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La réconciliation de la foi et de la raison était-elle possible pour les aristotéliciens radicaux?

Published online by Cambridge University Press:  05 May 2010

Bernardo Carlos Bazán
Affiliation:
Université d'Ottawa

Extract

Que la théorie de la « double vérité » n'a jamais été soutenue par les aristotéliciens radicaux du moyen âge est une certitude déjà acquise par les historiens. Le terme même d' « averroïstes » par lequel on les identifiait a été sérieusement mis en cause. Pourtant, il est évident que les maîtres és arts de Paris, dans la deuxième moitié du XIIIe siécle, ont éprouvé des difficultés considérables à mettre en harmonie les vérités de foi et les conclusions du raisonnement philosophique. Comment se posait ce conflit et quelle voie de réconciliation ont-ils cherchée ? Deux ouvrages récents nous donnent l'occasion de reprendre ce problème qui a fait déjà couler beaucoup d'encre dans l'historiographie du XXe siècle. Il s'agit de la monographie monumentale de M. Van Steenberghen sur Siger de Brabant et l'étude fondamentale de M.R. Hissette sur la condamnation de 1277.

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Articles
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Copyright © Canadian Philosophical Association 1980

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References

Notes

1 Steenberghen, F. Van, Maître Siger de Brabant (Philosophes médiévaux, XXI). Louvain-Paris, 1977Google Scholar; Hisette, R., Enquête sur les 219 articles condamnés à Paris le 7 mars 1277 (Philosophes médiévaux, XXII). Louvain-Paris, 1977.Google Scholar

2 Les quatre présupposés sont ce qu'on peut appeler l'ordre de l'acquis par les travaux des historiens. La thèse de la double vérité fut dénoncée comme inexacte par M. Gilson déjà en 1921. C'est M. Gilson aussi qui insista sur l'adhésion de Siger à la foi, ayant été suivi par la plupart des historiens. On pourra consulter l'étude de M. Van Steenberghen citée cidessus pour une mise au jour de l'état de la question (voir pp. 222–257). Pour la spécificité du travail philosophique, le texte le plus connu est De an. int. p. 84, 47–48; la vérité est le but final de la philosophic : « philosophus intendit finaliter cognitionem veritatis » (Q. morales, 4, p. 102, 13–14) cf. De an. int., p. 87, 26–29; Q. in Metaph. p. 31, 52 (GRAIFF). Pour l'intervention de Dieu il faut tenir compte que « Deus non potest contradictoria et opposita simul » (De an. int., p. 103, 49–50).

3 « Haec autem dicimus opinionem Philosophi recitando, non ea asserendo tamquam vera » (De aet. p. 132, 85–86) cf. ibid., p. 115, 42; 116, 36; 117, 43; 118, 10–11; 119, 30; p. 131, 70; Imposs, p. 73, 74–75; De nec. p. 19, 18–29; p. 20, 32; Q. in Metaph., p. 47, 8–10; De an. int., p. 70, 13–15; p. 83, 44–48; p. 88, 50–53; p. 99, 81–83; p. 101, 4–10. Sur la base de ces textes M. Hisette a montré de façon systématique que la plupart des propositions condamnées en 1277 ne touchent pas la pensée personnelle de Siger, bien qu'on puisse les trouver dans les écrits de Siger.

4 De aet., p. 132, 85–86 (éd. Bazán)

5 De aet., p. 136, 80 (éd. Bazán). L'authenticité de ces lignes fut mise en question par M. Van Steenberghen (Maître Siger … pp. 90–91). J' ai accepté ses observations dans mon compte rendu de l'ouvrage (Dialogue, no. 4, 1979). Ce problème de critique littéraire ne modifie pas le fond de la question: l'éternité du monde n'est pas pour Siger une conclusion nécessaire de la philosophie.

6 Q. in Metaph., III, 16, p. 144, 23–24 (éd. GRAIFF); cf. III, 19, p. 154, 15–18. M. Hisette a très bien mis en relief l'attitude Siger face aux arguments d'Aristote : « il n'est pas démontré qu'une cause suffisantes produit nécessairement son effet » (Enquête …, 1977, p. 53). Dans la version du ms. Cambridge, Peterhouse 152 on peut lire : « necessitatem non videtur habere, etsi probabilis sit » (p. 80, 10–15, éd. DUIN).

7 Q. De causis, q. 12, pp. 66–67 (ed. MARLASCA). Même s'il ne possède pas d'arguments rationnels pour prouver la vérité de foi, Siger pense pouvoir « détruire » les arguments philosophiques contraires en montrant leur inadéquation étant donné que creatio non est mutatio et que Dieu est un agent libre (agens per voluntatem).

8 De an, int., VII, p. 101, 9–12 : Tamen aliqui philosophi contrarium senserunt, et per viam philosophiae contrarium videtur. Le dernier mot est normalement utilisé pour introduire les objections dans la structure de la quaestio. En réalité le ch. VII a une telle structure: les objections vont de la p. 101 à la p. 106; le sed contra commence à la p. 107; la solutio est extrêmement brève car elle ne fait qu'avouer le doute philosophique du maître. Etant incapable de déterminer le problème il est naturel que Siger n'ajoute pas les réponses aux objections.

9 Je ne voudrais pas donner l'impression de vouloir minimiser la crise intellectuelle de Siger. II a traversé une crise, et très grave. Mais ce qu'il m'intéres se de souligner c'est la dimension proprement philosophique de cette crise. Ainsi, dans le De anima intellectiva, il est soumis dans le doute par le conflit qui oppose, d'une part, des principes théoriques d'origine aristotélicienne (parmi lesquels le plus important est celui-ci: nulla forma separata potest multiplicari) et, d'autre part, des faits d'expérience (le fait que chaque homme possède un savoir qui lui est propre), qu'il ne peut pas justifier à partir d'une explication théorique d'ensemble. Or, le but de la théorie c'est de rendre raison de l'expérience. L'explication thomiste, qui fait de l'âme intellective la forme substantielle du corps lui semble inacceptable et presque materialiste (cf. chapitre III de De anima intellectiva). D'où sa décision de maintenir la thèse qui était courante dans la tradition pré-thomiste, à savoir, que l'âme est une substance spirituelle ayant un être propre et séparé du corps. L'inconvénient d'une telle thèse, dans le cadre épuré de la philosophie aristotélicienne, est qu'elle rend difficilement explicable la multiplication numérique au sein d'une même espèce (inconvénient passé inaperçu aux pré-thomistes étant donné leur imparfaite compréhension des exigences formelles du système aristotélicien). Or, c'est seulement dans l'hypothèse de la multiplicité que l'on peut rendre compte du fait d'expérience: hic homo intelligit (clef de voûte de l'argumentation de Thomas). C'est cette opposition entre principes et faits, cet échec de la théorie, qui provoque le désarroi de Siger et son doute philosophique. L'existence d'auctoritates en faveur de la multiplication des âmes intellectives est un motif supplémentaire de doute que nous ne considérons pas comme le plus décisif: cf. l'attitude de Siger face aux arguments d'autorité au plan philosophique dans Q. in Metaph. pp. 260–261, 1. 18–31; p. 79, 1. 68–71; p. 28–29, 1. 88–93 (textes cités par R. HISSETTE, Enquête …, p. 22–23; M. Hissette signale aussi unautre exemple d'opposition doctrinale entre philosophes dans les écrits de Siger; cf. op.cit., p. 116). En bon aristotélicien Siger ne pouvait pas trancher le conflit existant entre théorie et expérience en faveur de la première. Si la théorie ne peut pas rendre raison de l'expérience, elle doit être retravaillée. C'est ainsi qu'Aristote ne put se contenter des théories parménidiennes ou platoniciennes sur l'être et le mouvement, en dépit de leur force et de leur rigueur logiques, et dut élaborer sa doctrine hylémorphique à partir d'un point de départ nouveau. Et c'est pour la même raison aussi que Siger dut soumettre à critique les principes théoriques qui l'empêchaient de trouver une solution satisfaisante du problème de la multiplication des âmes intellectives. Je tiens à souligner que le dynamisme de cette démarche rationnelle ne s'inspire pas seulement d'une opposition foi-raison, mais surtout d'une opposition théorie-expérience et d'un conflit doctrinaire entre philosophes. Cela constitue un des traits caractéristiques de la pensée de Siger et la garantie de la nature proprement philosophique de son évolution. C'est seulement à la fin de sa carrière qu'il s'apercevra que la solution du conflit ne pouvait se trouver que dans un élargissement du cadre métaphysique où il le posait. Dans les Q. super librum De causis il fait intervenir les principes d'une métaphysique créationniste qui lui permettent de s'approcher de la notion thomiste de forme substantielle subsistante (cf. q. 26, p. 106, 1. 115–122; p. 107, 1. 158–165, et q. 27).

10 II s'agit de l'opinion du philosophe (p. 99, 81–83), ou de ce qui semble vrai aux yeux du philosophe (hoc sensisse Philosophum, p. 88, 50–53; Philosophus senserit aliter quam veritas, p. 83, 43). C'est précisément parce qu'une opinion n'est pas nécessaire que l'on peut la « réciter » sans s'engager avec elle : « Haec autem dicimus opinionem Philosophi recitando, non ea asserendo tamquam vera » (De aet., p. 132, 85–86). On ne voit pas comment un dialecticien éprouvé comme Siger pourrait présenter un syllogisme scientifique sans accepter la conclusion (non eam asserendo). L'attitude n'est possible que dans l'hypothèse d'une opinion. Cf. De an. int., p. 70, 13–15 : « non aliquid ex nobis asserentes».

11 Q. De causis, p. 27, p. 115, 250. Cf. Q. in Metaph. III, 18, p. 153, 17–18 et 26–27; P. 137(95)–(5) de l'eéition GRAIFF, et pp. 76–77, 91–5 de la version du ms. de Cambridge dans l'édition DUIN. Dans tous ces passages Siger n'hésite pas à dire qu'Aristote a commis une petitio principii dans son argumentation en faveur de l'éternité du monde. M. Hisette n'a pas souligné cet aspect dans sa défense de l'orthodoxie de Siger; Cf. Enquête … p. 80. Cf.aussi, Q. in Met. p. 140, (23)–(26), ed. GRAIFF.

12 Q. in Metaph., III, 16, p. 144 (ed. GRAIFF).

13 Ibid., p. 156, 54–57; « Licet tune causa habeat unde sit causa ab aeterno, mirabile est quod effectus non sit ab aeterno, non tamen impossibile. Unde considerandum est quod homo de separates errat faciliter et ideo decipitur », Cf. p. 155, 23–38 où Siger prouve par trois raisons que l'intellect humain est inadéquat pour comprendre l'agir de Dieu. Dans le De an. intell., les philosophes sont qualifiés d'inexperti pour ce qui concerne le statut des âmes séparées (p. 99, lin. 96). Sur l'influence d'Albert, cf. VAN STEENBERGHEN, Maître Siger … p. 239, n. 37.

14 De an, intell., VI, p. 100, 104–106. Siger, a-t-il une conception naturaliste de la prophétie ?Le texte cité a donné lieu à une discussion très intéressante engageant MM. Salman, Gauthier et Van Steenberghen. Nous hésitons à prendre position dans ce débat, mais nous espérons revenir ailleurs sur le problème. Pour un état de la question, cf. F. STEENBERGHEN,Maitre Siger …, p. 239, n. 18, et Gauthier, R., Trois commentaires averroistes…AHDLMA, 16 (1948), p. 287, n. 1.Google Scholar

15 Cf. Q. in Metaph. II, p. 29, 88–94. Cf. aussi p. 139, 40–41.

16 Cf. F. VAN STEENBERGHEN, op. cit., p. 234, no. 9. Comme il nous l'afait remarquer, le motif de son hésitation est très légitime: pour maintenir possint impediri, il faut supposerque le texte de la reportation de Munich est inexact.

17 Cf. l'édition DUIN, p. 80, 10. (fait déjà signalé par M. Van Steenberghen).

18 Q. in Metaph., p. 155, 32–33 : « cum Primum sit super alia, modus suus agendi est superalios modos agendi». Cf. Q. in tertium, p. 7, 74–75.

19 Q. in Metaph., p. 156, 57; cf. supra n. 13.

20 R. HISETTE, Enquete … p. 122, n. 9.

21 Q. in Phys.p. 181, 58–66. En ceci Siger s'accorde avec Saint-Thomas qui avait déjà montré que la thèse aristotélicienne n'est pas contraire à la foi étant donné la portée limitée d'unetelle doctrine. Cf. In VIII Phys., lect. 2, n. 4.

22 E. GILSON, Boèce de Dacie … (1956), p. 90–91.

23 F. VAN STEENBERGHEN, op. cit., p. 248.

24 Thomas dit en effet: « cum autem de necessitate concludi non possit nisi verum necessarium…» etc. (p. 79, ed. KEELER). Nous avons vu qu'après 1270 Siger n'accorde plus valeur de nécessité aux propositions rationnelles qui contredisent la foi. Nous avons insisté ailleurs (Le dialogue philosophique… 1974) sur le fait que l'on ne doit pas prendre Siger comme le seul interlocuteur du De unitate.

25 Si Siger, qui connaît bien les exigences du principe de non-contradiction, évite de déclarer« fausses » des propositions philosophiques opposées à la foi, il n'hésite pas à les qualifier de « contrariae veritati», ce qui revient au même. Ce qui est « désagréable » à Siger (pourreprendre l'expression de M. Van Steenberghen) c'est le fait de ne pas avoir d'arguments philosophiques nécessaires ni pour ni contre les thèses en question. Le problème essentiel à son projet philosophique ne vient pas de l'opposition entre une conclusion nécessaire de la raison et une vérité de la foi, mais de l'opposition entre propositions rationnelles dont aucune ne jouit de nécessité contraignante.

26 Nous laissons de côté l'hypothèse de limiter la portée de la conclusion philosophique, hypothèse qui n'est pas en jeu ici (où il s'agit d'une véritable contradiction entre foi et raison) et que nous tenons pour déjà acquise et établie.

27 C'est pourquoi, et c'est M. Van Steenberghen lui-même qui le signale,«il est parfaitement admissible qu'une proposition soit déclarée vraie et la contradictoire, probable, bien que fausse »(p. 247).

28 E. GILSON, Dante et la philosophie, p. 214(nous soulignons)

29 De anima intellectiva, p. 83–84.

30 Cf. ALBERTUS MAGNUS, In de gen.et cor. I, tr. i, c. 22adt.c. 14 et THOMAS DE AQUINO, S. Theol. I, 76, 5 ad lm; I, q. 46, a. 2; Quodlibet III, 31.

31 Cf. F. VAN STEENBERGHEN, op. cit. pp. 311–315.

32 M. Van Steenberghen (p. 256) affirme que Siger manque de sens critique vis-à-vis d'Aristote et vis-à-vis de contenu authentique de la révélation. Soit pour le premier. Quant à la possibilité de « distinguer les vérités surnaturelles certaines des opinions théologiques discutables »il faut bien dire que le manque de sens critique était très prononcé même chez les théologiens et l'autorité éclésiastique. L'enquête de M. Hissette sur la condemnation de 1277 le prouve de façon irréfutable. Dans ces conditions il est naturel que Siger soit parfois prudent à l'extrême.