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Dans une conférence prononcée en 1991 au Département de psychanalyse de l’Université de Montpellier et publiée ensuite dans Conditions, le philosophe Alain Badiou souligne que Lacan, à un moment donné de son parcours, attribue à la psychanalyse d’être un « amour de la vérité ». Dans le commentaire qu’il en donne, Badiou précise alors que la vérité dont il est question chez Lacan se caractérise en réalité par son impuissance, si bien que l’amour de la vérité doit être « amour de cette impuissance, de cette faiblesse[1] ». Autrement dit, c’est un amour qui aime la vérité en tant qu’elle est manquante ou, en termes freudiens, une vérité inscrite dans la castration. C’est ce que Badiou précise lorsqu’il ajoute que dans l’amour de la vérité « il s’agit tout bonnement de l’amour de la castration[2] ». Il ne faut pourtant pas s’y tromper. L’impuissance de la vérité n’est pas sans une forme de puissance. Il y a une puissance de la vérité qui est le corollaire de son impuissance. La vérité est simplement une puissance paradoxale ou une puissance qui opère sous une forme contraire. Elle est une puissance qui se loge dans sa propre impuissance. On dira même que la puissance de la vérité trouve sa condition de possibilité dans son impuissance ou son incomplétude, ce qui signifie à rebours qu’une vérité sans incomplétude serait en réalité une vérité sans puissance aucune. Là où elle serait sans faille, elle n’aurait pas d’existence et donc pas d’effectivité. Elle ne produirait rien. La vérité n’apparaît que sous le signe de la castration et c’est là que réside sa propre puissance.

Notre contexte contemporain témoigne, au moins en partie, d’un autre rapport à la vérité. Il y a aujourd’hui un clivage entre une vérité qui a pris la forme rigide d’un savoir opposable aux autres et une vérité qui est devenue une simple opinion, c’est-à-dire ce dont on peut parler dans une sorte de détachement subjectif. L’une et l’autre de ces postures produisent en réalité la défaite de l’idée même de vérité qui n’est ni un savoir, ni une opinion. Nous verrons que la vérité n’appartient pas davantage au registre du sens, même si elle en ouvre la possibilité. Elle est plutôt ce qui, inaugurant le sens, ne lui appartient pas, et qui excède aussi le savoir. Dans la suite de son développement, Badiou souligne ainsi que non seulement Lacan a distingué la vérité du savoir, mais qu’il « a indiqué qu’une vérité est essentiellement insue, qu’elle est, littéralement, un trou dans les savoirs[3] ». On aura alors à se demander ce que peut signifier d’être témoin d’une vérité soustraite au savoir et au régime du sens. Quelle est cette figure du témoin qu’il faut requérir pour attester d’une telle vérité ? C’est ce que nous développerons en trois temps : d’abord, en considérant la problématisation du concept de vérité dans la psychanalyse de Lacan, puis, en fonction de ce premier temps, en situant la question de la vérité et du témoignage dans le christianisme, enfin en analysant brièvement l’énoncé consigné dans l’Évangile de Jean selon lequel le Christ déclare être lui-même la vérité et non pas son seul témoin.

I. Lacan et la vérité en psychanalyse

La question de la vérité est pour Lacan un enjeu majeur de la psychanalyse, sans doute même l’enjeu principal. Cela ne signifie pas qu’il accorde toujours la même place à la vérité. On constate au contraire une évolution entre le début et la dernière période de l’enseignement de Lacan : il passe d’une certaine exaltation ou une sublimation de la vérité à un certain abaissement de la vérité, une vérité humble, donc une castration de la vérité que nous avons évoquée en introduction. Il y a donc un trajet qui connaît des bifurcations, mais qui reste aussi fidèle à l’héritage freudien et au problème de savoir ce que veut dire parler en vérité ou laisser parler en soi une vérité pour en saisir les effets de vie. On doit à Lacan d’avoir repris et redéployé cette orientation freudienne de l’expérience analytique à un moment où commence à s’imposer, en particulier aux États-Unis, un courant post-freudien de la psychologie du moi (ego psychology) qui privilégie thérapeutiquement une adaptation de la personne à la réalité[4]. Dans un cours au Collège de France consacré aux rapports entre subjectivité et vérité, Foucault a bien relevé la façon dont Lacan fait de la psychanalyse une expérience de vérité dans le sens, dit-il, où il a « été […] le seul depuis Freud à vouloir recentrer la question de la psychanalyse sur cette question précisément des rapports entre sujet et vérité ». Autrement dit, Lacan a posé « la question du prix que le sujet a à payer pour dire le vrai, et la question de l’effet sur le sujet du fait qu’il a dit, qu’il peut dire et qu’il a dit le vrai sur lui-même[5] ». Le problème sera de savoir ce que signifie « dire le vrai » et si « dire le vrai » est équivalent au fait de « laisser parler la vérité ». Quoi qu’il en soit, on tiendra donc que la psychanalyse, en tant qu’elle est une expérience de vérité, se distingue, au moins en partie, de diverses formes de psychologie, mais aussi de ce qu’a été classiquement la psychothérapie[6]. En effet, la psychanalyse ne se donne pas de but, même pas la guérison comme finalité, mais soutient seulement la vérité qui cherche à se dire. La guérison est considérée comme venant « de surcroît » à la différence de la psychothérapie qui vise d’abord une réadaptation du moi à la réalité[7]. Autrement dit, la psychothérapie vise une réinscription du sujet dans le discours social alors que la psychanalyse a pour enjeu de soutenir la vérité singulière de chacun, donc ce qui fait que le « je » n’est pas le « moi ».

Envisageons à présent le problème de la vérité en fonction de deux énoncés lacaniens qui correspondent à une évolution.

1. La vérité qui parle

En 1955, dans un article sur « La chose freudienne », Lacan parodie — sans le nommer — le Stultitia loquitur (c’est la folie qui parle) qu’Érasme met en exergue de son Éloge de la folie. Reprenant le style de la prosopopée, il donne alors la parole à la vérité :

Je suis donc pour vous l’énigme de celle qui se dérobe aussitôt qu’apparue, hommes qui tant vous entendez à me dissimuler sous les oripeaux de vos convenances. Je n’en admets pas moins que votre embarras soit sincère, car même quand vous vous faites mes hérauts, vous ne valez pas plus à porter mes couleurs que ces habits qui sont les vôtres et pareils à vous-mêmes, fantômes que vous êtes. Où vais-je donc passer en vous, où étais-je avant ce passage ? Peut-être un jour vous le dirai-je ? Mais pour que vous me trouviez où je suis, je vais vous apprendre à quel signe me reconnaître. Hommes, écoutez, je vous en donne le secret. Moi la vérité, je parle[8].

On a donc cette première formulation qui fait de la vérité une vérité qui prend la parole, une vérité qui parle et témoigne ainsi d’un sujet à la première personne du singulier, d’un « je ». Quand la vérité parle, c’est « je » qui parle. La vérité ne parle jamais qu’à la première personne du singulier parce qu’elle ne peut pas être sans que ne soit engagé un sujet de l’énonciation. On notera que la formule « moi, la vérité je parle » se trouve dans un article consacré à « la chose freudienne ». C’est donc à propos de cette chose freudienne qu’est l’inconscient que Lacan évoque la vérité. La vérité est ce qui parle. Elle est cette chose qui parle en nous en étant à la fois ce qui nous est le plus étranger, le plus énigmatique, et le plus intime. La vérité — celle de l’inconscient — consiste en ceci que « ça parle » et lorsque « ça parle » il arrive que « je » parle. C’est pourquoi, la vérité parle là où nous n’en savons rien, là où ne voulons rien en savoir et non pas là où nous supposons la dire et la savoir. C’est en ce point que se retourne le sujet cartésien du « je pense donc je suis » en un « je suis là où je ne pense pas ».

Trois remarques permettent de préciser la signification de « moi, la vérité je parle » dont Lacan fait l’expression de la chose freudienne.

  • Dans « La science et la vérité » qu’il publie une dizaine d’années après « La chose freudienne », Lacan revient sur l’énoncé « moi, la vérité je parle » pour en donner l’interprétation suivante : « Cela veut dire tout simplement tout ce qu’il y a à dire de la vérité, de la seule, à savoir qu’il n’y a pas de métalangage (affirmation faite pour situer tout le logico-positivisme), que nul langage ne saurait dire le vrai sur le vrai, puisque la vérité se fonde de ce qu’elle parle, et qu’elle n’a pas d’autre moyen pour ce faire[9] ». Le fait qu’il n’y ait pas de métalangage constitue, pour Lacan, la condition de possibilité de la vérité[10]. En effet, la vérité n’existe que de parler, de se dire, et donc elle n’existe qu’au sein du langage sans aucune possibilité d’en donner une garantie supplémentaire. On ne peut sortir du langage. Il n’existe pas de position de surplomb qui viendrait redoubler la vérité afin d’établir le « le vrai sur le vrai ». Dans cette perspective, la proposition de Lacan selon laquelle « il n’y a pas de métalangage » est équivalente à celle qui consiste à soutenir qu’« il n’y a pas d’Autre de l’Autre[11] ». La vérité parle, mais il n’y a pas un second Autre qui pourrait garantir le premier et qui donnerait à la vérité son sens ultime et définitif. L’enfant qui interroge sans cesse l’adulte sur tout et n’importe quoi — chaque réponse ne faisant qu’ouvrir à la question suivante, cela indéfiniment — témoigne avec simplicité de cette expérience selon laquelle il n’y a pas de métalangage ou il n’y a pas d’Autre de l’Autre. En effet, allant de question en question — les réponses intermédiaires important peu —, il désire remonter jusqu’au point d’origine du langage où coïncideraient enfin le mot et la chose, le signifiant et le signifié. En d’autres termes, c’est le signifiant originaire qu’il cherche comme ce qui permettrait d’être certain de ce que les mots veulent dire au lieu de devoir accorder sa confiance au langage. C’est pourquoi Lacan souligne que le « pacte de la parole » — avant même de savoir si ce qui se dit est vrai ou faux — suppose de faire crédit à l’Autre de sa « bonne foi[12] ». Il n’y a pas d’autre garantie que de croire au langage, ce qu’atteste a contrario le doute permanent et le besoin compulsif de vérification du sujet obsessionnel ou encore la position du paranoïaque que Lacan, reprenant Freud, qualifie d’incroyant (Unglauben)[13]. Ainsi, note Henri Rey-Flaud à propos de l’obsessionnel : « Son voeu le plus profond serait de pouvoir être sûr de l’Autre, afin d’être en mesure de lui faire confiance, mais pour cela il faudrait qu’un second Autre se porte caution du premier. Ce besoin de garantie redoublée constitue la phénoménologie de sa névrose […] : produire un Autre de l’Autre pour cautionner la bonne foi du premier[14] ». Mais si cette garantie était possible — celle qui lèverait tout doute — alors le paradoxe serait qu’il n’y aurait pas accomplissement total de la vérité, mais son entière disparition. D’être toute, elle ne serait pas. La vérité n’existe que dans le langage et c’est là qu’elle se révèle. Elle a comme seul point d’appui le pouvoir de se dire, de parler. De ce fait, personne ne peut témoigner pour elle ; elle est son propre témoin ; elle témoigne à partir d’elle-même et non pas à partir d’un ailleurs. Cela ne signifie pas que le langage soit replié sur lui-même ; il est plutôt ouvert de l’intérieur ; il est à lui-même sa propre ouverture à partir de laquelle « ça parle » en vérité.

  • Si la vérité parle comment se dit-elle ? Comment la vérité de l’inconscient prend-elle la parole ? À cette question, la réponse de Lacan — ici encore en continuité de Freud — consiste à défaire un simple rapport d’opposition entre la vérité et le mensonge ou entre la vérité et l’erreur. C’est un second élément à noter. La vérité qui parle et qui, parlant, dit « je » est une vérité rejetée, refoulée, exclue, parce que la vérité est toujours douloureuse, dérangeante ou insupportable. Elle n’est pas cette sorte de vérité dont on contemple la beauté avec ravissement, mais celle dont on se détourne, celle qui souvent nous horrifie et qu’on préfère réduire au silence. C’est une vérité exclue qui fait sans cesse retour — d’où la thèse de Lacan selon laquelle le refoulé n’est rien d’autre que le retour du refoulé — et là où elle a été censurée elle prend des chemins détournés pour se dire. Soutenir que la « vérité parle », c’est non seulement affirmer que l’essence de la vérité est de se dire, mais aussi qu’elle est plus puissante que la volonté de ne rien en savoir ou de la bâillonner. Quoi qu’on fasse, la vérité trouve toujours le moyen de parler. Là où on cherche à la faire taire, elle revient sous de multiples déguisements pour prendre la parole et comment mieux se déguiser que sous son contraire, c’est-à-dire dans le mensonge. C’est pourquoi, sur ce plan, même si le mensonge est l’envers de la vérité, il n’est rien d’autre en réalité que son expression ou la façon dont elle se manifeste quand on ne veut ou ne peut rien en savoir. Le mensonge est la vérité qui parle, comme le manifeste classiquement la dénégation où le « ce n’est pas ça » veut dire « c’est ça ». Nous verrons certes que plus tard Lacan reprendra de manière différente ce rapport de la vérité et du mensonge pour en faire le lieu de la castration de la vérité, mais à cette date il fait du mensonge ce masque de la vérité qui a une valeur affirmative en la révélant sous une forme contraire. C’est aussi le symptôme qui a valeur de vérité en étant ce qui, dans le corps, parle de ce qui ne peut se dire autrement. C’est également par le rêve ou le lapsus ou encore l’acte manqué qu’une vérité parvient à se faufiler dans l’espoir de se faire entendre, car si la puissance de la vérité est de toujours parler, sa faiblesse tient au fait de dépendre de l’accueil qu’on lui fera et de la place qu’on lui accordera. À la fin du Séminaire sur Les écrits techniques de Freud, rédigé à la même période que l’article sur « La chose freudienne », Lacan indique cette façon dont la vérité se manifeste sous son contraire, non pas simplement qu’elle se cache, mais que cet envers est la vérité même qui parle : « Nos actes manqués sont des actes qui réussissent, nos paroles qui achoppent sont des paroles qui avouent. Ils, elles, révèlent une vérité de derrière. À l’intérieur de ce qu’on appelle associations libres, image du rêve, symptômes, se manifeste une parole qui apporte la vérité. Si la découverte de Freud a un sens, c’est celui-là — la vérité rattrape l’erreur au collet dans la méprise[15] ».

  • On notera enfin que la formule « moi, la vérité je parle » suppose le primat de l’acte d’énonciation sur l’énoncé, c’est-à-dire que l’accent est mis ici non pas sur ce qui se dit — et le fait de savoir si c’est vrai ou faux — mais sur le « je » qui parle. Dans le Séminaire D’un Autre à l’autre, en 1969, Lacan revient sur ce qu’il avait écrit une quinzaine d’années plus tôt dans « La chose freudienne » pour le complexifier :

    Dans un autre de ces articles qui s’appelle La chose freudienne, j’ai écrit sur ce qu’il en est de la vérité quelque chose qui pourrait s’entendre comme ceci, que sa propriété, c’est qu’elle parle […]. Alors, direz-vous, évidemment, la vérité parle, certes […]. Je n’ai jamais dit cela. J’ai fait dire à la vérité — Moi, la vérité, je parle. Mais je ne lui ai pas fait dire par exemple — Moi, la vérité, je parle pour me dire comme vérité, ni pour vous dire la vérité. Le fait qu’elle parle ne veut pas dire qu’elle dit la vérité. C’est la vérité, et elle parle. Quant à ce qu’elle dit, c’est vous qui avez à vous débrouiller avec ça[16].

On a ici ce vers quoi Lacan va se diriger progressivement qui est de savoir si la vérité dit la vérité. Nous avons indiqué précédemment que Lacan avait — contrairement à ce qu’il semble maintenant soutenir — donné au « moi la vérité je parle » le sens d’une vérité qui parle en vérité là où le sujet ne la pense ni ne la sait. La vérité s’énonce là où on ne la pense pas. Mais ici Lacan distingue la vérité qui parle à la première personne du singulier — quand la vérité parle, je parle — de la vérité qui dit la vérité. Il insiste sur le fait que la vérité ne dit pas forcément la vérité, mais que ce qui la fait vérité c’est seulement qu’elle parle. Autrement dit, la vérité n’est pas la vérité de l’énoncé, mais la vérité de l’énonciation dans le sens où elle convoque un véritable sujet de la parole. Il y a vérité quand un « je » parle vraiment et donc quand « ça parle ». La question du témoin de la vérité se pose déjà en ce point : le témoin est-il celui qui dit des choses vraies ou celui qui occupe une position de vérité, c’est-à-dire celui qui est le sujet de sa propre parole ? Après tout, on peut dire des choses vraies et que ce soit une vérité sans vérité. Avant même de donner du sens à ce qui est dit et d’entrer dans l’interprétation, avant que ne se pose la légitime question de savoir si c’est juste ou non, vrai ou pas, il y a ce qui fait que la vérité est vérité non pas en disant quelque chose, mais en instituant celui qui parle dans une certaine position subjective. Peut-être d’ailleurs est-ce de cette façon qu’on peut comprendre cette phrase de l’Évangile où Jésus déclare « je suis la vérité », à côté de ceci qu’il dit être le chemin et la vie (cf. Jn 14,6). En disant qu’il est la vérité, il ne dit pas qu’il révèle quelque chose comme la vérité, mais que la vérité est la révélation du « je » qui parle. D’une certaine manière, il ne révèle rien d’autre que ceci que la révélation n’est pas révélation de quelque chose, mais de quelqu’un. Il est d’ailleurs frappant de constater que, dans l’Évangile de Jean, Jésus déclare sans cesse qu’il va révéler ce qu’il a entendu auprès de son Père et qu’il n’en dit jamais rien[17]. On y reviendra à la fin de cette étude.

2. La vérité qui ne se dit pas toute

Le second temps de l’élaboration lacanienne consiste à distinguer davantage le « ça » freudien de l’inconscient et, par la suite, à mieux prendre en considération ce qui, de la vérité, ne parle pas. Le « moi, la vérité je parle » des premiers écrits de Lacan n’est pas abandonné, mais il laisse plus de place à ce que la vérité ne dit pas, ne peut pas dire, et donc à un « dire » qui contient sa propre impossibilité. La question du témoignage se trouve déplacée parce que se pose alors le problème de savoir comment attester une vérité impossible à dire que Lacan appelle « réel ». Le tournant a lieu au cours de l’année 1973 dans le Séminaire XX. Encore et dans Télévision. En réalité, la formule précise de Lacan ne consiste pas à affirmer que la vérité ne parle pas, mais que « toute la vérité, c’est ce qui ne peut se dire[18] ». C’est le « tout » de la vérité qui est le coeur de l’énoncé. La vérité parle ; elle se dit ; elle témoigne d’elle-même pour elle-même, mais elle n’est « pas toute » dans ce qu’elle dit. Le problème est alors de savoir ce que recouvre le « pas tout » qui constitue la vérité. C’est par là en tout cas que Lacan entreprend de « minoriser » la vérité, comme il le dit lui-même, alors qu’il l’avait d’abord exaltée[19]. Il ne faut pas se méprendre cependant : « minoriser » la vérité en la considérant comme « pas toute » ne signifie pas une forme banale de relativisation. C’est plutôt qu’il y a un point de disjonction de la vérité et du savoir ou de la vérité et du discours dans le sens où la vérité est un réel qui se rencontre, mais qu’on ne sait pas. Elle s’éprouve, mais les mots font défaut pour la dire ou, plus précisément, ce qui se dit ne peut qu’évoquer un impossible à dire.

Deux références permettent de mieux approcher une vérité qui ne dit pas tout. Dans Télévision, Lacan ouvre son propos ainsi : « Je dis toujours la vérité : pas toute parce que toute la dire on n’y arrive pas. La dire toute, c’est impossible matériellement : les mots y manquent. C’est même par cet impossible que la vérité tient au réel[20] ». On a ici une continuité par rapport au Lacan du « moi, la vérité je parle » et également une discontinuité ou un écart. Le texte commence en effet par « je dis toujours la vérité », ce qui signifie que « je » ne peux pas parler sans dire toujours la vérité, que dès lors que « je » parle, la vérité parle, y compris et même surtout sous son envers. Or cette première affirmation qui exprime la puissance de la vérité se trouve immédiatement frappée d’une limite : « pas toute ». La vérité ne peut pas se dire toute. Se trouve mis en place le rapport lacanien entre la vérité et l’impossible (« la dire toute, c’est impossible matériellement »), la vérité et le manque (« les mots y manquent »), la vérité et le réel (« c’est même par cet impossible que la vérité tient au réel »). On notera d’ailleurs en passant que, prononçant ce discours — il s’agit d’un documentaire télévisuel —, Lacan met en scène théâtralement une scansion en instaurant un long silence, un blanc, entre le premier temps de l’énoncé — « je dis toujours la vérité » — et ce qui tombe comme un couperet — « pas toute ». Dans cette articulation entre la vérité qui se dit toujours et la vérité qui ne se dit pas toute, se trouve la condition de possibilité d’une parole de vérité. La vérité se dit à la condition qu’elle ne se dise pas toute. C’est parce qu’elle ne se dit pas toute que la vérité parle et qu’elle parle toujours, faute de quoi elle serait muette. Le « tout » équivaudrait au « rien » de la vérité. Ainsi, la faille de la vérité qui parle n’est pas autre chose que la puissance même de la vérité.

La même année, dans le Séminaire XX, Lacan développe à plusieurs reprises l’impossibilité d’une vérité qui puisse se dire toute :

La vérité, disons, pour trancher dans le vif, est d’origine ἀλήθεια, terme sur quoi a tant spéculé Heidegger. Emet, le terme hébreu, a, comme tout usage du terme de vérité, origine juridique. De nos jours encore, le témoin est prié de dire la vérité, rien que la vérité, et, qui plus est, toute, s’il peut — comment, hélas, pourrait-il ? […] toute la vérité, c’est ce qui ne peut pas se dire. C’est ce qui ne peut se dire qu’à condition de ne la pas pousser jusqu’au bout, de ne faire que la mi-dire[21].

On retrouve ici une vérité qui n’est vérité que si elle n’est pas toute, et dont Lacan soutient alors qu’elle peut seulement se « mi-dire ». La notion de « mi-dire » ne signifie pas ici seulement la capacité de dire des fragments de vérité sans possibilité de la totaliser dans un ensemble. Le fait que la vérité ne soit pas toute ne désigne pas un bord, une frontière que l’on rencontre et qui forme une limite. Le « pas tout » n’est pas la frontière de la vérité, mais son centre ou son coeur. Il n’est pas ce qui reste impossible à dire une fois que tout ce qui peut se dire a été épuisé. Il est un impossible à dire qui ouvre la possibilité de dire. Il est la source de ce qui peut se dire. De cette façon, l’incomplétude de la vérité est certes une faille, un manque, ou une castration. Elle n’en est pas moins ce qui fait parler en vérité. Elle ouvre la parole à ses propres possibilités. Ici, le témoin prend place. Le témoin d’une vérité « pas toute » est celui que la vérité fait parler ; il est celui qui parle en fonction d’une vérité qu’il ne cesse de manquer alors même qu’il est animé par l’impérieuse nécessité de la dire. C’est son rapport à l’incomplétude de la vérité qui fait de lui un authentique témoin alors que faux-témoin est celui qui paradoxalement prétend dire toute la vérité. Le « pas tout » de la vérité n’est pas une carence de la vérité qui supposerait l’existence d’une vérité complète. La vérité qui n’est pas toute n’est pas une concession provisoire à notre finitude ; elle n’est rien d’autre que la structure fondamentale de la vérité ou ce qui constitue l’essence même de la vérité.

Quelques années plus tard, en 1976, dans la « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Lacan en arrive à associer vérité et mensonge autrement qu’il ne l’avait fait lorsqu’il soulignait, de manière freudienne, que la vérité refoulée parle sous son envers. Il parle alors d’une vérité qu’on rate toujours à vouloir la dire et d’une vérité qui ment [22]. La vérité ment parce qu’elle promet de dire la vérité, mais elle promet trop. Elle promet ce qu’elle ne peut pas tenir. Elle promet au-delà de ses possibilités. Elle est brisée dans son orgueil, dans ses prétentions et conduite à avouer sa propre incapacité. L’aveu véritable n’est pas de dire toute la vérité. Ce que la vérité avoue et qui fait d’elle la vérité — ou plutôt une vérité — c’est qu’elle ne peut pas dire toute la vérité. Elle ne peut pas se dire toute. Or cette castration n’est pas sa défaite ; elle est sa dignité. Elle fait d’elle une vérité digne d’être entendue et accueillie.

II. Pâques et le témoin

Le statut que Lacan accorde à la vérité dans le champ de la psychanalyse peut nous conduire à une reprise de la question de la vérité dans le christianisme et du témoin. Pour le christianisme, il n’y a de témoignage que postpascal. Le témoin ne parle qu’en fonction de l’événement de la mort et de la résurrection du Christ, comme l’atteste la finale courte de l’Évangile de Marc où le récit se termine sur le silence et la crainte des femmes devant le tombeau vide : « Elles ne dirent rien à personne car elles avaient peur » (Mc 16,8). Le narrateur suspend l’annonce, la prédication, et donc le témoin. Il laisse le témoin de Pâques muet et transi. Il lui retire la parole. Or les femmes au tombeau représentent, pour Marc, chaque lecteur potentiel du récit évangélique : chacun est un témoin d’abord muet, incapable de parler de ce qui est venu le rencontrer. Il est saisi par la peur, peut-être par cette angoisse dont Lacan disait qu’elle accompagne toujours la rencontre d’un réel. Le récit évangélique s’achève là, sur une résurrection sans kérygme, une résurrection sans résurrection parce que sans locuteur, laissant au lecteur la question de savoir ce qu’il va enfin dire, quand il le pourra. Car le témoin est toujours celui qui se doit de parler, mais il y a eu d’abord le temps d’un silence dont il garde la trace et la mémoire. Ce silence signifiera toujours pour lui qu’il y a ce qu’il ne peut pas dire, seulement « mi-dire » humblement et donc ce qu’il dira quand même tout en le manquant.

S’il en va ainsi du témoin ce n’est pas à cause de ses faiblesses propres ou de carences personnelles, mais en raison de ce qu’est la vérité dont il se doit de rendre compte. En effet, avec Pâques, le christianisme a pour fondement une vérité qui est un point de réel, si l’on entend par « réel » ce qui demeure impossible à dire et met donc la langue en impasse. La résurrection est un « trou » dans le langage et ce n’est pas pour rien qu’elle a pour représentation — symbole, mais aussi imaginaire — un tombeau vide. La résurrection signifie que le christianisme se fonde sur une vérité qui, par définition, est découplée du savoir, c’est-à-dire qui reste illisible et innommable. Ce n’est pas seulement le cas de la vérité dont le christianisme se soutient, mais de la vérité comme catégorie générique. Toute vérité authentique, en effet, constitue une trouée imprévisible dans un savoir que pourtant elle fonde ou réorganise en de nouvelles constellations signifiantes pour la pensée. À ce titre, le réel de la résurrection désigne une vérité que l’être humain peut rencontrer, mais qui ne peut devenir, en toute rigueur, l’objet d’un savoir. C’est pourquoi, l’événement de Pâques n’est pas à considérer comme un « en-soi » détachable de sa réception singulière et communautaire. Sans décalage chronologique et dans une temporalité propre, il n’y a « résurrection » qu’au moment où « Christ » devient le nom de l’événement qui arrive, survient, c’est-à-dire rencontre un être humain et le modifie radicalement. L’événement « résurrection » coïncide avec une nouvelle composition subjective que le christianisme nomme « conversion » ou « naissance d’en haut[23] ». En conclusion de l’Évangile de Jean, Marie de Magdala est une figure paradigmatique (Jn 20,11-18) de cette trajectoire. Au matin de Pâques et dans un premier temps du récit, elle pleure devant le vide du tombeau au lieu de se réjouir. Elle atteste par sa posture que la résurrection ne caractérise aucun « en-soi » qui pourrait faire l’objet d’une énonciation théologique. La résurrection du Christ n’a de portée réelle qu’au moment où Marie s’entend appeler par son nom et où, dans un geste symbolique de retournement, elle reconnaît celui qui s’adresse à elle. Le signifiant « résurrection », en tant qu’il nomme le Christ, a une effectivité seulement lorsque Marie advient à une nouvelle organisation, jusque-là inimaginable, de son être. Il faut alors tenir que le mouvement réel qui arrive au sujet chrétien est du même ordre que le réel de Pâques : l’humain peut en vivre sans en faire un objet de savoir sur lequel il aurait mainmise.

Ainsi, la proclamation pascale n’est pas le point final d’une histoire déjà écrite, mais au contraire l’origine d’un « dire » et d’un « écrire[24] ». C’est ce que font notamment les récits du tombeau vide dans les Évangiles comme aussi les autres textes qui évoquent la résurrection. Ces récits ne disent pas, à proprement parler, l’événement de Pâques. Ils entourent de représentations, de mots, de signifiants, de symboles, ce réel irreprésentable et impossible à dire. En ce sens, tous les récits de Pâques s’organisent autour d’une absence, d’un manque et donc remplissent un blanc du récit, comme dirait Umberto Eco[25]. Dans cette logique, Ricoeur a eu raison de souligner dans Le conflit des interprétations qu’à proprement parler dans les récits pascals on ne raconte pas la résurrection. Il y a, dit-il, une « discontinuité » entre la croix et la résurrection, un chaînon manquant entre les deux. Il y a un « hiatus ». Et, Ricoeur souligne que « le tombeau vide est le nom de ce hiatus[26] ». Autrement dit, le tombeau vide est d’abord une absence ou une place vide dans la narration. Dès lors, la place du témoin est déterminée par un trou, une absence, ce qui n’est pas là et qu’on ne peut donc ni savoir, ni posséder. Il s’agit d’attester à partir de ce point de vide et non pas en l’occultant. Le discours chrétien n’énonce pas la résurrection en elle-même, mais il exprime plutôt ce qu’elle ouvre et produit. C’est pourquoi, le réel de la résurrection n’est repérable que dans l’après-coup, c’est-à-dire dans ses effets de sens nouveaux, souvent imprévus, pour la pensée et pour la vie. Ce réel a pour effet de produire dans le langage de nouvelles constellations signifiantes. Les images, les métaphores, les symboliques ne sont pas neuves, bien sûr, mais elles sont réorganisées en de nouveaux réseaux de significations. Il y a reprise d’un langage préexistant où des signifiants anciens se voient reconfigurés. La langue métamorphose des images anciennes, élabore de nouvelles représentations du monde et engendre de nouvelles ressources pour la pensée, si bien que les mots et les images sont les mêmes et ne sont plus les mêmes par la place différente qu’ils occupent dans le discours.

III. Comment le témoin peut-il dire « je suis la vérité » ? Christologie

Dans le récit de l’Évangile de Jean, alors qu’il vient d’être arrêté, puis conduit devant Ponce Pilate, Jésus déclare : « Je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité » (Jn 18,37). Cette affirmation provoque en retour, comme on sait, la fameuse question de Pilate : « Qu’est-ce que la vérité ? » (Jn 18,38). Cependant, plus haut dans ce même récit évangélique, Jésus ne dit pas seulement qu’il rend témoignage à la vérité. Il dit de lui qu’il est la vérité, affirmant aussi qu’il est le chemin et la vie (cf. Jn 14,6). Ce n’est pas la même chose de se dire témoin de la vérité et de prétendre l’incarner. La seconde proposition, du point de vue humain, semble pure folie. Pourtant, l’élaboration christologique s’effectue dans cette articulation entre le « je suis venu pour rendre témoignage à la vérité » de Jn 18,37 et le « je suis la vérité » de Jn 14,6. C’est d’ailleurs en référence à Jn 14,6 que Kierkegaard interprète la question de Pilate qui clôt le dialogue et reste donc sans réponse de la part de Jésus. Le Christ, dit Kierkegaard, « ne pouvait répondre à la question du romain sans s’écarter de la vérité, et justement parce qu’il n’était pas celui qui savait ce qu’est la vérité, mais était la vérité[27] ». La vérité n’est pas un objet de savoir ; elle est le témoignage ou la marque du sujet lui-même. Répondre de la vérité en termes de savoir, c’est la réduire à néant. Sur ce plan, le « moi, la vérité je parle » de Lacan n’est pas sans faire écho au « je suis la vérité » johannique : dans l’un et l’autre cas, la vérité renvoie au « je ». Élargissant la perspective à propos de la distinction entre savoir et vérité, Kierkegaard écrit alors que « nul ne sait de la vérité plus qu’il ne peut en exprimer dans sa vie. Et même, à proprement parler, on ne peut pas savoir la vérité ; la savoir, en effet, c’est savoir qu’elle consiste à l’être, et dans ce savoir que l’on a d’elle, on sait que la savoir, c’est en être privé[28] ». La question de Pilate — qu’est-ce que la vérité ? — appelait une réponse en termes de savoir — je sais la vérité —, mais le silence du Christ manifeste l’écart entre le « je sais » et le « je suis » qui fait d’une vérité authentique le lieu d’un sujet : « je suis la vérité » ou « moi, la vérité je suis ». Seule la singularité d’une vie et d’un chemin peuvent témoigner de cela.

De notre côté, soulignons deux éléments qui prennent place dans le parcours qui a été le nôtre :

  1. Disons d’abord que « je suis la vérité » est un énoncé homogène à un autre énoncé du même Évangile de Jean selon lequel « la parole a été faite chair ». La première affirmation ne peut pas être sans la seconde. L’une ne se comprend que dans sa relation à l’autre dans le sens où il faut être une parole faite chair pour dire « je suis la vérité », c’est-à-dire qu’il faut une incarnation, ce qui s’est inscrit dans un corps, ce qui fait qu’il y a du corps. Le Christ qui déclare je suis la vérité est un « Verbe fait chair ». Or, nul ne peut prendre corps sans renoncer à une totalité. Tout corps est manquant, d’où la construction de l’hymne paulinien, ou pré-paulinien, déclarant la kénose de celui qui était de condition divine (cf. Ph 2,6-7). Seul le « je » passé par la kénose, c’est-à-dire « évidé », inscrit dans la castration et le manque, fait du « je suis la vérité » autre chose qu’une affirmation totalisante, et même totalitaire. En ce sens, « je suis la vérité » n’est pas l’affirmation d’une autosuffisance divine, mais l’expression d’une faiblesse assumée et d’une incomplétude reconnue. Le Dieu chrétien ne peut être tenu pour « vérité » que parce qu’il renonce à la totalité, c’est-à-dire qu’il prend corps, s’humanise, s’inscrit résolument dans la finitude et la contingence du monde. Jean-Luc Nancy souligne que « le dieu chrétien est le dieu qui s’aliène[29] ». On entendra ici qu’il faut effectivement être aliéné, fou, pour dire « je suis la vérité », mais cette folie est le signe d’une condition humaine et elle est l’envers de cette autre folie où l’on bascule dans le délire faute de pouvoir se reconnaître manquant. Ainsi, la castration de la vérité n’est pas un relativisme du type « toutes les vérités se valent », qui n’est en réalité qu’un point de vue surplombant et un savoir totalisant sur la relativité des vérités. La castration n’élimine pas un rapport absolu à la vérité, mais elle fait que la vérité ne se rencontre que manquante et donc impossible à dire toute.

  2. Soulignons ensuite que le Christ est celui qui dit « je suis la vérité » parce qu’il ne l’écrit pas. En ce sens, contrairement à l’idée qu’on s’en fait souvent en monothéisme, le christianisme n’est pas une religion du Livre. Il est une religion du Verbe, et du Verbe fait chair. C’est sans doute une différence notable par rapport au judaïsme, et aussi l’islam, même si bien entendu le texte biblique occupe une place majeure. En christianisme, le statut de la vérité est, pour utiliser les termes de Lacan à propos du réel, ce « qui ne cesse pas de ne pas s’écrire[30] ». « Ce qui ne cesse pas » veut dire qu’il y a ce qui se répète, et ce qui se répète c’est ce qui « ne pas », ne pas s’écrire. Ce n’est sans doute pas sans raison que le seul texte où l’on voit Jésus écrire est, dans ce même Évangile de Jean, l’épisode de la femme adultère (Jn 8)[31]. Face aux juges qui condamnent cette femme, Jésus écrit sur le sable un trait fugitif, une marque, une lettre peut-être, où s’atteste une vérité qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. « Je suis la vérité » dit Jésus, et il ne cesse pas de ne pas l’écrire. Mais alors ce qui ne s’écrit pas ouvre au témoignage. La vérité qui ne cesse pas de ne pas s’écrire produit de l’écriture, en particulier les textes qui forment le canon des Écritures. Elle fait aussi lire, interpréter, parler, annoncer. C’est ainsi que la force du témoignage réside dans l’incomplétude de la vérité.