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Sur le voir humain (1855) de Hermann von Helmholtz

Présentation de la traduction de « Sur le voir humain (1855) »1 Hermann von Helmholtz

Christophe Bouriau et Alexandre Métraux
p. 1-12

Résumés

Notre préface présente le contexte du fameux discours de Helmholtz sur le voir humain, dont nous donnons ensuite la traduction. Le texte helm-holtzien s’avère être à la fois un hommage soutenu à Immanuel Kant et l’esquisse d’une nouvelle optique physiologique basée sur quelques principes du néo-kantisme.

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Texte intégral

1. Préface

  • 1  La source du texte est la suivante : „Über das Sehen des Menschen (1855)“, in : Vorträge und Reden (...)

1Hermann Helmholtz prononça le discours « Über das Sehen des Menschen » à Königsberg en Prusse-Orientale (aujourd’hui Kaliningrad dans l’enclave russe près de l’embouchure de la Pregolia sur la côte de la mer Baltique), lorsque le monument élevé à la mémoire d’Immanuel Kant fut solennellement inauguré le 27 février 1855 [Koenigsberger 1902, 242]. Le titre de ce discours avait été savamment choisi. Helmholtz ne traita en effet ni exclusivement de Y organe de la vision chez l’homme (qu’il connaissait à fond grâce, en particulier, à l’ophtalmoscope inventé par lui en 1850), ni exclusivement des sensations optiques en général, mais du voir, de la perception ou encore de l’aperception visuelle (c’est-à-dire de l’appréhension consciente d’objets accessibles à l’œil) chez l’homme.

2Quelques jours plus tard, il écrivit à son père :

Mardi passé […] j’ai encore prononcé un discours sur le voir de l’homme. J’y ai notamment tenté de préciser la concordance existant entre les faits empiriques de la physiologie des organes sensoriels et les conceptions de Kant et de Fichte, et cela en dépit du fait que par égard aux besoins de me faire comprendre, j’ai été un peu gêné dans l’énonciation de ces rapports philosophiques. Cité in [Koenigsberger 1902]

3Le passage cité laisse entrevoir la relation complexe qu’entretiennent la physiologie et la philosophie dans les écrits de Helmholtz. D’une part, l’étude expérimentale de la vision humaine est appelée à corroborer, ou au contraire à démentir, les résultats obtenus par la méthode de la réflexion critique. D’autre part, la philosophie, notamment celle dans la version enseignée par le Kant de la Critique de la raison pure, est censée inspirer ou orienter l’analyse empirique de la perception. Si bien que la physiologie sensorielle se démarque chez Helmholtz des autres domaines de cette discipline en ceci qu elle possède par nécessité une composante gnoséologique : il ne s’agit pas seulement de comprendre les mécanismes physiques qui sous-tendent l’activité perceptive de l’homme, mais encore de définir avec la précision d’un expérimentateur ce qui se produit quand les sensations (excitations de la matière nerveuse aux surfaces sensibles de l’organisme) donnent lieu à des perceptions (appréhensions des propriétés et particularités du monde ambiant).

4Dans la lettre à son père, Helmholtz ne mentionna aucun représentant de la physiologie de son époque. Mais dans le discours du 27 février 1855, ainsi que dans la version qu’il en fit imprimer, il laissa entendre que Johannes Müller fut pour lui le savant à incarner (pour ainsi dire) le plus dignement la discipline qui demeurerait aussi la sienne jusqu en mars 1871, date à laquelle il alla s’installer pour de bon à Berlin en tant que professeur titulaire de physique [Koenigsberger 1903, 187-189]. Les rapports entre Müller et Helmholtz ont été si méconnus et ont fait l’objet de tant de malentendus, notamment dans les pays francophones, qu il nous semble loisible de fournir quelques données élémentaires dans le but d’avertir les lecteurs du texte sur la vision chez l’homme des erreurs les plus répandues en la matière.

5Prenons l’exemple de Jean-Pierre Changeux qui, dans un ouvrage paru en 1994, affirme qu’Ernst Brücke, « […] en compagnie d’Emil Du Bois-Reymond et de Hermann Ludwig von Helmholtz, avait formé au début des années 1840 un groupe particulièrement subversif, le "Berliner Gesellschaft", dont le programme se résumait dans ce "serment solennel [. . . ] de promouvoir cette vérité que seules les forces physiques et chimiques, à l’exclusion de toutes autres, agissent dans l’organisme". Ce physicalisme militant se trouve dans le droit fil de La Mettrie et de son protecteur Frédéric II [. . . ]. Doit-on y voir la persistance d’une tradition, ou une résurgence de celle-ci en réaction au vitalisme tout aussi militant de Johannes von Müller, le maître commun des "jeunes loups" du Berliner Gesellschaft? » [Changeux 1994, 140].

6Une semblable accumulation involontaire et incontrôlée d’autant d’erreurs sur une surface de papier imprimé aussi petite est difficilement imaginable. En fait :

  1. La société appelée Physikalische Gesellschaft zu Berlin ne fut pas créée au début, mais en plein milieu des années 1840, à savoir le 14 juin 1845.

  2. Les membres fondateurs de cette société furent le physicien et minéralogiste Gustav Karsten (1820-1900), le chimiste Wilhelm Heinrich Heintz (1817-1880), le physicien Hermann Knoblauch (1820-1895), le médecin et physiologiste Ernst Wilhelm Brücke (1819-1982), le physiologiste Emil du Bois-Reymond (1818-1896) et le physicien et chimiste Friedrich Wilhelm Beetz (1822-1886). Quant à Hermann von Helmholtz, il adhéra à la société en cette même année 1845 (mais ultérieurement, et surtout pas en tant que membre fondateur). Il fut rejoint par deux autres médecins-chercheurs en 1848/49, Ruldolf Virchow (1821-1902) et Adolph Fick (1829-1901) [Schreier 1995, 25].

  3. Le programme de la société de physique dépassait largement le cadre de la « physique organique » à laquelle il est fait allusion dans les quelques lignes incriminées de Changeux. Ni Virchow en tant que médecin et pathologiste, ni Gustav Karsten en tant que minéralogiste et physicien (pour ne nommer que ces deux savants) n étaient concernés par le prétendu serment solennel qui n avait d’ailleurs rien à voir avec les statuts de la dite société. Notons en passant que la part de communications « organo-physiques » ou simplement physiologiques n a pas atteint les 12 % entre 1845 et 1880 (en chiffres absolus : 95 sur un total de 839 communications) et qu elle n a pas cessé de diminuer par la suite [Schreier 1995, 27].

  4. Le serment, si serment il y eut, fut fait en 1847, lorsque Carl Ludwig (1816-1895) séjournait à Berlin. L’engagement pris, outre par Ludwig, par du Bois-Reymond, Helmholtz et Brücke n’avait rien d’officiel. Il fit d’ailleurs écho aux conclusions que Helmholtz tira en cette même année de son mémoire consacré au principe de la conservation de la force et à l’application de celui-ci aux êtres organisés (cf. [Helmholtz 1869, 134135], [Helmholtz 1878], [Meulders 2001, 137-138], à propos du manifeste de 1847 des quatre « Humboldt boys »]).

  5. Quant au militantisme dont les acteurs mentionnés par Changeux se seraient prévalus, on ne peut pas s’empêcher de soulever la question de savoir comment qualifier l’attitude très prudente de Helmholtz, selon laquelle le réductionnisme se limite au domaine des seules sensations et que la position adoptée par un idéaliste comme Johann Gottlieb Fichte « s’accorde parfaitement avec les conclusions que la physiologie sensorielle a tirées par la suite des faits d’expérience », pour citer quelques mots de l’article de 1855 (cf. ci-dessous, p. 14, et [Heidelberger 1993, 491-497] pour l’aspect idéaliste de la science selon Helmholtz). Et que penser du prétendu vitalisme militant de Müller, alors que celui-ci se trouva en 1847 parmi les rares savants non seulement à défendre sans la moindre hésitation la théorie helmholtzienne de la conservation de la force, mais encore à encourager son jeune collègue dans la poursuite des recherches « organo-physiques » ? Accepter avec conviction, et sans réserve, la loi de la conservation de la force dans la version proposée par Helmholtz équivalait à jeter aux oubliettes tout principe ou esprit vital. Si militantisme il y avait eu, Müller aurait dû combattre sans relâche la conception de son ancien élève et tout faire pour que la carrière académique de celui-ci fût gênée.

  • 2  Zed Buchwald [Buchwald 1993, 370, no 52], grand spécialiste de Helmholtz, dit sans ambiguïté : « H (...)

7Helmholtz et ses amis ont sans doute suivi les consignes d’une méthodologie à tendance moniste là où cela pouvait se faire ; mais ils étaient loin du militantisme avec lequel un Carl Vogt (1817-1895) ou un Jakob Moleschott (1822-1893) propageaient le matérialisme « de gauche » fondé sur l’interprétation radicale de la physico-chimie de l’époque2. L’article sur la vision de l’homme démontre, par contre, une profonde continuité, du moins dans le domaine de la physiologie sensorielle, entre la doctrine de Müller et l’approche helmholtzienne.

8L’apport de Müller à la définition de la vision chez l’homme selon Helmholtz se fait sentir en deux endroits au moins, une fois très discrètement (et d’une façon qui illustre bien la « citation implicite » comme méthode de communication savante assez courante à l’époque qui nous intéresse ici), et une deuxième fois dans un passage portant sur l’une des lois de la perception formulée de manière exemplaire par Müller en 1826.

9En racontant l’anecdote d’un plaignant qui prétendait avoir pu reconnaître son agresseur nocturne grâce à la lumière que son œil avait émise lorsqu’il reçut le coup (cf. p. 19), Helmholtz se fonde, mais sans le nommer, sur un rapport que Müller publia sur les progrès de la physiologie accomplis en 1833 [Müller 1834, 140-141]. Personne n avait plus besoin de re-réfuter la théorie de la vision-émanation en 1855. La référence par voie de paraphrase à Müller fait ainsi double emploi. d’une part, elle signale pour ainsi dire par un clin d’œil aux lecteurs cultivés que Helmholtz connaît les écrits de son maître, qu il n a d’ailleurs même pas besoin de détailler nommément, étant donné qu ils font partie du fonds commun de la culture scientifique. D’autre part, l’anecdote en tant que telle permet de mettre en relief le caractère passif de la rétine. Celle-ci ne va pas au-devant des impressions qui l’exciteront dans une fraction de seconde à venir ; elle ne cherche pas non plus par elle-même à rendre la vision la plus aiguë possible. Tout ce qui se fait pour coordonner le fond de l’œil photosensible aux données lumineuses est dû à des mécanismes d’adaptation complexes qui ont prise sur la mobilité des globes oculaires et sur les parties élastiques des yeux.

10L’autre référence concerne l’énergie sensorielle spécifique dont le principe fut énoncé la première fois par Müller dans son ouvrage consacré à l’étude des phénomènes de la vision. Ce principe s’applique à chacun des cinq sens, selon la classification classique revue depuis lors. Tout ébranlement de la substance nerveuse (c’est-à-dire des récepteurs) produit des effets spécifiques indépendamment de la nature (mécanique ou électrique, etc.) de l’agent causal. Ainsi, un coup subi par un œil produit, quant à la vision, des phénomènes spécifiquement visuels, tout comme la pression exercée par le cristallin sur la rétine ou comme tout rayon lumineux frappant le fond de l’œil. D’où il suit que l’organisme ne voit pas l’agent causal en tant que tel quand il réagit à telle ou telle excitation, mais l’effet optique produit par réaction suite à l’excitation causée par l’agent du processus perceptif (cf. aussi ci-dessous p. 20).

11La terminologie de Müller — énergie sensorielle spécifique (spezifische Sinnesenergie) — peut suggérer l’idée d’une force ou disposition spéciale propre à la substance nerveuse. Il faut se détromper cependant. Le terme d’énergie est d’origine aristotélicienne, comme Müller l’indique dans son traité de physiologie, où il souligne que l’« irritabilité des nerfs sensibles ne suffit pas à l’explication des faits, si bien que l’on est forcé d’attribuer aux nerfs sensibles des énergies au sens d’Aristote [. . . ] » [Müller 1840, 255].

12Au livre IX de la Métaphysique (1046b29-1051a3), Aristote distingue dúnamis de son contraire, enérgeia, et définit le premier terme comme dénotant l’étant potentiel, alors que l’autre dénote l’étant actuel, c’est-à-dire ce qui est donné dans sa pleine concrétion ou selon l’exercice de ses fonctions. Par conséquent, les notions de dúnamis et enérgeia ne se rattachent pas à la physique, mais à ce qui, pour les penseurs du XIXe siècle, correspondait (encore) à la logique. Pour Müller, l’explication des faits de la perception repose ainsi d’une part sur l’analyse des mécanismes de l’irritabilité en tant que propriété générale de la substance nerveuse, et d’autre part sur l’analyse exhaustive des fonctions particulières propres aux appareils de la perception. Autrement dit, si l’on se contentait de la seule irritabilité dans l’explication de l’activité sensorielle, on ne saurait rendre compte de la différence entre l’odorat et la vision, ou entre la vision et le toucher. Si bien que la physiologie des sens de l’homme selon Müller s’ouvre, elle aussi, sur la gnoséologie ou la théorie de la connaissance (à propos de l’aristotélisme de Müller, cf. [Mazzolini 1992]). Quelles qu’aient pu être les divergences qui le séparaient de Müller, la pensée de Helmholtz se trouvait, en ce qui concerne la vision chez l’homme, une fois de plus dans le droit fil de la tradition inaugurée par son maître [Holmes 1994].

13Parmi les points particulièrement intéressants de l’article de 1855 « Sur le voir humain », on trouve une première esquisse de l’hypothèse des inférences inconscientes (p. 29) que Helmholtz développera en détail dans son Optique physiologique de 1866. Certes, interpréter la perception en termes d’« inférences inconscientes » n’est pas une invention de Helmholtz. On trouve une interprétation de la perception visuelle comme résultat d’une inférence inconsciente dès 1816, dans la première édition de l’ouvrage de Schopenhauer Sur la vue et les couleurs [Schopenhauer 1816, 204]. Toutefois, l’expression « inférence inconsciente » n’a pas du tout le même sens chez Schopenhauer et chez Helmholtz.

14Pour Schopenhauer percevoir, c’est inférer à l’aide du principe de causalité telle cause à partir de tel effet. Inférer signifie ici remonter d’un effet à sa cause. D’une impression rétinienne donnée (effet), j’infère directement et spontanément, sans y penser, la présence d’un objet hors de moi comme étant la cause de mon impression. Helmholtz se démarque nettement de Schopenhauer en introduisant dans le processus perceptif une phase intermédiaire que Schopenhauer avait vigoureusement refusée d’admettre. Selon Helmholtz, le passage de l’impression sensorielle à l’identification d’un objet situé dans l’espace hors de moi passe par une « inférence » au sens d’une déduction logique, d’un raisonnement inconscient qui conduit à attribuer logiquement la cause A à l’effet B. Schopenhauer s’était opposé catégoriquement à ce type d’interprétation dès 1816 :

Le passage de l’effet à la cause est un passage direct, spontané, nécessaire, car il s’agit d’une connaissance du pur entendement : il ne s’agit pas d’une déduction rationnelle, d’une combinaison de concepts et de jugements d’après des lois logiques. [Schopenhauer 1816, § 1].

15Ce que Helmholtz entend par « inférences inconscientes » n’a plus rien à voir avec ce qu entendaient par là Schopenhauer et ses héritiers. Helmholtz redoute du reste que l’expression « inférences inconscientes » introduise une confusion entre sa position et celle de Schopenhauer. En 1878, il déclare avoir carrément renoncé à cette expression tant celle-ci évoque, encore à son époque, la théorie de la vision de Schopenhauer à laquelle il s’oppose :

J’ai renoncé à l’expression d’« inférences inconscientes », afin d’éviter la confusion avec la représentation à mon sens entièrement confuse et injustifiée que Schopenhauer et ses héritiers désignent par ce terme. [Helmholtz 1878, 65]

16L opposition est claire : par inférences inconscientes, Schopenhauer et ses héritiers entendent l’acte par lequel l’entendement infère immédiatement, sans y penser, telle cause hors de moi (l objet de la perception) sur la base de telle impression en moi. Pour Helmholtz en revanche, les inférences inconscientes impliquées dans la perception conduisent à attribuer une cause à un effet donné, mais au gré d’une forme de raisonnement (inférence = déduction) qui échappe entièrement à la conscience.

17Voici le passage du présent article où l’hypothèse des inférences inconscientes trouve chez Helmholtz une première formulation :

J’ai toujours affirmé jusqu’ici que la représentation en nous jugeait, inférait, réfléchissait, etc., en me gardant bien de dire que c’est nous qui jugeons, inférons, réfléchissons. En effet, j’ai reconnu que ces actes se faisaient à notre insu et qu ils ne pouvaient être infléchis par notre volonté ou notre conviction, si forte soit-elle. Est-il toutefois légitime de parler ici d’authentiques processus de pensée, alors que cette pensée échappe à la conscience et au contrôle de l’intelligence consciente de soi ? [cf. ci-après, p. 29]

18Dans la suite de son œuvre, Helmholtz précisera qu’il utilise une analogie : le processus par lequel nous identiions tel objet comme la cause de notre impression rétinienne est « comme » ou est « comparable à » un processus de pensée, c’est-à-dire à un raisonnement conclusif :

Les activités qui nous amènent à conclure qu un objet déterminé, de structure déterminée, se trouve en un endroit déterminé qui est en dehors de nous, ne sont pas, en général, des actes conscients mais des actes inconscients. Dans leurs résultats, ils sont analogues à des conclusions [. . . ]. Mais ce qui se passe en réalité diffère d’une conclusion — en prenant ce mot dans sa signiication ordinaire — en ce qu une conclusion est un acte de la pensée consciente. [Helmholtz 1866, t. II, 564]

19Dans l’extrait précité de notre article, Helmholtz avance que le passage de l’effet (impression) à la cause (identification de l’objet) passe par des opérations telles que le « jugement », l’« inférence » (au sens de déduction), la « réflexion », opérations que Schopenhauer jugeait parfaitement inutiles pour expliquer la perception. Quel est le motif de l’hypothèse helmholtzienne ? Les exemples analysés par Helmholtz dans l’article le montrent bien : l’hypothèse des inférences inconscientes sert à expliquer soit des erreurs, soit des illusions perceptives.

20L’un des exemples de Helmholtz concerne la zone aveugle de la vision. Il faut ici supposer qu un seul œil fonctionne, et que la zone aveugle de l’œil qui voit n est pas compensée par l’autre œil :

Lorsque la zone aveugle concerne une partie d’une figure quelconque, nous complétons cette figure en fonction de ce qui appartient aux figures du même genre le plus souvent rencontrées. Par exemple, [. . . ] si la tache aveugle concerne le centre d’une croix, l’imagination comble la partie médiane, et nous croyons voir une croix même si en réalité les quatre branches ne se rejoignent pas au milieu, etc. [p. 28-29]

21De quelle manière un processus inférentiel inconscient est-il impliqué dans la perception erronée d’une croix entière là où, en réalité, manque la partie médiane de la croix ? d’après le contexte, on peut reconstituer cette inférence comme suit :

  1. Nous observons habituellement que les quatre branches des croix se rejoignent en leur milieu (règle générale) ;

  2. Voici une figure qui ressemble à une croix ;

  3. Nous lui appliquons (inconsciemment) la règle générale et complétons par l’imagination la partie médiane d’après la forme habituelle des croix.

22Résultat : nous croyons à tort percevoir une croix entière. Ici, l’hypothèse d’une inférence inconsciente permet d’expliquer pourquoi notre imagination en vient à compléter la partie manquante de la zone aveugle, de manière à produire une perception erronée du donné. Ce type d’erreur est toutefois corrigible : il suffit d’ouvrir les deux yeux ou de s’approcher de la figure en question pour mettre in à l’erreur et réaliser qu il n y a pas de « partie médiane ». Mais l’hypothèse des inférences inconscientes permettra également à Helm-holtz d’expliquer des illusions perceptives, c’est-à-dire des erreurs perceptives qui, cette fois, résistent à leur réfutation. À la différence de l’erreur qui est corrigible, l’illusion, comme on sait, est une erreur qui survit à sa réfutation [cf. ci-après, p. 23]. Un bon exemple d’illusion due à l’intervention d’une inférence inconsciente est donné au § 26 de l’« Optique physiologique ». Avant de l’examiner je souhaite rappeler brièvement le contexte. Helmholtz vient d’indiquer que ce qu il nomme inférence inconsciente, unbewusster Schluss, consiste en une « inférence inductive » : il s’agit très exactement d’une inférence (déduction) qui se fonde sur une règle générale obtenue par induction. Comment la règle générale se forme-t-elle ? Il faut distinguer plusieurs étapes. Helmholtz souligne d’abord la part active de l’esprit dans la formation de la règle. Par exemple, sur la base d’une conjonction régulière entre deux éléments (excitation de la zone droite de la rétine/ présence d’un objet lumineux à gauche) l’esprit est conduit, guidé par cette expérience répétée, à former l’hypothèse que cette conjonction peut être érigée en règle générale constante. Intervient alors une phase de vériication qui met en jeu les mouvements du corps propre : les mouvements volontaires par lesquels je vériie la présence d’un objet lumineux à ma gauche quand la zone droite de ma rétine subit une impression me servent à conirmer l’hypothèse et à l’ériger en règle générale. Vient ensuite la phase déductive, l’inférence inconsciente, qui se fait de manière automatique par l’application de la règle générale aux cas nouveaux. Ainsi, je ramène le cas nouveau (telle impression dans la zone droite de ma rétine) aux cas passés du même genre et je lui applique la même règle : l’impression survenant à droite de ma rétine, j infère qu il y a un objet lumineux à ma gauche. Voici en résumé comment l’on peut formaliser le raisonnement qui selon Helmholtz se fait en nous à notre insu :

  1. L’excitation de la rétine à l’angle externe de l’œil procède d’une source lumineuse qui vient de la gauche (règle générale ixée dans la mémoire) ;

  2. Or, l’angle externe de mon œil est actuellement excité ;

  3. J’en infère la présence d’un objet lumineux à ma gauche comme cause de ma sensation.

23Helmholtz formule ce processus comme suit :

Comme, dans une majorité innombrable de cas, l’excitation de la rétine à l’angle externe de l’œil provenait d’une lumière qui arrivait à l’œil en venant du côté nasal, nous jugeons qu il en est de même dans tout cas nouveau où l’excitation intéresse la même partie de la rétine, de même que nous prétendons que tout homme qui vit à présent doit mourir, parce que l’expérience nous a appris jusqu ici que tous les hommes ont ini par mourir. [Helmholtz 1866, t. II, 565]

24Si l’on admet ce dispositif, on comprend que la perception, comme iden-tiication d’objets situés dans l’espace hors de nous, ne peut absolument pas être immédiate (contrairement à ce que soutiennent Schopenhauer et d’autres après lui). Elle suppose d’une part une phase d’apprentissage permettant d’acquérir des règles, d’autre part une opération déductive basée sur les règles acquises. Abordons à présent le cas des illusions perceptives que l’hypothèse des inférences inductives inconscientes est censée expliquer clairement. Selon Helmholtz, nous sommes exposés à une illusion perceptive lorsque nous sommes dans une situation non normale, exceptionnelle, que nous assimilons inconsciemment à une situation normale : nous appliquons alors à l’impression sensorielle le même type d’inférence que dans les situations normales auxquelles nous sommes habitués. Helmholtz prend l’exemple du coucher de soleil :

Tous les soirs, le Soleil paraît descendre derrière l’horizon immobile, bien que nous sachions fort bien que c’est le Soleil qui reste immobile et l’horizon qui se déplace. [Helmholtz 1866, t. II, 587]

25Pourquoi, bien que nous sachions que le Soleil est en réalité immobile, l’impression illusoire de descente persiste-t-elle ? Selon Helmholtz, l’illusion se produit parce que la règle qui entre inconsciemment en jeu dans le processus qui régit ici la perception du Soleil est tellement ixée qu elle ne peut être modiiée par nous. Nous sommes tellement habitués à interpréter le mouvement apparent d’un corps vers le bas comme une descente que nous appliquons irrésistiblement cette règle au cas du Soleil. Tout se passe comme si nous inférions inconsciemment selon le processus suivant : 1) se rapprocher du bas = descendre, 2) or le Soleil se rapproche apparemment de l’horizon, 3) donc il descend.

26Nous ne pouvons pas nous empêcher de faire ce type d’inférence même face aux cas « anormaux », c’est-à-dire auxquels la règle ne devrait pas s’appliquer, car la règle est trop bien implantée en nous, dans une sorte de ichier mental. L’inférence à partir de la règle se fait en nous sans nous, de sorte que notre raisonnement conscient est incapable de corriger l’illusion :

Nous ne pouvons nous défaire des illusions des sens parce que l’inférence inductive est produite par un acte inconscient et involontaire de la mémoire. l’inférence inductive se présente comme une force naturelle étrangère et irrésistible. [Helmholtz 1866, t. II, 587]

27Contentons-nous de signaler ici que l’explication helmholtzienne de l’erreur et de l’illusion perceptive, dont l’extrait précité du présent article donne une première esquisse, nourrira une controverse très vivante qui l’opposera, entre autres auteurs, à Erwald Hering et à William James, tous deux niant l’utilité de l’hypothèse de Helmholtz pour expliquer aussi bien la perception visuelle que l’illusion perceptive. Sur ces controverses, je me permets de renvoyer aux ouvrages de référence suivants : [Hatfield 1990], [Turner 1994], [Bouveresse 1995], [Meulders 2001].

28Pour finir, signalons que « Sur le voir humain » est l’un des tout premiers pionniers du fameux « Retour à Kant ! » qui allait réorienter l’activité philosophique allemande, dès le début des années 1860, autour d’auteurs comme Eduard Zeller, Otto Liebmann ou encore Albert Friedrich Lange, par exemple (sur le rôle de Helmholtz dans ce retour à Kant, cf. [Ferrari 2001, 13-14]). Après l’effondrement du système hégélien, consécutif à la disqualification de sa philosophie de la Nature, se posait en Allemagne la question de la tâche spécifique de la philosophie au sein de la culture en général. La philosophie de Kant apparaît, dans ce contexte, à Helmholtz comme le modèle de ce que doit être désormais l’activité philosophique : un examen des sources de notre savoir et de son degré de légitimité. La philosophie ne pouvant prétendre au rang de science de l’être, elle doit se limiter à développer une théorie du savoir, de ses conditions de possibilité et de légitimité :

La philosophie de Kant, pour sa part, ne cherchait pas à augmenter le nombre de nos connaissances au moyen de la pensée pure, son premier principe étant que toute connaissance de la réalité doit être tirée de l’expérience. Elle visait seulement à examiner les sources de notre savoir et son degré de légitimité, entreprise qui incombera toujours à la philosophie et qu aucun siècle ne pourra lui retirer impunément. [ci-après, p. 14]

29Avant le développement des grandes philosophies centrées sur un retour à Kant, celles de Albert Friedrich Lange, de Hermann Cohen et des membres de l’École de Marbourg par exemple, Helmholtz est l’un des tout premiers à voir dans le criticisme kantien le modèle de ce que doit devenir l’activité philosophique : une activité moins spéculative et beaucoup plus attentive au développement des sciences, avec lesquelles elle doit étroitement collaborer. À cet égard, le présent article s’inscrit dans la continuité des articles de Helm-holtz dernièrement traduits dans la revue Philosophia Scientiœ, lesquels étaient également centrés, comme le souligne la préface que Jacques Bouveresse leur a consacrée, sur une question essentielle aux yeux de Helmholtz, celle d’un rapport fécond entre philosophie et science [Hemholtz 2005].

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— 1840 Handbuch der Physiologie des Menschen für Vorlesungen, Vol. 2, Koblenz: J. Hölscher.

Schopenhauer, Arthur
— 1816 Über das Sehen und die Farben, in: Sämtliche Werke, Band III, bearb. und hrsg. von W. Löhneysen, Frankfurt-am-Main: Suhrkamp Taschenbuch Verlag, 1986, 191-297.

Schreier, Wolfgang
— 1995 Aus der Frühzeit der (Deutschen) Physikalischen Gesellschaft: Gründung, Struktur, Interdisziplinarität, in Internationale Zeitschrift für Geschichte und Ethik der Naturwissenschaften, Technik und Medizin, Vol. 3, 23-34.

Turner, Steven R.
— 1994 In the Eye’s Mind—Vision and the Helmholtz-Hering Controversy, Princeton : Princeton University Press.

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Notes

1  La source du texte est la suivante : „Über das Sehen des Menschen (1855)“, in : Vorträge und Reden von Hermann von Helmholtz, Vol. 1, Braunschweig: F. Vieweg und Sohn, 1903, 85-117.

2  Zed Buchwald [Buchwald 1993, 370, no 52], grand spécialiste de Helmholtz, dit sans ambiguïté : « Helmholtz never embraced Materialism. »

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Pour citer cet article

Référence papier

Christophe Bouriau et Alexandre Métraux, « Présentation de la traduction de « Sur le voir humain (1855) » Hermann von Helmholtz »Philosophia Scientiæ, 14-1 | 2010, 1-12.

Référence électronique

Christophe Bouriau et Alexandre Métraux, « Présentation de la traduction de « Sur le voir humain (1855) » Hermann von Helmholtz »Philosophia Scientiæ [En ligne], 14-1 | 2010, mis en ligne le 01 avril 2013, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/philosophiascientiae/151 ; DOI : https://doi.org/10.4000/philosophiascientiae.151

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Auteurs

Christophe Bouriau

Laboratoire d’Histoire des Sciences et de Philosophie, Archives H. Poincaré (UMR 7117), Nancy-Université

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Alexandre Métraux

Laboratoire d’Histoire des Sciences et de Philosophie, Archives H. Poincaré (UMR 7117), Nancy-Université

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Droits d’auteur

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