L’invasion de l’imaginaire du lecteur dans la littérature-monde. Réflexion à partir de la pensée de François Jullien

  • The Invasion of the Reader’s Imaginary in the World-Literature. Reflection from the Thought of François Jullien

DOI : 10.35562/iris.1487

p. 165-175

Résumés

Cet article questionne la situation de la littérature au temps de la mondialisation. Le désir du sinologue François Jullien de découvrir s’il y a encore la possibilité d’établir un dialogue entre les cultures — pas en termes d’identité, mais d’écart et de fécondité culturelle — a suscité ma curiosité. Comment la littérature et l’imaginaire des lecteurs sont-ils en train de se modifier ? Notre terrain d’observation privilégié sera celui de ce que nous appellerons l’écriture migrante, lorsque les écrivains immigrés utilisent la langue du pays d’accueil pour écrire leurs histoires. Ce sujet, à son tour, conduit aux questions du canon littéraire, de l’intertextualité et de l’interprétation comme base lexicale pour la réécriture d’un nouveau réseau de mots-clés de la littérature, à l’époque de la postmodernité.

The main aspect of this article concerns the situation of literature in the time of globalization. We have organized this work on the base of François Jullien’s theory about the possibility to establish a cultural dialogue, not in terms of identity, but in terms of difference (écart) and cultural fecundity (fécondité culturelle). How literature and the reader’s imaginary are changing? In order to extend this research we have also considered the problem of the migrant writing: a kind of writing realized by migrant writers, who use the language of the host country in their stories. An issue that puts in evidence other problems, such as the discussion about literary canon, the subjects of interpretation and intertextuality in terms of innovative keywords to reflect on the postmodern literature.

Plan

Texte

Jullien et le principe de l’écart

Actuellement, nous parlons souvent de mondialisation. Le désir d’une synergie mondiale a provoqué des dynamiques complexes. Le monde occidental se pose à la tête de cette dynamique et la ligne entre le global et le local s’avère plutôt fugace. Et dans le temps où une crise de valeurs ne peut pas être niée, on voit s’imposer petit à petit le concept de littérature mondiale.

Le sinologue François Jullien distingue l’« Occident de la raison » de l’« Orient de l’intuition ». L’Occident vise à l’abstrait et à l’objectif, tandis que l’Orient vise au concret et au subjectif, ou, plus généralement, aux « transformations silencieuses » (Jullien, 2008, p. 192). Ces considérations initiales nous conduisent au cœur de notre propos : l’invasion de l’imaginaire du lecteur par la diversité culturelle, à l’époque de la mondialisation. Jullien soutient l’idée qu’aujourd’hui le monde tend à confondre l’universel et l’uniforme. Dans son texte De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, il explique que

[…] cette opposition, à l’époque de la mondialisation, devient cruciale […]. Tandis que l’universel est tourné vers l’Un (uni-versus) et traduit une aspiration à son égard, l’uniforme n’est, de cet un, qu’une répétition stérile. (2008, p. 31)

L’analyse de Jullien sur le triangle universel-uniforme-commun dérive du désir de découvrir s’il y a des notions pour penser autrement notre rapport aux cultures. Tout d’abord, il faut admettre l’existence d’une culture dominante, qui est la culture occidentale. Le critique américain Harold Bloom a choisi l’expression « canon occidental » pour le titre de son texte : The Western canon. The books and schools of the ages (1994), dans lequel il établit une liste des principaux écrivains de la littérature européenne (et donc occidentale). Le critique palestinien Edward Said (2001), en revanche, a écrit un volume entier sur le phénomène de l’« orientalisme » pour souligner l’existence d’une image européenne (et donc occidentale) de l’Orient.

Selon Jullien, pour que la question du dialogue entre les cultures puisse être posée, il est nécessaire que les échanges entre les cultures changent radicalement d’échelle et de régime, qu’ils prennent une dimension globale et que la culture occidentale perde sa position de domination. Pour le sinologue, il n’est plus temps de penser le dialogue entre les cultures en termes d’identité, mais d’écart et de fécondité. L’écart est l’outil nécessaire à la communication interculturelle. Il affirme : « L’extériorité se constate ; tandis que l’altérité se construit. » (Jullien, 2012, p. 17)

Au concept d’identité, Jullien oppose la notion d’altérité. L’altérité se construit à travers l’analyse du « non », c’est-à-dire de l’écart entre les cultures. Mettre à l’écart implique une distance entre ce que le sujet est depuis longtemps dans son contexte socioculturel et ce qu’il n’est pas (et donc : l’Autre, le divers, l’altérité et, dans le cas de Jullien, il s’agit de la Chine). L’écart procède d’une « distance », au contraire de la différence qui établit une « distinction ». Et c’est dans cette distance entre les cultures qu’on peut instaurer un dialogue.

L’identité est donc déplacée par son contraire, ou mieux par l’analyse de son contraire, dans l’optique d’une distance fondée sur l’écart. Il faut penser à l’autre pour pouvoir penser autrement. Comme l’écrit Jullien, une « déconstruction du dehors » est nécessaire, surtout au moment où « […] l’uniformisation ne se limite pas aux biens matériels mais envahit l’imaginaire » (Jullien, 2008, p. 36). Cette invasion peut se constater dans des opérations éditoriales bien réussies, comme Harry Potter ou Da Vinci Code. Aujourd’hui, quelle est la motivation qui pousse un lecteur à choisir un livre ? Dans quelle mesure le boom éditorial d’une œuvre influence-t-il le choix du public et son « horizon d’attente », comme l’a défini Hans Robert Jauss ?

La sinologie constitue le point de départ de la pensée de Jullien. La Chine, et en général la culture orientale, fournit un terrain d’expérimentation idéal, parce qu’il est pur et non suspect, pour éprouver l’universalité de « notions de base » indispensables à la pensée. L’idée de l’écart permet d’introduire une question sociale et culturelle : la localisation de l’écriture migrante, au sein de la mondialisation. Nous entendons par littérature migrante les productions éditoriales écrites par les écrivains immigrés, dans la langue du pays d’accueil.

Le rôle de la traduction et l’importance de l’entre

Les notions d’universel et d’uniforme vacillent lorsqu’on se trouve devant un texte traduit ou écrit dans une langue qui n’est pas la langue maternelle. D’une part, la traduction ne sera jamais une reproduction fidèle et parfaite du texte de base pour des questions, entre autres, linguistiques et idiomatiques ; d’autre part, l’écriture migrante pourrait devenir la preuve — littéraire — d’un dialogue entre les cultures.

La traduction est une autre question à laquelle Jullien prête attention. Selon le sinologue, la tâche principale du traducteur est d’« entre-tenir », c’est-à-dire de créer une tension de l’« entre » qui doit être renouvelée, en tenant compte de la diversité culturelle et des lieux. La traduction est un travail d’« assimilation » et « dissimilation » dans une langue qui ne sera jamais équivalente à la langue source du texte. Elle travaille dans un entre-deux des langues. L’« entre » est l’élément qui, après l’« écart », définit la question de l’altérité. Dans son essai, L’écart et l’entre, Jullien écrit :

Qu’est-ce, en effet, que traduire si ce n’est précisément ouvrir-produire de l’« entre » entre les langues, de départ et d’arrivée. Le traducteur est celui qui ne reste ni d’un côté ni de l’autre […]. Non, le propre du traducteur est de se maintenir, aussi longtemps qu’il pourra « tenir », sur la brèche de l’entre-langues, héros modeste de cette dépropriation réciproque, périlleusement mais patiemment, ne se réinstallant jamais plus d’aucun côté : c’est à ce prix seulement qu’il pourra laisser passer. (Jullien, 2012, p. 62-63)

Dans son texte, Lezioni Americane1, qui s’exprime sur les valeurs littéraires à conserver au prochain millénaire, le critique italien Italo Calvino conclut son analyse sur la notion de multiplicité. Il reprend un passage du roman de Carlo Emilio, Gadda Quer pasticciaccio brutto de Via Merulana, pour la raison suivante :

Ho scelto Gadda non solo perché si tratta di uno scrittore della mia lingua, relativamente poco conosciuto tra voi (anche per la sua particolare complessità stilistica, difficile anche in italiano), ma soprattutto perché la sua filosofia si presta molto bene al mio discorso, in quanto egli vede il mondo come un «sistema di sistemi», in cui ogni sistema singolo condiziona gli altri e ne è condizionato.

Carlo Emilio Gadda cercò per tutta la sua vita di rappresentare il mondo come un garbuglio, o groviglio, o gomitolo, di rappresentarlo senza attenuarne affatto l’inestricabile complessità, o per meglio dire la presenza simultanea degli elementi più eterogenei che concorrono a determinare ogni evento2. (Calvino, 2012, p. 105)

Selon le critique, ce passage définit bien l’idée de la complexité de l’époque actuelle. Un « système de systèmes » où chaque système influence les autres, par lesquels il est, en retour, influencé. Toutefois, la conception du monde, représentée sous forme d’enchevêtrements hétérogènes, n’efface pas l’idée d’une universalité ambiguë au sein de la culture européenne. D’une part, l’universel se présente comme un concept de la théorie philosophique relatif à la connaissance et, d’autre part, il reconnaît une norme absolue projetée a priori vers toute l’humanité.

La fonction de l’écriture migrante

Dans ce labyrinthe de systèmes hétérogènes, le rôle de l’écriture migrante ne doit pas être négligé. Quelle est la position de cette forme d’écriture dans l’universalité de l’optique européenne ? Si nous pensons à l’écriture migrante comme produit éditorial dans un contexte socioculturel non autochtone, cette caractéristique définit à elle seule une typologie de littérature innovatrice. La conscience de la diversité est trempée a priori dans la forma mentis de l’écrivain, même s’il écrit parfaitement en langue seconde (L2), ses personnages réfléchissent les clichés et les traditions du pays d’accueil, actifs en langue maternelle (L1). L’écart (entre la culture d’arrivée et celle de départ) peut être utilisé comme tension pour la compréhension et la découverte de l’enchevêtrement des systèmes du monde. L’écriture migrante pourrait devenir un exemple de « fécondité culturelle » pour combattre la stérilité et le risque d’uniformisation engendré par la mondialisation. L’écrivain de l’autre frontière se conforme à la langue du pays d’accueil (au logos approprié à l’imaginaire du lecteur) mais il reste fidèle à ses racines.

Jullien ne parle pas de littérature migrante dans son étude. En qualité de philosophe et surtout de sinologue, il fait de la Chine son domaine principal. Mais pourquoi ne pas appliquer sa théorie de l’extériorité et de la construction de l’altérité à la littérature migrante, comme initiation aux transformations des genres littéraires ?

La littérature migrante en France et en Italie

Si on cherche sur le Petit Robert le mot « immigration », l’explication est la suivante : « Entrée dans un pays de personnes qui viennent s’y établir, y trouver un emploi. » Il s’agit d’un mot qui vient du verbe latin migrare qui signifie « quitter le pays d’origine pour se fixer ailleurs ; émigrer ».

Le phénomène ou mieux la définition de « littérature migrante », en revanche, trouve sa naissance au Québec au milieu de la décennie 1980. En fait, dans cette période on devient plus sensible au discours de l’immigrant et, en quelque sorte, on dépasse l’idée de la plus connue littérature francophone. Après le plan démographique, les apports des immigrants à la culture québécoise et canadienne deviennent très évidents et forts. Il faut, donc, les enregistrer aussi du point de vue de l’appellation. En ce qui concerne les caractéristiques principales de cette typologie littéraire, on peut mentionner le concept de la transculturation, la quête de l’identité et la question de la langue. À cause de son préfixe, la transculturation indique quelque chose qui est « au-delà – à travers », donc un passage, une transition ou tout simplement un changement (dans notre cas, un passage cultural). L’identité et sa recherche sont évidemment une question qui se soulève à côté de celle de la langue : qui entre dans un autre pays pour s’y établir, absorbe sa langue et sa culture, mais n’efface pas son appartenance originaire. L’écriture des immigrants devient donc l’écran à travers lequel tous ces éléments se concentrent.

En France, un mouvement littéraire de migration est pleinement reconnu : il s’agit de la « littérature beure ». Le créateur de l’étiquetage « littérature beure » est Alec Hargreaves. Le terme « beur » est le résultat du procédé argotique du verlan du mot « arabe ». Les beurs sont des Français, dont les parents sont d’origine arabe. Avec le terme « beur », on indique une histoire et un contexte particulier : un signe de créolisation et d’ambiguïté culturelle (Chambers, 2003, p. 107).

Par contre, en Italie, on retrouve des définitions plutôt génériques, du genre « littérature d’immigration », « littérature testimoniale », « littérature d’exil », « littérature autobio-graphique » ou « littérature nostalgique ». La nostalgie semble être le fil rouge qui caractérise cette écriture. Il s’agit d’un renvoi au passé migrant du peuple italien ou, par des voies détournées, à la conséquence instinctive d’une littérature définie par la rigidité du canon littéraire.

La notion de canon littéraire est une prérogative du système institutionnel italien. En général « canon » indique quelque chose de fixe et de normatif. Appliqué à la littérature, le canon devient une règle à suivre, pour permettre le choix des écrivains qui sont censés définir le parcours d’étude des apprenants. Il indique les auteurs ou les œuvres qui servent de modèles. Ce sont « […] des ensembles d’œuvres auxquelles on attribue une valeur3 » (Eagleton, 2003, p. 163).

Une des définitions les plus intéressantes du canon littéraire est donnée par Mario Domenichelli4. Pour lui, le canon est gardien des « valori identitari che danno forma alla comunità e a ogni soggetto che ne fa parte » (Domenichelli, 2009, Il canone letterario europeo) — c’est-à-dire un ensemble des valeurs identitaires imprescriptibles à la formation de la société et de ses sujets communautaires. De même, en Amérique, la notion de canon littéraire a des racines fortes. Le critique Bloom considère comme absolument nécessaires à l’éducation humaine les œuvres de Shakespeare pour leur capacité à être singulières. Le but des Cultural Studies est donc contesté par Bloom, parce qu’il soutient que l’élargissement de l’anthologie littéraire aux cultures minoritaires crée seulement l’illusion d’une ouverture mentale et culturelle. D’autre part, selon lui, il y aurait le risque de perdre la vraie connexion entre Université et culture.

À cet égard, Romano Luperini (2001) présente deux acceptions du concept de canon dans son essai La questione del canone, la scuola e lo studio del Novecento :

  • dans le premier cas, le canon est conçu du point de vue des œuvres et de leur influence. C’est un ensemble de règles qui déterminent une tradition. On peut penser, par exemple, à la Divina Commedia où Dante Alighieri reprend la figure du poète latin Virgile comme son guide, même si le poète a vécu entre la République Romaine et le règne d’Auguste ;

  • dans le second cas, le canon est conçu du point de vue des lecteurs, donc de la réception. Il indique les valeurs prédominantes d’une société qui se traduit par la liste de livres choisis par le système éducatif de la communauté. Dans ce cas, vu que les valeurs changent constamment, le canon devient le mètre de la mémoire sélective d’un peuple, dont les textes les « plus classiques » peuvent être éclipsés.

Comment peut-on être mondial ?

Un nouveau réseau de mots-clés est devenu nécessaire. Il faut trouver les outils appropriés pour favoriser le dialogue entre les cultures. La littérature de l’immigration peut être le trait d’union entre l’écart et l’entre, un pont entre l’altérité et l’extériorité, mais aussi entre l’universel et l’uniforme. Elle peut devenir une provocation, car, comme Calvino l’affirme, « la letteratura vive solo se si pone degli obiettivi smisurati, anche al di là di ogni possibilità di realizzazione5 » (Calvino, 2012, p. 111).

Une réécriture du concept de littérature devient nécessaire, au sein de l’être mondial, dans le sens « jullienien » de fécondité culturelle et de dialogue entre les cultures. Mais « comment peut-on être mondial ? » Cette question est le titre de l’essai du philosophe français Daniel Bougnoux où il déclare que « l’Occident est un accident, dont nous avons voulu tirer pour le monde une règle » (Bougnoux, 2011, p. 195).

Avec son œuvre Imagined Communities, Benedict Anderson affirme :

« […] nothing assures us of this sociological solidity more than the succession of plurals. For they conjure up a social space full of comparable prisons, none in itself of any unique importance, but all representative (in their simultaneous, separate existence) of the oppressiveness of this colony6. » (1996, p. 18)

Pour Anderson, le roman et le journal sont les outils techniques appropriés à la représentation de la nation comme communauté imaginaire. Toute communauté politique hétérogène doit établir la perception de son identité et de son sentiment de cohésion interne à partir de l’imagination des membres de la communauté. La pluralité unit.

Par exemple, si, dans une structure narrative, on trouve un homme (A), sa femme (B), la maîtresse de cet homme (C) et l’amant de cette dernière femme (D), même si (A) et (D) ne se rencontrent jamais, il y a toutefois quelque chose qui les lient ensemble et qu’Anderson appelle « two complementary conceptions ». Il s’agit, premièrement, de la société à laquelle (A) et (D) appartiennent, où ils peuvent se rencontrer sans le savoir et sans se connaître et, deuxièmement, de ce qu’ils sont une catégorie fixée dans l’imaginaire du lecteur. Anderson trouve ici une analogie avec l’idée de nation parce que c’est dans cette communauté solide qu’on peut retrouver des signes de reconnaissance utiles aux « we-Filipino-readers » ou « we-Indonesian-readers » — ou, plus généralement, aux destinataires de l’œuvre.

L’œuvre est l’espace narratif où la « national imagination » fait fusionner le monde intérieur du roman et son extérieur. Son imagination est toutefois reléguée à l’horizon limité de la solidité sociologique — laquelle trouve son évasion dans la pluralité des cultures. C’est pourquoi, il faut sortir de cette monoculture sous le régime de la norme de l’universel européen/occidental.

Le temps de la mondialisation introduit le concept d’hybridation culturelle et l’exigence d’une réécriture méthodologique est devenue nécessaire. À cet égard, une réflexion intéressante est proposée par Ugo Maria Olivieri7. Dans sa relation introductive au texte Le immagini della critica, il affirme :

È evidente che il ripensamento metodologico dell’oggetto-testo, la ridefinizione dell’intersezione tra teoria e testi letterari finisce con l’incontrare anche il problema del postmoderno, ossia, al di là delle definizioni, il problema di un aumento quantitativo della produzione letteraria in funzione del mercato, un mutamento che diviene anche qualitativo di fronte alla caduta di ogni distinzione tra letterario e paraletterario, all’ibridazione dei generi, alla riscrittura come pratica di strutturazione dell’opera. E una simile ridefinizione comporta anche una revisione dei canoni letterari, in mancanza di un consenso generale e generalizzabile sui criteri di valore e sulle gerarchie estetiche delle opere, di fronte all’incombere del mercato come unica misura della riuscita del testo e della permanenza della letteratura […]8. (Olivieri, 2003, p. xi-xii)

Cette approche nous donne la possibilité de reprendre l’outil de l’interprétation comme clé de voûte de la réalisation du dialogue entre les cultures — selon l’optique féconde de Jullien. Un dialogue est vraiment possible quand on a conscience des différentes interprétations d’un texte. Le milieu et la tradition qui déterminent la communauté, le contexte socioculturel et les facteurs de référence sont fondamentaux pour parler de canon littéraire et d’interprétation.

Terry Eagleton offre une définition presque commerciale du rapport entre le lecteur et le livre :

[…] un «testo» è un negoziato o transazione di significato tra il lettore e un insieme di segni. Non ci può essere testo senza lettore, allo stesso modo in cui non può esserci gusto senza qualcuno che assaggia. Avviene più o meno lo stesso per il valore, che è anch’esso una questione di transazione o negoziato9. (Eagleton, 2003, p. 166)

À la manière de l’objet-texte, la notion du goût devient une négociation. La valeur personnelle ne peut pas faire abstraction de la connaissance du contexte socioculturel, des conventions culturelles et de l’objet qu’on décide de juger. On ne peut pas vraiment dépasser l’éphémère jugement d’un « c’est beau » ou d’un « c’est mauvais », lorsqu’on ne connaît pas l’objet en question. La connaissance et la prise de conscience de la diversité sont indispensables pour éviter une interprétation uniforme et stérile. Il est nécessaire d’établir, à l’abri de l’uniforme, un équilibre entre l’idéal philosophique de l’universel et la règle canonique.

Luperini déclare que la discipline de la critique littéraire est une forme de l’herméneutique, qui est proprement l’art de l’interprétation. Il est donc presque inévitable que, dans les moments de crise, on s’interroge sur l’utilité de la littérature. Luperini introduit encore ici une notion très importante : la perspective interculturelle. Il affirme :

[…] tanto l’opera interpretata quanto quella interpretante presentano un carattere dialogico e quindi intertestuale. La critica costituisce un proprio testo servendosi di quello studiato — a cui fa continuo riferimento attraverso l’istituto canonico della citazione, tanto da risultare spesso un montaggio o tessuto connettivo di citazioni — e di una serie di altri linguaggi desunti da campi diversi del sapere e delle attività umane e dalle categorie culturali che ne derivano. A sua volta il testo letterario affonda le radici in un contesto materiale e culturale da cui assorbe concetti, orizzonti percettivi e lessicali specifici. Lo studio del testo letterario comporta dunque un approccio intertestuale10. (Luperini, 2003, p. 193)

La perspective intertextuelle et conclusions

La perspective intertextuelle nous conduit petit à petit aux conclusions de cette discussion. En effet, l’application d’une approche intertextuelle au texte peut :

  • résoudre le problème de l’appellation de la littérature migrante, dans les pays où elle n’est pas encore reconnue comme une véritable catégorie littéraire. C’est le cas de l’Italie, où cette typologie d’écriture est reçue par les lecteurs et les critiques sous forme de cas journalistique et/ou de journal intime, relevant d’une nostalgie romanesque, écrit dans une langue étrangère. Par exemple, pourquoi en France Tahar Ben Jelloun, d’origine marocaine, est-il considéré comme un auteur français ? Pourquoi, en Italie, n’accorde-t-on pas la même appartenance littéraire aux textes écrits en italien par les écrivains immigrés ? Dans ces conditions, pourquoi ne pas promouvoir l’étiquette, plus universelle, de « littérature interculturelle » ?

  • devenir un carrefour pour établir un dialogue entre les cultures, dans le respect de la diversité et de la fécondité culturelles, telles qu’elles ont été mises en évidence par Jullien. Cette lecture contrastive, le sinologue la synthétise dans l’expression « déconstruction du dehors », qu’il explicite dans son texte L’invention de l’idéal et le destin de l’Europe : « […] lire des textes “du dehors” en même temps que du dedans, c’est-à-dire les lire également par contraste, en les exposant à une question étrangère, ou du moins que peut-être ils n’envisageaient pas mais qu’impliquait leur cohérence ; ou qu’ils disaient sans le savoir ; ou qu’ils affirmaient sans le penser […]. » (Jullien, 2009, p. 22) ;

  • éviter l’uniformisation de l’imaginaire du lecteur. L’interculturalité conçoit le texte dans l’optique de la coexistence des sédimentations culturelles, relativement au contexte socioculturel et mondial ;

  • se proposer comme outil de mesure d’une règle qui ne peut pas être canonique, dans la mesure où l’époque dans laquelle la littérature se déroule est celle, incertaine, de la postmodernité.

L’analyse d’un autre critique italien, Remo Ceserani, nous conduit aux conclusions. Ce dernier observe qu’avec la chute des positions idéologiques fortes et unitaires, avec la multiplicité des modèles culturels, l’époque actuelle doit abandonner nécessairement les conceptions totalisantes. Il faut plutôt réaliser des opérations d’hybridation des modèles culturels et un mélange de styles pour constituer des canons ouverts et interculturels.

En ouverture de son volume, La letteratura nell’età mondiale, et après le débat sur la question de la modernité du xviiie siècle, Ceserani affirme qu’il est possible d’associer aux termes monde, globe et planète, trois typologies de littérature :

Letteratura mondiale è definizione di derivazione goethiana e traduce il tedesco Weltliteratur, tende a privilegiare i rapporti tra le letterature nazionali (in particolare europee) e ad auspicare un’apertura di quelle letterature al mondo, ai processi di allargamento degli orizzonti e delle esperienze che spesso, con un termine di origine francese, sono chiamati di mondializzazione. […] Letteratura globale mette invece la letteratura in rapporto con il processo socioeconomico della globalizzazione […]. Letteratura planetaria è infine una definizione che è scaturita da un ripensamento critico in seno agli stessi studi postcoloniali, pervenuti ormai da qualche tempo a una sorta di autocritica rispetto ai rischi identitari e nazionalistici da una parte e all’accondiscendenza verso una politica multiculturalista e globalizzante di stampo liberale dall’altra […]11. (Ceserani, 2012, p. 7-8)

S’avère ainsi indispensable une écriture des différences, qui consiste en un dialogue interculturel et métalittéraire et qui explore l’écart parmi les cultures, au-delà des règles canoniques, et dans le respect de l’imaginaire collectif — et donc de la « négociation » littéraire entre texte et lecteur.

Hybridation, dialogue entre les cultures, écart et entre, interculturalité et postmodernité peuvent être les mots-clés d’un nouveau tableau, en harmonie avec l’époque actuelle.

Mais une dernière question subsiste : la culture occidentale est-elle vraiment prête à soutenir l’idée d’une éducation à l’interculturalité et, donc, d’un échange communicatif polyphonique ? Est-elle prête à se mettre à l’écart ?

Bibliographie

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Notes

1 Texte réalisé à l’occasion des « Charles Eliot Norton Poetry Lectures », au mois de juin 1984 à l’université de Harvard. Retour au texte

2 « J’ai choisi Gadda pas seulement parce qu’il s’agit d’un écrivain de ma langue, relativement peu connu parmi vous (aussi pour sa singulière complexité stylistique, qui se révèle difficile, même en italien), mais surtout parce que sa philosophie se prête très bien à mon discours, car il perçoit le monde comme un “système de systèmes”, où chaque système conditionne les autres et en est conditionné. Carlo Emilio Gadda chercha au cours de sa vie à représenter le monde comme un enchevêtrement, un emmêlement, ou une pelote, de le représenter sans en atténuer l’inextricable complexité, ou plus exactement la présence simultanée des éléments les plus hétérogènes qui contribuent à déterminer chaque événement. » (Traduction personnelle) Retour au texte

3 Esiste un canone del postmoderno? tiré du texte Le Immagini della Critica. Retour au texte

4 Professeur de l’université de Florence. Retour au texte

5 « La littérature vit seulement si elle se pose des objectifs démesurés, au-delà de chaque possibilité de réalisation. » (Traduction personnelle) Retour au texte

6 « […] à l’égard de cette solidité sociologique rien nous rassure plus que la succession de pluriels. Les pluriels évoquent un espace social riche de prisons comparables, dont aucune d’entre elles n’est importante de façon individuelle, mais toutes représentatives (dans leur existence simultanée et séparée), de l’oppression de cette colonie. » (Traduction personnelle) Retour au texte

7 Professeur de littérature italienne à l’université de Naples Frédéric II. Retour au texte

8 « Il est évident que la réflexion méthodologique de l’objet-texte, la réécriture de l’intersection entre théorie et textes littéraires rencontre inévitablement le problème du postmoderne. Il s’agit du problème d’une augmentation quantitative de la production littéraire en fonction du marché au-delà des définitions ; un changement qui devient aussi qualitatif en face de la chute de toutes les distinctions entre les concepts du littéraire et du paralittéraire, de l’hybridation des genres, de la réécriture dans le sens d’un travail de structuration de l’œuvre. Une réécriture pareille implique aussi une révision des canons littéraires, en l’absence d’une approbation générale et généralisable sur les critères de valeur et sur les hiérarchies esthétiques des œuvres, en face de la menace du marché comme mesure unique de la réussite du texte et de la permanence de la littérature […]. » (Traduction personnelle) Retour au texte

9 « […] un “texte” est une négociation ou une transition de la signification entre le lecteur et un ensemble de signes. Un texte sans la figure du lecteur est impossible, de même qu’il n’existe pas d’idée du goût si quelqu’un ne goûte pas. Une chose analogue se produit pour la valeur, qui est, à son tour, une question de transition ou de négociation. » (Traduction personnelle) Retour au texte

10 « […] l’œuvre interprétée exactement comme l’œuvre interprétante présente un caractère dialogique et donc intertextuel. La critique constitue un texte propre en s’adressant au texte étudié — auquel elle se réfère constamment à travers l’institut canonique de la citation, au point qu’elle résulte souvent d’un montage ou d’un tissu conjonctif de citations — et à une quantité d’autres langages déduits des divers domaines du savoir et des activités humaines, et des catégories culturelles qui en dérivent. Par conséquent, le texte littéraire plonge ses racines dans un contexte matériel et culturel qui absorbe des concepts, des horizons perceptifs et lexicaux spécifiques. L’étude du texte littéraire implique donc une approche intertextuelle. » (Traduction personnelle) Retour au texte

11 « […] La définition de littérature mondiale prend son origine chez Goethe : elle traduit l’invention allemande de la Weltliteratur et privilège les rapports parmi les littératures nationales (en particulier européennes) et une ouverture de ces littératures au monde, aux procès d’élargissement des horizons et des expériences — qui souvent, selon un mot d’origine française, sont appelées de mondialisation. […] La littérature globale, en revanche, compare la littérature au procès socioéconomique de la globalisation […]. Enfin l’idée de littérature planétaire s’est développée sur la base d’une réflexion critique au sein des mêmes études postcoloniales, parvenues depuis quelque temps à une sorte d’autocritique par rapport, d’une part, aux risques identitaires et nationalistes et, d’autre part, à la complaisance à l’égard d’une politique multi-culturaliste et globalisante de type libéraliste […]. » (Traduction personnelle) Retour au texte

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Référence papier

Valentina Anacleria, « L’invasion de l’imaginaire du lecteur dans la littérature-monde. Réflexion à partir de la pensée de François Jullien », IRIS, 37 | 2016, 165-175.

Référence électronique

Valentina Anacleria, « L’invasion de l’imaginaire du lecteur dans la littérature-monde. Réflexion à partir de la pensée de François Jullien », IRIS [En ligne], 37 | 2016, mis en ligne le 15 décembre 2020, consulté le 15 mai 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=1487

Auteur

Valentina Anacleria

ISA/LITT&ARTS, Université Grenoble Alpes

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