Depuis mes premiers pas d’adolescent sur les traces des êtres fantastiques qui habitent les patrimoines narratifs des Alpes valdôtaines, la lecture de l’œuvre d’Arnold Van Gennep — à partir de la petite brochure Le folklore. Croyances et coutumes populaires françaises (1924) — a indéniablement marqué ma formation dans les domaines de la linguistique et de l’anthropologie. Plus tard, la rencontre avec l’immense trésor de contes et de récits de croyance1 réuni par Charles Joisten (1936-1981) — lui aussi touché par la lecture de l’œuvre du Maître du Folklore français qui le poussa, en 1951, à réaliser ses premières collectes dans les Hautes-Alpes — m’a emmené jusqu’à Grenoble, ville natale du premier Centre de Recherche sur l’Imaginaire (CRI), cofondé en 1966 par Gilbert Durand. Dans ce parcours qui m’a porté des Alpes de la Vallée d’Aoste vers les trois massifs montagneux qui entourent Grenoble, j’ai rencontré Marie-Agnès Cathiard, qui devint la superviseure de ma thèse de doctorat. Cette docteure en psychologie cognitive avait soutenu une habilitation à diriger des recherches en sciences du langage portant sur la Parole multisensorielle anticipée, incorporée et illusionnée. Du corps de la parole aux corps imaginés. Elle m’a accompagné dans la rédaction d’une thèse transdisciplinaire sur les êtres fantastiques (fées, fantômes, esprits, etc.) des imaginaires alpins et himalayens (Armand, 2016a) et m’a permis d’introduire dans mon approche ethnolinguistique les sciences neurocognitives. Grâce à cette collaboration de longue date avec Christian Abry et celle-ci, nous avons contribué au développement d’une anthropologie neurocognitive transalpine visant à appréhender les imaginaria des ontologies numineuses du patrimoine narratif de l’Humanité.
Des Alpes francophones jusqu’à l’Himalaya népalais… Il ne s’agit pas que d’une simple traversée géographique dans le continuum culturel eurasiatique des terres hautes. Ce travail de fondation d’une anthropologie neurocognitive transculturelle repose sur une comparaison homologique des ontologies surnaturelles qui hantent les imaginaires narratifs transalpins (Armand et coll., 2022a) afin de s’interroger sur leur origine neurale. En effet, depuis 2011, Marie-Agnès Cathiard et Christian Abry (Cathiard et coll., 2011) avaient obtenu un premier résultat dans leurs approches, ce qui leur avait permis de développer la théorie BISO (Brain Incubator for Supernatural Ontologies) : tous les êtres dits « surnaturels » sont générés par notre cerveau, qui devient ainsi un véritable incubateur d’ontologies fantastiques. Cette théorie se développe tout naturellement vers le modèle BRAINCUBUS, un cadre neural, ontologique et narratif qui soutient la théorie BISO en mettant en évidence que les êtres surnaturels sont des corps fantômes neuralement réels (Cathiard & Armand, 2014 ; voir Armand et coll., 2019), générés dans les deux composantes fondamentales de l’état dissocié du cerveau humain appelé paralysie du sommeil : OBE (Out-of-Body Experience) et AP3S (Alien Presence Sensed from Self Shadowing).
Avec l’élaboration de ce modèle, nous avons voulu tisser un lien entre les Humanités, en partant de la folkloristique et de l’ethnographie de terrain, et les neurosciences des états fondamentaux du cerveau, pour pouvoir mieux refonder l’approche durandienne de l’imaginaire. Dès la première édition des Structures Anthropologiques de l’Imaginaire (SAI), Gilbert Durand mettait en évidence le rapport entre l’imaginaire humain et le système de réflexes sensori-moteurs, permettant la formation de « constellations symboliques », en s’inspirant notamment des travaux sur la réflexologie de Bekhterev et de l’école de Leningrad. À ce propos, il affirme qu’« il existe une étroite concomitance entre les gestes du corps, les centres nerveux et les représentations symboliques » (Durand, 2016, p. 51). Dans cette formulation, Gilbert Durand semble bien suggérer que la biologie est nécessaire pour pouvoir appréhender les structures de l’imaginaire et les condensations symboliques qu’elles engendrent :
Un accord se réalise entre la nature et la culture, sous peine de voir le contenu culturel n’être jamais vécu. La culture valable, c’est-à-dire celle qui motive la réflexion et la rêverie humaine, est donc celle qui surdétermine, par une espèce de finalité, le projet naturel fourni par les réflexes dominants qui lui tiennent lieu de tuteurs instinctifs. (Durand, 2016, p. 52)
Comme le note Jean-Jacques Wunenburger dans la préface de l’édition 2016 des SAI, le trajet anthropologique envisagé par Durand, qui commence au plan neurobiologique pour s’étendre au plan culturel, « s’énonçait dans les SAI dans un langage devenu assez anachronique, celui de la réflexologie, antérieure à la génétique et aux neurosciences » (p. xviii). En outre, le récent volume dirigé par Jean-Jacques Wunenburger (2022), Imaginaire et neurosciences. Héritages et actualisations de l’œuvre de Gilbert Durand montre bien cet intérêt renouvelé pour les dernières avancées des sciences physiques et biologiques, neurologiques et cognitives dans la compréhension des fonctions mentales et symboliques de l’imagination humaine. Dans ce même ouvrage, une contribution cosignée (Armand et coll., 2022b) fait le point sur plus de dix ans d’avancées du modèle BRAINCUBUS, en montrant une tentative d’actualiser la pensée durandienne sur l’imaginaire et d’en proposer un cadre neuro-compatible capable de préciser les bases neurales de l’imaginaire, les fils tendus de la chaîne sur laquelle se tissent les diverses trames culturelles de l’anthropodiversité. Loin de réduire les possibilités de création d’une diversité d’ontologies fantastiques, les variations transculturelles dans l’imaginarium de ces êtres surnaturels puisent dans le même réservoir sensoriel généré par l’état dissocié du cerveau appelé paralysie du sommeil et ses deux composantes principales. Grâce aux plus récentes avancées dans le domaine des neurosciences cognitives, nous pouvons aujourd’hui refonder neuralement ces deux composantes en les localisant, par électrophysiologie, à la Jonction Temporo-Pariétale (TPJ) du cerveau humain, respectivement dans les hémisphères droit, pour OBE — et tous les motifs narratifs relatant des voyages extatiques hors-du-corps — et gauche, pour AP3S — et les narrations rapportant la rencontre avec des ontologies surnaturelles.
De la bistabilité de loups-garous, ogresses et djinns dans leur métamorphisme
Comme nous l’avons précisé pour notre modèle BRAINCUBUS, les êtres fantastiques qui habitent les imaginaires narratifs humains sont des corps-fantômes générés principalement dans les deux composantes fondamentales de la paralysie du sommeil, OBE et AP3S. Dans le mouvement comparatif transalpin le long de la vaste ceinture orogénique alpino-himalayenne2, cette contribution se propose de fournir quelques nouvelles données narratives issues des cultures du massif montagneux de l’Atlas afin d’enrichir les réflexions autour d’une catégorie spécifique d’ontologies imaginaires : les corps-fantômes protéens, capables de modifier leurs apparences physiques. Ontologies à double nature, elles participent à une bistabilité fondamentale : tout en possédant deux formes corporelles, ces êtres n’en développent qu’une de manière manifeste, tandis que l’autre restera en état potentiel, en bistabilité. Dans une tentative de faire reculer les limites des connaissances concernant les êtres imaginaires, nous nous interrogeons sur les processus neurocognitifs qui contribuent au développement des imaginaires de la métamorphose. L’objectif est de mieux appréhender les modèles de transformation formelle qui caractérisent cette typologie d’êtres surnaturels.
Nous avons utilisé, pour la première fois, la notion de bistabilité dans le domaine de la folkloristique pour analyser une catégorie spécifique de loup-garou, le loup-garou aquatique (Armand, 2013), où homme et animal forment une entité unique qui présente deux natures, mais jamais les deux en même temps. Nous avons ensuite appliqué ce cadre théorique pour déceler les enjeux formels des rituels d’incorporation d’ontologies numineuses dans les chamanismes himalayens (Armand, 2016b). Nous continuerons, ici, ces pérégrinations en domaines hauts-alpins sur les traces des êtres imaginaires protéens, en parcourant le massif montagneux de l’Atlas, s’étendant du Maroc à la Tunisie.
Les imaginaires narratifs du Maghreb sont, en effet, riches en métamorphoses (voir El-Shamy, 1995). Pensons, par exemple, aux versets, certainement marginaux, du Coran (II 65-66, V 60, VII 166) qui signalent la transformation en singes et en porcs d’une communauté de transgresseurs du Sabbat. À côté de ces humains dépourvus de la forme humaine, nous trouvons aussi dans la littérature musulmane traditionnelle, tant médiévale que moderne, la figure de Jibrīl, l’ange Gabriel, se présentant sous une apparence adamite au prophète Mahomet (Chabbi, 2008).
En nous intéressant plus spécifiquement à la littérature orale du Maghreb, nous devons reconnaître que toute une série d’êtres fantastiques peut entrer en contact avec l’espace anthropisé, le monde habité par les humains. Les djinns représentent une catégorie importante de l’imaginaire surnaturel musulman. Issus du tissage d’« une flamme d’un feu sans fumée » (nār, selon la sourate LV, Ar-rahmān, du Coran), les djinns seraient des êtres corporels qui partagent avec les humains le même écosystème :
Étendus dans l’espace, bien qu’invisibles : [ils] sont donc des corps. Cette corporalité peut même se manifester de façon perceptible (s’ils le veulent, ils peuvent se rendre visibles à l’œil humain, audibles, tangibles), ou par ses effets (ils peuvent toucher, frapper, ou avoir des relations sexuelles avec les humains) ; elle implique des besoins physiques (les djinns doivent se nourrir, d’où les offrandes, ils se reproduisent). (Therme, 2014, p. 112)
Cette corporalité se trouve, selon Therme (ibid.), en nette opposition à l’immatérialité purement spirituelle du dieu de l’Islam, Allāh. Ces êtres surnaturels peuvent souvent acquérir diverses formes corporelles pour se manifester aux êtres humains : ils peuvent se métamorphoser en différents types animaux3, le plus souvent en ophidés (voir Padwick, 1924), et même en êtres humains.
Pour nous rapprocher du contexte narratif de l’Atlas, il est indispensable de mettre en évidence une figure centrale du folklore amazigh : Teryel, l’ogresse. Ce personnage féminin4, omniprésent dans la littérature orale kabyle (Bonfour & Merolla, 1994), habite l’espace sauvage (kab. amadagh) et menace la communauté humaine par sa voracité anthropophage :
Femme terrifiante, le plus souvent solitaire, Teryel erre hors des espaces habités, dans la nature sauvage, la forêt, le maquis où, sans maison, elle habite le plus souvent dans une grotte […] souvent elle fréquente un puits, une fontaine. On l’imagine volontiers comme une forte femme d’aspect effrayant. Cependant, elle peut disposer du pouvoir de métamorphose et se dissimuler sous une apparence flatteuse, voire séduisante mais trompeuse. (Lacoste-Dujardin, 2010, p. 21)
Elle devient même un épouvantail (alam ou tanit) pour les femmes tunisiennes du cap Bon — à la frontière de la dorsale tunisienne, prolongement oriental de l’Atlas saharien —, un être « à mi-chemin entre la dévoreuse et la séductrice5, la femme redoutée aux pieds fourchus qu’on rencontre près des cours d’eau, et que les enfants représentent sans pieds [au Maroc] » (Duvignaud, 1979, p. 156).
Le motif de la métamorphose est aussi présent dans les narrations kabyles décrivant l’agraw, l’assemblée des génies et des puissances surnaturelles (agraw iεessasen, agraw lleγwat) qui se réunit pour décider du sort du monde et des individus. Comme nous rapporte Dallet (1969, p. 10-12), lors d’un agraw, l’assemblée attendait le retardataire Ou-Taleb :
Et voici [qu’arriva] un oiseau éclatant de la splendeur d’une étoile : ses ailes faisaient vibrer l’air d’un déchirement prolongé. Il plana en cercle au-dessus de ses confrères : le salut qui leur convenait. Il se trouva bientôt à sa place, vêtu de sa robe diaprée.
Comment appréhender ces structures métamorphiques que nous retrouvons dans les riches patrimoines narratifs transalpins, des Alpes francophones aux hauts-plateaux himalayens, en passant par l’Atlas amazigh et arabophone ?
Prélude de liminalité : Van Gennep et Les rites de passage (1909)
C’est à partir de l’œuvre du « Maître du folklore français », Arnold Van Gennep (1873-1957), que nous pouvons aborder ces imaginaires bistables dans la liminalité des métamorphoses. Dans son magnum opus, Les rites de passage, édité en 19096, Van Gennep nous offre un modèle articulé pour la première fois en trois phases — en séparation, en marge, en (ré)agrégation —, nous fournissant ainsi les bases pour analyser les transitions formelles dans les processus de métamorphose de nos ontologies surnaturelles. Pour introduire la notion de liminalité, nous devons avant tout aborder la notion complexe de rite de passage.
Nous devons à Van Gennep le mérite d’avoir développé une perspective comparative sur la longue distance visant à mettre en évidence un modèle universel de structuration des différents rituels qui marquent un passage ou un franchissement. Comme il l’énonce clairement, ces rituels « accompagnent le passage d’une situation à une autre et d’un monde (cosmique ou social) à un autre » (Van Gennep, 1909, p. 13). Nous devons alors souligner le fait que ces séquences cérémonielles se construisent sur un schéma figé qui permet de décomposer le rituel en trois phases fondamentales : une phase préliminaire, une phase liminaire et une phase postliminaire. Cette structure tripartite7 repose ainsi sur la notion de limen, de seuil, de frontière et permet d’identifier trois séquences rituelles bien distinctes : les rites de séparation (préliminaires), de marge (liminaires) et d’agrégation (postliminaires) (ibid., p. 30).
Van Gennep révèle ainsi un ordonnancement des séquences rituelles fondé sur la notion de marge en marquant ainsi une rupture importante avec les travaux anthropologiques antérieurs qui se limitaient à analyser des moments rituels particuliers en dehors d’un ordre logique sous-jacent. Comme le note Van Gennep lui-même,
ce ne sont pas les rites dans leur détail qui nous ont intéressé, mais bien leur signification essentielle et leurs situations relatives dans des ensembles cérémoniels, leur séquence […] afin de montrer comment les rites de séparation, de marge et d’agrégation, tant préliminaires que définitifs, se situent les uns par rapport aux autres en vue d’un but déterminé. […] Leur disposition tendancielle est partout la même, et sous la multiplicité des formes se retrouve toujours, soit exprimée consciemment, soit en puissance, une séquence type : le schéma des rites de passage. (Van Gennep, 1909, p. 275)
Van Gennep insiste ici sur le fait que les séquences cérémonielles des rituels doivent être examinées comme un tout cohérent en mettant en évidence les similarités de leur structure plutôt que leur contenu (Thomassen, 2002, p. 13). En particulier, dans certains contextes cérémoniels, « la marge est assez développée pour constituer une étape autonome » (Van Gennep, 1909, p. 14), où la même structure tripartite se manifeste. La liminalité devient ainsi un lieu de potentialité, un microcosme rituel dans lequel s’inscrit un entre-deux permettant l’entrelacement de deux états transitionnels différents.
Victor Turner et l’essence de la liminalité
Si dans l’anthropologie française post-Durkheimienne la notion de liminalité n’a pas suscité un grand intérêt, la fortune de l’œuvre de Van Gennep est liée essentiellement à la traduction anglaise des Rites de passage, en 1960. Dans le contexte anthropologique britannique, Turner a su le mieux capter l’essence de la liminalité. Ayant découvert l’œuvre de Van Gennep en 1963, pendant qu’il se trouvait lui-même dans une phase liminale, étant en attente de son visa pour les États-Unis après avoir résilié son contrat à Manchester, Turner commence à s’intéresser à cette notion qu’il utilise ensuite pour appréhender les rites de passage des systèmes tribaux africains, en particulier chez les Ndembus de la Zambie.
En 1967, il aborde précisément cette question dans son célèbre essai Betwixt and Between: The Liminal Period in Rites of Passage, où il affirme clairement que
transitional beings […] are neither one thing nor another; or may be both; or neither here nor there; or may even be nowhere (in terms of any recognized cultural topography) and are at the very least “betwixt and between” all the recognized fixed points in space-time of structural classification. (Turner, 1967, p. 97)
Ces êtres transitionnels, ou « liminal persona[e] », qui se trouvent dans cet espace-temps liminal deviennent « structurally, if not physically, “invisible” » (ibid., p. 95) : ils se trouvent dans un entre-deux, suspendus dans leur existence ontologique, au sens métaphysique, car « they are at once no longer classified and not yet classified » (ibid., p. 96). Si les réflexions de Turner sur ces univers liminaux ont permis d’identifier l’importance des espaces-temps intermédiaires, elles ont surtout montré l’intérêt d’appréhender les expériences psychologiques des individus qui les traversent. Nous constatons ainsi un élargissement théorique de la notion de liminalité : tout en reconnaissant le liminal comme une des phases des processus de transition des rites de passage — soit le contexte dans lequel toute transition se réalise, ainsi que Van Gennep l’avait théorisé —, Turner porte son attention sur l’état spécifique expérimenté par les individus qui traversent ce stade.
Ces réflexions deviennent centrales pour pouvoir enfin aborder les métamorphoses liminales des êtres surnaturels protéens. Comment pouvons-nous appréhender des êtres qui se présentent en alternance entre deux représentations formelles stables distinctes ? Notre Teryel sera-t-elle une ogresse terrifique ou une fille d’une beauté effarante ? Et comment considérer le retardataire Ou-Taleb, cet homme-oiseau qui participe à l’agraw ? En empruntant encore une fois la terminologie de Turner (1969, p. 95), ces êtres liminaux semblent glisser à travers le réseau de classifications qui permettent normalement de repérer leur position et leur statut dans l’espace culturel : « Liminal entities are neither here nor there; they are betwixt and between the positions assigned and arrayed by law, custom, convention, and ceremonial. »
Dépasser les Rites de passage. Physique et métaphysique de la métamorphose
Nous avons abordé la question du limen et les enjeux d’entre-deux qui contribuent à la compréhension des transitions à travers les différentes formes de la métamorphose. Cette liminalité des formes traversées par les êtres fantastiques protéens permet de les représenter comme des ontologies tout au moins ambiguës : au moment du changement physique de leur forme, ils franchissent le seuil de leur existence métaphysique, cessant d’être ce qu’ils étaient et, simultanément, étant fragmentés en une multiplicité de formes potentielles.
Afin de déceler une logique qui permette d’analyser les processus de métamorphose, si communs dans le folklore narratif, nous avons proposé un modèle qui met en évidence deux dimensions fondamentales pour appréhender ces transitions morphologiques : la dimension physique du rituel et la dimension métaphysique de son sens (Armand, 2013). Le premier niveau se manifeste précisément selon l’énonciation du cadre tripartite classique des rites de passage mise en évidence par Van Gennep :
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Séparation, détachement de la forme originelle (A) ;
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Liminalité, passage à une nouvelle forme (B) ;
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Réagrégation, déclenchement du processus inverse, permettant de réacquérir la forme première (A).
Nous mettons ici l’accent sur la pragmatique de la métamorphose, le contexte rituel et symbolique des transitions formelles, c’est-à-dire le passage culturel d’une forme à une autre, à travers des médiations symboliques, et le retour à la forme originelle.
Le niveau métaphysique, au contraire, considère le moment de la liminalité comme un microcosme à part, avec sa cosmogonie, où la même structure tripartite se manifeste :
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Séparation, depuis le déploiement de l’une des deux formes (A), la seconde restant dans un état potentiel (b)8 — dans un mode bistable (voir le chap. « De la liminalité à la bistabilité cognitive ») ;
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Liminalité, dissolution ou fusionnement entre les deux manifestations formelles selon un modèle d’interférence AbBaAbBaA… ;
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Réagrégation, dans une nouvelle manifestation formelle (B), l’autre restant dans un état potentiel (a).
Pour chercher à visualiser ce niveau, nous pensons à une image holographique, un entrelacement subtil de franges d’interférence morphologique — soit, l’alternance continuelle entre les deux formes A et B — qui donne accès à une dimension de tridimensionnalité qui permet d’aller au-delà du contexte empirique du rite observable au niveau physique. Nous entrons ainsi dans le cadre d’une sémantique qui vise à reconstituer le sens du processus de transition formelle sans avoir recours à l’expérience sensible transmise par le rituel.
Une intuition littéraire pour comprendre la liminalité bistable ?
Dans son ouvrage L’eau et les rêves, Gaston Bachelard (1942) nous aide à comprendre intuitivement le jeu de superpositions morphologiques que nous rencontrons dans la dimension métaphysique du limen rituel, là où les deux morphologies coexistent de manière holographique. À partir d’une analyse de la nouvelle Cottage Landor d’Edgard Allan Poe, Bachelard nous propose d’observer le paysage qui se reflète dans une étendue d’eau :
Le petit lac du Cottage Landor réfléchissait « si nettement tous les objets qui le dominaient, qu’il était vraiment difficile de déterminer le point où la vraie rive finissait et où commençait la rive réfléchie. Les truites et quelques autres variétés de poissons, dont cet étang semblait, pour ainsi dire, foisonner, avaient l’aspect exact de véritables poissons volants. Il était presque impossible de se figurer qu’ils ne fussent pas suspendus dans les airs ». Ainsi l’eau devient une sorte de patrie universelle ; elle peuple le ciel de ses poissons. Une symbiose des images donne l’oiseau à l’eau profonde et le poisson au firmament. L’inversion […] joue ici sur le concept ambigu vivant oiseau-poisson. (Bachelard, 1942, p. 64)
En observant cette « réversibilité des grands spectacles de l’eau », deux mondes distincts semblent (co-)exister : celui qui se trouve sous l’étendue d’eau, où le poisson nage, et celui qui se reflète sur le miroir aquatique, où le poisson semble voler dans le ciel. Toutefois, ces deux univers morphologiquement distincts — celui aquatique et celui céleste — coïncident le long de la fine surface de l’étang, où ils se déploient, par un processus de fusion et dissolution, dans une intersection d’images jumelles, dualisées. De même, les morphologies des ontologies fantastiques que nous avons présentées coexistent en se superposant et se reflétant l’une dans l’autre le long de cet espace-temps subtil qu’est la liminalité de la métamorphose.
De la liminalité à la bistabilité cognitive9
À partir de ces considérations, notre perspective d’anthropologie neurocognitive suggère un outil cognitif permettant de faire face à la liminalité de la métamorphose. Nous nous appuyons sur la propriété de bistabilité cognitive énactive du cerveau humain — dont la caractéristique fondamentale, nous le répétons, est l’alternance de deux états d’équilibre stables distincts — qui nous permettra de déceler les bases neurocognitives sur lesquelles repose le succès de telles transformations (méta-)morphiques que nous retrouvons transculturellement dans les imaginaires narratifs humains.
Dans l’exemple classique du cube de Necker (fig. 1a), un cas typique de bistabilité optique, nous constatons la limite d’une période de réfraction d’environ trois secondes avant que notre cerveau puisse passer à un autre état de perception (Wernery et al., 2015). Via les aires sensorielles stimulée, le cerveau n’arrive pas à construire une représentation stable des entrées sensorielles (la face du cube perçue « en avant » peut-être, alternativement, celle du haut ou celle du bas) et il en découle une alternance continuelle et aléatoire entre les deux perceptions possibles10. Le nombre des inversions est donc défini dans un intervalle de temps précis. Quand une scène visuelle ambiguë laisse envisager des interprétations multiples, la perception peut varier spontanément malgré la stabilité de l’image rétinienne et l’invariabilité des inputs sensoriels transmis au cerveau.
La perception peut être définie comme le processus qui permet de combiner les informations sensorielles à notre disposition pour construire une interprétation valide de la réalité et — en intégrant deux importantes fonctions de notre cognition : le contrôle moteur et la prise de décision — d’interagir avec elle. Comme nous venons de le voir, notre système perceptif est incapable de proposer une seule interprétation stable du stimulus du cube de Necker et oscille ainsi entre deux interprétations valides différentes11. Comme le montre l’équipe dirigée par Renaud Jardri, il serait possible d’avancer dans la compréhension des systèmes visuels bistables en utilisant le modèle de l’inférence circulaire12 (Jardri & Denève, 2017). Selon ce modèle, le cerveau serait un système hiérarchique qui permet de transmettre les informations sensorielles — dont celles visuelles qui nous intéressent tout particulièrement ici — depuis les aires corticales primaires (le lobe occipital pour la vision) vers des aires de haut-niveau qui traitent ces informations (motrices, frontales, temporales, etc.) afin de permettre une interaction avec le monde.
Ces aires corticales de haut-niveau — écrivent les auteurs — envoient également de nombreuses connexions descendantes vers les aires occipitales, exerçant ainsi une forte influence sur les réponses sensorielles. De ces flux ascendants et descendants, peut résulter une « circularité » de l’information, avec des prédictions a priori influençant les représentations sensorielles qui, à leur tour, changent les prédictions, etc. (Jardri & Denève, 2017, p. 933)
Nous nous trouvons donc dans une boucle qui nécessite d’être régularisée par des processus inhibitoires dans les deux directions (ascendantes ou descendantes). Il serait possible de mettre en évidence ce fonctionnement dans le cadre d’une perception ambiguë comme celle du cube de Necker (Leptourgos et al., 2020) : la tendance implicite à interpréter le cube comme s’il était vu du haut (face du haut « en avant ») serait influencée par l’autre représentation sensorielle qui ferait changer la prédiction et, avec celle-ci, la perception de la face du cube perçue « en avant » (celle du bas), dans un jeu d’alternances continuelles.
Un autre exemple bien connu de bistabilité optique est le « vase de Rubin » (fig. 1b). Le psychologue danois Edgard Rubin a démontré l’impossibilité de percevoir simultanément le vase et les deux visages. À partir de cette alternance dans la perception de stimuli visuels indéniablement fixes, la Gestaltpsychologie énonce de nombreux principes d’organisation perceptuelle de scènes visuelles, comme celui de la distinction figure-fond. Dans ce cas, la séparation entre la figure, qui se détache avec son contour bien défini, et le fond, moins distinct, dépend de la perception continuellement réversible de la zone de frontière blanc-noir des contours de la figure. C’est le long de cette frontière subtile, comme sur la fine surface aquatique du lac décrit par Bachelard, que la perception de la scène devient bistable : un seul stimulus physique donne lieu à deux interprétations distinctes. Une récente étude en imagerie cérébrale (Parkonnen et al., 2008) confirme que, tout en maintenant invariable le stimulus rétinien, la ségrégation figure-fond serait maintenue par des modulations neurales dans les aires visuelles primaires du cortex. Cela nous permet d’avoir une alternance perpétuelle de deux images stables sans que notre cerveau ne puisse jamais les percevoir simultanément.
Nous retrouvons des correspondances importantes même dans l’organisation perceptuelle bistable de stimuli visuels et acoustiques (Denham et al., 2018). Les travaux de Jean-Michel Hupé et Daniel Pressnitzer (2006, 2012) sur les dynamiques des alternances bistables dans la perception de flux acoustiques représentent un bon point de départ13 pour déceler un modèle pour nos imaginaires bistables dans la liminalité des métamorphoses. Ces auteurs ont organisé une série d’expérimentations en demandant à de nombreux sujets d’écouter une séquence répétée de sons en tonalité haute (H, de 587 Hz) et basse (L, 440 Hz, 5 demi-tons de différence) du type HLH–HLH–… Le sujet interprète initialement la séquence comme un flux mélodieux intégré ; après quelques secondes, sa perception change en se segmentant en deux flux, L–L–L et H–H–H, entendus comme deux mélodies concurrentes qu’il peut écouter sélectivement mais pas simultanément. Pour évaluer ces dynamiques acoustiques dans un contexte complexe, notre cerveau recourt à deux processus principaux : un mécanisme intégratif qui nous permet d’isoler le signal qui nous intéresse du désordre dynamique qui l’entoure, tandis qu’un processus de segmentation vise à simplifier cette confusion acoustique. Comme l’observent clairement Hupé et Pressnitzer (2006, p. 1351), « a decision has to be made whether to group the scene into one stream [integration] or to split the scene [segregation] between two streams ».
Pour appréhender les imaginaires bistables de la métamorphose
Nous avons inséré la théorie classique des rites de passages, formulée par Van Gennep, dans un cadre « métaphysique » nous permettant de franchir le niveau physique du rituel pour aboutir au plan métaphysique de son sens. Dans cet espace-temps liminal, nous avons reconstitué les transitions formelles vécues par nos êtres fantastiques protéens, qui se retrouvent ainsi à franchir constamment la frontière fluide de leur entre-deux formel.
Deux processus d’intégration et de segmentation agissent bien dans cette boucle métaphysique. Au sein du microcosme qu’est le rituel de métamorphose, où se réalise la structure d’un flux intégratif de fusionnement/dissolution de forme, nos êtres protéens deviennent des véritables êtres bistables. Ils atteignent une altération perpétuelle entre deux manifestations morphologiquement stables où leurs deux natures, A et B, fusionnent et se néantisent en formant une seule expression formelle diffuse (AbBaAbBa…) versus un morcellement formel où les deux natures restent visibles sous deux gestalts séparées (AAA et BBB). Ces rituels de métamorphose, qui se réalisent dans une structure liminale complexe, évoluent ainsi vers un cycle bistable où deux morphoses s’alternent, chacune d’entre elles potentiellement stables dans un mode fusionnel ou ségrégationnel.
Si nous imaginons des êtres comme Teryel, l’ogresse du folklore amazigh, sa bistabilité réside dans le fait de traverser continuellement les limites ontologiques entre ses deux formes : celle d’être sauvage hideux et dévoreur (Aicha Boutellis) et celle de femme séductrice d’époustouflante beauté (Loundja). Les deux processus d’intégration et de segmentation du cycle bistable agissent bien, ici, dans une alternance perpétuelle entre deux manifestations morphologiquement stables. Le flux intégratif de fusionnement/dissolution des formes se manifeste sur la frontière de la métamorphose, là où les deux natures — celle de dévoreuse (D) et celle de séductrice (S) — se fondent dans une alternance du type DsSdDsSd… Cela génère une manifestation diffuse où une des deux formes est visible, tandis que l’autre continue à exister en puissance, virtuellement, et cela dans une boucle liminale continuelle. Alors, un morcellement ontologique apparaît, où les deux natures, cette fois-ci séparées, deviennent visibles sous deux Gestalt bien distinctes : on aura ainsi un changement de la représentation du flux bistable (DsSdDsSd…) se segmentant en deux flux séparés, DDD et SSS, perçus, alternativement, comme deux apparences concurrentes.
Si ces deux processus nous aident à comprendre la bistabilité ontologique de ces êtres surnaturels, l’inférence circulaire nous permet, quant à elle, de nous interroger sur la perception que nous pouvons avoir de ces entités bistables. Dans l’agraw décrit par Dallet, les membres de cette assemblée s’attendent à voir apparaître le retardataire Ou-Taleb, soit dans sa manifestation humaine, enveloppé dans sa robe diaprée, soit dans sa manifestation ornithologique. Dans l’alternance perpétuelle entre ces deux manifestations ontologiques, nous retrouvons une « circularité » de la perception visuelle de ce personnage. Notre tendance à le percevoir en forme humaine serait tout de suite renversée par l’autre représentation sensorielle, en alternance perpétuelle entre manifestations intégrées et segmentées, qui modifierait la perception que nous avons de lui, et cela dans une oscillation permanente de formes, homme-oiseau. Ainsi, la boucle métaphysique du rituel de transformation formelle et la circularité dans la perception des êtres bistables décrivent un trajet complémentaire pour la compréhension des imaginaires de métamorphose : de la configuration de liminalité bistable à l’oscillation perceptuelle des formes visibles.
La bistabilité dans la perception devient ainsi pour nous un outil cognitif important pour étudier les processus de métamorphose et démorphose que nous retrouvons transculturellement dans les imaginaires narratifs humains. La capacité de notre cerveau à percevoir et à traiter des stimuli bistables — selon les deux processus que nous avons mis en évidence — nous a permis, en tant qu’espèce Homo Sapiens, d’imaginer les êtres protéiformes qui hantent nos imaginaires en permettant à nos sociétés, dans leur anthropodiversité, de développer des modèles métamorphiques similaires.
La fondation d’une anthropologie neurocognitive permet de questionner la sémantique de ces processus de variation morphologique. En utilisant le vocabulaire proposé par David Barner et Andrew Scott Baron (2016), notre perspective veut mettre en évidence les composantes essentielles (core knowledge) de la genèse des imaginaires narratifs humains du surnaturel et analyser les fondements neuraux qui en sont à la base. La seule façon d’accéder à cette composante endogène est de questionner l’anthropodiversité, les adaptations conceptuelles dérivées (conceptual change), soit les représentations intuitives (narrativisation, métaphores, etc.) dans lesquelles puisent ces mêmes imaginaires. Pour avoir accès aux composantes essentielles des imaginaires des métamorphoses — à son core meaning —, il est fondamental de développer une perspective transdisciplinaire visant à créer des ponts entre l’ethnographie de la narration et les sciences neurocognitives. Afin d’appréhender le microcosme de la liminalité bistable — et son espace-temps — dans la métamorphose, il faut donc se pencher vers le « core » des expériences neurocognitives universelles et leur aménagement par l’expérience mondaine vécue et/ou narrativisée par les sujets qui ont construit ces mêmes imaginaires.
Post-scriptum. Retour à la liminalité…
J’aimerais remercier Marie-Agnès pour ces années de riches collaborations qui nous ont permis de construire, dans un travail d’enrichissement mutuel, une perspective capable de renouveler les études comparatives — sans tomber dans le risque intrinsèque du polythétisme des « ressemblances de famille » (voir notre dernier travail cosigné, Armand et coll., 2022a) — et de tisser le nexus entre les Humanités, en partant de la folkloristique et de l’ethnographie de la narration, avec les Neurosciences cognitives (voir pour un bilan de dix ans de travail, Armand et coll., 2022b). Dans cette progression dynamique de la science, nous avons traversé des frontières… Nous nous sommes plongés dans la liminalité et, grâce à celle-ci, nous avons construit un cadre théorique capable de dépasser les frontières disciplinaires. C’est au-delà des cloisonnements et de la sectorialisation rigide des savoirs, trop souvent fermés sur eux-mêmes, dans les limites rigides d’une seule discipline, que se trouvent la curiositas et la découverte.
… et, maintenant, ad maiora, Marie-Agnès !