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Raymond Ruyer

Comment Ruyer est-il entré dans la « grande voie naturelle de la philosophie » ?

How Did Ruyer Find the “Great Natural Way of Philosophy”?
Benjamin Berger
p. 29-46

Résumés

Chez Ruyer, il y a une rupture flagrante entre le « panmécanisme » des débuts, élaboré dans l’Esquisse d’une philosophie de la structure (1930), et le panpsychisme de la maturité. Nous verrons que son inscription dans le premier lui donna l’occasion d’entrer dans ce qu’il repère comme étant la « grande voie naturelle de la philosophie ». Celle-ci consiste à chercher, en l’homme, la trace du mode d’être commun à l’ensemble des individualités psycho-biologiques. L’appartenance de Ruyer à cette « grande voie » ne s’est jamais démentie, de sorte que l’on peut dire du « panmécanisme » de départ, que Ruyer a rapidement abandonné, qu’il fut fécond au moins d’un point de vue méthodologique.

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Texte intégral

1 Du « panmécanisme » au panpsychisme

  • 1 Notons que Ruyer ne semble pas tout à fait dupe de l’exercice auquel il se livre alors, ainsi qu’en (...)
  • 2 Le problème n’est évidemment que déplacé et devient celui du statut de la science... du naturaliste (...)

1En 1930, dans l’Esquisse d’une philosophie de la structure [Ruyer 1930], Ruyer élabore une ontologie mécaniste aux visées hégémoniques1 : tout doit pouvoir être expliqué en termes de structures mécaniques, y compris l’acte d’expliquer [Ruyer 1930, 211]. Connaître, c’est vivre un certain système de liaisons organiques, être celui qui caractérise notre cerveau et son rapport à l’extériorité. Les liaisons mécaniques grâce auxquelles fonctionne notre cerveau l’incluent dans le régime ontologique commun à l’ensemble des formes comprises dans l’espace-temps. Nos idées sont à notre cerveau ce que les feuilles sont aux arbres [Ruyer 1932-1933, 147]. Pareil rapprochement, s’il évoque la dendrolâtrie de Ruyer [Vax & Wunenberger 1995, 331], illustre d’abord un projet : abolir le partage ontologique de la matière et de l’esprit au profit du monisme mécaniste. C’est dans cette perspective, située aux antipodes de l’idéalisme et de l’humanisme, que Ruyer peut écrire de la science qu’elle est une « sorte de phénomène de “duplication imparfaite du monde”, qu’un naturaliste stellaire comparerait peut-être au mimétisme étrange de certains papillons2 » [Ruyer 1934-1935, 50]. La connaissance n’est pas autre chose que la nature se redoublant dans un langage symbolique, physico-mathématique.

2Le Ruyer du « panmécanisme » des débuts ne nous est pas aussi familier que celui du Néo-finalisme [Ruyer 1952]. Le finalisme, Dieu, les thèmes trans-spatiaux : autant de concepts majeurs des œuvres de la maturité dont le caractère métaphysique tranche avec le cadre théorique des textes de la première moitié des années 1930, où Ruyer nous assure qu’il n’y a de réalités que physiques. Dans les œuvres phares, la distinction du mécanisme et du matérialisme réductionniste – mise en avant dans l’Esquisse [Ruyer 1930, 42-43] – vole en éclats ; œuvres où Ruyer élabore pas à pas son panpsychisme. S’il est arrivé à Ruyer de revendiquer explicitement l’héritage du panpsychisme leibnizien [Ruyer 2013, 123-149], remarquons qu’il a également pris ses distances avec lui [Ruyer 1952, 88]. Aucune contradiction cependant : héritier du panpsychisme, Ruyer l’est incontestablement dès lors qu’il identifie la conscience et la vie – conscience non réflexive, « primaire », absorbée dans un « faire » et non dans un « voir » ou un « connaître ». Tandis que s’il est un hérétique au sein du panpsychisme, c’est parce qu’il condamne l’idée d’une différence de degré entre les consciences. La conscience « primaire », organique, n’est pas plus diffuse, moins compétente, que notre conscience perceptive et réflexive. L’amibe et l’embryon résolvent efficacement les problèmes qu’ils affrontent. Ce point mis à part – le rejet d’une hiérarchie qualitative des consciences – ce n’est pas trahir Ruyer que de le compter parmi les « panpsychistes ».

3Le Ruyer « panpsychiste » n’est pas le négatif photographique du Ruyer « panmécaniste ». Le rejet d’un pluralisme ontologique apparaît comme la ligne de force commune de ces deux modèles a priori antagonistes.

Il y a de grands contrastes dans l’univers, mais pas de disparates, qui en feraient un “multivers”. [Ruyer 2013, 121]

  • 3 L’Esquisse était l’une des deux thèses de Ruyer ; elle fut dirigée par... Léon Brunschvicg.

4De même, Ruyer est toujours resté fidèle à son aversion pour la philosophie « idéaliste » – dont il rejoue, inlassablement, le procès. À cet égard, les pages qu’il consacre à critiquer certaines positions qu’a développées Merleau-Ponty sur la vie [Ruyer 1952, 235-238] et sur la cosmologie scientifique [Ruyer 1966, 111-112] font écho à celles de l’Esquisse dans lesquelles il attaquait sévèrement l’idée brunschvicgienne de « réflexion constitutive3 » [Ruyer 1930, 296-297]. Remarquons que si Quentin Meillassoux s’est fait fort de mettre en exergue une certaine proximité du corrélationnisme et du créationnisme [Meillassoux 2006, 36], Ruyer s’autorisait déjà, un demi-siècle plus tôt, à rapprocher – certes allusivement – la perplexité affichée par Merleau-Ponty devant la cosmologie laplacienne du discours créationniste [Ruyer 1966, 112]. Ruyer n’eut de cesse de récuser les théories philosophiques défendant l’annexion de l’être du réel à la conscience du sujet le visant. Le mode d’être de la réalité ne se constitue pas du fait que je me l’approprie [Ruyer 1931, 85], [Ruyer 1934-1935, 36]. Cette certitude, qui caractérise son « réalisme », ne fut jamais abandonnée par Ruyer.

  • 4 Dans un article, Louis Vax adopta la thèse de l’opposition radicale entre le premier Ruyer et celui (...)

5Notre problème se formule ainsi : pourquoi Ruyer a-t-il abandonné son « panmécanisme » pour adopter un panpsychisme ? Faut-il se contenter de la réponse d’après laquelle Ruyer, échouant à penser la vie au moyen du « panmécanisme », se serait finalement détourné de ce dernier4 ? Nous croyons plutôt que son « panmécanisme » a initié Ruyer à un geste philosophique très spécifique – une méthode – qui n’a pas compté pour rien dans l’élaboration de son panpsychisme – encore que ce geste n’explique pas, à lui seul, l’édification dudit panpsychisme.

2 L’ontologie transitoire (1932-1935)

6S’il n’est pas inexact de lire les Éléments de psycho-biologie [Ruyer 1946] comme l’ouvrage inaugurant les œuvres de la maturité dans le corpus ruyérien, l’on trouve en fait dès la fin des années 1930 une série d’articles où germe le panpsychisme des écrits futurs. On pourrait classer les textes de 1930 à 1940 selon trois périodes : 1o) le « panmécanisme » brut, limité à l’Esquisse et à l’article de 1931 « Le problème de la personnalité et la physique moderne ». 2o) Ce que nous nommons « l’ontologie transitoire », forme de « panmécanisme » bâtard où Ruyer voit de la « subjectivité » partout sans, pour dire les choses brutalement, lui rendre justice nulle part. Cette période court des articles de 1932 jusqu’à ceux de 1935. 3o) L’élaboration du panpsychisme proprement dit. Tous les articles à partir de 1938 témoignent ainsi d’un véritable saut théorique marqué par la prise en compte de l’originalité de la vie et par la reconnaissance du caractère secondaire et dérivé des lois de la mécanique classique.

7Il est déjà possible de surprendre ce saut dans La Conscience et le Corps [Ruyer 1937] où Ruyer s’avance clairement vers un modèle de la causalité organique prenant en défaut les schèmes mécanistes ; néanmoins, il y reprend aussi de nombreux extraits de textes des années 1932-1935, ce qui fait que la rupture à l’endroit de cette période n’y est, à dire vrai, pas tout à fait consommée.

8Les textes de cette période transitoire sont intriguants. Ruyer y conserve le « panmécanisme » dont il est parti dans l’Esquisse en l’intégrant, étrangement, dans ce que l’on peut nommer un « pansubjectivisme » [Vax 1953, 200]. « Pansubjectivisme » que l’on ne peut pas confondre avec le panpsychisme de la maturité. À partir de 1932-1933, Ruyer développe une logique binaire – dont il ne se départira jamais – suivant laquelle c’est de deux choses l’une : ou bien on est idéaliste et on annexe l’être du réel à la conscience du sujet – ce qui revient à rabattre l’être sur la représentation – ou bien on est réaliste et on reconnaît qu’en deçà de l’image perçue se dérobe l’être de ce qui, précisément, apparaît.

  • 5 Que le Ruyer de la maturité ne renierait pas [par exemple Ruyer 1970, 125].
  • 6 En guise de contre-exemple : un mirage, par exemple, n’est pas ontologiquement indépendant du sujet (...)

9Pour Ruyer, qui se dit sur ce point proche du sens commun [Ruyer 1934a], il y a disjonction numérique de l’être et du phénomène [Ruyer 1935a, 76-78]. Le tour de force de Ruyer consiste à raisonner de manière analogique : l’indépendance de l’être de l’objet par rapport au sujet qui s’y rapporte ne peut se concevoir que sur le modèle de ma propre indépendance, autrement dit comme subjectivité. En parcourant les textes de la période 1932-1935 on trouve de nombreuses formules5 d’après lesquelles si l’être de la forme que je perçois ne se réduit pas à son image, à son apparition pour moi, alors il doit nécessairement être doué d’un pour soi, bref, exister sur le modèle de ma subjectivité. Ainsi, Ruyer n’hésite pas à étendre à tout objet dont l’être est indifférent au fait d’être perçu par un sujet6 la qualité de « subjectif ».

  • 7 Mais, d’évidence, si mon intérêt pour l’objet me conduit à le détruire, son « autonomie ontologique (...)

10Dès lors, chez Ruyer, est « subjectif » en un sens ontologique ce qui ne dépend pas de l’activité cognitive d’un sujet. Une idée que j’ai est subjective, ce que n’ignore pas le sens commun. Dans le vocabulaire de Ruyer, un objet est « subjectif » non pas du tout au sens où il serait une simple « représentation » du sujet, mais au sens où, précisément, son mode d’être est autonome et indifférent à l’intérêt que nous pouvons lui porter. C’est parce qu’elles possèdent leur subjectivité propre que les formes existent indépendamment de la manière, pratique ou théorique, dont je peux les appréhender7. Ruyer écrit : « l’expression “existence objective” est un simple non-sens » [Ruyer 1933, 40] ; « logiquement, la notion d’un être qui n’est qu’objet, la notion de chose est parfaitement absurde » [Ruyer 1934b, 573], « existence objective est une expression contradictoire » [Ruyer 1932a, 568]. Et de conclure que « la subjectivité [...] n’est qu’un autre nom pour dire : être » [Ruyer 1934b, 573]. Il ne s’agit pas du tout de dire que les formes perçoivent, sentent ou se saisissent réflexivement, seulement de reconnaître qu’elles s’appartiennent.

11Or, la subjectivité dont il est question est tellement large et indéfinie qu’en la prêtant à toutes les formes qui se découpent dans l’espace-temps, Ruyer ne modifie pas foncièrement le « panmécanisme » de l’Esquisse. Lui-même en convient de façon très explicite :

Nous croyons que l’on peut corriger le matérialisme, le « physicisme », le rendre capable de comprendre la conscience, sans le bouleverser : par un changement de clef radical, mais qui laisse subsister les grandes lignes, les cadres généraux de l’explication physique des choses. [Ruyer 1933, 35]

Il nous reste à montrer qu’en transposant le matérialisme, en retournant l’univers matérialiste, nous nous éloignons beaucoup moins qu’on ne pourrait le croire de sa vision des choses. Le monde des objets auquel il croit n’est qu’une abstraction, mais qui correspond point par point au monde des subjectivités réelles. [Ruyer 1933, 43]

12Le « changement de clef » qu’évoque Ruyer – qui consiste à qualifier chaque forme de « subjective » – est-il seulement verbal ? Il convient en tout cas de se demander s’il possède vraiment quelque chose de « radical ». Ruyer peut bien décréter que toutes les individualités de la nature sont « subjectives », cela ne change pas grand-chose du moment qu’il persiste à dire qu’elles fonctionnent de manière mécanique. C’est parce qu’il ne remet jamais en doute la vérité ontologique du mécanisme au plan de la causalité que son « pansubjectivisme » sonne creux. Ce dernier ne rend pas justice à la singularité des comportements organiques (croissance, reproduction, régulation, invention), lesquels ne retiendront vraiment son attention qu’à partir de la seconde moitié des années 1930.

  • 8 « Ce monde de réalités absolues, en soi, que l’effort métaphysique définit, n’est pas un autre mond (...)

13Le rôle mineur que Ruyer concède à la métaphysique en 1935 [Ruyer 1935a], confirme la faiblesse de cette extension du « subjectif ». En théorisant la « subjectivité » des formes qu’étudie la science, Ruyer souligne en effet que sa métaphysique ne bouleverse pas outre mesure les conclusions de celle-là. Conclusions qui portent sur la question cruciale du mode de causalité des formes (développement, permanence, interaction) et non sur une question d’étiquette abstraite (la forme est-elle douée d’un « pour soi » ?). La métaphysique que Ruyer pratique à cette époque vient seulement « animer » et colorer ce que le prisme physico-mathématique décrit selon lui fidèlement8.

14C’est peu dire que l’extension de la notion de subjectivité sur la période 1932-1935 n’est pas du tout la même que celle de la notion de conscience « primaire » dans les textes de la maturité. La première sert de caution au mécanisme, tandis que la seconde, justement, est intéressante pour autant qu’elle en conteste la pertinence. Pour se convaincre de la vacuité du « pansubjectivisme » de la période transitoire, il n’y a qu’à faire la liste des objets auxquels Ruyer prête une subjectivité faute d’en avoir suffisamment affiné le concept. On voit donc qu’un « caillou » [Ruyer 1933, 48], un « cerveau mort » [Ruyer 1933, 47], un « bloc de marbre » [Ruyer 1933, 40], nos « meubles » [Ruyer 1934b, 573] ou encore un « bâton » [Ruyer 1935b, 343] sont des formes « subjectives », pour la seule raison qu’elles se découpent dans l’espace et perdurent indépendamment du regard que l’on porte sur elles.

15Le Ruyer de la maturité demeure convaincu que le réalisme doit être solidaire d’une ontologie où le psychisme tient lieu d’étalon, mais il ne commet plus l’erreur de la période transitoire. Celle-ci consistait à ne se donner aucun critère dynamique pour étayer l’extension ontologique du « subjectif ». Entre 1932 et 1935, le critère dynamique de la finalité (un agent cherche à se maintenir en vie, à actualiser tel thème vital ou esthétique), fait encore défaut à la philosophie ruyérienne.

16C’est seulement à partir de 1938 que Ruyer règle véritablement ses comptes avec le fantôme du mécanisme qui hante le « pansubjectivisme » de la période 1932-1935. Seule l’interprétation (spéculative) de données puisées dans les sciences lui permet d’en finir avec la surestimation de la valeur ontologique de la conception mécaniste de la causalité. Son intérêt pour la physique quantique [Ruyer 1938b, 117 sqq.] et pour les prouesses dont est capable le vivant dénué de système nerveux central (l’amibe [Ruyer 1938c] ou l’embryon) l’incitent à reconsidérer l’extension, trop lâche, qu’il conférait au concept de subjectivité au cours de la période transitoire. Ne mériteront, dorénavant, d’être qualifiées de « subjectives » que les formes à même de s’auto-entretenir, de se comporter de façon cohérente dans le temps, bref de conserver activement leur identité – et non passivement ou par hasard.

17Comparons deux extraits de textes, l’un de 1933 et l’autre de 1938, afin de mesurer le chemin parcouru par Ruyer en l’espace de ces quelques années. La comparaison est facilitée puisque Ruyer retravaille le même exemple, celui de la différence ontologique entre cerveau mort et vivant (niée dans le premier extrait, reconnue dans le second) :

1. (1933)
Si donc, par exemple, nous coupions ce qui nous apparaît comme les fibres d’association de l’area striata (ruban de Vicq d’Azir, etc.), nous supprimerions en fait la subjectivité de cette zone du cerveau, en tant que champ des images visuelles conscientes. Mais, en tant qu’objet matériel, le cerveau continuerait à posséder la subjectivité ordinaire des autres objets. [Ruyer 1933, 77]

2. (1938)
La structure d’un ensemble d’observables se met, selon toute probabilité, très vite en équilibre avec le mode d’action de la réalité qu’elle manifeste. Nous sommes donc en droit de renverser la proposition et de conclure que toute différence de structure est le symptôme d’une différence de manière d’être dans la réalité inobservable correspondante. Appliquons ce critérium au cas d’un cerveau mort et d’un cerveau vivant. Leur aspect structural est en gros identique. Mais leur comportement révèle une différence. Le cerveau mort fonctionne selon le principe d’analyse, c’est-à-dire comme il fonctionnerait si les molécules qui le composent étaient simplement juxtaposées en amas. Aussi son aspect structural change vite. Le cadavre est comme une empreinte de pas laissée sur le sable, qui n’est plus capable de subsister par elle-même et qui n’a rien à opposer au nivellement du vent ou de l’eau. Le cerveau vivant, au contraire, conserve sa structure. Nous devons donc conclure qu’une différence réelle doit expliquer cette différence de comportement. [Ruyer 1938b, 122]

18C’est parce qu’aucun critère dynamique n’intervient dans l’ontologie transitoire qu’en 1933 le cerveau mort est encore « subjectif » ; a contrario, il appartient au domaine des agrégats en 1938 parce que Ruyer s’est aperçu que la différence entre causalité mécanique et dynamisme organique instaurait une véritable ligne de partage entre les formes.

19Ce n’est pas le lieu de faire ici une typologie des agrégats (l’outil ou la machine ne sont pas le nuage ou le rocher), il nous suffit de préciser que la distinction, centrale dans les œuvres de la maturité, des « formes vraies », authentiquement « subjectives », et des agrégats, n’instaure toutefois aucun dualisme ontologique [Ruyer 1952, 101]. Les agrégats étant eux-mêmes toujours composés de « formes vraies », « subjectives ». Le cerveau mort n’est certes pas « subjectif » en lui-même, mais, comme agrégat, il reste composé d’éléments (cellules, molécules, atomes) doués de « conscience primaire », c’est-à-dire à même de s’auto-organiser suivant des thèmes organiques. Notons bien que ce n’est pas du tout ce que Ruyer défend dans le premier extrait. Car c’est bien comme objet total dont le devenir, la dégradation, poursuit son processus, que le cerveau y conserve la qualité de « subjectif ».

20Il n’est pas inintéressant de relever que, s’il ne s’y est pas attardé, Ruyer a finalement lui-même dénoncé la nullité d’un monisme subjectiviste qui ne prendrait pas ses distances avec la causalité physique telle qu’elle fut élaborée à l’âge classique.

La vraie question n’est pas de savoir si l’on sera matérialiste ou panpsychiste, si l’on admettra comme réalité ultime l’élément matériel ou la monade. Tant que l’on croira que la causalité du type physique ordinaire est la seule que l’on puisse jamais scientifiquement observer, on aura beau déclarer qu’il ne s’agit là que d’un aspect, que la nature des réalités dont la science décrit les relations est spirituelle et non matérielle, on aura fait une théorie philosophique vide parce que pratiquement équivalente à celle qu’elle prétend remplacer. [...] Tout ce que fait le philosophe, c’est de nous assurer que le contenu de ces coffrets est spirituel. [...] À quoi sert ce « contenu » s’il ne change jamais rien à rien ? Si les coffrets restent clos, inutile de se quereller pour une question d’étiquette. [Ruyer 1938b, 115-116]

  • 9 Clifford, Parodi, Russell, Wundt, Fechner, Paulsen et Eddington.

21Néanmoins, il est assez étonnant de voir qu’ici Ruyer ne fait pas référence à son propre parcours intellectuel. Il cite plusieurs philosophes9 dans les deux textes de 1938 où il prend ses distances avec le « pansubjectivisme » [Ruyer 1938a, 528], [Ruyer 1938b, 115], mais, jamais, la critique qu’il leur adresse n’est formulée comme une auto-critique. Pourtant, il suffit d’avoir lu les articles de la période 1932-1935 pour comprendre qu’il parle de lui dans le passage ci-dessus. Il est incontestable qu’il effectua lui-même cette « opération blanche » [Ruyer 1938b, 115] consistant à défendre un « pansubjectivisme » en forme de caution métaphysique du mécanisme le plus orthodoxe.

22À ce stade nous savons : a) que le « pansubjectivisme » de la période 1932-1935 est beaucoup plus près du « panmécanisme » de l’Esquisse que de la philosophie organique qui prend son essor à la fin des années 1930 ; b) que l’émergence d’un modèle panpsychiste conséquent à la fin des années 1930 est liée à l’attention que Ruyer a portée à certaines données scientifiques. Nous savons aussi : c) que le « pansubjectivisme » s’est développé chez Ruyer via un raisonnement analogique pour le moins osé, l’autonomie de l’être se concevant sur le modèle que me fournit ma propre subjectivité.

23Il nous faut maintenant exhumer la condition de possibilité de c), ce qui consistera à montrer ce qui, du « panmécanisme » de départ, légitimait un tel raisonnement analogique. Enfin, il faudra dire aussi que ce type de raisonnement n’a jamais été abandonné par Ruyer qui, s’il n’en fit jamais un objet de réflexion, s’est toutefois constamment appuyé sur lui. Si bien que si l’on s’attache aux seuls résultats de la pensée ruyérienne, alors il faut admettre qu’il y a une rupture évidente entre le « panmécanisme » de départ et le panpsychisme de la maturité, tandis que si l’on se penche sur le mouvement de la pensée, c’est-à-dire sur la méthode employée, alors force est de constater que le « panmécanisme » aura été le lit d’une décision méthodologique centrale dans la période transitoire comme dans celle de la maturité.

24En quoi le « panmécanisme » a-t-il pu favoriser le raisonnement analogique, le transfert de la subjectivité à la totalité des formes découpées dans l’espace ? C’est la lecture d’un texte essentiel du corpus ruyérien qui pourra nous le faire comprendre : « Sur une illusion dans les théories philosophiques de l’étendue » [Ruyer 1932b], repris en grande partie dans La Conscience et le Corps [Ruyer 1937], et dont le thème central (le champ de conscience comme étendue « auto-survolée ») se retrouve ensuite dans toutes les grandes œuvres de Ruyer. Il s’agit, au moyen d’une description introspective du champ visuel, de montrer que percevoir, avoir une sensation extensive, c’est vivre comme surface-sujet.

25Mais comment faut-il s’y prendre pour en remontrer à toute une tradition qui, précisément, s’entend pour distinguer la conscience de l’étendue ? Ruyer nous invite, tout d’abord, à suspendre la « mise en scène de la perception » dans la description de la manière d’être de notre sensation visuelle [Ruyer 1932b, 523]. Pour percevoir correctement un objet, il faut bien que je me tienne à une certaine distance par rapport à lui, ni trop près ni trop loin. Seulement, ce qui vaut pour la perception d’un point de vue pratique ne doit pas être projeté dans le mode d’être de la sensation. Je n’ai pas à me mettre à distance de ma sensation visuelle pour en jouir. De sorte qu’il n’y a qu’un « néant de distance » [Ruyer 1937, 59] entre elle et moi : je la suis constamment – y compris d’ailleurs lorsque je ferme les yeux ainsi que le relève Ruyer, soulignant qu’une « vision noire » n’est pas l’équivalent d’une « vision nulle » [Ruyer 2013, 59]. Le mode d’être de ma conscience déjoue la logique de la géométrie la plus élémentaire. Il faut bien avoir accès à la deuxième dimension pour percevoir la première, à la troisième pour percevoir la deuxième ; pourtant je n’ai pas à être situé dans une dimension supplémentaire pour jouir de ma propre sensation [Ruyer 1937, 58-59], [Ruyer 1952, 108-111]. La sensation m’est donnée sans délai ou, très exactement, elle n’a pas à m’être « donnée » puisque « je » la suis immédiatement même si « je » ne m’y réduis pas. Le « je » n’est pas détaché de sa sensation comme une abeille survolant un champ [Ruyer 1934-1935, 32], bien qu’il puisse, tout en l’éprouvant, essayer de l’analyser (comme un œnologue qui goûte un vin). Ma sensation n’est pas là-bas, dans le monde, hors de mon cerveau, elle est étendue et l’étendue qu’elle est est l’envers subjectif, vécu, d’une partie de mon cortex cérébral. L’étendue de ma sensation n’a pas besoin d’être vue : elle est vue [Ruyer 1966, 77], [Ruyer 2013, 46], c’est-à-dire qu’elle est ontologiquement subjective et non objectivement saisie par « moi » – qui serait un sujet, littéralement, « métaphysique ». Ruyer conclut que « “percevoir l’étendue”, c’est une façon d’être étendu » [Ruyer 1932b, 527].

26Ce qui est intéressant, c’est la conclusion que Ruyer tire de sa découverte d’après laquelle il n’y a pas d’opposition entre conscience et étendue :

Si l’étendue sensible elle-même existe sans être posée comme l’objet d’un sujet, la question ne se pose plus de refuser ce même mode d’existence à l’espace en dehors de nos sensations. [Ruyer 1932b, 526], [voir aussi Ruyer 1933, 39]

27Voir, c’est faire l’expérience de soi en tant que surface-sujet, étendue voyante. Mais comment Ruyer passe-t-il de « ma subjectivité est étendue » à « toute étendue est subjective » ? Qu’est-ce qui lui permet de faire, sans même prendre la peine de s’en expliquer, de l’analyse de la subjectivité percevante un index du mode d’être de n’importe quel morceau d’étendue ?

28Nous croyons que la réponse (à cette question que Ruyer ne se pose pas) se situe dans le nivellement ontologique qu’avait instillé chez lui sa souscription au « panmécanisme ». Le monisme du premier Ruyer crée un plan de nivellement qui lui fait trouver tout à fait logique de passer de l’étendue de la subjectivité à la subjectivité de l’étendue. Se situant dans une sorte de plan d’immanence que rien ne transcende, pas même la subjectivité du locuteur posant le plan, Ruyer suppose que ce qui vaut pour cette dernière vaut pour l’ensemble des formes du plan. Il fallait que la valeur ontologique de la différence anthropologique ait été confisquée par le « panmécanisme » pour que le raisonnement analogique soit, secrètement, légitimé.

29Si Ruyer peut transgresser l’interdit du criticisme suivant lequel on ne peut rien dire du mode d’être de la chose dont on ne possède que la représentation, c’est qu’il pense d’emblée en moniste : l’être de x ne peut être différent du mien et c’est pourquoi l’introspection constitue une porte d’entrée privilégiée dans l’ontologie de la nature.

3 Ruyer dans « la grande voie naturelle de la philosophie »

30Dans un article de 1935, Ruyer revendique ainsi son appartenance à ce qu’il qualifie de « grande voie naturelle de la philosophie », laquelle consiste à « tirer de l’intuition psychologique ce qui peut servir de modèle et d’échantillon à une ontologie » [Ruyer 1935b, 346]. À parcourir l’ensemble du corpus, il semble que Ruyer soit toujours resté fidèle à cette manière de procéder, et ce bien qu’il n’ait jamais pris la peine de réfléchir à sa légitimité. Roger Chambon souligne très justement que Ruyer présuppose la validité de cette voie plus qu’il n’en justifie l’usage [Chambon 1974, 358].

31L’on peut supposer que l’embarras manifeste de Chambon à l’égard de la relève ontologique du psychologique chez Ruyer eût été atténué si la référence à Schopenhauer, pourtant frappante dans le titre de son ouvrage – Le Monde comme perception et réalité [Chambon 1974] – n’avait pas été abstraite de son contenu. Il est vrai que la proximité avec Schopenhauer n’est pas du tout revendiquée par Ruyer. Dans l’article de 1935 où il se réclame de la « grande voie », il cite nommément Leibniz, Maine de Biran, Bergson et Whitehead parmi ses représentants. Or, il est frappant de voir que s’il tient également compte de Schopenhauer, il ne prend même pas la peine de le nommer au cours du paragraphe qu’il consacre à sa philosophie [Ruyer 1935b, 347].

32Dans L’Autre Métaphysique, Pierre Montebello circonscrit très clairement le double mouvement qui caractérise l’esprit de cette tradition dont il exhume l’importance dans ce livre :

Au plus profond, la tendance de cette philosophie a été la déshumanisation totale de l’homme (ramener l’homme à l’être) aussi bien que l’humanisation totale de la nature (proximité de toutes les formes naturelles avec l’homme). [Montebello 2003, 12]

  • 10 Remarquons que, dans un récent ouvrage, Renaud Barbaras s’est explicitement réclamé d’une telle voi (...)

33Il n’est pas faux de dire que « l’autre métaphysique » correspond à ce que Ruyer nomme la « grande voie », voie dont il semble, avec Jonas et le Merleau-Ponty du concept de « chair », l’un des héritiers10.

34Le problème de « l’accès » au réel, au mode d’être des individualités naturelles, ne dépend donc pas seulement de la place que Ruyer ménage, peut-être laborieusement, au concept d’intentionnalité [Barbaras 2008, 175-176]. Parce que, de la nature, nous en sommes, l’être de ses différentes manifestations se laisse lire à même le livre de notre propre existence. Qu’importe si la perception ne m’ouvre pas directement sur l’être, mais seulement sur son image, puisque le mode d’être de la nature s’atteste de toute manière en moi qui en fais partie au même titre que les différentes individualités qui l’animent.

35Ruyer est donc entré d’une manière originale dans la « grande voie naturelle de la philosophie ». En effet, c’est un bagage mécaniste qui l’y a, paradoxalement, amené. La lecture des dernières phrases que rédige Hans Jonas à la fin de la note qu’il consacre à l’anthropomorphisme dans Le Phénomène de la vie [Jonas 2001] prend une saveur toute particulière si l’on a en tête le trajet intellectuel de Ruyer :

Ainsi, dans une ontologie moniste, le procès de l’anthropomorphisme dans sa forme extrême devient-il problématique et est-il réouvert en principe. Il semble alors avoir pour résultat le choix suivant entre possibilités monistes : soit prendre la présence de l’intériorité finale [purposive] dans une partie de l’ordre physique, c’est-à-dire en l’homme, pour un témoignage valide quant à la nature de cette réalité plus vaste qui la laisse émerger et accepter ce que cette présence révèle par elle-même comme faisant partie de l’ensemble des données d’évidence ; soit étendre les prérogatives de la matière mécanique jusqu’au cœur de la classe apparemment hétérogène des phénomènes et évincer la téléologie même de la « nature de l’homme » – c’est-à-dire rendre l’homme étranger à lui-même et refuser toute authenticité à l’expérience de soi de la vie. [Jonas 2001, 49]

36Le monisme qu’élabore Ruyer dans l’Esquisse eût pu rester ce qu’il avait commencé d’être : une ontologie déshumanisée. Or, comme le voit très bien Jonas, tout monisme s’expose (au moins théoriquement) à devoir réhabiliter un certain anthropomorphisme. Créant un effet de nivellement ontologique, il autorise la relève ontologique de la donnée psychologique. Celle-ci ne constituant plus une exception ontologique, elle peut être investie de façon paradigmatique pour la constitution d’une ontologie générale.

37Toute version du « panmécanisme » est susceptible de se retourner contre elle-même en faisant témoigner la partie pour le tout, l’homme pour la nature. Et si le « panmécanisme » peut procéder ainsi, c’est que lui-même a suspendu toute différence de nature entre le plan anthropologique et le plan de la nature. Entendons-nous bien cependant : ce n’est évidemment pas parce que son « panmécanisme » l’a conduit à attribuer à la donnée psychologique une portée ontologique que Ruyer s’est inscrit d’emblée dans une tradition « panpsychiste ». Son cheminement fut plutôt lent et la lecture des articles de la période transitoire l’illustre bien. Dans cette période, on voit que le point de départ mécaniste est encore trop vif pour voler en éclats aussitôt qu’il permet la relève ontologique de la donnée psychologique. Faut-il encore, en effet, que la représentation que l’on a de cette dernière entame quelque chose du point de départ mécaniste. La représentation que l’on a du « psychologique » ne joue évidemment pas de manière automatique contre un modèle mécanique. Finalement, le « panmécanisme » ruyérien ne s’est pas auto-converti en panpsychisme ; en revanche, il s’est bien transformé en « pansubjectivisme », produisant celui-ci comme sa caution métaphysique.

38Nous concédons bien volontiers que Ruyer lui-même n’a pas dit grand chose de sa propre méthode. Il ne parle d’ailleurs de la « grande voie naturelle de la philosophie » qu’en 1935 ; bref, il faut avouer qu’il n’y a pas de méthodologie, de discours de la méthode chez Ruyer. Ce n’est donc qu’en étant très attentif aux textes que l’on peut surprendre chez lui l’esquisse d’une hiérarchisation des deux voies principales que distinguait Roger Chambon dans l’élaboration de son monisme. 1o) La voie perceptive, où l’observateur se penche sur les faits circonscrits par la science ; 2o) la voie introspective, impliquant la relève de données psychologiques, au premier rang desquelles figurent la sensation visuelle mais, aussi, la mémoire [par exemple Ruyer 1948, 139]. Une telle hiérarchie n’est ébauchée que timidement chez Ruyer, mais elle sert l’hypothèse suivant laquelle la « grande voie » fut, sinon considérée comme plus riche par lui, du moins comme plus fiable.

39Dans un article de 1957 où il cherche à renouveler la monadologie leibnizienne en l’étayant sur la physique quantique, Ruyer commente ainsi son usage de l’introspection des structures de la mémoire, d’après lui isomorphes au jeu de l’un et du multiple dans l’univers :

Il y a toujours le plus grand risque à extrapoler une expérience limitée. Mais il vaut toujours mieux se servir, pour cette opération risquée, d’une expérience psychologique que d’un phénomène physique à notre échelle. Un phénomène physique est une expérience deux fois déformée, par le fait qu’il est observé, d’une part, et, s’il s’agit d’un phénomène de la physique macroscopique, par le fait qu’il est dissimulé par des phénomènes de foule. [Ruyer 1957b, 35-36]

40La simple observation est une déformation. Voir, ce n’est pas se confondre avec ce que l’on voit. Mais il existe deux raisons plus spécifiques qui conduisent à se méfier de la perception : Ruyer suggère ci-dessus que l’observateur court toujours le risque de passer à côté d’une activité sensée qui serait « dissimulé[e] par des phénomènes de foule ». Par exemple, face à la mer déchaînée, mue par la mécanique des fluides, on n’a guère le loisir de saisir la « conscience primaire » propre à chaque molécule d’eau, tandis que chacune d’elle est pourtant agile dans son travail, consistant à réactualiser une structure précise. Dans Néo-finalisme, Ruyer cite l’erreur inverse, qui consiste à croire qu’un agrégat est vivant et nous conduit à prêter une individualité réelle à ce qui ne fait qu’imiter la vie [Ruyer 1952, 98].

41Signalons encore que dans un article intitulé « La philosophie unie à la science » rédigé pour L’Encyclopédie française, c’est bien la voie introspective qui apparaît à Ruyer comme « l’entrée la plus naturelle » [Ruyer 1957, 7b] dans la philosophie de la nature. Parce que « l’étude de l’homme [...] ne fait que révéler en traits grossissants le statut de tous les êtres de la Nature » [Ruyer 1957c, 649], il est légitime de regarder en soi pour en sortir afin de bâtir une ontologie générale.

42La découverte de la « grande voie naturelle de la philosophie » réside dans l’idée qu’il y a en nous davantage que nous-mêmes : notre individualité nous isole physiquement mais non pas ontologiquement du reste des créatures. Il faut être à la fois modeste, en reconnaissant que notre mode d’être n’est pas différent de celui des autres individualités psycho-biologiques, et ambitieux, en affirmant que s’il n’est pas différent, il en est donc paradigmatique.

43L’étude de la légitimité de cette « grande voie » pourrait être le point de départ de l’examen d’un usage réfléchi de l’anthropomorphisme. Jonas est le celui qui a le plus approfondi la question [Jonas 1992, 32-34], [Jonas 2001, 45-48] ; mais l’on trouve aussi des développements intéressants chez Roger Caillois, qui oppose à raison l’anthropomorphisme à l’anthropocentrisme [Caillois 1960, 19-20]. Ruyer n’est pas non plus indifférent à la question, même s’il ne la traite que de façon allusive [Ruyer 1935b, 345], [Ruyer 1957d, 279]. Au dernier chapitre du Monde comme volonté et comme représentation, Schopenhauer, père auto-proclamé de la « grande voie » [Schopenhauer 2009, 140], écrivait :

[...] on avait, depuis les temps les plus reculés, proclamé l’homme un microcosme. J’ai renversé la proposition et montré dans le monde un macranthrope. [Schopenhauer 2009, 1417]

44L’anthropomorphisme peut être légitime, pourvu qu’il consiste, à rebours de l’anthropomorphisme grossier, non pas à projeter sur la nature des caractéristiques humaines, mais bien à reconnaître que certaines caractéristiques, dont on pouvait penser qu’elles étaient typiquement humaines, sont en réalité neutres d’un point de vue ontologique. Jonas le dit à sa façon :

Le constat anthropique relève également de la cosmologie. En tant que donnée cosmique, il demande à être exploité dans une perspective cosmologique. [Jonas 1992, 221]

45Mais la difficulté, Ruyer le disait clairement, c’est évidemment de savoir choisir ce qu’il faut retenir dudit « constat anthropique » [Ruyer 1935b, 346] : qu’est-ce qui, en nous, parle d’autre chose que de nous-mêmes ? Comment discriminer entre ce qui, en nous, ne serait que humain et ce qui, de notre humanité, porterait le sceau d’un mode d’être commun à l’ensemble des individualités psycho-biologiques ? Les différents tenants de la « grande voie » ne sont pas d’accord à propos de ce qu’il y a de « cosmologique » en l’homme, de plus grand que nous en nous.

46De quoi pourrait-on s’autoriser pour légitimer plus avant une forme d’anthropomorphisme réfléchi ? De l’évolutionnisme ? La science peut-elle être un appui pour la « grande voie » ? Que penser de l’impressionnisme de certains de ses représentants les plus illustres, qui y entrèrent avant la révolution darwinienne (Ravaisson mettant en avant la « générosité » pour justifier le rôle de la projection anthropomorphique dans l’élaboration d’une ontologie [Ravaisson 2008, 20-21] ; Schopenhauer et son rejet de « l’égoïsme théorique » [Schopenhauer 2009, 146, 888]) ? Dans le passage suivant, Ruyer se contente d’évoquer des « “convenances” spéculatives » pour étayer son monisme :

Faire se heurter directement la nature d’une part comme chaos explosif de particules, et d’autre part comme paysage harmonieux à la Titien ou à la Poussin, où méditent de nobles personnages humains ; faire se heurter l’être, comme « En soi » brut, et l’homme dans sa conscience et sa liberté ; ou encore, passer directement de l’organisme, conçu comme pure mécanique, à l’esprit humain – c’est choquer par trop le sentiment des « convenances » spéculatives. Les artistes et les poètes ont raison de protester : la musique de Mozart ne peut apparaître dans un monde dépourvu de toute musique intérieure. S’il n’y a pas de Méganthrope avant l’homme, du moins doit-il y avoir, avant ou en dehors de l’homme, quelque chose qui ressemble à l’homme, ou qui du moins appelle l’humain, n’est pas absolument étranger à l’humain. [Ruyer 1964, 13], [Ruyer 1957d, 271]

47Toutefois, il serait naïf de ne poser le problème que dans un sens et d’ignorer qu’en retour les options que constituent le monisme et le dualisme structurent souterrainement l’édification de tel ou tel modèle scientifique.

48Quoi qu’il en soit du jeu d’étayage, au fond réciproque, de la métaphysique et de la science, retenons que ce n’est qu’en analysant superficiellement le « panmécanisme » de Ruyer que l’on peut dire qu’il fut seulement cette impasse dont l’aurait sauvé une réflexion plus poussée sur la spécificité du vivant. Il nous a plutôt semblé que tout s’était passé comme si, en niant la valeur ontologique de la différence anthropologique dans son « panmécanisme », Ruyer avait, sans y songer, neutralisé l’alibi dualiste qui fonde le rejet de l’anthropomorphisme méthodologique. Ainsi, en ouvrant un champ de nivellement ontologique, son « panmécanisme » lui aura permis d’entrer dans la « grande voie naturelle de la philosophie », d’en reproduire le geste tout en ne cessant pas, pendant un certain temps, de œuvrer pour ledit mécanisme (jusqu’en 1935).

49Ce sont bien des faits scientifiques, puisés notamment dans l’embryologie et dans la physique quantique, qui, une fois interprétés de façon spéculative, permirent à Ruyer de se désolidariser définitivement du « panmécanisme ». Mais c’est tout de même ce dernier qui l’aura initié à la relève ontologique du psychologique, relève dont le lecteur rencontrera nombre d’usages fructueux dans les œuvres de la maturité. Nous avons pu évoquer ici le rôle important de l’analyse, en première personne, de la structure du champ visuel ou de la mémoire ; mais, par exemple, c’est encore en recourant à l’auto-analyse de la créativité humaine que Ruyer éclaire le thématisme trans-spatial à l’oeuvre dans la morphogénèse organique [Ruyer 1958, 260-261].

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Bibliographie

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Notes

1 Notons que Ruyer ne semble pas tout à fait dupe de l’exercice auquel il se livre alors, ainsi qu’en témoigne la déclaration liminaire – plutôt hardie – qu’il adresse au lecteur dès la première page de l’ouvrage : « La thèse que nous soutenons peut être considérée comme une hypothèse, et ce travail, comme un essai, au sens propre. Il doit être permis, en effet, aux philosophes comme aux physiciens, de faire des théories générales, de tenter des systématisations, dont le principal mérite sera la cohérence. Sans chercher délibérément le paradoxe, en gardant même la confiance de n’être pas dans l’erreur, on peut alors sacrifier à la cohérence, la vraisemblance. Nous demandons donc que l’on ne fasse pas de notre dogmatisme un défaut. [...] Il n’y a jamais en philosophie qu’un petit nombre de chemins dans lesquels on peut s’engager. N’est-il pas utile d’aller jusqu’au bout, en choisissant l’un d’eux ? On devrait décréter que le premier devoir d’un philosophe, dans l’exposé de sa thèse, c’est d’être un “lourdaud”, comme Aristote disait qu’était Mélissos, ce disciple compromettant de Parménide» [Ruyer 1930, 1]. Cela fait penser à Nietzsche : « Ne pas admettre plusieurs sortes de causalités tant que l’on n’a pas essayé jusqu’à l’extrême limite (jusqu’à l’absurde si vous le permettez) de tout résoudre avec une seule, c’est une morale de la méthode à laquelle on n’a pas le droit aujourd’hui de se soustraire» [Nietzsche 1886, 68-69].

2 Le problème n’est évidemment que déplacé et devient celui du statut de la science... du naturaliste stellaire. Or, plusieurs textes montrent que Ruyer ne fut pas indifférent au problème. À savoir qu’il faut être en mesure de pouvoir rendre compte des conditions de possibilité d’une démarche intellectuelle dans les termes mêmes qu’autorise le modèle ontologique que celle-là aura permis de dégager. Voir [Ruyer 1930, 211], [Ruyer 1963, 17], [Ruyer1967, 406-413].

3 L’Esquisse était l’une des deux thèses de Ruyer ; elle fut dirigée par... Léon Brunschvicg.

4 Dans un article, Louis Vax adopta la thèse de l’opposition radicale entre le premier Ruyer et celui du Néo-finalisme : « Ruyer a débouché dans un finalisme et la philosophie de l’esprit après avoir brûlé ce qu’il avait adoré» [Vax 1953, 188].

5 Que le Ruyer de la maturité ne renierait pas [par exemple Ruyer 1970, 125].

6 En guise de contre-exemple : un mirage, par exemple, n’est pas ontologiquement indépendant du sujet qui, pour le coup, le constitue, certes souvent à partir d’éléments propres à l’environnement sur fond duquel il se détache.

7 Mais, d’évidence, si mon intérêt pour l’objet me conduit à le détruire, son « autonomie ontologique» n’est plus qu’une vaine formule.

8 « Ce monde de réalités absolues, en soi, que l’effort métaphysique définit, n’est pas un autre monde que celui de la science [que Ruyer conçoit alors toujours comme dominée par les schèmes mécanistes]. C’est le même exactement avec un simple changement de signe. Il présente les mêmes détails, les mêmes corrélations, la même histoire. Il ne transcende pas l’univers de la science, il est cet univers dans la force du mot : il est l’existence des objets connus.» Et Ruyer de conclure ce passage en arguant que la métaphysique « est indispensable pourtant, et du point de vue de la science même, pour calmer les arrière-pensées en face de la reconstruction scientifique, et faire cesser l’impression d’irréalité que donne si fortement aujourd’hui cette reconstruction» [Ruyer 1935a, 91].

9 Clifford, Parodi, Russell, Wundt, Fechner, Paulsen et Eddington.

10 Remarquons que, dans un récent ouvrage, Renaud Barbaras s’est explicitement réclamé d’une telle voie [Barbaras 2016, 133-135].

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Pour citer cet article

Référence papier

Benjamin Berger, « Comment Ruyer est-il entré dans la « grande voie naturelle de la philosophie » ? »Philosophia Scientiæ, 21-2 | 2017, 29-46.

Référence électronique

Benjamin Berger, « Comment Ruyer est-il entré dans la « grande voie naturelle de la philosophie » ? »Philosophia Scientiæ [En ligne], 21-2 | 2017, mis en ligne le 25 mai 2019, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/philosophiascientiae/1269 ; DOI : https://doi.org/10.4000/philosophiascientiae.1269

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Auteur

Benjamin Berger

Institut Saint-Pierre, Brunoy (France)

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Droits d’auteur

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