Navigation – Plan du site

AccueilNuméros1Lectures et discussionsEntretien avec Ali Ben Makhlouf

Résumé

Ali Benmakhlouf est actuellement maître de conférences à l’Université de Paris-X Nanterre. Spécialiste de logique et des œuvres de Frege, Russel et Whitehead, il est par ailleurs depuis dix ans la cheville ouvrière de la convention passée entre la Fondation du Roi Abdul Aziz pour les études islamiques et les sciences humaines (Casablanca) et le Collège international de Philosophie (Paris).

Cinq volumes, publiés par les éditions Le Fennec en français et en arabe, témoignent de cet échange : La Raison et la question des limites (1997), Routes et déroutes de l’universel (1998), Le voyage des théories (2000), Tout est-il relatif ? (2001) et Droit et participation politique (2002)1. L’entretien qu’il a accordé à Asterion met en évidence les enjeux d’un tel travail commun pour la philosophie et sa pratique.

Haut de page

Texte intégral

1Asterion : Comment est née cette série de volumes ?

2Ali Benmakhlouf : Elle est née grâce à la coopération entre la Fondation du roi Abdul Aziz pour les études islamiques et les sciences humaines et le Collège international de philosophie - deux institutions jeunes, qui ont vu le jour la même année, en 1983. En 1993, nous avons organisé un colloque sur « La raison et la question des limites ». Nous avons voulu créer, à partir de lui, une convention, faire en sorte que ce colloque soit le début de quelque chose, qui prendrait la forme de journées euro-arabes. Des praticiens de la philosophie d’Europe viendraient rencontrer des praticiens de la philosophie du monde arabe. C’est ainsi que l’expérience a démarré. En 1993, nous avons pu voir se dégager certaines orientations à partir des questions abordées dans le colloque : la genèse de la raison, ses arrière-plans, l’imaginaire de type spinoziste ou lacanien par exemple, ou encore les mythes ; la raison dans son histoire et dans l’histoire en général ; les règles et les normes de la raison ; raison et politique, raison et science. Nous étions très nombreux - il y avait plus de 20 participants venus de Tunisie, d’Algérie, du Maroc, de Jordanie, de France, du Liban. Il est apparu à la fin de ce colloque que l’expérience était intéressante et qu’il fallait à nouveau la tenter, pour confronter des pratiques de la philosophie, différentes selon le lieu où on l’exerce. Nous nous sommes notamment rendu compte que la confiance pleine et absolue dans la raison est bien plus du côté des praticiens du sud que des praticiens du nord. Il y a un parti pris pour la raison chez les philosophes arabes, alors qu’en Occident, il s’agit beaucoup plus de comprendre la raison dans sa genèse, ce qu’elle laisse de côté, ce qui lui revient, ce avec quoi elle se débat, etc.

3Asterion : Que signifient-elles pour vous, ces expressions de praticien de la philosophie et de pratique de la philosophie ?

4Ali Benmakhlouf : Tout au long de cette convention, il est apparu qu’en Occident, pratiquer la philosophie a le plus souvent une forme académique. Au Maroc il y a eu une carence terrible au niveau des sciences humaines, parce que les institutions politiques ont favorisé la création de départements d’études islamiques, sans créer de département de philosophie. De ce point de vue, il y a beaucoup à faire et beaucoup à reprendre : vingt ans après, on se rend compte qu’il y a une véritable indigence. Seules les universités de Fez, de Rabat et de Marrakech accueillent des départements de philosophie. Ces départements sont en lutte. Ils luttent d’abord pour revendiquer qu’ils font de la philosophie, et non de la psychologie, de la sociologie, ou des études islamiques. Ce que les praticiens de la philosophie font donc entendre au Maroc, c’est d’abord le droit à la référence philosophique. Ce droit a été tellement menacé institutionnellement, qu’il faut d’abord commencer par légitimer la pratique de la philosophie, alors même qu’aujourd’hui les choses vont mieux. En Europe, la question ne se pose pas d’emblée comme cela. Même si la question de la justification de la pratique philosophique demeure à l’arrière-plan, on n’éprouve pas le besoin de la thématiser.

5Asterion : Quelles sont les modalités de cet échange ? Entre ces pratiques de la philosophie, quels ont été les ponts ?

6Ali Benmakhlouf: C’est une question qui s’est naturellement posée à l’issue de ce premier colloque. Je me suis demandé pourquoi, en Occident, on pose la question de la genèse de la raison, alors qu’il y a ce parti pris de la raison dans le monde arabe. Le second colloque, « Routes et déroutes de l’universel », découle immédiatement de cette interrogation. Nous avons décidé de reprendre à nouveaux frais cette question de la genèse de la raison, à partir de la catégorie d’universalité. Avec une telle catégorie, nous mettions en chantier une réflexion sur les éléments de la particularité et de la culture, autour de ce qui est entendu et permis dans la langue et dans les pratiques. À ce propos, j’ai fait appel à d’autres disciplines que la philosophie, puisque la philosophie se nourrit toujours d’autre chose qu’elle, afin de mieux comprendre comment elle s’approprie l’universel. Il est apparu qu’il faut rompre avec cette idée que le monde arabo-musulman s’est constitué hors catégories de l’Occident, tout d’abord parce qu’il existe une forme de continuité des pratiques de pensée, fondée sur des contacts géographiques dans le monde oriental entre les cultures chrétienne, juive et pré-islamique. Il faut aussi souligner le fait que la question des ponts conceptuels entre les mondes européen et arabe s’est aussi d’emblée posée aux commentateurs qui se trouvaient à cheval entre les deux univers philosophiques. La tradition du commentaire arabe sur l’Organon aristotélicien en témoigne, qui s’est demandée si les catégories d’Aristote étaient universelles, si le Coran ne devait pas être la seule mesure, pourquoi l’on avait besoin d’un autre Organon.

7Asterion : Aristote est-il un auteur privilégié de ces colloques euro-arabes ?

8Ali Benmakhlouf : Il est vrai qu’Aristote fonctionne bien dans une interrogation sur les aires culturelles, dans la mesure où sa façon de faire est pédagogiquement très transposable. C’est une philosophie qui peut se pratiquer très facilement, au sens où elle n’est pas trop idiosyncrasique. C’est en ce sens qu’Aristote est une figure récurrente dans nos colloques. Il est plus facilement transposable que Platon, parce qu’il propose non une manière de s’exercer à philosopher, mais une méthode pour le savoir.

9Asterion : Pour éviter une confusion possible, ou au contraire la confirmer, revenons sur le parti pris de la raison. Est-il analogue au parti pris des Lumières ? Ou s’agit-il d'autre chose ?

10Ali Benmakhlouf : Ce parti pris de la raison ressemble à celui des Lumières, mais il est sans doute plus proche de la pensée du XVIIe siècle, car il s’appuie sur toute une réflexion à propos de la démarcation entre les discours philosophiques et les discours prophétiques. Il promeut la philosophie comme discours pacifié, à l’opposé de la prophétie, porteuse de guerre et de conflit. Il faut aussi rappeler la puissance du paradigme théorétique dans le monde médiéval européen, paradigme qui fonctionne encore beaucoup aujourd’hui dans le monde arabe. En effet, il n’y a pas eu des figures comme Spinoza ou Machiavel, à partir desquelles un tel paradigme peut être discuté. Plus exactement, il y a eu de telles figures, mais elles ne se sont pas traduites dans une tradition de commentaires, elles n’ont pas été portées spécialement par des universités ou des écoles. Le monde arabo-musulman, à partir du XIVe siècle, a subi le temps de la colonisation.

11Asterion : Du second au troisième colloque, qui porte sur « Le voyage des théories », y a-t-il le même lien que du premier au second ?

12Ali Benmakhlouf : « Le voyage des théories » est une expression que j’ai empruntée à Edward Saïd. J’ai voulu aborder plus directement, dans ce colloque, la question du culturalisme et m’interroger sur la manière dont les théories voyagent. J’avais gardé l’idée, présente dans les chroniques arabes, d’une dette méthodologique et matérielle à l’égard des chroniques pré-islamiques. Qu’est-ce qui voyage d’une théorie, qu’est-ce qui est perdu ? En quelque sorte, c’est un colloque sur la transposition culturelle. Il avait été par exemple question de la manière dont Aristote avait été travaillé de manière ambiguë par Luther : rejeté dans toute son orientation thomiste, mais repris dans son orientation éthique. Comme dans le second colloque, j’avais fait appel à des non-philosophes pour nourrir la réflexion philosophique. Nous nous sommes par exemple intéressés au voyage de la psychanalyse : dans les années 1950, René Laforgue a cherché à introduire la psychanalyse au Maroc. Il a eu maille à partir avec toutes les traditions populaires de superstition. Quel pouvait être le destin de la psychanalyse avec tout cet arrière-plan de superstitions et de croyances populaires, dans un pays où peu de gens sont alphabétisés ? En 2002, la première association de psychanalyse marocaine a vu le jour !

13Asterion : « Tout est-il relatif ? », le quatrième Colloque a-t-il aussi son origine dans le premier colloque sur la raison et ses limites ?

14Ali Benmakhlouf : Il poursuit le colloque « Routes et déroutes de l’universel » dans le cadre d’une interrogation sur la culture, la commensurabilité entre les cultures. Nous avons tenté de transposer ce qu’a fait Thomas Kuhn pour l’histoire des sciences aux cultures, afin de comprendre ce qui voyage et ce qui est sans commune mesure. Il s’agissait bien sûr aussi de s’interroger sur un idiome de la langue, et plus encore, de comprendre comment combattre le relativisme, qui a cru avoir ses lettres de noblesse, par exemple à travers le pragmatisme de Rorty, pour qui chaque culture fait ce qu’elle fait et se trouve justifiée de le faire. Y a-t-il des relativismes acceptables ? Tel était notre question directrice. Nous avons cherché à définir les valeurs d’usage d’un relatif non relativiste, permettant un exercice partagé du jugement d’interprétation en dehors de toute position d’un référentiel exclusif dominant.

15Asterion : Le dernier volume Droit et participation politique marque un tournant politique très net dans la série des ouvrages publiés dans le cadre de la convention entre le Collège international de Philosophie et la Fondation du Roi Abdul Aziz. Comment expliquez-vous cette évolution?

16Ali Benmakhlouf : J’ai pensé que je ne pouvais pas continuer à organiser ces échanges entre deux aires culturelles sans prendre à bras le corps à un moment ou à un autre la question politique. Cela répondait aussi à une forte demande de la part de la Fondation du roi Abdul Aziz. Droit et participation politique réunit les contributions de deux colloques destinés à prendre tout d’abord la mesure de la question institutionnelle. Celle-ci prend toute sa pertinence dans des situations de non droit. Le monde arabe connaît, et c’est une lapalissade de le dire, un moment de transition abrupte très difficile. L’expérience coloniale n’est pas reconnue en tant que telle. Il y a un déni de cette période coloniale, parce qu’on pense que parler d’expérience historique à propos du colonialisme, c’est trahir la nation qui s’est libérée du pouvoir colonial. Or, c’est une expérience de l’histoire, c’est une partie de la vie de nombreuses personnes. Ce déni s’est accompagné de tous les échecs d’une politique nationaliste, qui a débouché sur de nombreuses situations de non-droit. La demande de justice est extrêmement forte aujourd’hui ; le sentiment d’humiliation, plus qu’un sentiment d’exclusion, a été croissant et maintenant il est presque infini. Nous nous sommes demandé ce que peut produire l’interrogation philosophique dans un tel contexte, très chargé émotionnellement, et porteur de nombreux préjugés, de pensées en débris, des fausses pistes, de méconnaissances. C’est à ce propos que la thématique « Dire le droit » s’est imposée ; elle a permis de s’interroger sur l’aspect performatif du droit. Corrélativement, dans le colloque « La participation politique », nous avons travaillé sur les modalités de la participation dans les situations de non-droit.

17En évoquant des figures comme Aristote, Machiavel, mais aussi des problématiques comme celle du communautarisme, en réfléchissant à partir d’enquêtes sociologiques sur la femme comme éternel mineur du jeu politique, nous avons donné à nos rencontres un souffle distinct des rencontres précédentes. Il s’est prolongé dans notre dernier colloque sur « Le sens de la justice » (Actes à paraître en 2004), où nous nous sommes interrogés à la fois sur des problématiques très présentes dans la réflexion islamique – par exemple, à propos de l’interprétation du verset coranique « Dieu vous ordonne la justice et la bienfaisance » - et sur le retour du thème de la justice dans la philosophie contemporaine. Nous avons fait nôtre cette idée de Ralws pour qui la véritable question, avant d’être celle du droit, est celle de la justice. Ce dernier colloque s’est tenu dans l’université de Marrakech, face à deux ou trois cent personnes. Ce n’est pas anodin. Aujourd’hui, l’université est investie par un seul discours, le discours islamiste. Certes, les étudiants font leur tri. Mais demeure le problème du monopole du discours : les islamistes tiennent un discours sans contrepoids. L’urgence aujourd’hui, à mes yeux, dans le cadre de ces échanges euro-arabes, est de rendre disponibles et accessibles d’autres référentiels.

18Propos recueillis par Marie Gaille-Nikodimov

Haut de page

Notes

1 Ces publications sont disponibles chez Vrin, 6, place de La Sorbonne, 75005 Paris, ainsi qu'à l'Institut du monde arabe, 1, rue des Fossés Saint Bernard, 75005 Paris.
Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

« Entretien avec Ali Ben Makhlouf »Astérion [En ligne], 1 | 2003, mis en ligne le 04 avril 2005, consulté le 19 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/asterion/19 ; DOI : https://doi.org/10.4000/asterion.19

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search