question ; on épinglera les
partitions suivantes. Lawrence52 propose la tripartition : (i) 1916–1922 :
philosophie des sciences, (ii) 1922–1927 : transition entre la philosophie
des sciences et la métaphysique, (iii) 1928–1947 : métaphysique. Hélal53
entrevoit, pour sa part, la distinction : (i) 1916–1924 : philosophie de la
nature — ou des sciences de la nature —, (ii) 1925–1932 : ontologie, (iii)
1932–1947 : phénoménologie. Lowe54 considère, lui, que l’objectivité à ce
propos sera atteinte en se référant aux horizons que se donnent les livres
de Whitehead : (i) 1891–1913 : mathématique, (ii) 1914–1923 : philosophie
42
des sciences naturelles, (iii) 1924–1947 : philosophie de l’organisme (à
compter de l’année 1924, il enseigne à Harvard). La partition factuelle
exploitée dans notre bibliographie nous semble être plus élégante : (i)
1880–1910 : Cambridge, (ii) 1910–1924 : London, (iii) 1924–1947 :
Harvard.
a. Ford versus Nobo
Notons que ces tripartitions répondent à la publicité que Whitehead donna
à ses idées : personne ne saurait raisonnablement prétendre à la
connaissance des conceptions métaphysiques abritées en son âme sans que
quelque document puisse être invoqué. Et même lorsque c’est le cas, les
principes herméneutiques qui conduisent la lecture des textes peuvent
aboutir à de fort curieuses « démonstrations. » Nous en voulons pour
preuve la stichométrie fordienne (que l’on pourrait également qualifier de
stœchiométrie). Lewis Ford, éditeur jusqu’en 1995 de la revue Process
Studies, s’est fait une religion de comprendre Whitehead sous l’angle
quasi-exclusif d’une « analyse génétique » de son développement
philosophique. (On prendra garde de ne pas confondre l’analyse génétique
— développementale — de Ford avec l’analyse génétique — ontologique
— de Whitehead, qui la distingue de l’analyse morphologique ou
superjective : cf. infra.) Son enquête compositionnelle entend rendre
compte de l’étrange concaténation conceptuelle qui s’atteste dans certaines
œuvres en mettant en lumière sa pratique interpolatrice. Pratiquement,
Ford entend déceler dans Science and the Modern World, Religion in the
Making et Process and Reality la succession des différentes strates
rédactionnelles et d’en inférer moult changements d’amures conceptuelles.
Dans cette intention, il lit ses œuvres à la recherche de discontinuités entre
paragraphes et/ou entre chaînes conceptuelles. L’isolation de l’unité
sémantique la plus étroite conduira à l’interprétation la plus pertinente et à
une réorganisation de l’ordonnancement de ses chapitres. Selon lui, pas
moins de 15 étapes révisionnelles doivent être posées pour comprendre le
développement de la pensée de Whitehead, des « Lowell Lectures » de
1925, aux sommets de Process and Reality55. Il veut nous faire accroire
que les caractéristiques de la dernière philosophie whiteheadienne ne sont
pas le fruit de conflits épistémologiques, ou même d’un changement de
point de vue métaphysique, mais de difficultés métaphysiques internes à
son système. Sa méthode compositionnelle principale serait l’insertion
d’entrefilets destinés à encourager le lecteur à interpréter le passage visé en
43
termes de sa vue réformée56. Whitehead ne veut ni plus ni moins que
donner l’impression d’une homogénéité, là où il n’y en a pas !
Si Ford arrive à un résultat plausible, c’est dans sa laborieuse analyse
de Science and the Modern World qu’il faut le chercher. Le texte s’y
prêtant particulièrement (dans sa préface, Whitehead dénonce lui-même la
nature des ajouts qu’il réalisa entre les Lowell Lectures et la publication de
l’ouvrage), Ford dégage la (soi-disant) première synthèse métaphysique de
Whitehead — celle qui ourlerait les Principles of Natural Knowledge, le
Concept of Nature, et les conférences Lowell — en mettant en évidence le
passage d’une ontologie événementielle, continuiste, à une ontologie
atomique, discontinuiste. Ceci est cependant contesté par Lowe et Lango57
qui considèrent que les « présupposés métaphysiques » de Science and the
Modern World n’ont rien d’une synthèse. La force de Ford réside dans la
précision et la consistance logique de son enquête qui suggère combien
Whitehead ne procédait pas de manière linéaire, mais en ajoutant
paragraphes et chapitres lorsque le besoin s’en faisait sentir. Certaines
distinctions équivoques établies par Whitehead peuvent alors s’expliquer
plus facilement par la voie génétique que systématiquement. Sa faiblesse
première réside dans le fait que tout passage, litigieux ou non, se voit
compris de ce point de vue stichométrique. En fin de compte, plus aucune
unité n’est présumée et elle ne saurait dès lors se faire jour. Alors que le
philosophe britannique procédait par ballons d’essais successifs, n’hésitant
pas à retravailler ses concepts à nouveaux frais, Ford présuppose un
développement strictement linéaire. Il exige de Whitehead une prise en
compte scrupuleuse de ses écrits passés ; mais au nom de quoi peut-on
décider que telle ou telle « insertion » est mal localisée ? Sa méthode
exégétique se calque manifestement sur celle à l’œuvre en théologie, en
des matières où l’on soupçonne à bon droit l’interpolation de couches
historiques successives, révélatrices de différents auteurs. Or, jusqu’à
preuve du contraire, A. N. Whitehead est bien le seul auteur de son corpus.
Qui plus est, Ford lui-même confesse que seuls Science and the Modern
World, Religion in the Making et Process and Reality sont justiciables de
son approche : aucune discontinuité ne serait exploitable dans ses autres
textes (c’est-à-dire non seulement ses enquêtes logico-mathématiques et
épistémologiques, mais aussi The Function of Reason, Adventures of Ideas
et Modes of Thought — postérieurs à Process and Reality). Enfin, notons
qu’il ne dispose à proprement parler d’aucunes évidences directes :
Whitehead demanda à ce que ses papiers personnels soient brûlés — et ils
le furent (par Paul Weiss, sur ordre d’Evelyn qui respectait ainsi la volonté
de son mari).
44
L’exceptionnelle propension de Ford pour la déconstruction équivaut
à faire prévaloir la partie sur le tout ; pour comprendre Whitehead, il faut
« purifier » ses textes. Mais il est permis de croire que toute
« purification » est, en ce domaine, pure construction. Est-ce à bon droit
que l’on dénie a priori, voire que l’on étouffe sous le boisseau, des vagues
incessantes d’images solidaires ? Comment ne pas voir que pareille
étroitesse du champ herméneutique ne pourra qu’être préjudiciable à
l’entendement du tout, qu’il ne peut que sceller l’évanouissement du
sens ? Comment se satisfaire de réponses quasi-mécaniques qui se refusent
à concevoir une raison intrinsèque à l’agencement des concepts et des
paragraphes ? Nous n’entendons pas nous donner les moyens pour réfuter
sa déconstruction minutieuse : à notre sens, il s’agit de ne s’y résoudre
qu’en dernier recours, lorsque tous les autres moyens euristiques ont été
épuisés, et qu’il ne reste que cet outil cognitif, négatif dans son essence,
pour tenter de faire justice au texte. Une excellente métaphore est la
question de l’appel à la cause finale. Recourir dès l’abord à l’enquête
génétique revient à employer la finalité sans jamais avoir examiné ce que
la cause efficiente pouvait nous apprendre. On l’aura compris, la puissance
« explicative » de la cause finale est telle que tout recours à la cause
efficiente s’en trouve alors découragé. C’est à peu près ce que nous dit
Spinoza dans l’appendice au premier livre de l’Éthique58. De la même
manière, utiliser d’emblée l’outil génético-déconstructioniste, permet
d’ « expliquer » de nombreux changements d’amure, mais aucune réelle
continuité. Pareille continuité pourra par contre se voir découverte avec
l’aide du présupposé inverse, à savoir que c’est le Tout qui fait sens et
qu’il y a des limites au caractère brouillon de la rédaction
whiteheadienne… Nous l’avons affirmé, sa méthode circumambulatoire
rend compte à elle seule de la (dis)continuité avec laquelle se chaînent ses
expérimentations conceptuelles (à peu de chose près : le passage de
l’événementialisme à l’atomisme est, de toute évidence, d’un autre ordre).
Whitehead procédait par touches successives, proposant autant de pistes
menant à son intuition.
Empressons-nous d'ajouter que, le récent ralliement de Hurtubise
excepté59, il est resté le seul de son avis. On s’étonnera dès lors que peu
élèvent publiquement leurs protestations contre sa rhétorique. Lowe
conteste à Ford le droit de décider magnanimement ce que Whitehead
avait présent à l’esprit lorsqu’il invoque — ou s’abstient d’invoquer —
telle ou telle notion. Ce que Ford réalise, ce n’est ni plus ni moins qu’une
histoire logiquement possible, et qu’elle soit ingénieuse ne présume en
rien de sa véracité. Seul Jorge Nobo a constamment protesté contre
45
l’analyse compositionnelle — au risque de tomber dans le travers inverse.
Pour lui, non seulement l’analyse de Ford repose sur une hypothèse
totalement injustifiée quant aux habitudes compositionnelles de
Whitehead, mais elle conduit à une interprétation pour la moins égarante.
Ford indague toujours le contexte interprétationnel le plus étroit, il ne
questionne jamais que ce qui équivaut pour lui à la strate compositionnelle
la plus fine au sein d’une œuvre. Nobo recherche toujours le contexte
interprétationnel le plus vaste : il entend comprendre la pensée
whiteheadienne à partir de la totalité de ses textes60. Et, de fait, dans la
préface de la majorité de ses œuvres, Whitehead revendique la
coappartenance de leurs perspectives : bien que chacune constitue un tout
(ou plutôt un « sous-total »), elle ne fait sens qu’en tant que participant à
un courant de pensée qui la traverse sans s’y arrêter…
Deux racines au fourvoiement de Ford sont identifiées par ses soins.
D’une part, pour être un philosophe aussi prudent que systématique,
Whitehead était de toute évidence un écrivain extrêmement peu soigneux
et peu systématique. Il pensait plus en concepts qu’en mots, ces derniers
n’étant que le passage obligé vers la sphère publique. Le langage est fait
pour la communication, non la communication pour le langage ; il est un
outil et ne doit pas devenir un maître. À l’appui de cette thèse, on pourrait
d’ailleurs citer une source de première main, en l’espèce de son ancien
collaborateur Russell61 :
Our collaboration was always completely harmonious. Whitehead was
more patient and accurate and careful than I was, and saved me often from a
hasty and superficial treatment of difficulties that I found uninteresting. I,
on the other hand, sometimes thought his treatment needlessly, complicated,
and found ways of simplifying his drafts.
D’autre part, la technique d’écriture de Whitehead n’est pas comprise par
Ford. Nobo met l’accent sur la continuité du mouvement inquisitorial
whiteheadien : si l’on en croit les confidences que Whitehead et son
épouse firent à Price, son puissant flux idéel ne s’arrêtait jamais ; toujours
il était à noter de nouveaux surgissements sur des bouts de papiers qui
allaient s’accumulant ; ce n’est qu’après, à la faveur d’une conférence ou
d’une publication, que l’élagage se produisait62. Et Nobo d’ajouter
insidieusement qu’il est difficile d’imaginer Whitehead contemplant la
possibilité qu’un jour sa pensée serait interprétée à l’aune de la fainéantise
dont il fit systématiquement preuve dans son travail d’édition63. Pour
Nobo, discontinuités et insertions sont présentes même dans Adventures of
Ideas et Modes of Thought, qui pourtant sont « doctrinalement
46
homogènes ». En conséquence, ce que l’analyse compositionnelle révèle
au premier chef, c’est l’évolution des termes techniques, non de son
intuition du monde. Sa conclusion marie éloquence et bien fondé : les
discontinuités existant dans les ouvrages whiteheadiens ne sont pas dues à
un abandon voilé ou à l’altération d’un point de doctrine, mais à une
méthode compositionnelle originale qui se fonde sur l’élagage, le
réarrangement, et le tissage de matériaux écrits sur une longue période. Il
faut cependant exprimer une réserve : certaines discontinuités
développementales trouvent bien leur origine dans un changement de point
de vue. Par exemple, lorsque Whitehead s’aventure en territoire
ontologique, il se trouve confronté à des exigences conceptuelles
étrangères à la philosophie de la nature…
À tout ceci, Ford répond principalement que, de fait, si l’on entend
interpréter holistiquement le corpus whiteheadien, les thèses de Nobo sont
probablement supérieures. Cette exigence totalisatrice, qui conduit Nobo à
modifier la lecture « orthodoxe » de la troisième partie de Process and
Reality à partir des saillances conceptuelles de la partie II et des Aventures
d’idées, Ford l’estime cependant absurde (et il sait de quoi il parle). Selon
lui, Whitehead a significativement modifié ses perspectives ontologiques
entre la rédaction des différentes « tranches » de ses œuvres et il est
malvenu de fonder son interprétation sur une strate qui ne refléterait pas sa
dernière philosophie (presque exclusivement la partie III)64. On le voit,
deux paradigmes irréconciliables s’affrontent : Nobo condamne l’aporie
du réductionnisme fordien ; Ford ravale Nobo à une strate qui fut oblitérée
par la suite.
b. Whitehead secundum Whitehead
Voyons comment notre quadrille peut départager les deux interprètes. Ford
et Nobo reconnaissent tous deux l’importance de l’identification des
différentes strates compositionnelles ; ils s’opposent sur la méthode
permettant la distinction des strates, sur la signification à attribuer à ces
strates, et sur la certitude et l’importance relative des strates supposées.
Comment Whitehead écrivit, révisa et composa est « compris »
génétiquement par l’un, holistiquement par l’autre.
Une conséquence directe de notre thèse « formelle » est de joindre à
nos intentions premières — définies en terme d’élucidation croisée et
d’élucidation réciproque — une contre-élucidation, en l’espèce de ce que
nous appelons la stichométrie fordienne. Celle-ci rejette en effet point par
point notre quadrille herméneutique : le principe euristique est nié par
47
l’impérialisme normatif fordien ; le principe circumambulant est nié par
l’intention « purificatrice » et la linéarisation forcenée que Ford entend
faire subir aux incessantes vagues conceptuelles whiteheadiennes ; le
principe de discrimination constructive est transformé en discrimination
destructive (la distinction ne recherche plus que la désunion, la strate
sémantique la plus « profonde » — et les guillemets sont ici de rigueur) ;
enfin, l’empirisme radical de Whitehead se trouve détourné en un
rationalisme radical, oublieux de toute exigence apophantique. On n’est
décidément pas loin de la tentation rhétorique de la pétition de principe
qui, comme le dit Caillois, « donne d'avance leurs solutions au problèmes,
l'assurance qu'au fond des choses, qu'en dernière analyse ne pourront
qu'apparaître les mécanismes annoncés et que tout le reste est
nécessairement rideau de fumée, apparence trompeuse ou subterfuge65 ».
Cette servitude — d’autant plus aveuglante qu’elle se prend pour une
liberté — le conduit à court-circuiter toutes les évidences textuelles qui
conduisent au quadrille. Hocking — un collègue de Whitehead à
Harvard — affirma de notre penseur qu’il était une « source vivante », non
un robinet66 ; et il faut bien dire que c’est exactement ce en quoi
Whitehead se trouve transformé par Ford : en robinet, et Process and
Reality en robinetterie. Ici aussi, la lettre tue et l’esprit vivifie…
Maintenant, si, pour faire bonne mesure, nous quadrillons de la sorte
l’herméneutique de Nobo, nous découvrons principalement une
dysfonction du principe circumambulant, dysfonction qui empêche Nobo
de reconnaître et d’organiser la polysémialité du concept de créativité, et le
conduit à réifier le concept de continu extensif pour solidariser l’univers.
Cette épineuse question sera profilée plus loin.
Deux conclusions s’imposent : d’une part, le fait philosophique
whiteheadien n’est pleinement justiciable ni du discontinuisme fordien, ni
du continuisme noboéen. Contre Ford, il nous faut conclure en la
suprématie d’un point de vue synthétique et tempérament holistique ;
contre Nobo, il faut se garder d’une mixture homogénéisante. Les
intuitions de Whitehead sont toujours reformulées, à la recherche qu’elles
demeurent d’une meilleure expression d’elles-mêmes, d’un potentiel de
communicabilité supérieur. Non seulement les questions que se pose le
philosophe évoluent, mais ses concepts sont sans cesse retravaillés ; la
pensée du dernier Whitehead est art polystratificateur en mouvement, art
de la temporalité par excellence. Notre moment conclusif s’attachera, entre
autres, à montrer que les revirements conceptuels les plus « célèbres » de
Whitehead — l’adoption de la théorie épochale du temps (ou atomicité
temporelle)67 et l’abolition de la catégorie de réversion conceptuelle68 —
48
sont un mirage interprétationnel : leur « évidence » est de l’ordre de
l’abstrait. D’autre part, ce qui est en cause plus fondamentalement dans ce
débat, c’est la polysémialité constitutive des concepts dans lesquels se
mirent l’organicisme. Notre parcours essayera de penser cette
caractéristique à nouveaux frais. En deux mots, la thèse est la suivante : les
concepts qui articulent l’ontologie whiteheadienne ne font sens qu’en tant
que nébuleuse sémantique convergeant vers un expérientiel polymorphe.
c. Le développement systématique
Le cursus très particulier qui caractérise l’aventure de la pensée
whiteheadienne nous incite à l’aborder sous l’angle de la progressivité
avec laquelle il élabora sa métaphysique. Porter au jour la pensée motrice
intangible qui a accompagné Whitehead tout au long de sa carrière
spéculative demande que l’on suscite continuités et résonances entre
périodes. Nous mettons de la sorte nos pas dans ceux des commentateurs
qui font le pari d’une continuité développementale exprimant
progressivement, c’est-à-dire déployant avec de plus en plus de rigueur,
l’interconnexité universelle. Ce faisant, nous avons, pour notre modeste
part, l’ambition de ne pas présenter la fleur sans sa tige, l’idiosyncrasique
Process and Reality sans ses racines, le système métaphysique achevé sans
le secours de la tarière mathématique. S’il ne nous appartient pas de
remettre en cause l’unicité de son questionnement, ne fut-ce que parce
qu’il est le fait d’une seule et même âme qui jamais n’apostasia, nous ne
pouvons que remarquer qu’il y eut un graduel glissement de ses
préoccupations, une sorte de cheminement vers la région des principes qui
le conduisit, après une période mathématico-logique, à se pencher sur la
philosophie de la nature pour enfin, aiguillé par l’irrésolution chronique de
problématiques épistémiques, procéder à de puissantes investigations
théologico-métaphysiques. Par exemple, sa position quant aux objets
éternels fut influencée par sa pratique de l’objectification mathématique ;
et la méthode mise en œuvre par sa métaphysique procède directement de
la Method of Extensive Abstraction qui vit le jour lors de sa seconde
époque, à la suite d’ailleurs de réflexions sur la théorie topologique de la
convergence qui dépendent, elles, de sa première époque.
Les fondations de sa pensée sont à trouver principalement (de l’aveu
même de Whitehead) dans les nodosités suivantes : (i) la philosophie
spéculative en tant que lieu judicieux et nécessaire de conflagration
harmonisatrice des vues apparemment opposées sur la Nature ; c’est en ce
lieu que la divergence se fera convergence, que l’unicité naturelle, brisée
49
par la superposition de processus discursifs potentiellement incompatibles,
recouvrera son homogénéité sous la forme d’une Idée directrice ; c’est ici
que les différentes systématisations pourront être discutées d’un point de
vue interrelationnel et critique ; (ii) la science comprise réalistement
comme une des racines objectives de la métaphysique, ses hypothèses de
travail mettant à jour une facette du concret ; (iii) la religion (comprise
communément comme le discours abritant le dialogue avec la question des
valeurs et de la liberté), en tant qu’elle a en dépôt la relation avec l’Ultime,
comme racine subjective de la métaphysique ; (iv) la crise des sciences
classiques, des fondements de la logique et de la géométrie en tant que
catalyseur ; (v) une méthode d’abstraction comme moyen de raffinement et
d’in-formation des matériaux de base précédemment cités.
Nous ordonnerons cela en montrant comment l’intuition
whiteheadienne se révèle dans trois moments historiques, mettant
respectivement l’accent sur les mathématiques comme un tout fondé sur le
concret ; et l’interconnexion radicale de toute actualité conçue comme
événementielle. Nous reportons au point B le traitement des sources
scientifiques et religieuse de sa pensée, et au point C le statut et la
définition de la philosophie spéculative.
1. Première période : du Treatise on Universal Algebra à The Organisation of
Thought
Tentons tout d’abord de cerner son effort de compréhension de l’essence
des mathématiques et de leur rapport au monde quotidien. Deux traits
caractérisent la perspective du premier Whitehead : holisme et empirisme.
La quête du sens et l’idée de l’interconnexion y affleurent déjà, à la fois en
l’espèce d’un lien entre événements, et en celui d’une nécessaire
interrelation entre disciplines.
Whitehead considère les mathématiques sub specie totalitatis. Son
Treatise on Universal Algebra (1898) est une bonne exemplification de sa
largeur de vue ; partie substantielle du Nachlaß whiteheadien (il y
consacra sept années), A Treatise on Universal Algebra, dont le titre
rappelle l’idéal leibnizien du calcul universel — ou « Ars
combinatoria » —, procède de la révolution conceptuelle initialisée par
Boole. L’idéal des mathématiques réside dans l’érection d’un calcul
permettant la facilitation du raisonnement dans toutes les provinces de la
pensée69. Ce traité est un essai d’unification du paysage mathématique en
danger de fragmentation, il y cherche une synthèse de la logique
symbolique, de l’algèbre des nombres réels et complexes et du calcul
extensif (l’algèbre de Grassmann)70. Whitehead y lie sa conception des
50
mathématiques à la logique des propositions, ce qui n’est d’ailleurs pas
sans évoquer l’essai que plus tard il transformera avec Russell dans les
Principia. Notons déjà que la construction des nombres cardinaux
(d’inspiration fregéenne) que l’on découvre dans les Principia
Mathematica, fonctionne similairement aux relations extensives des
Principles of Natural Knowledge et du Concept of Nature. Il était
manifestement déjà à la recherche d’un plus haut niveau de généralité que
celui auquel les mathématiciens s’étaient résolus71.
Pour le britannique, les objets idéels des mathématiques sont abstraits
de notre expérience concrète ; ils ne sont pas, à l’instar des Idées
platoniciennes,
ontologiquement
premiers.
Le
« platonisme »
whiteheadien est totalement subordonné à son empirisme72. Les
mathématiques sont pour lui une « ontologie formelle générale »
organisant la révélation progressive des virtualités inscrites dans un
concret qu’il n’est jamais question d’abandonner73. Un parallèle pourrait
être proposé avec la manière dont Aristote (ou Husserl) conçoit la
logique : la logique aristotélicienne est d’abord une logique intentionnelle,
un mécanisme de connaissance de la Nature, de ce qu’elle est, et du
pourquoi de cette essence. Ce réalisme conduit le Stagirite à considérer le
syllogisme comme un instrument de connaissance des causes.
La thèse réaliste de Veatch se résume simplement : le logicien
moderne ne confond pas tant le logique avec le réel, que le réel avec le
logique74. Les mathématiques doivent être comprises en tant que tissu
abstractif trouvant sa source dans le concret. Whitehead n’entend pas, bien
sûr, nier l’autonomie des mathématiques, ou le fait qu’elles conduisent à
des spéculations transcendant les particularités événementielles
spécifiques du monde « matériel ». Au contraire, un schème achevé est,
par définition, plus puissant que la somme de ses prémisses, il constitue un
tout significatif en rupture avec son sol historique, un organisme qui
possède une vie propre, et est en conséquence capable de conduire à de
nouvelles déductions. Au demeurant, cet ancrage des mathématiques dans
le concret est obvie historiquement parlant : les Grecs eux-mêmes
affectaient de croire à une origine empirique et égyptienne de la
géométrie75 et, ainsi que le rappelle Whitehead, la géométrie,
gewgrafi/a, fut sans doute extraite des techniques d’arpentage
nécessitées par le rythme que les crues du Nil imposait au tissu social76.
Évidemment, parler d’origine empirique de la géométrie ne dit pas encore
par quel vecteur cette évidence se fait jour : faut-il invoquer le sens de la
vue, celui du toucher, ou l’ « efficacité causale » whiteheadienne77 ?
51
Envisageons plus particulièrement ce que dit Whitehead de cette racine
empirique.
Nous venons de mettre en évidence le large horizon constitutionnel
que révélait A Treatise on Universal Algebra. « On Mathematical
Concepts of the Material World78 », également d’inspiration leibnizienne,
définit un point, non de la manière classique (newtonienne) — c’est-à-dire
en tant que pure abstraction, qu’objet a-dimensionnel —, mais comme le
lieu intersecté par un faisceau de lignes droites concrètes. Ce n’est plus
l’abstrait qui définit le concret, le point érigeant la ligne, mais le concret
qui définit l’abstrait, le faisceau de lignes construisant le point. De la
même manière, An Introduction to Mathematics, dissertation concise qui
rend manifeste la profondeur de son regard, insiste sur la base empirique
des mathématiques : « the properties of space which are investigated in
geometry, like those of number, are properties belonging to things as
things, and without special reference to any particular mode of
apprehension79 ». Il aurait pu dire ens ut ens… La difficulté qui sous-tend
sa progression est déjà celle de la compréhension de la manière dont
l’univers pluriel, ce pluralistic universe cher à James, peut être décrit
d’une manière abstraite, comment le many du concret peut devenir le one
de l’abstrait. Les mathématiques commencent avec l’expérience ; les
universaux étant extraits du monde physique, il n’y a rien d’étonnant donc
à ce qu’ils s’y appliquent. Whitehead se situe ici dans la droite ligne des
Grundlagen de Frege.
Que l’on nous permette une courte anticipation afin de poursuivre
notre illustration. Dans le second chapitre de Science and the Modern
World, Whitehead introduit le lecteur au développement historique des
mathématiques par le biais d’un voyage vers des conceptualisations de
plus en plus abstraites. Dans les sociétés traditionnelles, nous dit-il, les
abstractions qui sont pour nous de la plus grande évidence n’ont dû être
que très vaguement intuitionnées. Il exemplifie cela avec l’émergence
empirique du concept de nombre : le premier humain à saisir l’analogie
existant entre un groupe de sept poissons et un groupe de sept jours
contribua notablement à l’avancée de la pensée80. Plus décisif encore est
ce que Process and Reality enseigne. Alors qu’il discute du statut des
propositions métaphysiques (qui feront l’objet de toute notre attention
lorsque nous présenterons le schème catégorial), Whitehead se penche sur
le cas de l’arithmétique. Par définition, les propositions métaphysiques
sont vraies pour toute « époque cosmique81 » — et les théorèmes
arithmétiques semblent bien être de cet acabit. Examinant l’un des plus
simples de ces théorèmes (« un et un font deux »), sa conclusion tombe : il
52
n’y a pas de raison métaphysique générale pour que les routes distinctes a
et b n’intersectent pas au moins une fois ; il n’y a aucune difficulté à
imaginer un monde — i.e., une époque cosmique — pour lequel
l’arithmétique serait un sujet extravagant courtisé uniquement par des
rêveurs… et inutile dans la vie courante.82 On se s’étonnera pas dès lors
que les « lois de la nature » cristallisent à partir de la trame événementielle
propre à une époque cosmique83. Lors d’une discussion similaire dans
Modes of Thought, il soutient que les mathématiques traitent de certains
types de procès qui aboutissent à des formes qui sont elles-mêmes
disponibles pour de nouveaux procès. On ne pourrait être plus clair : toutes
les notions mathématiques se réfèrent au « processus d’entremêlement84 ».
Les « lois de la Nature », si elles existent sans contredit, sont purement
statistiques — thème qui est en filigrane de l’Enquête sur l’entendement
humain, et que l’on retrouve chez James, Bergson et Peirce. Whitehead
parle lui-même à ses heures des habitudes temporaires de la nature : elles
sont en quelque sorte les décrets du destin, le résultat d’ajustements
harmonisateurs modélisables statistiquement85. C’est son concept de
« préhension conformelle » qui rendra compte de l’inflexion prise par
l’époque cosmique considérée, la liberté à l’œuvre dans toute entité
actuelle interdisant une vision complètement déterministe86.
Citons en dernier lieu, afin de faire transition, « La Théorie
Relationniste de l'Espace87 », qui esquisse la méthode d’abstraction
extensive à partir de l’outil logique des Principia Mathematica (« the logic
of relations »), nous mettant par là au seuil de sa deuxième époque.
2. Seconde période : des Principles of Natural Knowledge au Principle of Relativity
La seconde époque prend naissance avec la manifestation publique de son
intérêt pour la philosophie de la Nature et les problèmes épistémologiques,
c’est-à-dire avec les Principles of Natural Knowledge (dont la première
édition date de 1919), où il est aux prises avec la géométrie en tant que
science physique. Son but est de montrer la connexion entre les données
brutes de la perception et les mathématiques, en abstrayant les concepts
géométriques du concret. Deux nouveaux nœuds conceptuels sont
principalement à relever : la méthode d’abstraction extensive et le
différentiel événement/objet, tel qu’il est nécessité par son épistémologie.
•La méthode d’abstraction extensive
Les Principles of Natural Knowledge élaborent la relation d’extension —
qui annonce clairement l’interconnexion universelle et la primauté du
Tout telles qu’elles se manifesteront pleinement dans ses textes
53
métaphysiques — et la méthode d’abstraction extensive — que l’on
retrouvera dans Process and Reality sous la forme de la méthode de
généralisation imaginative. Consistant dans la recherche de voies multiples
et convergentes d’approximations successives, la méthode d’abstraction
extensive entend fonder les concepts mathématico-scientifiques — depuis
le concept de droite jusqu’à celui d’instant — dans l’expérience
perceptuelle quotidienne88. Percée de part en part d’investigations d’ordre
purement logique, cette méthode n’est nullement étrangère à ce qui se
trama dans sa première époque. Lorsqu’il définit relations d’extensions et
classes abstractives, on peut voir à l’œuvre le même genre de
conceptualisations que celles qui axiomatisent la théorie topologique des
filtres89. Historiquement parlant, sa définition des points, lignes droites,
instants, etc. est une adroite généralisation de la manière dont les nombres
réels ont été définis au XIXe siècle90. De la même façon que Frege définit
un nombre cardinal à partir de structures de classes équinumériques,
Whitehead définit un point à partir de l’ensemble des volumes qui incluent
ce point. C’est le §68 des Grundlagen der Arithmetik qui introduisit la
définition « extensive » du nombre cardinal91, permettant de le dériver de
structures de classes régies par des relations d’équivalences. Le nombre se
voit ainsi défini par une relation invoquant une propriété commune
(l’équinuméricité). Dans cette généalogie conceptuelle, Russell est le
personnage-clef. Voici ce qu’il nous confie de la trajectoire intellectuelle
qui mena du Congrès international de philosophie de Paris (1900) aux
Principia Mathematica (1910-1913) : Whitehead serait principalement
responsable du traitement de l’arithmétique cardinale, de la section sur la
convergence et la limite des fonctions, et de celle sur la quantité92. The
Principles of Mathematics, dont la première édition date de 1903, confirme
que le « principle of abstraction » russellien s’origine chez Peano93. Pour
sa part, la Construction logique du monde reprendra l’idée de l’abstraction
extensive avec les concepts de « moments de vie élémentaire »
(« Elementar-erlebnisse ») et de « quasi-analyse », comme en témoigne
l’étiologie que Carnap propose de son concept, le faisant dépendre des
Principia Mathematica, de The Organisation of Thought, des Principles of
Natural Knowledge et du Concept of Nature94.
Tout ensemble respectant les axiomes définis par PNK101-102 sera
appelé un ensemble abstractif (« abstractive set »). Ces axiomes,
améliorant significativement le compte-rendu leibnizien de l’extension95,
constituent la lointaine fondation de sa métaphysique du processus.
Whitehead ne se contentera pas, en effet, d’un ravalement de l’ontologie
substantielle : dans Process and Reality, la méthode d’abstraction
54
extensive explicite comment l’extensif (qui n’est que potentiel) peut
s’élaborer à partir d’un monde épochal (actuel), c’est-à-dire comment les
sociétés d’entités actuelles se présentent sous la forme d’entités
géométriques. Les entités actuelles ne sont pas corsetées a priori dans un
continuum extensif. Nous le verrons, Whitehead parle d’atomisation du
continuum extensif par les entités-objet et les sociétés qu’elles forment. La
géométrie est l’investigation de la morphologie des nexus ; elle a sa source
dans les possibilités de connexions extensives existant parmi les entités
actuelles (et parmi ces entités quasi-actuelles que sont nexus, préhensions
et sentirs96).
Si la méthode d’abstraction extensive possède une grande efficacité,
remarque Russell, « elle part de la connaissance du système mathématique
achevé, qui est le but à atteindre, et va en rétrogradant vers des entités plus
analogues à celles de la perception sensible. La méthode adoptée par Jean
Nicod suit l’ordre inverse : partant des données de la perception, elle
s’efforce d’atteindre aux diverses géométries qui peuvent être fondées sur
elles. C’est là un problème difficile et nouveau97 ». Whitehead essuya
d’ailleurs de nombreuses critiques, à commencer par celles de Theodore
De Laguna que le philosophe mentionne lui-même. Vinrent ensuite
principalement celles de Lenzen (auquel répondit Murphy), de Grünbaum
(auquel répondit Mays), et de Nagel (auquel répondit Lowe)98.
Nous l’avons vu, Whitehead débat du problème de l’abstraction chez
Platon. Dans le cadre de la présente discussion, il faut savoir que Bigger,
suivant en cela la théorie de la demonstrative abstraction de Weedon,
propose une comparaison saisissante entre l’approche immanentiste du
Concept of Nature et celle de Platon99. Il ne voit pas uniquement un
parallèle entre leurs approches mathématiques respectives, mais aussi
entre la méthode d’abstraction extensive et la dialectique platonicienne,
maïeutique s’appuyant sur des hypothèses pour faire ressortir quelque
chose qui est au-delà d’elles. De la même manière que Whitehead définit
un jeu convergent d’ensembles se chevauchant, jeu de régions qui
concourent vers une entité qui ne fait pas partie du jeu convergent, la
méthode dialectique définit un ensemble de phrases démonstratives,
ensemble désignant également un élément qui lui est extérieur. Cet exoélément est, un peu à la manière du dieu whiteheadien, immanent à
l’ensemble bien qu’il le transcende. Pour Weedon donc, il y a équivalence
formelle entre la recherche de définitions dans la dialectique socratique, et
la méthode d’abstraction extensive qui définit points et lignes droites à
partir d’événements étendus et en chevauchement. Ne manquons pas de
noter le pont qui peut être jeté entre cette double description de la
55
convergence d’une sphère vers un élément qui lui est étranger, et ce qui
sera dit de l’intuition bergsonienne.
•La distinction événement-objet
Les Principles of Natural Knowledge introduisent le concept d’événement
à partir de la notion fondamentale d’extension. Les événements sont ce qui
est actuel — et cette actualité est devenir100. Ils sont ce qui est mis en
relation par la relation d’extension : tout événement s’étend sur, ou
recouvre, d’autres événements qui le composent ; et tout événement est
recouvert par d’autres événements dont il constitue une partie. Chacun en
conviendra, le problème de la morphorémanence est crucial dans un cadre
événementialiste : un étant peut être perçu sous des aspects très différents,
un mot peut être prononcé de manières plus ou moins excentriques, il n’en
demeure pas moins qu’une certaine uniformité de texture lui confère un
potentiel d’identification : les profils mondains que nous discernons et
nommons sont, par définition, des structures douées d’une certaine
stabilité. Rendre compte de la possibilité de la reconnaissance de ces
caractéristiques événementielles exige l’introduction de la notion quasiplatonicienne d’objet101.
Le but avoué du Concept of Nature — ouvrage dont Bergson juge
qu’il est « certainement un des plus profonds qu’on ait écrits sur la
philosophie de la nature102 » — est de forger une philosophie qui
comprendrait le mondain sous l’angle de la force créatrice de
l’existence103. Il entend donner naissance à une pan-physique104 conférant
à la nature un statut compatible avec les dernières percées conceptuelles de
la science ; et, ce faisant, est déterminé à évacuer toutes bifurcations, à
commencer par la notion classique de substance. Dans la perception par
les sens, nous avons conscience de quelque chose qui n’est pas la pensée
et qui est autonome par rapport à elle : la Nature. On peut donc l’étudier
en faisant abstraction du sujet connaissant et des questions morales et
esthétiques, nous dit Whitehead qui met en exergue le prix de cette
e)poxh/ : l’impossibilité d’une synthèse métaphysique, synthèse qu’il ne
prétend précisément pas élaborer ici105.
Son concept de « bifurcation de la nature » nomme l’instauration
d’une opposition entre le sujet et l’objet, la res cogitans et la res extensa ;
de ce fait, il désigne également la rupture consommée entre le monde de la
vie et le monde de la science. Il va sans dire que ces deux acceptions sont
intimement liées, la rupture entre mondes subjectif et objectif ayant
autorisé la maturation du projet scientifique. On n’insistera jamais assez
sur la radicalité de la brisure qui eut lieu lorsqu’au XVIIe une séparation
56
nette fut opérée entre raison et non raison, entre ce qui est clair et distinct,
et ce qui ne saurait l’être106. En témoigne l’opposition qu’établit Locke
entre qualités premières et qualités secondes, systématisation d’une
distinction de Robert Boyle trouvant son origine dans les premières
analyses « scientifiques » de la perception. Il y aurait deux natures, conclut
Whitehead, l’une conjecturée et l’autre rêvée107. Et de ce binôme à la
théorie des additions psychiques, à la scission entre nature apparente et
nature causale, ou au « conventionnalisme » épistémologique, la filiation
n’est que trop évidente108.
Le principe de relativité (1922), qui conserve l’e)poxh/ du Concept of
Nature, a, pour sa part, l’ambition de déduire les équations de Lorentz des
conditions de possibilité de toute expérience, sans se référer directement à
la vitesse de la lumière, jugée contingente. Partant de l’événement, il
considère — comme ce sera le cas dans Process and Reality avec la
subordination du continuum extensif aux sociétés d’entités actuelles —
l’espace-temps en tant que la résultante des interactions événementielles.
La philosophie est tension vers le système de la plus grande généralité, et
utilise la science comme caisse de résonance109 : « décrire le sensible en
termes du sensible » doit être la devise du scientifique.
3. Troisième période : de Science and the Modern World aux Essays in Science and
Philosophy
•Vers la systématisation spéculative
Le climat général dans lequel viennent s’inscrire ses spéculations est celui
de la faillite de l’idée de fondement, c’est-à-dire de l’échec du projet
hilbertien, de l’atomisme logique, et du programme husserlien de
reconstruction de l’expérience à partir de l’instance égologique. Viennent
s’y ajouter, en sciences, le lent estompement de l’idée d’un constituant
ultime, substrat fondamental du monde ; et, en géométrie, l’apparition de
nouveaux espaces. Gauss conclut dès 1824 (mais ne publia pas) à la
possibilité d’élaborer des géométries alternatives à celle d’Euclide.
Lobatschewsky et Bolyai formulèrent séparément le premier système de
géométrie non-euclidienne en choisissant la même alternative au postulat
des parallèles : par un point donné qui n’est pas sur une droite donnée, plus
d’une ligne n’intersectant pas la dite droite peuvent être tracées110. Cette
rapide énumération ne serait évidemment pas complète sans la mention de
l’œuvre de Riemann111. Enfin, dans un autre registre, les rapports de l’âme
au corps semblaient insolubles : ce que les anglo-saxons appellent le mindbody problem est un label générique nommant la position paradoxale à
57
laquelle les dualistes — depuis Platon jusqu’à Eccles et Popper — sont
acculés112. Ses deux prémisses peuvent se formuler comme suit : d’une
part, le corps, étendu et inexpériençant, partie intégrante d’une Nature
inerte, fonctionne comme un mécanisme pur ; d’autre part, l’âme,
inétendue et expériençante, procédant d’une autre essence, dirige ce corps
qui lui est avant tout étranger. On a eu beau opposer le sujet à l’objet, le
pour-soi à l’en-soi, la synthèse, dans le mystérieux « entre-deux » qui agita
tellement la philosophie française, précède la ratiocination. L’individu sait
par expérience ce que sa raison lui refuse. Réductionnisme scientiste
aidant, c’est cependant le monisme matérialiste qui retient souvent les
suffrages113 ; mais il ne peut que difficilement rendre compte du poids des
valeurs et des délibérations dans notre vie quotidienne.
Russell rend compte de l’intérêt « soudain » de Whitehead pour le
métaphysique en soulignant l’importance de la mort de son plus jeune fils
(en 1918)114. Lowe est plus nuancé : s’il est concevable que cette tragédie
joua un rôle dans l’élargissement de son horizon inquisitorial, on ne trouve
dans ses écrits aucune preuve montrant que, sans elle, Whitehead n’aurait
pas produit de métaphysique ou même que son système aurait été
différent115. Nous préférons, pour notre part, identifier deux racines
coextensives plus objectives. Toutes deux témoignent du fait que les
difficultés épistémologiques ne sont distillables que dans une cornue
métaphysique.
Une racine négative — épistémologique, se confondant avec la
puissance d’entraînement de ses enquêtes passées —, sous la forme
principale de l’impossibilité de continuer à exclure l’humanité du royaume
naturel si l’on entend renverser les difficultés chroniques générées par la
théorie de la connaissance cartésienne. Alors qu’en dernière analyse la
physique moderne n’a plus affaire à des particules, à des points ou à des
instants, elle conserve les présupposés fondateurs du mécanisme, barrant
ainsi la route à tout progrès épistémologique. Plus fondamentalement, le
savoir scientifique est bâti sur un double paradoxe. Tout d’abord, alors que
le monde physique que la science prétend étudier objectivement est défini
comme un pur donné, indépendant de notre connaissance consciente et
indifférent à notre existence en tant qu’observateur, nous ne connaissons
rien de ce monde qui ne nous ait été révélé par nos sens116, et notre savoir
n’est qu’une intégration consciente de données. C’est l’ « institution
paradoxale » sur laquelle insiste Verlet117 : chercher à surplomber le
monde, à s’en séparer pour se le représenter — alors que cela n’est pas à
proprement parler possible. La méthode expérimentale est invoquée pour
résoudre ce premier paradoxe. Ensuite, comme le martela Bergson, alors
58
que notre expérience ne nous dévoile que du fluctuant, notre
compréhension du monde s’ancre dans des concepts statiques. Or, il ne
semble pas y avoir, ultimement parlant, de choses durables dans le monde
naturel, seulement des événements plus ou moins évanescents ; de même,
nous n’avons définitivement pas d’expérience directe d’un « point » ou
d’un « instant. » La mathématisation du concret est efficace car elle
propose une grille assez abstraite pour congestionner le flux et fluidifier le
tangible.
Une racine positive — métaphysique, correspondant au tropisme
holistique whiteheadien — qui, elle aussi, fait porter l’accent sur la
filiation naturelle de l’humain. Le Concept of Nature, souhaitant exclure
de son propos tout questionnement métaphysique et existentiel, montra
comment la Nature peut être comprise de façon « homogène118 », mais le
prix à payer par cette exclusion s’avère trop élevé. La nécessité de rendre
compte de l’émergence de l’humain, conduisit Whitehead en des lieux
qu’il s’était jusqu’ici interdit. L’univers est harmonie, tout y est
correspondance, rapport, enchaînement. Un organisme, c’est une série
emboîtée de niveaux, un tout fonctionnel ayant une individualité propre et
une relationalité universelle119. Une fois les êtres humains
ontologiquement intégrés au Tout, la durée, l’intentionnalité et les valeurs
qu’ils expériencent doivent être, mutatis mutandis, généralisables. En
d’autres termes, le rapport vital que nous avons avec une partie privilégiée
de la Nature — ce corps auquel nous sommes substantiellement unis —
pourvoit un accès direct au monde « extérieur » et constitue la source
analogique première120. Essayons de comprendre le réel à partir d’une
isomorphisation de cette connaissance interne, clame Whitehead,
soutenant que si nous souhaitons rompre le silence, nous n’avons pas
d’autre choix. Attendu que les valeurs doivent être traitées comme
coextensives au monde naturel, nous assistons à un élargissement de
l’impératif catégorique tel que Kant l’énonça : rien ne doit être ravalé au
rang de simple moyen121. Il n’y a qu’un seul type d’entité actuelle ;
Whitehead les nomme occasion d’expérience car elles se définissent au
premier chef par leur capacité expérientielle. Toutes sont également
actuelles, seule une différence de complexité et de valeur fait le départ
entre l’expérience du sujet conscient et l’expérience d’entités appartenant
à un amas inorganique. Signalons un point de détail que nous retrouverons
plus loin : si, généralement, Whitehead utilise similairement « occasions of
experience » et « actual entities », une différence théorique existe
cependant, les premières désignant toute « bouffée d’existence » hormis
Dieu et les secondes incluant Dieu122.
59
•Science and the Modern World
Sa troisième période, dont nous avons nominalistiquement défini
l’occurrence avec Science and the Modern World, aboutira à la délivrance
par Process and Reality de l’étonnante chamarrure catégoriale qui tout
entière orbite autour du concept d’interconnexion créative — ou de
solidarité — des occasions d’expérience. Elle se caractérise aussi par un
élargissement de son acception de l’empirique : le concret inclut
maintenant les données subjectives (telles les valeurs), ainsi que le radical
empiricism de James le souhaitait. C’est plus précisément entre les Lowell
Lectures de février 1925 et la publication de Science and the Modern
World que se situe le point pivotal entre deux ères distinctes, celle qui
refusait à l’humanité de l’humain l’accès aux systématisations
philosophiques, et celle qui n’aura de cesse d’intégrer le sujet humain dans
son enquête totalisante. Whitehead dénonce lui-même trois ajouts aux
conférences de 1925, à savoir les chapitres II, X et XI, qui affinent sa
théorie des entités actuelles, définissent son concept d’objet éternel, et
introduisent Dieu comme « Principe de Concrétion ».
Hormis son réalisme, qui le conduit par exemple à soutenir que la
révolution galiléenne est une révolution anti-intellectualiste, qu’elle est un
retour aux faits dans leur irréductibilité et leur entêtement123, Science and
the Modern World distille trois thèses cardinales. Le panexpérientialisme
fait son apparition. Renouvelons à ce propos la mise en garde de
Whitehead : au rebours du panpsychisme, qui confère un certain niveau de
conscience à tout étant, le panexpérientialisme n’impute de conscience
qu’aux « occasions de haut niveau124 ». Le théisme, ensuite, vient sceller
son panorama naturaliste selon des modalités que nous examinerons en
détail dans notre seconde partie. Enfin, l’épochalité temporelle des entités
actuelles vient remplacer le continuisme de sa philosophie
événementielle : il est impossible de diviser indéfiniment notre expérience,
des pavés expérientiels doivent être postulés125. Son atomisme nécessite
deux concepts de base : celui d’entité actuelle bipolaire et celui de
préhension. La bipolarité des entités actuelles reflète sa volonté de donner
fenêtres — et iota de liberté — aux monades leibniziennes, de les rendre à
la fois dépendantes de leur passé et aptes à s’en départir126. En d’autres
termes, Whitehead s’appropria l’équation de Berkeley esse est percipi en
universalisant la liberté de détermination. Chaque pôle, considéré en luimême, n’est que pure abstraction (la polarité étant vraiment la matrice de
l’unité) ; toutefois on peut dire que le pôle physique incarne l’influence du
passé, son intervention déterminante dans l’entité actuelle en devenir
unitaire (Whitehead dira « concrescente »), donnant ainsi corps à
60
l’indispensable continuité qui suggéra le concept de substance ; le pôle
mental est, pour sa part, le lieu de la re-production du passé, mais aussi de
l’incorporation de nouvelles possibilités, de l’actualisation de la
nouveauté. Le concept de préhension est sollicité pour cerner le sentir
ontologique de base, pour rendre compte de l’assujettissement au passé.
Whitehead donne à ce tissage le statut de vecteur s’originant dans le passé
et nourrissant la concrescence. L’articulation des « pôle physique » et
« pôle mental », incarnation de la dialectique répétition/différence,
permanence/nouveauté, est analogue à l’alternance qui se manifeste dans
le règne naturel.
Le surgissement dans l’être se produit discontinûment (sans
continuité), totalement ou pas du tout127. Si l’actualisation d’une occasion
d’expérience était divisible, elle serait à la fois déterminée et indéterminée.
La raison de l’adoption de la théorie épochale est plurielle mais
triangulable. La mécanique quantique insinue ce saut actualisateur128. La
relativité einsteinienne, par l’entremise de sa redéfinition de la
simultanéité, est également demanderesse d’atomicité par asymétrisation
de ses horizons passé et futur129. De plus, Whitehead tire judicieusement
les conséquences ontologiques des antinomies zénoniennes lorsqu’il
maintient qu’il ne saurait y avoir de continuité du devenir, seulement un
devenir de la continuité130 ; il suit ici Peirce, Bergson, James et peut-être le
contiguïsme bouddhiste131. C’est à bon droit que l’on découvrira le
Parménide derrière toutes ces gloses, et tout particulièrement
l’introduction décisive, en 156c-157b, du concept d’ e)cai/fnhj. Le
concept est certes injecté en continuité avec les deux premières
« hypothèses » du dialogue, mais dans le cadre de la présente discussion,
nous pouvons le considérer pour lui-même et résumer l’enjeu de la
manière suivante. Lorsque le philosophe est confronté à la question de la
venue à l’être, il doit reconnaître qu’elle ne peut avoir lieu que
soudainement ; ou plus précisément qu’elle ne peut se produire par
définition qu’en dehors de l’être, et donc, en dehors du temps. Depuis la
limite ou la frontière du monde132, quelque chose fait irruption dans le
monde. Attendu que le temps ne caractérise que les phénomènes
mondains, le hapax n’est pas temporel, ce qui a pour conséquence qu’à la
racine du temps nous trouvons « l’instantané » ou « le soudain ». Le temps
jaillit de l’ e)cai/fnhj, la non-temporalité fonde la temporalité.133 Platon
aimait la navigation de plaisance, le sport aristocratique par excellence,
remarque Whitehead : « yachting — the turn and the flash ! where
everything is becoming and nothing really is !134 » Refermons cette courte
parenthèse en précisant sa pertinence whiteheadienne. En accord avec le
61
Parménide et la République (436b), la concrescence d’une nouvelle entité
actuelle, c’est-à-dire l’occurence d’une nouvelle ensemblisation du
Plusieurs (« Many ») dans l’Un (« One »), ne peut être temporelle. Cette
certitude n’élucide cependant pas le mystère ontologique : l’entité surgit
tout d’un coup, mais pas en un instant ; le procès intemporel qu’est la
concrescence « occupe » un pavé temporel. Nul doute que faire parler ce
paradoxe apparent demande un saut intuitif ; et que, dans le cadre
philosophique, celui-ci ne peut être engendré que discursivement. Nous
nous y attellerons.
L’épochalisme dégage les conditions de possibilité de la
manifestation d’une nouveauté : penser l’actualisation d’un nouvel êtreensemble exige une décision (pas nécessairement consciente) par rapport à
un ensemble potentiellement synthétisable. Non seulement une vraie
synthèse se définit par un commencement et une fin, mais une synthèse
innovatrice doit abriter un moment décisionnel incompatible avec une pure
continuité événementielle. En d’autres termes, la privauté du processus
proprement ontologique est nécessaire. Enfin, c’est cette atomicité
temporelle qui le conduisit au Principle of Limitation, chiffre du divin
dans Science and the Modern World. La possibilité de comprendre
rationnellement la Nature et la valeur immanente de chaque être vont
trouver une ébauche de systématisation en l’espèce d’un principe
actualisateur divin.
Le but de la philosophie étant d’exprimer la cosmologie la plus
cohérente possible135, elle doit se lancer à la découverte d’un protocole
harmonisateur des plus puissantes généralisations disponibles dans les
différents champs cognitifs et tenter d’opérer leur remembrement.
L’harmonisation des différentes approches du concret, leur mise au
diapason l’une de l’autre, ne se fera pas sans extension aux différents
domaines de la pertinence de concepts propres à un champ. La témérité
teilhardienne n’envisageait sans doute pas autre chose : « Comme il arrive
aux méridiens à l’approche du pôle, Science, Philosophie et Religion
convergent nécessairement au voisinage du Tout. Elles convergent, je dis
bien ; mais sans se confondre, et sans cesser, jusqu’au bout, d’attaquer le
Réel sous des angles et à des plans différents.136 » La science cherche à
harmoniser pensée rationnelle et données objectives, tandis que la religion
entend harmoniser raison et vie intérieure : c’est une harmonie
d’harmonies qui est à découvrir. Afin d’être à même de rendre compte de
la manière dont il entend accomplir cette prouesse spéculative, la plus
élémentaire lucidité commande de préciser ses sources (u(/lh, matériau de
base), avant de pouvoir étudier plus particulièrement les moyens pratiques
62
mis en œuvre (morfh/), i.e., sa méthode (cf. notre section C. « Statut de la
philosophie spéculative »).
B. Sources de l’ontologie whiteheadienne
Si l’humanité fait réellement partie de la nature, si un seul type d’entité
ourdit bien la totalité du réel, alors l’expérience intime que nous avons de
cette partie du monde qui est « nous » offre le meilleur point de départ
pour la recherche de principes généralisables à toute expérience. Encore
faut-il donner à ce principe une solide assise. Par commodité d’exposition
nous ne prendrons en considération que deux sources nourricières. Elles
ont le mérite d’être étayées par la publicité que Whitehead a donné à ses
idées dans ses différents ouvrages : le phénomène scientifique,
objectivement parlant ; et le phénomène religieux, subjectivement
parlant137. C’est à dessein que nous tempérons nos propos en faisant appel
au vocable « phénomène », tant il s’agissait pour lui de points d’ancrages
aussi nébuleux qu’incontournables.
Disons tout d’abord un mot de la valeur intrinsèque que Whitehead
attribue à toute expérience. Depuis la poésie et les implications esthétiques
d’une vie humaine plénièrement vécue, jusqu’à l’intuition quanticorelativiste du fait cosmique, toute expérience est métaphysiquement
porteuse. Ayons souvenance de sa propre emphase sur l’importance de son
épouse Evelyn138 ; ou de l’hypothèse de travail qui donne à Religion in the
Making cette saveur toute particulière : les intuitions esthétiques y sont
quasiment plus concrètes que les perceptions sensorielles elles-mêmes.
Dans Adventures of Ideas, son système trouve un nouveau centre avec la
notion de Beauté ; notion qui n’est pas comprise seulement d’un point de
vue esthétique : elle y est définie à partir de l’idée d’adaptation
mutuelle139. Ailleurs, la poésie est liée aux dimensions naturelles que la
science ignore : Shelley et Wordsworth, nous dit-il, rendent évident que la
nature ne peut être divorcée des valeurs esthétiques140. Le
panexpérientialisme conçoit le fondamental à l’image d’une mer de
préhensions gérée par autant de tonalités émotives (les « formes
subjectives » que nous présenterons plus bas) modulant, selon le but que
se donne l’entité en devenir, l’appropriation des données préhendées.
Notons ensuite que phénomène scientifique et phénomène religieux
ne constituent pas à proprement parler deux départements étanches de
l’expérience humaine141 : de par leur nécessaire interconnexion, tout
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