Revue des sciences religieuses 71 n° 2 (1997), p. 205-229
LA VISION-EN-REVE DE LA TRINITE
DE RUPERT DE DEUTZ (v. 1100) LITURGIE, SPIRITUALITÉ ET HISTOIRE DE L'ART
Les visions de la Trinité dans l 'histoire
De quelque manière qu'on veuille les définir, les « visions de la Trinité » qui ne sont pas seulement des topoi hagiographiques, c'est- à-dire celles d'entre elles qui semblent avoir eu un lien tant soit peu fiable, historiquement parlant, avec la vie mystique et les confidences de leur bénéficiaire, n'apparaissent pas avant le xne siècle dans l'histoire du christianisme occidental (1). Pourquoi si tard? Cette question, qui a été soulevée à propos de la stigmatisation (2), vaut aussi dans le cas qui nous occupe. Pourquoi faut-il attendre le deuxième millénaire pour voir apparaître des visions de la Trinité, alors que les théologiens parlent de ce mystère depuis qu'il y a des conciles, et accumulent les traités à son sujet ? La réponse paraît simple : durant tout le premier millénaire, les chrétiens ont été convaincus que la vision de Dieu en général, et a fortiori celle la Trinité, son mystère le plus caché, était réservé à la vie bienheureuse dans l'au-delà. « Personne, vivant dans cette vie, ne peut voir Dieu comme il est » (Hugues de Saint- Victor (3)). Les seuls cas reconnus d'anticipation de la vision béatifique sont ceux d'Abraham, de Moïse, de David, de Paul - et peut-être de saint Benoît. Or, compte tenu des formes existantes de perception visionnaire durant le premier millénaire, il n'est pas pen-
(1) L'Orient chrétien pourrait avoir précédé sur ce point l'Occident, des visions de la Trinité ayant été attribuées à Pierre II d'Alexandrie, Pierre l'Ibérien, et Denys PAréopagite.
(2) M. Lot-Borodine, « Warum kennt das christliche Altertum die mystichen Wundmale nicht ?», Benediktinische Monatschrift, t. 21 (1939), p. 23-32 ; tr. fr. « De l'absence des stigmates dans la chrétienté antique », Dieu Vivant, n. 3, 1945, p. 81-89. La réponse apportée par l'A. : «Car l'adoration médiévale de la sainte Humanité lui est restée étrangère » (p. 85, passage cité par P. Adnès, « Stigmates », DS, XIV, 1990, col. 1211-1243 (1213).
(3) De Sacramentis II, pars XVIII, c. XVI ; PL 176, col. 613.