Les figures de proue zoomorphes dans l’iconographie médiévale chrétienne : rhétorique de l’Incarnation

DOI : 10.35562/iris.1944

p. 147-162

Résumés

S’interroger sur la présence des figures de proue zoomorphes dans l’image chrétienne, c’est poser les questions du discours symbolique mis en place, de la typologie de ses signes et de l’intentionnalité signifiante de l’auteur. Aussi cet article propose-t-il dans un premier temps de dévoiler, par le biais d’un examen terminologique, le processus cognitif déterminant les notions culturelles de « figure » et de « navire », avant d’analyser, dans un second temps, l’iconicité qui leur est rattachée. Est ainsi démontré que, sur la base d’une dialectique latine et du remploi de formes antiques, la figure de proue participe d’une rhétorique fondamentale de la spiritualité chrétienne : la multiplication et démonstration du mystère de l’Incarnation.

The paper aims to explore the meaning of zoomorphic figureheads in Christian medieval imagery. To do so, I question the symbolic discourse, the typology of pictural signs found in the picture and the signifying intentionality of the author. In a first part, I review the terminology used to name these figureheads; this, in a attempt to unveil the cognitive process behind the cultural notions of “figure” and “ship”: how do medieval people perceived and describe the element? In a second part, I analyse their iconocity: how are these zoomorphic figures pictured? And what does it reveal? It is thus demonstrated that, from a latin dialectic and a reference to ancient forms, the figurehead draws a rhetoric of a fundamental Christian spirituality, which multiplies the mystery of the Incarnation.

Plan

Texte

Définition d’une sémiologie spécifique

La locution figure de proue désigne une sculpture ornant l’avant du navire. Non indispensable au fonctionnement technique de l’embarcation à laquelle elle se rattache, cette unité caractéristique semble cependant jouer un rôle prépondérant dans la bonne marche du navire, puisqu’elle se trouve présentée aussi bien sur le plan visuel que mental. De la littérature à l’iconographie jusqu’à la sculpture navale, les mots, les images et la matérialité ont transmis, au-delà de la forme, un sens et un usage.

Lestée d’un imaginaire foisonnant, la figure de proue renvoie, de nos jours, à l’imagerie du fier drakkar viking à large tête de dragon ou encore, à un buste de femme défiant les mers depuis l’extrémité du navire dont elle serait la gardienne. Cette mode s’inscrit dans une tradition lointaine datée de la préhistoire, comme en témoignent les artéfacts. De la tête d’élan en bois sculpté, datée du Néolithique et trouvée à Lehtosjärvi près de Rovaniemi dans le nord de la Finlande (Erä-Esko, 1958, p. 9, fig. 1), jusqu’aux oculi des navires méditerranéens (Carlson, 2009), la proue semble avoir, de tout temps, été le support de croyances particulières.

Cependant, en ce qui concerne l’Europe médiévale ici interrogée, la question de sa matérialité reste sujette à discussion. Néanmoins, et ceci malgré l’absence de traces archéologiques, il est généralement admis que ces figures de proue étaient amovibles. François-Xavier Dillmann, dans une communication de 2007 (2007, p. 407), s’appuie notamment sur le premier article des Lois d’Ulfljótr, texte islandais du début du xiie siècle, afin d’étayer son argument :

[…] il faisait obligation aux hommes qui navigueraient sur des navires munis de figures de proue (hǫfuðskip) « de démonter les têtes avant d’arriver à vue d’une terre et de ne pas faire voile vers le rivage avec des têtes largement ouvertes, ni avec une gueule béante, afin que les génies du pays (les landvættir) n’en fussent effrayés ».

La Tapisserie de Bayeux, support iconographique considéré comme étant capital à la compréhension du contexte technologique naval des xie et xiie siècles (Musset, 1989), propose également quelques détails jouant en cette faveur : tous les navires ne sont pas pourvus de figure de proue ; ceux de la flotte de Guillaume de Normandie qui le sont lors de la traversée ne le sont plus au moment d’atteindre le rivage anglais ; enfin, les navires nus présentent à l’extrémité de leur étrave un orifice circulaire qui pourrait être interprété comme l’emplacement de chevilles de fixation (Dillmann, 2007, p. 415). Cependant, François-Xavier Dillmann note à juste titre (p. 415) :

De cette constatation, il serait aventureux de conclure que les membres de l’expédition menée par Guillaume de Normandie enlevèrent les figures de proue de leurs embarcations afin de ne pas effrayer les génies tutélaires de l’Angleterre.

Le contexte anglo-normand vit, en effet, de plusieurs traditions culturelles, en particulier dans le domaine maritime (Ridel, 2009) qui voit la rencontre entre les techniques scandinaves et le savoir des lettrés, principale source historique. Ainsi la matérialité de la figure de proue viking ne se trouve-t-elle plus, dans les textes chrétiens, désignée sous les mêmes termes mais dépend alors d’un système imaginal de substrat latin. Si le phénomène demeure, sa signification évolue.

Tout emblème religieux ou profane ; toute image d’un dieu, d’un saint, d’un héros, d’un homme illustre ; toute représentation d’un animal vrai ou fantastique ; et, par extension, tout cartouche, tout écu portant le blason d’une Nation, d’une République ou d’un Monarque, reçoit le nom de Figure. Ornement de la proue, en même temps de moyen de reconnaissance, la Figure fut longtemps un objet de luxe assez dispendieux […]. (Jal, p. 694‑695)

La figure provient, indique l’auteur, du latin figura « forme, aspect » (formé sur le radical fingere : « modeler »). C’est donc la notion d’image que les langues latines ont mis en avant pour désigner cette unité. L’anglais utilise, quant à lui, head, la tête, dans la même tradition que l’islandais. La strophe vii du Haraldskvæ∂i, composée au ixe siècle par un scalde norvégien, décrit par exemple : « des nefs avides de combattre […], aux têtes béantes et aux étraves ciselées1 ».

Le navire à tête de dragon est ainsi désigné sous le terme hǫf∂askip (Faulknes, 2007, p. 118), soit le bateau avec une tête. Head et hǫf∂ relèvent du germanique commun *xaubuðam (Oxford Dictionary of English Etymology, p. 432) signifiant « ce qui est supérieur » ou « au‑devant ». Si cette notion diffère de la figura latine à proprement parler, elle se retrouve néanmoins dans le nom féminin « proue » qui provient, selon le Glossaire nautique de Jal2, de l’ancien français proe (1246), via l’ancien provençal proa ou génois prua, à partir du latin prora3, terme emprunté au grec prôira (de pro signifiant « devant », voir Πρώρα dans Jal). Cette proue, indique toujours Jal (p. 199), est un terme méditerranéen traduit dans le vocabulaire nautique français par le mot « avant4 » (du latin Ab ante, « par devant ») préféré au premier.

La figure de proue désigne donc une image portée à l’avant du navire. Contrairement à la notion de tête nordique, la figure est définie de manière indépendante au reste du navire pour le relier à une entité autre, alors que la tête est rattachée implicitement au reste du corps qu’est l’embarcation.

Autrement dit, la figure serait un motif externe, apporté au vaisseau avec une intentionnalité particulière, tandis que la tête serait un élément à part entière du bateau. Deux traditions nautiques basées sur deux perceptions culturelles différentes se rencontrent donc au sein du christianisme médiéval.

Dans les deux cas cependant, la figure de proue ne devient forme d’expression que lorsqu’elle est connectée avec le reste du navire. Si retirer la tête du bateau, c’est enlever à ce bateau sa nature expressive (vitalité pouvant effrayer les génies tutélaires), en retirer la figure le destitue d’une identité visuelle sans, semble-t-il, en affecter le tout.

Le latin médiéval, pour désigner ce tout, utilise le terme générique navis/nave (du Cange, t. 5, col. 579c) qui a donné « navire » via les formes navirie (1080), « vaisseau » et navilium (1080), « flotte » ; ainsi que « nef » pour désigner des embarcations de tout type puis, par symbolisme typologique, pour signifier le corps principal d’une église (1150). C’est avec ce dernier terme — nef — que Wace décrit la flotte de Guillaume de Normandie dans son Roman de Rou (1160) :

Mult out grant gent, mult out granz nefs ;
Tant ad avirunz, tant ad trefs.
(Wace, t. II, 3e partie, vers 6427)

S’il mentionne également des batels, bateaux de petites dimensions, et des esqueis, grands navires de guerre de type viking, c’est sur la base d’un apport étymologique et matériel nordique (Ridel, 2002, p. 289-320), qui se différencie du latin médiéval lequel, via son contexte religieux, se déploie sur le plan de la symbolique typologique.

Ingens Basilicæ Navis quæ nuper edita fuerat, corruit. (Orderic Vital, livre XI, cité par du Cange, t. 5, col. 579c.)

Cette valence sacrée entre la nef de l’église et le bateau se lit également en grec ancien avec les mots naos « temple » et naus « bateau », et renvoie à l’archétype du contenant. Il s’agit d’une demeure sur l’eau dont l’intimité du microcosme constitue un doublet du corps, « isomorphe de la niche, de la coquille, de la toison, et finalement du giron maternelle » (Durand, 1992, p. 274), comme en témoigne l’étendu du champ imaginal du terme vaisseau issu de l’ancien français veissel, lui-même formé sur le latin vasculum, désignant un vase, une urne funéraire, un cercueil5 et un grand navire6 (du Cange, t. 8, col. 246c), ainsi que les expressions vaissel d’élection7 « créature choisie de Dieu » et vaisseau virginal pour « le corps de la Vierge Marie ».

Dans la spiritualité chrétienne, la figure de proue est donc perçue comme une image symbolique apposée à un corps sacralisé, héritage porté par la langue latine ; tandis que l’étymologie scandinave d’origine germanique transmet l’idée d’une connexion anatomique. Si, dans cette dernière, la présence d’une sculpture à l’extrémité de la proue semble participer de l’animalisation (ou du moins de la vitalisation) de l’embarcation, dans la mentalité latine et chrétienne c’est l’embarcation-corps qui contient le principe sacré dont la présence se trouve révélée et identifiée par la figure de proue.

Typologie du rapport au corps chrétien

Interroger la signification des figures de proue implique une définition du rapport culturel au corps. Afin d’adresser cette question, cet article souhaite se concentrer spécifiquement sur les ères carolingienne et romane qui ont vu l’expansion et l’implantation d’un christianisme officiel et politique. Aussi les représentations de bateaux à figure de proue se trouvent‑elles principalement dans un corpus d’images de type officiel, royal et religieux, dont le manuscrit constitue le support principal8.

Cinq de ces manuscrits proviennent du contexte carolingien : le psautier d’Utrecht MS. 32, réalisé au monastère carolingien d’Hautvilliers et daté des années 820-835 (van der Horst, 1996), possède de nombreuses illustrations rattachées aux psaumes 47, 71 et 103 de la Vulgate ; le folio 64 du Codex Vossianus Q79 conservé à Leiden, Pays-Bas (Gundel, 1992, no 460) ; le Psautier de Stuttgart (820‑830) et ses folios 60r et 124r (Engelbregt, 1965), conservé à la bibliothèque régionale de la ville ; le Codex Parisien Lat. Nouv. Acq. 1614 (ixe siècle, conservé à la BNF), pour son folio 81v (Gundel, 1992, no 402) ; et le MS. Inv. Nr. 3550 conservé au musée de la ville de Metz (xie siècle).

Le corpus compte ensuite cinq manuscrits issus du contexte ottonien : le Codex Egberti 24 (977‑993) pour ses folios 90r, 27v et 24r, aujourd’hui à la bibliothèque de Trèves en Allemagne (Mayr-Harting, 1991, p. 265‑274, 303, pl. 234) ; le folio 117r du Codex 1640 (978‑1042), conservé à la bibliothèque régionale de Darmstadt, (Durliat, 1985, p. 157 et Mayr-Harting, 1991, p. 289‑302, pl. 243) ; le Codex 15713 (1040) de Regensburg en Allemagne, avec son folio 22 (Kirschbaum, 1972) ; le Codex Aureus Epternacenis (1030) avec son folio 21, conservé au musée national de Nürnberg en Allemagne (Mayr-Harting, 1991, p. 27, pl. 14, et Durliat, 1985, p. 160) et le Codex Bruchsaliensis I pour son folio 13r, conservé à la bibliothèque de Karlsruhe (Preisendanz, 1930).

Sept sources principales sont également issues du contexte anglo-normand : le manuscrit de Cædmon (MS. Junius 11) daté de l’an 1000 et conservé à la Bodleian Library d’Oxford9 ; l’Hexateuque anglo-saxon (xie siècle) conservé à la British Library (Backhouse, 1984, 30) ; la Tapisserie de Bayeux (1070) avec six sections différentes concernées (Musset, 1989) ; le bestiaire de Guillaume le Clerc (MS. fr. 14969) avec son folio 21v (Ridel, 2002, p. 312) ; et le MS. fr 20125 (xiiie siècle) pour son folio 8v, tous deux étant conservés à la BNF10 ; le manuscrit du Corpus Christi College MS. 157 (1130-1140) pour sa page 383 (Kauffman, 55) ; et le Harley MS. 4751 (xiiie siècle) sur ses folios 47v et 61, conservé à la British Library11.

Un premier type visuel à se démarquer est celui montré par le psautier d’Utrecht, type également présent dans le codex germanique 1640 ainsi que, dans un style différent, le manuscrit anglo-normand de Cædmon. Ces figures de proue présentent un bec d’oiseau conférant au bateau, sur la base d’une analogie formelle et fonctionnelle, les capacités naturelles de flottaison des animaux aquatiques, tels que le canard ou la poule d’eau. Cette analogie entre la barque et le volatile relève une idée ancienne qui n’est pas sans rappeler l’embarcation à la proue ornée d’une tête de canard, sur laquelle se tient la déesse gallo-romaine Séquana12. Déesse de la Seine, cette dernière était vénérée pour ses pouvoirs de guérison, dans le cadre du sanctuaire des sources de la Seine (Saint-Germain-Source-Seine, 21).

Si les bateaux à tête de volatile sont bien représentés sur une rivière, il n’est cependant pas question de guérison dans les psaumes qu’ils illustrent : en bas de l’image illustrant le psaume 47 (Vulgate), voguent deux bateaux : in vento uredinis confringes naves maris (47, 8) ; le psaume 71 fait référence à la domination de Dieu sur les mers, rivières et fleuves : et dominabitur a mari usque ad mare et a flumine usque ad terminos terrae (71, 8) ; enfin, au niveau du psaume 103, une étendue d’eau portant deux bateaux est hantée de monstres marins, dont le Léviathan avec un corps de serpent qui s’enroule sur lui-même :

hoc mare magnum et latum manibus ibi reptilia innumerabilia animalia parva cum grandibus
Ibi naves pertranseunt Leviathan istum plasmati ut inluderet ei
Omnia in te illis colligent aperiente manum tuam replebuntur bono

Le psautier d’Utrecht, lui-même copie d’un manuscrit du vie siècle, perpétue ici une tradition graphique tout en la plongeant dans son propre contexte spirituel afin de la lester d’une symbolique cohérente. L’image ne fait pas appel ici à l’entente aquatique entre l’animal, la source et la divinité, mais participe plutôt, par le rappel de la présence des monstres marins, à un discours dans lequel l’abîme maritime constitue une base clé (toujours représentée sur la partie inférieure du folio), ceci sous la domination de Dieu. Si ces embarcations à tête d’oiseaux sont mises au même plan que le Léviathan, la symbolique qui leur est rattachée l’en différencie cependant : la présence de ce bec appelle la nature ailée de cette créature. La figure de proue indique alors une nature cachée : celle de l’oiseau divin, l’ange intercesseur, puisque la paire d’ailes constitue sa caractéristique essentielle comme attribut du messager céleste (Réau, 1974, t. 2.1, p. 36). Parmi l’abîme maritime et aux côtés des monstres se trouvent donc « les instruments de la volonté divine » (Réau, 1974, t. 2.1, p. 31).

À la même époque, l’image de la barque à tête de bouc permet de spécifier le type de discours mis en scène. Issus du domaine germanique, les folios 60r et 124r du psautier de Stuttgart permettent de prêter au peintre une intentionnalité claire : avec des cornes, une barbichette et des oreilles rabattues, l’animal représenté est volontairement reconnaissable. Figurées au sein de scènes chaotiques, ces têtes de boucs sont reproduites à l’identique, suivant un modèle spécifique, tel un attribut signifiant. Dans une première image, le bateau est très clairement scindé en deux, vide, avec une rame à la mer. Mer qui borde une ville en cours de destruction et une colline. Il s’agit ici du thème récurrent dans les psaumes de la colère de Dieu appliquée aux profanes. Quant au folio 24r, il présente trois hommes, témoins du Christ qui, nimbé, impose le calme à une mer déchainée et peuplée de monstres marins.

Le bouc, ou la chèvre, est l’animal sacrifié pour expier les fautes des hommes13. Il est symbole de rédemption, à l’image de Jésus, le fils sacrifié. Saint Bernard (1091‑1153) explique en ces mots :

Ce tendre maître [Jésus], bien que très-pur, est appelé bouc, animal immonde, parce qu’il portait notre chair, remplie en nous des souillures du péché […]. (La Vigne mystique, chapitre xxxiii, 122)

La barque chrétienne est pareille à un bouc, pareille à Jésus lui‑même, parce qu’elle est corps contenant le péché. Encore une fois, la présence de la figure de proue révèle l’identité cachée : sous le péché provoquant le courroux divin se trouve la nature christique. Il s’agit là de l’expression graphique du symbolisme typologique chrétien, selon lequel l’Ancien Testament concorde trait pour trait avec le Nouveau Testament. La présence de cette figure de proue à tête de bouc appelle à considérer le psaume sous la perspective dévoilée de la nouvelle Loi.

Motifs repris dans le cadre d’une spiritualité ambivalente, ces figures de bouc et d’oiseaux, formes profanes et immondes, sont donc indicatrices, au sein d’un contexte chaotique tant matériel que spirituel, d’un processus de réinstauration du sacré, grâce aux notions de sacrifice et d’intercession auxquels elles se rapportent.

À l’image de l’exégèse biblique, cette rhétorique se multiplie. En effet, au cours de cette même époque carolingienne, émergent les figures de proue liées aux représentations astronomiques de l’Argo, constellation formant un navire ; ceci dans le cadre des copies des textes antiques — en l’occurrence : Les Phénomènes d’Aratus de Soles14 — auteur grec, poète et astronome du iiie siècle av. J.‑C. Proportionnellement au nombre total de ces représentations sur planisphères, la présence de figures de proue zoomorphes reste mineure dans ce type d’image. Ces figures se trouvent cependant sur l’Argo du codex Vossianus Q79 ainsi que sur celui du codex Parisien 1614. De type fantastique, celles-ci sont toutes les deux tournées vers l’intérieur du navire et pourvues d’une sorte de houppette et d’un œil rond. Il pourrait encore s’agir là d’un volatile aquatique mais la forme générale du bateau est figée par l’emplacement des étoiles de la constellation, rendant l’analogie avec l’animal hasardeuse.

On dit que ce navire est redevable à Minerve d’avoir été mis au nombre des astres. C’est le premier navire qui ait été construit par les anciens. On dit qu’il parla, et qu’il traversa le premier la mer, sur laquelle jusqu’alors on n’avoit pas su naviguer, et pour en rendre témoignage à la postérité, on mit au ciel son image, non tout entière, mais seulement les poignées du gouvernail jusqu’au mât, avec les rames, afin que les nautoniers en le voyant s’encouragent à la manœuvre, et pour immortaliser sa place parmi les dieux. Le navire Argo a quatre étoiles à la poupe, cinq à son gouvernail, et quatre à l’autre, trois en haut du mât, cinq sur le pont, six proches les unes des autres aux câbles ; en tout, 27. (Les Phénomènes, p. 60)

L’esthétique de ce type de navire à figure de proue zoomorphe s’inscrit dans une codification précise : une moitié arrière mais pas de proue, une voile et des gouvernails. L’image médiévale a cependant pris soin, de manière claire sur le codex parisien et plus particulièrement sur le codex Vossianus, de rapporter et représenter les éléments de proue sur cette poupe que dessine le schéma de la constellation. En effet, sur la poupe du deuxième, en plus de la figure zoomorphe, est représentée sur l’encolure du navire la déesse Athéna, guidant, dans le mythe, le navire de Jason et ses Argonautes (Hamilton, 1997, p. 140). Dans le cadre du manuscrit chrétien, la superposition de la proue et de la poupe indique une volonté de rassembler les connaissances issues de l’héritage gréco-romain, et de les exposer en une seule image.

Si la typologie graphique n’est pas nouvelle, dans la mesure où elle renvoie directement aux traitements cultuels des proues et coques des navires méditerranéens sur lesquels pouvaient être peints des yeux, des figures ou des inscriptions, transformant le navire en un espace sacré (voir Carlson, 2009), le traitement symbolique de l’image confère une dimension nouvelle au discours visuel antique. Le sens prévaut sur la forme. Si, dans la mythologie grecque que rapporte Aratus, cette constellation est, à l’image du navire de Jason, le premier qui a navigué sur un océan inconnu, le peintre chrétien, en lui apposant cette figure de proue, fait de lui (ou « révèle ») la nature de ce corps immonde rejeté dans la grande mer, abîme insondable, qu’est le ciel.

Ce type de figure demeure cependant difficilement identifiable et inscrit le navire dans un groupe de représentations plus large, arborant des chefs d’animaux fantastiques. Il y a tout d’abord des têtes rappelant celle, non menaçante, du chien aux oreilles rabattues : Egberti 24, codex Bruchsaliensis I, codex Aureus Epternacenis, bestiaire divin de Guillaume le Clerc, manuscrit 20125 enfin, les folios 47v et 61 du bestiaire Harley 4751. Celles-ci sont tirées de scènes de la vie du Christ : la pêche miraculeuse (Egberti et Aureus Epternacenis), saint Pierre sauvé de la noyade (Egberti), le Christ endormi sur le lac de Tibériade (Egberti) et le voyage des Rois mages (Bruchsaliensis). Elles se trouvent également dans des représentations de l’Arche de Noé (MS. 20125) et dans des bestiaires (celui de Guillaume le Clerc et le Harley 4751). Parmi ces figures de proue fantastiques, il faut également distinguer les têtes de créatures à la langue tirée et aux oreilles dressées, telles celles du folio 22 du manuscrit 15713, celles de la Tapisserie de Bayeux et celles de l’Hexateuque anglo-saxon. Ce type, plus menaçant que le précédent, montre des gueules animales ouvertes, tirant la langue, dont les oreilles dressées s’apparentent parfois à des cornes. Certaines, comme celles de Bayeux ou de l’Hexateuque possèdent également une crinière à forme de flammes sur la longueur intérieure de l’étrave. Ces figures se trouvent ainsi dans une scène du Christ endormi sur le lac de Tibériade (MS. 15713), deux représentations de l’Arche de Noé (Hexateuque et manuscrit de Cædmon), ainsi que dans le contexte historique de la Tapisserie de Bayeux.

Cette série de navires présente plusieurs particularités permettant de déchiffrer une véritable rhétorique visuelle. Tout d’abord, la figure de proue se trouve dédoublée et représentée à l’identique à la poupe, sur l’image de l’Arche de Noé du MS. 20125 et dans la scène du Christ endormi sur le lac de Tibériade du codex 15713. Or, dans l’iconographie chrétienne, une entité arborant plusieurs visages s’inscrit dans une symbolique démoniaque : des visages supplémentaires sont appliqués sur différentes parties du corps du démon, « principalement son ventre ou sur sa croupe », indique Louis Réau (t. 2.1, p. 61)15. Ensuite, dans les autres cas de figure, la poupe présente différents types : recourbée sur elle‑même (Utrecht, Stuttgart, Egberti, codex 1640 et Aureus Epternacenis), développée en motif végétal (Bruchsaliensis), ou encore terminée en architecture montante géométrique (bestiaire de Guillaume le Clerc, Hexateuque, MS. 157 et 4751), rappelant souvent la forme d’une queue de poisson torsadée ou celle d’un serpent. Deux autres monstres présentent ce même type dans le psautier de Stuttgart : il s’agit du Léviathan16 tirant sur la rame d’un marin pour l’attirer à l’eau (folio 117v) et de la baleine avalant Jonas (folio 79r).

Le bateau, en tant que corps animalisé, est donc un corps monstrueux, c’est-à-dire qu’il est constitué de motifs hybrides (Bayard et Guillaume, 2010). Qu’il s’agisse d’un volatile, d’un bouc ou d’une créature grimaçante, il affiche toujours cette queue torsadée, à l’image des ivoires des manuscrits carolingiens 26067 et de Metz17, dont les barques sont présentées en analogie complète avec le monstre marin : tête de dragon, corps de fauve et queue de serpent. Ledit monstre est situé au pied du Christ en croix, avec un personnage masculin brandissant une rame à califourchon sur son dos. Ce dernier, le regard levé vers la Crucifixion, est flanqué à sa droite d’une femme aux cheveux longs dont le bras gauche est retenu par deux plus petits hommes, tandis qu’autour de son bras droit s’enroule un serpent rattaché à la créature adjacente.

La présence de cette créature relève d’une véritable mise en abîme typologique puisqu’elle se tient en lieu et place d’une embarcation traditionnellement représentée sous la forme d’une simple barque dans les premiers manuscrits anglo-saxons, tel le codex UB.M.p.th.f. 69, conservé à Würzburg, Allemagne, et daté du viie siècle. Cette image met en scène le Christ crucifié, représenté sous une arche avec, à ses pieds, une barque portant dix personnages à son bord, dont l’un nimbé, au centre et proportionnellement imposant, lève les mains vers la croix. L’arc est recouvert d’un décor floral, tandis que quatre oiseaux et deux anges peuplent la scène. Ce schéma particulièrement riche n’est pas sans rappeler celui des pierres dressées de Suède dans lequel le bateau représenté à la racine de la pierre est surplombé d’un vecteur transcendantal permettant le passage vers l’au‑delà (voir Auger, 2011, partie II, chapitre 1er).

Les enlumineurs chrétiens semblent à nouveau s’inspirer d’une structure iconographique d’origine païenne, ici empruntée par les missionnaires anglo-saxons qui, à la fois proches des Scandinaves via les colonisations et le commerce, et des Saxons païens via un héritage culturel, se trouvaient en contact permanent avec les embruns de la culture germanique. À nouveau, cependant, le discours diffère dans sa nature. La place du bateau est occupée par le monstre marin dont la queue torsadée renvoie au Léviathan et à la Baleine, celle de Jonas.

Si la structure de l’image (barque + vecteur transcendantal) est reprise d’un schéma plus ancien, la forme du monstre qui lui est ici associée n’est pas non plus anodine, puisqu’elle se trouve également dans les corpus astronomiques aratéens. La créature apparaît en effet sur les planisphères, non loin de la constellation Argo, sous la forme d’un animal à long museau, pattes de devant acérées et corps imposant terminé par une queue serpentine dont le bout arbore une sorte de nageoire comparable à un motif végétal18. Aratus l’identifie sous le nom de Cetus, aujourd’hui appelé Baleine en français ou Whale en anglais. Située dans le ciel méridional, elle est entourée de constellations aquatiques : Argo, Poissons, Verseau et Eridanus, conférant le nom de « Mer » à cette partie du planisphère (Ridpath, 1989, chapitre 3). Cette baleine est une référence au mythe grec de Persée et Andromède : cette dernière est demandée en sacrifice par les Néréides que sa mère, Cassiopée, femme du roi Céphée d’Éthiopie, avait offensées. Poséidon envoie alors le monstre ravager les côtes de son royaume, et c’est pour s’en débarrasser que le roi donne sa fille en sacrifice. Mais au moment où la bête émerge des eaux pour fondre sur son offrande attachée à un rocher, Persée intervient, grimpe sur son dos et enfonce son arme dans l’épaule droite de l’animal, le tuant.

Comme il a été remarqué dans le cadre du psautier de Stuttgart, ce monstre à la queue torsadée se trouve également rattaché au Léviathan et à la Baleine dans le ventre de laquelle Jonas passa trois jours. Or, selon l’exégèse biblique, l’épisode de Jonas préfigure les trois jours passés par le Christ dans son tombeau avant la résurrection19. Motif populaire à l’époque paléochrétienne, la présence de la Baleine « sépulcre sous-marin », selon l’expression de Louis Réau (1974, t. 2.1, p. 412), est une « promesse de résurrection ».

Jouant d’une myriade de traditions formelles et structurelles, divers types de figures sont appliqués au corps, dans le cadre d’une symbolique démoniaque tendant vers le Salut. L’oiseau aquatique d’abord associé à la barque pour son habilité nautique, assimile désormais cette dernière au phénomène d’intercession ; la présence de la tête de bouc appelle le motif du sacrifice rituel, celui du fils ; l’Argo met en scène une allégorie de la volonté divine, et apporte, de la culture gréco-romaine, la forme du corps immonde de la baleine, ce Léviathan, dévoreur de Jonas, préfigurant le fils sacrifié. La présence des têtes grimaçantes s’inscrit également dans ce discours du corps : cornes de Faune, bouche fendue jusqu’aux oreilles, crinière en forme de flammes, sont des symboles de la bestialité des démons « dont l’intelligence est descendue dans les bas-fonds de leur corps » (Réau, 1974, t. 2.1, p. 61).

Ce ne sont donc plus les phénomènes naturels observés qui sont mis en scène dans l’image chrétienne mais un symbolisme typologique, collecte de données antiques par la suite lestées d’une nouvelle spiritualité et ordonnées suivant un schéma perceptuel latin. En somme, la présence d’une figure de proue s’inscrit dans une multiplication des motifs servant l’exégèse chrétienne : le corps profane, contenant du péché, doit être, selon la volonté de Dieu, sacrifié avant de connaître la révélation et l’accès au sacré.

Rhétorique du mystère divin

Comme il en va de tout ce qui existe dans la perspective chrétienne, l’entité que la figure de proue appose à cette matrice navigante — et, symboliquement, révèle — compte au nombre des créatures de Dieu20. Cette ambivalence appelle à interroger le fond de la sépulture, le ventre de la baleine et l’antre de la coque. Que révèle ce procédé typologique, cette mise en abîme ? En quoi la figure de proue en expose-t-elle le contenu ?

Il faut tout d’abord distinguer les figures dont les attributs démoniaques sont atténués. Les images de la pêche miraculeuse (Egberti et Aureus Epternacenis) sont porteuses de têtes de taille proportionnelle, aux oreilles couchées et à la bouche fermée. Tout est également propice au voyage des Rois mages du codex Bruchsaliensis I. Les figures Egberti se distinguent cependant par leurs gueules ouvertes, signe du doute récent de Pierre (pêche miraculeuse et saint Pierre sauvé de la noyade). Les deux scènes du Christ endormi sur le lac de Tibériade — Egberti d’une part et MS. 15713 d’autre part — sont significatives. Dans la première, la figure de proue est la même que pour les situations précédemment mentionnées. En effet, si le Christ est endormi à l’arrière du bateau dans la partie gauche de l’image, il est également éveillé et commandant aux vents (représentés par deux têtes soufflantes dans le ciel) à la proue. En une seule image est racontée toute la scène, et la figure de proue indique, comme la gestuelle du Christ, que l’épreuve est passée. La double figure — oreilles dressées et langues tirées — du MS. 15713 conte un autre moment de l’épisode. À la proue, comme à la poupe, l’animal est en effet en alerte : les eaux montent, le ciel est menaçant et le Christ est endormi livrant les apôtres à eux‑mêmes. Les différents aspects des figures servent le discours spirituel : c’est la phase d’épreuve et d’isolement qui est ici en jeu.

Ces étapes de la révélation divine, obtenue grâce au sacrifice du corps immonde, se lisent nettement dans les différentes images de l’Arche de Noé. Il y a tout d’abord le folio 8v du MS. 20125 de Wauchier de Denain, manuscrit français du xiiie siècle, image dans laquelle la proue et la poupe possèdent la tête typique du chien aux oreilles rabaissées et gueule ouverte. L’Arche est ici construite, la famille de Noé est installée à bord et les animaux se pressent à la file indienne. Mais tandis que l’eau monte, la colombe de l’Esprit Saint descend sur l’embarcation. L’Arche de l’Hexateuque présente une autre étape. De la même manière, les familles et les animaux sont embarqués, mais la figure de proue est développée sur un style dynamique : elle possède une gueule ouverte de type bec, une crinière à volutes formant des flammes et des oreilles pointues dressées qui confère une intensité dramatique et démoniaque, à l’image du Déluge. La première image met donc en avant la protection divine au sein de l’épreuve, tandis que la deuxième insiste sur l’épreuve en elle-même, marquée notamment par la présence du diable. À la fin de la scène de Déluge, lorsque la colombe revient avec une branche dans le bec, Noé qui était au gouvernail crie : « Benedicite ».

À ce mot, le diable exorcisé, qui était caché en fond de cale, s’enfuit par le fond de la nef ; la couleuvre bouche le trou avec sa queue pour empêcher l’Arche de sombrer. (Réau, 1974, t. 2.1, p. 106)

Enfin, le manuscrit de Cædmon propose une troisième représentation de l’Arche de Noé21 avec figure de proue, sur quatre folios avec quatre images différentes de l’embarcation : la phase de construction de l’habitacle (p. 65), puis l’embarquement (p. 66) et enfin, en deux fois (p. 67), les étapes du déluge et de la survie des espèces. La figure de proue zoomorphe présente les caractéristiques précédemment citées : un long museau ou bec, un œil rond, une encolure marquée ainsi qu’une crinière flamboyante et/ou des cornes/oreilles plus ou moins développées. La tête affiche cependant trois expressions différentes : une gueule grande ouverte et une langue tirée au moment de l’embarquement ; une gueule entrouverte pendant le périple ; une gueule fermée à l’arrivée.

Les figures de proue s’inscrivent dans une rhétorique visuelle, explicative et démonstrative, laquelle fait montre des étapes du Déluge, procédé type par lequel Dieu redéfinit son rapport à l’humanité puisque l’Arche permet d’établir l’alliance entre lui et tout être vivant :

Dixitque Deus hoc signum foederis quod do inter me et vos et ad omnem animam viventem quae est vobiscum in generationes sempiternas
Arcum meum ponam in nubibus et erit signum foederit inter me et inter terram
(Genèse 9, 12‑13).

Étymologiquement parlant, cette alliance (arcum) diffère de l’arche (arca) dans laquelle embarque Noé. Il s’agit d’un « arc dans la nue » et non de l’embarcation. Ces notions d’arche et d’alliance apparaissent néanmoins par la suite sous la forme de l’Arche d’Alliance, démontrant ainsi la vérité des paroles divines :

Venit autem et Sadoc et universi Levitae cum eo portantes arcam foederis Dei et deposerunt arcam Dei et ascendit Abiathar donec expletus est omnis populus qui egressus fuerat de civitate (II, Samuel 16, 24).

L’alliance, chez Samuel, n’est plus « un arc dans la nue » mais un secret qui doit être protégé, enfermé, à l’image des merveilles que le navigateur trouve au fond de l’abîme, à l’image de ce que Jonas trouve dans le ventre de la baleine.

Il est dit dans la Genèse que Dieu établit son alliance avec tout être vivant sorti de l’Arche et leur postérité (9, 10). Plus précisément, et à quatre reprises, Dieu définit l’alliance comme un nouveau rapport avec « toute chair » qu’aucun déluge ne viendra plus détruire :

Dixitque Deus Noe hoc erit signum foederis quod constitui inter me et inter omnem carnem super terram (Genèse 9, 17).

Cette Arche de Noé est décrite selon Hugues de Saint-Victor (dans H. de Lubac, 1993, t. 3, p. 323) comme « le progrès de la vie spirituelle ». Il s’agirait d’un édifice à cinq étages correspondant à cinq états spirituels successifs. « Les parois des deux derniers étages, qui sont au-dessus de l’eau, convergent vers l’unique coudée du sommet, symbole de la divinité au sein de laquelle nous devons nous réunir. »

Dans l’exégèse biblique, l’être chrétien est un état spirituel à construire. Cette rhétorique architecturale, donc visuelle, a pour soubassement la foi et définit, de fait, tout habitat ne reposant pas sur ce fondement comme corps immonde. Toujours dans une perspective typologique constructive, saint Ambroise « avait vu décrite dans la construction de l’arche, “la figure du corps humain” […], et c’est dans l’arche d’alliance qu’il avait reconnu la figure de l’âme sainte » (de Lubac, 1993, t. 4, p. 42).

Ainsi l’âme chrétienne est-elle ce coffre contenant de l’alliance à Dieu. Cette alliance, ou foi, désigne le secret caché dans l’arche de David ainsi que dans celle de Noé, ou encore dans la barque de Pierre, dans la baleine de Jonas et dans la nef d’une église. Elle constitue le principe fondamental de la spiritualité chrétienne, principe présenté chez Jean : et Verbum caro factum est (Jean 1, 14) car : in principio erat Verbum et Verbum erat apud Deum et Deus erat Verbum (Jean 1, 1). Selon le mystère de l’Incarnation, la parole de Dieu se fait chair. Cette âme chrétienne qui s’édifie à l’écoute des paroles divines jusqu’à accueillir Dieu est reconnu comme le corps sacré, à l’image du corps du Christ « maison dans laquelle habite la plénitude de la divinité » (de Lubac, 1993, t. 4, p. 45).

Outil du symbolisme typologique, la figure de proue participe d’un procédé de démonstration et d’explication de la vérité divine, sur un double niveau : elle permet à l’enlumineur de dévoiler la Nouvelle Loi, celle du Nouveau Testament, tout en caractérisant la nature spirituelle du sujet représenté.

Les scènes de navigation issues des bestiaires participent à la multiplication de ce mystère. La scène du bestiaire de Guillaume le Clerc est calme, malgré la présence du monstre marin auprès duquel le navire est amarré. Il s’agit d’une référence à un épisode de la navigation de saint Brandan : les moines, insouciants, sont installés sur l’île (le dos du monstre) tandis que le saint, à qui Dieu a révélé la véritable nature de l’île, est resté à dormir sur le bateau. Ce dernier est donc le vaisseau de la révélation divine, et est intentionnellement dissocié du motif des moines novices installés sur le monstre marin. L’image met en scène deux aspects de la vie spirituelle chrétienne : les novices qui n’ont pas encore bâti leur foi, et le saint qui a accueilli Dieu en lui, c’est-à-dire qui a reçu les Paroles de vérité.

Les figures de proue des folios du Harley 4751 sont quant à elles identiques, et représentées dans un contexte similaire. Il s’agit de deux têtes à long museau et oreilles dressées, au regard orienté vers le haut, comme scrutant le ciel. Dans la première image, un groupe d’hommes, comme pour l’épisode de saint Brandan, a amarré leur embarcation sur le dos d’un gros poisson. Dans la deuxième, une sirène est en train de couler une barque. Dans les deux cas, ce sont les monstres marins qui prévalent. La sirène tient très clairement l’embarcation par l’encolure d’une main, et de l’autre affiche un poisson sous le regard des marins, rappelant la notion de sacrifice portée par le Christ et, par là même, offrant à ses victimes, la voie salvatrice : accueillir Dieu. Le monstre tient donc le destin des marins en main et, de fait, leur apporte la révélation. Un des deux personnages est, d’ailleurs, en position d’accueil : les bras et visage levés au ciel, tandis que son compagnon est replié sur lui‑même et tente de ramer et fuir.

Cette rhétorique de la révélation, c’est-à-dire de la parole faite chair, s’applique également aux représentations de type historique. Si, dans un premier temps, la présence des figures sur les navires de la Tapisserie de Bayeux semble indicatrice d’une hiérarchie politique entre les embarcations, le discours de la volonté divine ne fait également aucun doute, grâce à la multiplication des forteresses et des rochers qui, à l’image de ceux du Psautier d’Utrecht par exemple, se font métaphore du divin. Dans cette perspective, et bien que la plupart soient fantastiques et de même apparence que celles déjà présentées, la figure de proue du navire central de la section 40 (qui voit la flotte normande se diriger vers l’Angleterre) arbore une tête couronnée avec postiche, figurant ainsi la volonté révélée de Dieu : Guillaume de Normandie va devenir roi d’Angleterre. Si ces figures de proue sont des faits historiques, alors la symbolique visuelle est également à rapporter sur le plan de l’architecture nautique, impliquant un discours du commanditaire lui‑même.

C’est cette volonté divine qui semble également s’appliquer sur l’image du MS. 157 dont la page 383 représente Henri Ier de Normandie quittant Barfleur dans un bateau avec le vent en poupe, et une proue arborant une tête de volatile stylisée, au bec ouvert et crochu, une encolure et une barbichette (un griffon ?). Il s’agit là de l’expression d’une épreuve divine, puisqu’au même moment la Blanche‑Nef, qui suivait le navire du roi avec les fils de ce dernier et cent-quarante hauts barons à son bord, fait naufrage. Au centre, le personnage du roi lève les mains et le regard au ciel, signifiant son rapport à Dieu. Si le roi échappe au naufrage, il vient en effet de remettre la vie de ses fils entre les mains divines, répétant ainsi le geste du sacrifice filial.

***

La présence de la figure de proue s’inscrit donc dans une rhétorique du bateau comme image du vaissel d’élection, c’est-à-dire comme image du corps qui, selon la perspective chrétienne, doit se faire réceptacle de la parole de Dieu. Issue de sources commanditées dans des cadres officiels de transmission des textes sacrés (Évangiles, Genèse, Psaumes), historiques (Guillaume le Conquérant et Henri Ier de Normandie) et scientifiques (bestiaires, astronomie grecque), l’iconicité de cette rhétorique participe du symbolisme typologique, dans sa volonté de rassembler et interpréter les sujets antiques sur la base de sa propre perception. Cette collecte de données culturelles engendre la multiplication isomorphique des motifs signifiants, multiplication — essence même du mécanisme spirituel et cognitif chrétien — qui définit, par sa dynamique de mise en abîme, la nature de la barque.

Ces figures, tels les masques identitaires que pouvaient revêtir les dieux païens, caractérisent la volonté ambivalente de Dieu, permettant ainsi d’intégrer en une même entité une multitude de phénomènes, justifiant par là même de sa nature universelle et omnisciente. À l’image du navire de Guillaume de Normandie faisant route vers l’Angleterre, la présence d’une figure à l’avant d’une embarcation chrétienne préfigure une revelatio.

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Notes

1 Strophe citée par F.‑X. Dillman (2007, p. 386), en islandais : knerrir kómu austan, / kapps of lystir, / megínǫndum hǫfum / ok grǫfnum tinglum, d’après Heimskringla, I, éd. Bjarni A∂albjarnarson, Reykjavik (Íslenzk fornrit, XXVI), 1941, p. 116. Retour au texte

2 Contrat d'affrètement entre les envoyés de saint Louis et la commune de Gênes, 1246 : « Et doit avoir cele nave un arbre de Proe qui sera lons III goues et gros XIII paumes, affaitié », dans Jal, p. 1226, voir proe. Retour au texte

3 « Anchora de Prora jacitur, stant littora pupes » dans l’Énéide de Virgile (liv. II, v. 277), cité par Jal, p. 1239, voir prora. Retour au texte

4 Jal parle également de nez pour désigner l’avant. Retour au texte

5 « Si quis mortuum aut in petra, quae Vasa ex usu sarcophagi, super alium miserit, etc. » (Lex Salica tit. 17, par. 3) Retour au texte

6 « Hoc feudum, Domine Rex, a le requiro, et Vas, quod candiva navis appellatur, merito ad regulem famulatum optime instructam habeo. » (Orderic Vital, livre XII, p. 868) Retour au texte

7 Depuis 1660 mais déjà au xiiie siècle sous la forme vas d’eleccion, emprunt aux Épitres de saint Paul désignant le corps humain comme contenant de la grâce divine (Dictionnaire historique de la langue française, 2006, t. III, p. 4003). Retour au texte

8 Toutes les images sont disponibles dans la base de données Navis II sur : <www2.rgzm.de/navis2/home/frames.htm>. Retour au texte

9 Consultable via le catalogue numérique de la bibliothèque d’Oxford sur : <http://image.ox.ac.uk/>. Retour au texte

10 Consultable sur le catalogue en ligne de la BNF : <http://gallica.bnf.fr/>. Retour au texte

11 Également consultable sur son catalogue numérique : <www.bl.uk/>. Retour au texte

12 Il s’agit d’un bronze votif de 47 cm de haut, daté des ier-iiie siècles et conservé au musée archéologique de la ville de Dijon. Retour au texte

13 Le bouc, symbole de lubricité, associé par les Anciens au dieu Pan, aux Satyres, « a pris une signification christologique en tant que bouc émissaire lâché dans le désert après avoir été chargé de toutes les iniquités d’Israël » (Réau, 1974, t. 1, p. 87). Retour au texte

14 Les Phénomènes d’Aratus de Soles et de Germanicus César, avec les Scholies de Théon, les Catastérismes d’Ératosthène, et la sphère de Léontius, Paris, abbé Halma (éd.), 1821. Retour au texte

15 Dans cette perspective, la nudité caractéristique des démons pourrait également se lire dans l’aspect lisse et découvert de la coque comme corps. Retour au texte

16 Isaïe (27, 1) décrit Léviathan « le serpent fuyard » et « le serpent tortueux ». Retour au texte

17 Sur l’ivoire au nom d’Adalbéron, notice dans : Le Chemin des reliques. Témoignages précieux et ordinaires de la vie religieuse à Metz au Moyen Âge, Metz, Musées de la Cour d’or, Éditions Serpenoise, 2000, p. 56‑58. Retour au texte

18 On la retrouve également dans la partie inférieure arrière, proche du cou, de la sphère céleste que porte l’Atlas Farnèse, sculpture, copie hellénistique, du iisiècle romain, conservée au musée d’archéologie de Naples ; ainsi que sur le globe du Mainz, conservé au Römisch-Germanischen Zentralmuseum, également daté de l’époque romaine. Retour au texte

19 Évangile de Matthieu (12) : « De même que Jonas fut dans le ventre du monstre trois jours et trois nuits, ainsi le Fils de l'Homme sera dans les entrailles de la terre trois jours et trois nuits. » Ou encore, dans les termes de saint Augustin : « Comme Jonas passa du navire dans le ventre de la baleine, le Christ passa du bois de la croix dans le tombeau. » Retour au texte

20 Les livres apocryphes dits Quatrième Esdras ou Apocalypse d’Esdras (6, 47‑49) et Apocalypse de Baruch (29, 4) classent le Léviathan parmi les monstres aquatiques créés au cinquième jour (Gerard, 1989, p. 776). Retour au texte

21 Cædmon (viiie siècle) nomme l’arche par « une profusion de noms poétiques, la maison flottante, la plus grande des chambres flottantes, ma forteresse de bois, le toit mouvant, la caverne, le grand coffre de mer…) » (de Lubac, 1993, t. 4, p. 42, note 7). Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Barbara Auger, « Les figures de proue zoomorphes dans l’iconographie médiévale chrétienne : rhétorique de l’Incarnation », IRIS, 34 | 2013, 147-162.

Référence électronique

Barbara Auger, « Les figures de proue zoomorphes dans l’iconographie médiévale chrétienne : rhétorique de l’Incarnation », IRIS [En ligne], 34 | 2013, mis en ligne le 31 janvier 2021, consulté le 03 mai 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=1944

Auteur

Barbara Auger

Université Grenoble Alpes, CRI, F-38040 Grenoble
Prix Étienne Taillemite 2013

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