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Introduction

L’enseignement et la relation à l’environnement naturel constituent deux grands sujets d’intérêt que nous avons cherché à concilier tout au long de notre carrière professionnelle. Quand nous étions enseignants au primaire, l’organisation de notre classe reposait principalement sur une pédagogie par projets favorisant des activités d’apprentissage hors de la classe. Nous avons pu ainsi conduire huit projets, dont quatre ont été externalisés dans une structure éducative de la région de New York : le Camp Trail Blazer (TBC). Nous avons rencontré, lors de ces activités pédagogiques, la responsable de cette structure : Lois Goodrich, dont la carrière a été consacrée à l’encadrement de l’expérience éducative en milieu naturel d’enfants de quartiers défavorisés de New York.

Lors de nos études doctorales, amorcées sous la direction de la professeure Lucie Samson-Turcotte de l’Université Laval[1], nous avons pu comprendre l’étroite filiation entre, d’une part, les conceptions éducatives d’une « Outdoor education » valorisées dans le Camp Trail Blazer et, d’autre part, la philosophie de l’éducation défendue par John Dewey. Notre connaissance progressive de l’oeuvre philosophique de John Dewey s’est ainsi nourrie de l’expérience pédagogique que nous avons conduite aux États-Unis. En inscrivant notre conception de l’éducation dans un empirisme naturaliste, nous avons entrepris un chemin heuristique nous conduisant de la pratique pédagogique aux conceptions éducatives. Tout au long de notre itinéraire professionnel, nous avons en effet cherché à établir des liens étroits entre la conception deweyenne de l’expérience, la pédagogie par projets et la formation des enseignants.

1. Agir et éduquer en milieu naturel : la vie quotidienne en forêt comme projet d’apprentissage

Le Camp Trail Blazer a une longue histoire. Il existe depuis 130 ans. C’est sur le site actuel, autour du lac Mashipacong dans le comté de Sussex au New Jersey que, depuis le début des années 1940, s’est développé l’approche dite du camping décentralisé (Goodrich, 1959). Conceptuellement, cette démarche éducative s’inspire de la pensée de L.B. Sharp. Dans le cadre de ses études de maîtrise et de doctorat au Teachers College de l’Université de Columbia dans l’état de New York, Sharp a développé des expériences de plein air afin de favoriser le développement de l’enfant. Disciple de Dewey, qui enseignait dans cette même université, Sharp a cherché à transposer la philosophie éducative de Dewey dans une pratique pédagogique naissante : l’« Outdoor Education ». Voici comment il décrit ses conceptions éducatives :

It was in the mid-season that we tossed overboard the traditional type of centralized camping program and quickly got rid of all forms of regimentation, artificial competitions and the like. With the change there was one theme: that the individual camper should have those experiences in adventure and exploration that are only possible in a wholesome camping environment, and are not repetition of the forms of recreation that are available in the city.»

Sharp, 1928

En observant les comportements d’un groupe de jeunes filles plus âgées, pour lesquelles le programme pédagogique prévoyait un séjour prolongé en forêt, à l’écart des installations centrales du camp, Sharp et ses collègues ont développé la conviction que l’expérience d’un séjour en milieu naturel pouvait avoir une valeur éducative significative. En effet, ils ont constaté que ces filles démontraient, dans le cadre de cette immersion en forêt, un esprit collaboratif et un rapport intense à la nature différents des autres équipes. À partir de ce constat, Sharp et son équipe ont modifié radicalement l’organisation éducative et pédagogique du camp en centrant les activités sur la vie collective en forêt. Ils ont décidé d’abandonner la structure pédagogique, organisée jusqu’alors autour d’enchaînement d’activités programmées et prédéfinies. Chaque équipe composée d’une dizaine d’enfants et de deux moniteurs adultes s’est vue allouer un site en forêt. Les équipes devaient, elles-mêmes, planifier et organiser des tâches quotidiennes : cuisiner, amasser du bois, nettoyer…). Elles devaient aussi définir collectivement et par consensus des activités en lien avec les grands objectifs du programme éducatif du camp. Sharp parlait d’un programme de camptivities dont il importait que les campeurs soient fiers (Stillman, 1987). Les sites étaient suffisamment éloignés les uns des autres. Cela permettait à chacune des équipes d’être dans un relatif isolement même si elle conservait la possibilité de s’approvisionner au village et de rencontrer le cas échéant d’autres équipes.

Cette orientation pédagogique s’inscrit pleinement dans l’un des thèmes centraux de la philosophie de John Dewey, celui de l’épanouissement de l’être humain dans et par l’interaction avec la nature (Roth, 1978). Elle s’exprime dans un modèle éducatif fondé sur la rencontre avec l’environnement naturel (outdoor education). Lois Goodrich a poursuivi, après le décès de Sharp, cette expérience éducative. Elle en a été la praticienne experte, diffusant pendant plusieurs décennies sa conception de l’éducation. Elle a formé aussi des centaines de moniteurs et monitrices intervenant auprès de milliers de jeunes. Sharp, quant à lui, a plutôt choisi de se consacrer à la valorisation de son modèle éducatif basé sur une éducation en plein air. Il a notamment mené une étude scientifique sur les effets de son modèle décentralisé (Sharp, 1947). En appliquant son modèle sur un groupe d’enfants et en comparant les résultats avec un groupe-témoin, il a pu ainsi constater que son modèle contribuait au développement d’un rapport bienveillant des enfants à la nature et à la mise en place d’un esprit de collaboration. De plus, cette recherche a mis en évidence que le modèle de Sharp produisait aussi des résultats sur l’apprentissage des matières scolaires intégrées aux situations de vie en milieu naturel.

Soucieuse d’offrir année après année aux jeunes fréquentant le camp une expérience éducative valorisante, Lois Goodrich accordait une grande importance à la formation des nouveaux moniteurs. Cette formation consistait à leur faire vivre pendant quelques jours une organisation en tous points similaire à celle qui serait proposée aux jeunes : regroupement en équipes animées par deux moniteurs d’expérience, répartition des tâches quotidiennes, choix consensuel par équipe d’un programme d’activités. Lois Goodrich invitait les moniteurs à vivre eux-mêmes l’expérience d’être campeurs (Westbrook, 1993) pour une réappropriation créative du modèle de Sharp. Elle misait ainsi sur leurs capacités et sur leurs intérêts, dans le même esprit où Dewey écrivait dans son Credo pédagogique : « … the only true education comes through the stimulation of the child’s powers by the demands of the social situations in which he finds himself. » (Dewey, 1897, article 1).

L’exercice de la capacité délibérative des moniteurs s’appuyait sur l’expérience directe du projet collectif du Trail Blazer Camps, lui-même inspiré de la philosophie de Dewey. Ainsi, les nombreux apprentissages, induits par le programme d’activités de vie quotidienne en forêt qu’avaient réalisé les moniteurs, leur avaient permis d’acquérir des savoirs en sciences de la nature, mais aussi des savoir-faire techniques ou des savoirs plus transversaux comme communiquer et collaborer. Cette articulation entre activités quotidiennes et apprentissages de savoirs exprimait cette unité de la pensée et de l’action défendue par Dewey. Face aux divers problèmes rencontrés au cours des « camptivities », les moniteurs, comme les jeunes, devaient utiliser leur pensée pour les résoudre, en fonction de leurs intérêts pour telle ou telle activité. Pour certains ce furent les défis de la cuisson en plein air ou la construction des abris, pour d’autres, ce fut le choix entre les multiples possibilités d’utilisation du milieu naturel aux fins d’expression ou d’élaboration de projets d’équipe.. Il s’agissait là d’une illustration de l’instrumentalisme deweyen, suivant lequel les théories et les savoirs sont au service de l’action. (McDermott, 2003).

L’analyse de l’expérience du Trail Blazer Camp permet aussi de souligner les liens étroits que Dewey a été le premier à établir entre démocratie et éducation (Blanquet, 2010). Les prises de décision doivent relever d’un accord consensuel d’équipe. Des séances d’échanges sous la forme de bilans de la journée vécue sont autant de moyens concrétisant l’idée que l’enfant se développe et apprend davantage en ayant le sentiment des valeurs d’une coopération mutuelle et l’intérêt de travailler pour le bien d’une communauté (Blanquet, 2010). La pensée éducative de Dewey prend ainsi le contre-pied d’une conception éducative traditionnelle où « (…) les conditions scolaires sont si rigides et si formelles qu’elles n’ont aucun (sic) parallèle en dehors de l’école », ce qui fait en sorte qu’« aucun pouvoir d’initiative ou de direction, aucune auto-discipline morale » (Mayhew et Edwards, 1936) ne peuvent s’y former.

2. Éduquer en contexte scolaire selon la philosophie de l’éducation de John Dewey

Enseigner au primaire avec l’intention de relier les objets d’enseignement aux intérêts des enfants comme faire de la classe une communauté démocratique peut constituer, pour un enseignant novice, un immense défi. L’inscription de la pratique enseignante dans la norme scolaire est une réalité à laquelle il peut être difficile d’échapper, lorsque l’on débute dans l’enseignement. En effet, pour un enseignant débutant, il convient notamment de respecter les programmes d’études, de concevoir et de mettre en oeuvre des évaluations conformes aux standards attendus.

Éduquer en favorisant des liens entre l’enfant et le milieu naturel permet de susciter et de prendre en compte les intérêts des enfants. Cela favorise aussi l’adoption d’une posture pédagogique fondée sur l’accompagnement des processus d’apprentissage et de développement des enfants. Apprendre en réalisant des activités ayant du sens au regard de la vie quotidienne en plein air est différent d’un apprentissage suggéré par la transmission de connaissances présélectionnées selon une logique curriculaire. L’expérience d’éducation en plein air est au service de l’idée d’un enfant curieux et engagé dans la découverte du monde qui l’entoure. L’apprentissage est pour Dewey une démarche naturelle fondée sur les « pouvoirs » de l’enfant. Dans l’expérience pédagogique développée par Sharp, il était prévu deux adultes pour accompagner dix enfants. Un tel rapport adulte-enfant favorise une relation éducative personnalisée, rendant possible la prise en compte des intérêts de chaque enfant, l’établissement de liens entre des savoirs et des expériences de vie, la participation de chacun à la vie du groupe et la prise collective et consensuelle de décisions. Comme il semble difficile d’établir un style de gestion de classeaussi démocratique et différenciéen milieu scolaire, le nouvel enseignant peut hésiter à penser la classe comme une micro-société fondée sur les pratiques démocratiques de fonctionnement collectif.

Or, la pédagogie par projets peut permettre, selon nous, l’établissement de liens interdisciplinaires entre les savoirs, favorisant leur mobilisation dans et par l’action, selon une perspective d’intégration et s’adressant à toutes les situations expérientielles de l’élève (Boutet et al., 2005). Encore une fois, il est possible d’établir des liens étroits entre une pratique pédagogique (la pédagogie par projets) et une philosophie de l’éducation, celle de Dewey. Ce sont ces liens entre théorie et pratique de l’action éducative que nous allons développer dans les pages suivantes.

2.1 L’approche pédagogique par projets : de quoi parle-t-on ?

Comme c’est souvent le cas en éducation, le terme de projet est polysémique, donnant lieu à diverses utilisations, elles-mêmes porteuses de diverses interprétations : pédagogie du projet, pédagogie par projets, apprendre en projets, démarche de projet, etc... Nous tenterons dans un premier temps de cerner les principales caractéristiques de ce que nous considérons être une approche pédagogique, spécifique et originale, de la situation d’enseignement-apprentissage en contexte scolaire. Puis nous dégagerons des repères méthodologiques afin de proposer une opérationnalisation de l’approche pédagogique par projet auprès d’un groupe-classe.

2.1.1 Caractéristiques

Le mot projet provient étymologiquement du verbe latin projicere : jeter en avant. Le dictionnaire Littré le définit comme : « Ce qu’on a l’intention de faire dans un avenir plus ou moins éloigné ». (Bru, 1987). Au coeur du projet, il y a l’intention de l’acteur cherchant à lui donner forme, voire à transformer une réalité (Francoeur-Bellavance, 1997). Selon cette perspective, l’apprenant peut être en projet, mais aussi vivre un projet.

Même si elle ne s’est développée au Québec que récemment, à l’occasion de l’implantation du nouveau programme de l’école québécoise en 2000, l’approche par projets n’est pas nouvelle. Déjà en 1918, Kilpatrick (1918) publiait un article pour en faire la promotion. Rappelons qu’à la même époque, Dewey, dont l’école expérimentale avait été en fonction de 1896 à 1904 à l’Université de Chicago, souhaitait mettre à l’épreuve de la pratique les conceptions éducatives, et notamment ses principes psychologiques, sociologiques et logiques. Dewey a inspiré de nombreux éducateurs à la recherche d’alternatives à l’école traditionnelle. L’école expérimentale de Dewey n’a cependant pas été ouverte assez longtemps pour qu’un modèle d’intervention puisse s’en dégager. D’ailleurs, Dewey laissait aux enseignants-es de l’école le soin de déterminer le quoi et le comment enseigner, leur fournissant plutôt quelques grandes propositions fondamentales visant à développer un curriculum novateur structuré en projets. Dix ans plus tard, Kilpatrick a voulu expliciter et mettre en forme l’approche par projets en insistant sur l’importance de l’identification et de l’adhésion de l’enfant à un but mobilisateur. Le projet doit ainsi favoriser et stimuler l’engagement de l’enfant et la prise en compte de toutes les dimensions de sa personne, autant émotive que cognitive, sensorielle que relationnelle. Le but mobilisateur dont parle Kilpatrick peut s’exprimer de quatre manières : une production à réaliser (par exemple construire une maquette), l’évaluation d’un produit culturel (théâtral, musical, littéraire etc.), la résolution d’un problème visant à expliciter une question ou à formuler une solution, la mise en oeuvre d’un savoir de type scolaire pour favoriser un apprentissage spécifique.

L’approche par projets reste donc une vieille idée neuve, même si, au Québec, elle n’a fait que traverser le paysage scolaire officiel, associée le plus souvent dès les premières années de la réforme au développement de la citoyenneté des élèves ainsi qu’au développement de leur capacité à mobiliser des savoirs et des ressources dans et par l’action. Lorsque l’importance d’acquérir des savoirs dits « essentiels » a pris le pas sur le développement de compétences, lorsque des échelles de progression des apprentissages en fonction du degré scolaire ont été introduites, d’autres approches pédagogiques, plus cohérentes avec ce retour vers une conception traditionnelle de l’école, ont alors prévalu. Citons à cet égard la mise en valeur de l’enseignement explicite. Après une brève présence à l’avant-plan de la scène éducative québécoise, l’approche par projets est aujourd’hui caractéristique d’une pratique éducative confinée à quelques enseignants-es et de quelques écoles alternatives qui adhèrent à ses valeurs et à ses principes. Même dans le cadre de mouvements éducatifs plus structurés et plus durables, comme ceux de l’Éducation Nouvelle en Europe ou du outdoor/environmental education(éducation au plein air/éducation à l’environnement) aux États-Unis, l’approche pédagogique par projet demeure en marge des systèmes éducatifs. Néanmoins, l’approche par projets présente quelques caractéristiques stables que l’on peut dégager :

  • Au regard de leur contenu, les projets peuvent être répartis en trois grandes catégories, selon qu’ils sont axés sur l’exploration et la découverte de l’environnement biogéophysique ou socioéconomique, sur l’expression et la création ou sur l’organisation d’événements (Pelletier, 1998, p. 29).

  • Du point de vue de l’organisation pédagogique et didactique, le projet peut être considéré globalement de quatre façons (Bru, 1987) :

    • Comme un cadre de travail structurant et révélant des liens entre plusieurs activités exercées par les élèves (par exemple la préparation de saynètes illustrant les jeux des enfants au Moyen-Âge) ;

    • Comme un objet d’apprentissage au même titre que des objets mathématiques, littéraires, historiques, scientifiques… (par exemple apprendre à cuisiner du pain) ;

    • Comme une méthode de travail consistant, à partir des projets des élèves, à organiser leurs activités d’apprentissage ;

    • Comme un plan d’action et de division des tâches visant à explorer, découvrir, créer, organiser ensemble.

  • En tant que démarche centrale au service de la construction des savoirs dans la classe, la démarche de projet doit être collective et gérée à la fois par le groupe-classe et l’enseignant, concrète et conduisant à une production, diversifiée permettant ainsi la réalisation d’une variété de tâches à répartir en fonction des ressources et des intérêts des élèves, inductive d’apprentissages identifiables dans le cadre de chaque projet et relevant d’une ou plusieurs disciplines (Perrenoud, 1999).

Ces trois caractéristiques d’une approche par projets font écho à l’un ou l’autre aspect de la philosophie de l’éducation défendue par Dewey comme nous le démontrerons dans la section 2.2. Auparavant, nous identifierons les façons de faire les plus représentatives de l’approche par projets de même que quelques dérives possibles.

2.1.2 Méthodologie de l’approche par projet

La très grande diversité des projets fait en sorte que l’aménagement spatial et l’utilisation de matériels sont très variables. Cependant, une séquence temporelle assez uniforme et caractéristique d’un projet peut être identifiée (Francoeur-Bellavance, 1997). D’abord, collectivement, au sein du groupe impliqué dans le projet, se vit un temps d’inventaire des intérêts, un temps de mise en évidence des interrogations et des ressources des élèves d’où émergent progressivement un projet de classe ou des projets de sous-groupes. Suit un temps plus analytique qui sert à préciser les buts ainsi qu’à planifier la collecte méthodique de données, que ce soit sous la forme d’une exploration personnelle, de la consultation de personnes ou de la recherche de documentation. Ensuite, il s’agit de traiter ces différentes données pour leur donner un sens en fonction des objectifs poursuivis, définis et décidés par le collectif en charge du projet. Un temps de synthèse permet ensuite de structurer et d’intégrer les apprentissages en un tout cohérent qui représente alors la « production » issue du projet et qui pourra faire ensuite l’objet d’une communication et/ou d’une action. Ces différents micro-temps forment le temps de réalisation du projet qui n’est que l’un des trois temps constitutifs de l’approche par projet (Huber, 1999). Les deux autres temps s’intercalent avec celui-ci et existent essentiellement par l’intervention de l’enseignant qui se préoccupe de soutenir le rapport aux savoirs (temps didactique) et le rapport aux autres ainsi que le rapport à soi-même (temps pédagogique) des élèves.

Le temps didactique de l’approche par projets fait appel à un ensemble de savoirs, de savoir-être et savoir-faire, peu importe à quelle discipline ils sont rattachés. Dans la réussite du projet, Huber insiste sur l’importance « d’installer chez les apprenants des savoirs de haut niveau favorisant une intelligibilité du réel » (Huber, 1999 p. 64). Il ajoute : « Ici (dans le temps didactique), la démarche est essentiellement inductive et va de l’acte à la pensée, comme l’affirme Henri Wallon, pour retourner ensuite à l’acte pour le rendre plus efficace » (Huber, 1999, p. 65). La démarche de projet, soutenant l’apprentissage des élèves, est nécessairement individualisée. Elle s’appuie sur l’analyse réflexive de chaque élève, analyse qui se doit d’être accompagnée et qui permet à chaque acteur du projet d’identifier et de formaliser les nouveaux savoirs auxquels il a été confronté dans le cours du projet. Il y a ici un travail de mise en reliance de ces savoirs afin de donner sens au réel.

Par ailleurs, la démarche de projet revêt aussi une dimension collective de gestion coopérative ouvrant sur un temps pédagogique qui est « la clef de voûte de la pédagogie du projet-élèves (…) et qui va éclairer et donner du sens au temps de réalisation et au temps didactique » (Huber, 1999 p. 67). Élèves et enseignants, dans et par le projet, co-construisent, dans un rapport égalitaire, leurs évaluations respectives des diverses contributions au projet. Ils évaluent aussi l’atteinte des objectifs et y explicitent, pour mieux les intégrer, les savoirs d’action et les savoirs théoriques mobilisés par le projet. C’est bel et bien ici un exercice de participation collaborative visant l’émergence d’une citoyenneté qui se met en place dans et par le projet. Car « c’est là (…) que s’épaulent cognition et citoyenneté, et que les effets du projet sont conscientisés » (Huber, 1999, p. 70). Le temps pédagogique est donc un temps de renforcement de la socialisation. Celle-ci est induite par l’approche par projets. Le temps pédagogique est un temps pendant lequel les apprentissages des divers acteurs sont inscrits et réfléchis dans une matrice collective. Le projet, dans sa dimension de contributions singulières, pourra être réinvesti dans chaque futur projet individuel.

Le projet ainsi vécu collectivement est un engagement qui, d’une façon ou d’une autre, doit aboutir et réussir. C’est l’ensemble des actions individuelles qui crée la production commune. Dès lors, l’évaluation finale ne portera pas uniquement sur les résultats « mais au contraire, tentera de prendre en compte les aspects fonctionnels du système (…) » (Bru, 1987 p. 117). Cette lecture de l’évaluation évitera le risque de l’échec du projet. En effet, une trop grande centration sur la réussite à tout prix du projet et/ou une utilisation du projet comme simple prétexte/contexte d’acquisition de connaissances prescrites souvent par les programmes scolaires constituent les impasses possibles d’une approche par projet. Néanmoins, comme le décrit Perrenoud (1998) dans l’extrait suivant, le défi de maintenir une tension entre projet de formation et projet d’action demeure omniprésent :

Réussir ou comprendre ? Mieux vaudrait réussir et comprendre, mais justement, une démarche de projet oblige à un exercice acrobatique d’équilibre entre deux logiques : le projet n’est pas une fin en soi, c’est un détour pour confronter les élèves à des obstacles et provoquer des situations d’apprentissage. En même temps, s’il devient un vrai projet, sa réussite devient un enjeu fort, et tous les acteurs, maîtres et élèves, sont tentés de viser l’efficacité, parfois au détriment des occasions d’apprendre. Comme le dit Philippe Meirieu, lorsqu’on monte un spectacle, ce n’est pas au bègue qu’on confie le premier rôle, alors même que c’est lui qui en profiterait sans doute le plus

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Ces propos illustrent bien les exigences pour l’enseignant qui, en tant qu’adulte plus expérimenté et spécialiste de l’apprentissage en situation scolaire, doit savoir exercer constamment son jugement professionnel afin d’être en mesure d’arbitrer les inévitables et possibles conflits, autant interindividuels qu’intra-individuels, entre les trois dimensions en jeu dans l’apprentissage : dimension émotionnelle, dimension cognitive et dimension de socialisation. La posture de l’enseignant exigée pour occuper cette pratique d’équilibration (Van Manen, 1981), au sein de la classe, est sans doute l’une des raisons importantes pour lesquelles Dewey a écrit dans son Credo pédagogique (1897, article 5) : « every teacher should realize the dignity of his calling ». Nous y reviendrons dans la conclusion de cet article, consacrée à la formation des enseignants.

2.2 La philosophie éducative de Dewey et l’approche par projets

Nous proposons ici d’éclairer l’approche par projets à partir de la philosophie de l’éducation de John Dewey. En insistant en préambule sur l’élaboration d’une pensée éducative en action, nous avons souhaité faire écho au pragmatisme américain incarné notamment par William James qui souligne que la valeur de vérité d’une idée se mesure à ses conséquences dans la pratique : « How do we know that something is true? If we act on the basis of its validity it becomes pragmatically true » (Rutkoff, 2009). La suite de cet article présente d’abord les principaux fondements philosophiques et les idéaux éducatifs de Dewey. Nous traiterons ensuite de ses conceptions de l’apprentissage pour terminer avec ses propositions sur le plan des méthodes d’éducation.

2.2.1 Fondements

Dewey s’est opposé à toute forme du dualisme qui, dans l’héritage de Descartes, plaçait en confrontation l’essence et l’existence, les sens et la raison, le singulier et l’universel, le mécanique et le télique, le savoir d’expérience et la connaissance scientifique, la matière et l’esprit. Dans Experience and Nature, ouvrage paru en 1925 considéré comme son plus important et comme un classique de la philosophie contemporaine, il déplore cette séparation fondamentale et clivante qui a imprégné la pensée occidentale jusqu’à aujourd’hui. L’une des oppositions les plus contestables pour Dewey est celle conduisant à la séparation entre l’organisme humain et la nature (McDermott, 2003, p. 488).

Pour Dewey, la pensée n’est pas un ensemble d’impressions produites par les sens, ni une fabrication de quelque chose qu’on appelle la « conscience », encore moins la manifestation d’un Esprit absolu, mais une fonction médiatrice, instrumentale, qui s’est formée et se forme continuellement pour les besoins de la survie et du bien-être de l’humanité (Westbrook, 1993), dans un processus transactionnel incessant  entre les êtres humains et leur environnement. Cette inter-fécondation de l’expérience humaine et de la nature est l’autre affirmation forte soutenue par Dewey dans Experience and Nature. Ce qu’il affirme à ce sujet va très loin : « When events have communicable meaning, they (…) are more than mere occurrences; they have implications. Hence inference and reasoning are possible; these operations are reading the messages of things, which things utter because they are involved in human associations » (Dewey, 1958, p. 138). L’empirisme de Dewey est donc à la fois naturaliste et humaniste. Il prône l’unité entre la spéculation théorique mentale et l’expérience pratique incarnée et contextualisée, unité dont il a donné l’exemple dans son propre travail d’intellectuel et de militant politique : « He lived his philosophy » (Rud, 2011).

C’est par l’utilisation originale du verbe expériencer que Dewey a voulu rendre compte de cette dynamique transactionnelle fondamentale. « L’homme est ainsi fait que lorsqu’il touche, il est touché », écrivait-il dans l’introduction d’Experience and Nature. Il a cherché de multiples formulations exprimant cette immédiateté de l’expérience, « qui ne présuppose pas un sujet et un objet bien définis de l’expérience » (Madelrieux, 2012). Dewey a écrit que l’expérience est eue, qu’elle est à la fois expérience de et dans la nature, que les choses sont à la fois ce dont on fait l’expérience et comment on en fait l’expérience. Deledalle (1967) emploie même l’expression française d’expérience expérienciée pour tenter de nommer ce que Bergson rappelle être le sens du verbe anglais experience « qui veut dire, non constater froidement une chose qui se passe en dehors de nous, mais éprouver, sentir en soi, vivre soi-même telle ou telle manière d’être » (Bergson, 2011, p.6). L’être humain, en somme, selon Dewey, expériencie à la fois en profondeur, dans la nature par raisonnement senti, et en largeur par inférence généralisatrice. C’est ainsi que se construisent les connaissances, autant théoriques que pratiques, intégrées et non séparées ni hiérarchisées. Elles agissent en tant qu’instruments pour faire face aux problèmes inhérents à la condition humaine, dans une démarche de collaboration et de résolution de problèmes (Rutkoff, 2009). La théorie de l’enquête (Schön, 1992) de Dewey rend compte du fonctionnement de la pensée humaine qui ne procède pas, selon lui, par abstraction formelle, mais plutôt par application à des situations quotidiennes de vie réelle. Les idées naissent des exigences de l’action humaine au sein de situations concrètes.

2.2.2 Les idéaux éducatifs de Dewey

C’est dans le domaine de l’éducation que Dewey a le plus systématiquement cherché à appliquer ses conceptions philosophiques, que celles-ci s’expriment en idées ou en idéaux. Dewey considérait que l’éducation devait favoriser la croissance des enfants et des adultes, à partir de ce qu’il nommait les « pouvoirs » de l’individu, c’est-à-dire ses capacités à tirer parti des expériences en situation. Dewey insiste sur la dimension psychologique du processus éducatif, qui se manifeste et est favorisé à travers la prise en compte des intérêts de l’enfant, lesquels doivent être constamment pris en compte comme force motrice de son développement.

Dewey considérait aussi que l’éducation était la seule façon de garantir la stabilité et le développement de la démocratie, qui, pour lui, était l’expression de l’idéal de liberté. Fidèle à sa conception du monde, Dewey ne pensait pas que la visée sociale de l’éducation devait prévaloir sur sa finalité psychologique, mais plutôt être conjuguée au service d’un objectif d’équilibre entre les membres de la communauté, contribuant in fine à l’épanouissement de tous et au progrès social. Chez Dewey, par l’éducation, la philosophie et le philosophe contribuent à répondre aux besoins de la société. L’éducation contribue au développement de la praxis. L’école est le lieu où la pensée se concrétise sous la forme d’une réalité vivante (Westbrook, 1993). Une éducation qui n’agit pas sur le monde n’est pas une éducation (Rutkoff, 2009). En voulant faire de la classe un « milieu total » physique et social qui soit un modèle de démocratie (Martineau, 2005), Dewey souhaitait donner forme à sa conviction que l’éducation « marks the most perfect and intimate union of science and art conceivable in human experience » (Dewey, 1897, article 5).

2.2.3 Les conceptions de l’apprentissage chez Dewey

La posture épistémologique de Dewey l’a conduit à élaborer une conception de l’apprentissage fondée sur la primauté de l’expérience. Cette conception a déterminé ses propositions pédagogiques. Chez Dewey, deux caractéristiques importantes de l’expérience sont à considérer en lien avec sa conception de l’apprentissage. Il y a d’abord le principe de la continuité. Dewey s’émerveillait du fait que, chaque matin, en se réveillant, un être humain puisse poursuivre sa vie en lien avec les événements de son passé. Chaque nouvelle expérience prend appui sur les précédentes et influence celles à venir. L’expérience, pour Dewey, est d’abord « eue », c’est-à-dire immédiate, directe et enracinée dans des événements naturels et qui interagissent avec les événements de nos vies. « Une expérience est une transaction situationnelle au cours de laquelle un organisme s’adapte à un environnement qu’il transforme » (Deledalle, 1967, p. 521). L’expérience immédiate est la transaction fondamentale qui conditionne l’expérience cognitive subséquente du sujet pensant. Ce dernier, par la découverte d’implications et de significations symboliques, donne de l’ampleur à son expérience immédiate en lui faisant dépasser le contexte spécifique où elle fut vécue pour la rendre transférable à d’autres contextes. À la recherche de la continuité dont il a besoin pour se développer, l’être humain se met en démarche d’enquête (inquiry) qui combine l’action et la raison dans le monde. Cette démarche d’enquête permet à l’être humain de construire ses connaissances, au sens de les relier les unes aux autres dans un mouvement d’élargissement de son univers de signification. Chez Dewey, la construction d’une idée se définit comme un plan d’action afin de retrouver la continuité de l’expérience. Apprendre par l’expérience, c’est expériencer, c’est-à-dire agir réfléchir en vue d’une action, soit pour remettre en continuité la signification avec la réalité, soit pour résoudre les conflits de l’expérience, soit pour mettre une nouvelle idée à l’épreuve. Cependant, pour Dewey, toute expérience n’est pas nécessairement source d’apprentissage. Il s’agit d’expériences à partir desquelles il n’est pas possible d’établir une continuité. Ces expériences peuvent contribuer à interrompre ou fausser la poursuite de futures expériences. Elles ne peuvent pas être considérées comme éducatives (Dewey, 1969, p. 25).

L’autre valeur que Dewey associe à l’expérience est celle de l’interaction. Pour Dewey, l’expérience n’est pas uniquement passive. Elle a aussi une dimension active, qui modifie les conditions objectives expérienciées (Dewey, 1969, p. 39) lorsque qu’elle est authentique etsource d’apprentissage,. Cela. Les conditions internes et externes de l’expérience se conjuguent ainsi sous le mode de l’interaction qui, selon Dewey, crée les situations d’apprentissage (Dewey, 1969. p. 42). En fait le terme de transaction exprime mieux le sens évoqué par Dewey dans l’usage du terme d’interaction :

An experience is always what it is because of a transaction taking place between an individual and what, at the time, constitutes his environment (…) The environment, in other words, is whatever conditions interact with personal needs, desires, purposes, and capacities to create the experience which is had

Dewey, 1969, p.43-44

Ces deux principes, de continuité et d’interaction, voire de transaction, sont deux dimensions complémentaires de l’expérience comme source d’apprentissage. La continuité constitue la dimension longitudinale de l’expérience et l’interaction est la dimension latérale (Dewey, 1969). La prise en compte de la continuité de l’expérience conduit à considérer que chaque individu identifie dans son expérience actuelle ce qui a du sens pour lui dans l’instant présent et non pas en fonction d’un avenir hypothétique. Pour Dewey, l’être humain doit pouvoir extraire de son expérience présente les significations qu’il pourra réinvestir dans le futur (Dewey, 1969). Dans une perspective éducative et pédagogique, Dewey accorde une importance primordiale à la participation de l’élève dans la définition des buts de ses activités d’apprentissage (Dewey, 1969). La prise en compte de l’interaction, comme dimension latérale de l’expérience, fait en sorte que chaque individu peut relier sa propre expérience à un capital de connaissances socialement homologuées, dans un mouvement de socialisation dont l’école est la principale institution représentative. Pour Dewey, la plupart des enfants sont naturellement sociables (Dewey, 1969). L’école est le lieu d’apprentissage de leur rôle dans le tissu complexe de la vie en société, par la participation à des tâches significatives pour lesquelles ils se sentent responsables en lien avec les autres (Blanquet, 2010).

2.2.4 Méthodologie

L’enfant, qui commence sa scolarité, compose avec quatre « impulsions innées » : celles « de communiquer, de construire, de chercher à savoir et d’affiner son expression », qui sont « les ressources naturelles, le capital non investi, dont la mise en valeur conditionne la croissance active de l’enfant » (Westbrook, 1993). L’enfant apporte également avec lui les intérêts et les activités du foyer et de l’environnement dans lequel il vit (Westbrook, 1993). Voilà ce qui constitue selon Dewey le matériau premier de l’éducation, laquelle doit être considérée comme une continuelle reconstruction de l’expérience (Dewey, 1897, article 3). C’est pourquoi le point de départ de l’intervention éducative ne saurait être la structure curriculaire pensée et organisée par des experts des différentes matières scolaires au sein des institutions scolaires. Lorsque l’école impose prématurément à l’enfant les objets d’apprentissage, c’est-à-dire des objets sans relation avec l’expérience de l’enfant, celui-ci n’en saisit véritablement ni le sens ni l’utilité. Par sa participation à des activités liées à la vie réelle, l’enfant se trouve inévitablement en situation de convoquer des savoirs provenant de diverses disciplines : « If education is life, all life has, from the outset, a scientific aspect, an aspect of art and culture, and an aspect of communication » (Dewey, 1897, article 3). L’étude d’une oeuvre littéraire, par exemple, devrait suivre et non précéder l’expérience d’un phénomène, de sorte que l’enfant puisse établir des liens avec ce qu’il a déjà expériencié.

Pour Dewey, cette proposition pédagogique contribue à l’apprentissage. Il ne faut pas en conclure que Dewey diminue pour autant l’importance des savoirs disciplinaires dans l’acte d’apprendre. Leur appropriation demeure le but ultime visé par le système éducatif. En fait, Dewey conteste à la fois l’école traditionnelle qui néglige le fait de relier les sujets d’étude aux intérêts et activités de l’enfant que l’école nouvelle lorsqu’elle ne se préoccupe pas de relier les intérêts de l’enfant aux matières scolaires (Westbrook, 1993). Il considère que les sujets d’étude, comme tout savoir humain, sont le produit des efforts de l’être humain pour résoudre les problèmes que son expérience l’a conduit à rencontrer. Or, pour Dewey, avant de constituer cet ensemble ordonné de connaissances qu’ils représentent, les savoirs scolaires, et de fait, les connaissances scientifiques, ont été abstraits des situations qui étaient à l’origine de leur élaboration (Westbrook, 1993). C’est ce processus de construction de connaissances que Dewey propose de faire revivre quotidiennement aux élèves dans la classe, à travers des projets pour la réalisation desquels les savoirs scientifiques seront nécessaires et utiles.

La méthode pédagogique prônée par Dewey se veut simplement respectueuse de l’évolution des capacités et des intérêts des enfants. On ne peut la saisir dans les programmes scolaires. Elle n’est pas portée par un matériel pédagogique. La méthode pédagogique de Dewey se situe dans la vie réelle. Car, selon lui, le désir d’agir, de s’exprimer, de bouger stimule et guide le développement de l’enfant. En développant cette méthode, Dewey reconnaissait se faire l’écho d’un mouvement plus large :

Si l’on essaie de dégager la philosophie impliquée dans les pratiques de l’éducation nouvelle, on peut, me semble-t-il, discerner certains principes communs à toutes les écoles progressives existantes, en dépit de leur diversité. À ce qui s’impose du dehors, on oppose l’expression de la culture de la personnalité ; à la discipline externe, l’activité libre ; à l’enseignement qui procède des manuels et des livres, celui de l’expérience ; à l’acquisition d’aptitudes particulières obtenues par dressage, celles qui permettent l’accomplissement de fins liées aux tendances profondes ; à la préparation d’un avenir plus ou moins éloigné, la saisie intégrale des possibilités qu’offre le présent ; aux buts et à la manière statique des programmes, le commerce avec le monde en perpétuel changement

Dewey, 1968, p. 60

Dans l’école de Dewey, les élèves s’occupent essentiellement à vivre une grande variété de projets centrés sur différents métiers : coudre, cuisiner, travailler le bois etc. Les sujets d’étude s’ordonnent autour de leurs actions. En utilisant la notion de occupations (Lakes, 1985) pour désigner ces projets, Dewey a pu provoquer sans le vouloir une mauvaise interprétation de la démarche que d’aucuns ont assimilé à une formation technique (DeFalco, 2010). L’expression bien connue de learning by doing rend mieux l’idée que c’est par des actions de ce type que s’amorce et se maintient une démarche conduisant à de multiples apprentissages (DeFalco, 2010). Ainsi, un savoir-faire, tel que la lecture, s’acquiert lorsque l’enfant parvient au stade où il en reconnaît l’utilité pour faire face aux exigences de la réalisation des projets (Westbrook, 1993). Comme d’autres pédagogues, Dewey reconnaît que le travail en projet permet à l’enfant d’être à la fois actif, pour entreprendre et mener à terme ce qui l’intéresse, et réflexif, pour résoudre les inévitables problèmes surgissant dans toute action concrète sur le réel, développant ainsi graduellement des stratégies d’apprentissage ré-investissables dans sa vie de tous les jours (Larose et Morin, 2005). La méthode générique d’enquête et de découverte en cinq étapes de Dewey (reconnaître qu’un problème existe, définir la nature exacte de ce problème, élaborer des solutions possibles, tester la solution la plus plausible, arriver à la solution la plus satisfaisante) a d’ailleurs inspiré la pédagogie Freinet (Martineau, 2005).

Cette méthode pédagogique, rigoureuse et systématique, est, pour Dewey, source d’acquisition, non seulement de savoirs et de savoir-faire, mais aussi de savoir-être. « La liberté de recherche, la tolérance d’opinions diverses, la liberté de communication, la distribution de ce qu’on découvre à tout individu comme étant l’ultime consommateur intellectuel, sont impliquées dans la méthode démocratique comme dans la méthode scientifique » (Dewey, 1955, p.113). Le succès des propositions pédagogiques de Dewey réside dans la capacité des enseignants à se saisir de l’idée et de l’idéal que celle-ci contient.

Conclusion — Former les enseignants à l’approche par projets

En puisant aux sources de l’expérience du Camp Trail Blazer, notre réflexion invite à saisir les conditions du développement professionnel d’un enseignant débutant. Les différents et formateurs qui interviennent dans la formation à l’enseignement sont souvent soucieux d’articuler, dans leurs pratiques formatives, la prise en compte des expériences et les savoirs professionnels de l’enseignement. La pensée de Dewey nous a conduit à comprendre que pour réaliser une telle articulation, il fallait partir de l’expérience des enseignants en formation, l’enrichir par l’invitation à une analyse de leurs situations expérienciéeset la diversifier pour pouvoir mieux en accompagner la transformation, selon le cycle de l’apprentissage expérientiel que Kolb (1984) a proposé. Il semble nécessaire, dans la formation à l’enseignement, de miser sur les capacités réflexives des enseignants débutants plutôt que sur l’application d’un modèle d’enseignement et souvent d’apprentissage, pré-formaté et pré-déterminé. Dewey exprime de hautes ambitions pour le futur enseignant. Il lui demande de modifier le rapport pédagogique :

Dewey est l’initiateur du hands-on learning (apprendre par l’action) ou pédagogie du projet. Son école-laboratoire est loin de l’autorité habituelle. Le maître est un guide et l’élève apprend en agissant. Dewey souhaite réconcilier esprit et action, travail et loisir, intérêt et effort. Il pense que l’enfant doit agir plutôt que d’écouter.

Blanquet, 2010

Dès lors, quelle formation proposer à des enseignants pour accomplir ce changement de paradigme pédagogique ? Comment les inviter à enseigner selon une approche par projets, dans l’héritage et l’esprit d’une philosophie pragmatiste, empiriste et naturaliste, loin des dualismes fondateurs de la pensée et de l’école traditionnelles occidentales ? Par-delà même le choix d’un accompagnement de leur réflexion plutôt que de la prescription d’un modèle, choix que nous mettons à l’épreuve et que nous cherchons à approfondir dans nos travaux, nous voulons mettre en lumière quatre qualités nécessaires qu’il conviendrait de développer chez tout enseignant se réclamant d’une pédagogie deweyenne : observateur, coopératif, médiateur et socialement responsable.

Selon Dewey, les intérêts des élèves reflètent leur potentiel. Être à l’affût des manifestations de ces intérêts est donc indispensable pour parvenir à s’approcher de leur réalité individuelle (Dewey, 1969). Ce n’est que sur la base de nombreuses observations systématiques qu’un enseignant peut mettre en relation, pour chaque élève, ses besoins, ses capacités, ses acquis afin de pouvoir lui proposer un environnement éducatif qui lui permette d’approfondir et d’élargir son expérience et ainsi de s’épanouir. L’enseignant-observateur peut ainsi travailler à l’affirmation de la personnalité de l’élève et contribuer à magnifier ses qualités plutôt que le soumettre à des objectifs édictés par des programmes.

L’enseignant doit aussi se percevoir comme faisant partie de cette communauté d’apprentissage qu’est la classe. Il n’en est pas le patron. Il ne peut s’ériger en dirigeant d’un collectif. Il doit agir de l’intérieur, assumant ainsi un leadership fondé sur la dynamique relationnelle et communicationnelle du groupe. À cette fin, il doit se préoccuper non pas d’imposer ses idées ou des habitudes de vie, mais plutôt créer les conditions permettant la réalisation du ou des projets ainsi que la résolution par les élèves eux-mêmes des problèmes rencontrés. L’enseignant-coopératif est un « formateur-recours » (Huber, 1999, p. 63), qui sait « intervenir au bon moment, ni trop tôt, ni trop tard » et éviter trois dérives : « faire à la place des élèves, montrer aux élèves comment ils doivent faire, être totalement non-directif » (Huber 1999, p. 72-73).

La tâche la plus exigeante et la plus difficile, pour tout enseignant désireux de mettre en place la pédagogie de Dewey, consiste à constamment mettre en place une médiation entre savoirs pratiques et savoirs théoriques. Cette nouvelle compétence sera au service de la prise en compte des intérêts et des besoins des élèves, en somme la prise en compte de leur expérience, afin de les mettre en projets tout en se donnant lui-même un plan d’action pédagogique qui fera en sorte que les savoirs nécessaires pour la réalisation des projets soient convoqués et mobilisés, et même que leur acquisition soit évaluée. L’enseignant-médiateur est celui qui sait « réinsérer les sujets d’étude dans l’expérience » (Westbrook, 1993).

Enfin, rappelons à quel point Dewey a insisté et misé sur le rôle social de l’école. Les mots qu’il utilise dans son Credo pédagogique pour décrire l’enseignement sont éloquents à cet égard : « …the art of thus giving shape to human powers and adapting them to social service, is the supreme art » (Dewey, 1897, article 5). L’enseignement est certes au service du développement individuel, mais aussi de la société. Seules des personnes engagées pour le progrès social et le mieux-être de l’humanité peuvent assumer une telle responsabilité, selon Dewey. Pour lui, l’enseignant doit prendre sa place à part entière dans cette oeuvre éducative et sociétale.