De l’importance de l’imaginaire dans le dialogue « science-société »

DOI : 10.35562/iris.2399

p. 149-159

Résumé

Les enjeux des sciences et des techniques ne peuvent être saisis dans toute leur complexité sans une prise en compte préalable du rôle de l’imaginaire dans la pensée de l’homme et dans son être-au-monde. Le rapport de l’homme aux savoirs scientifiques et techniques est composé d’images et de récits mythiques plus ou moins conscients. Débattre de l’orientation que nous souhaitons donner aux recherches et aux innovations scientifiques nécessite de considérer sérieusement l’irrationalité humaine. C’est en saisissant cette logique autre (l’« alogique »), les rêveries parfois indicibles, les peurs persistantes, que le dialogue « science-société » pourra être ouvert et constructif.

Plan

Texte

La traditionnelle fragmentation des disciplines a rendu difficile l’interaction des savoirs nécessaire à la compréhension de l’homme et du monde. Les sciences dites « dures » et les sciences dites « molles » ont justement intérêt à se décloisonner pour éviter un sectarisme et un immobilisme inopérants. L’échange de points de vue, de méthodes et de connaissances stimule la réflexion et le travail de recherche. Pourtant, l’organisation de l’enseignement, du secondaire au supérieur, rend difficile le dialogue entre les disciplines. Ainsi, il est souvent convenu que les sciences et les lettres n’ont rien en commun. Certes, les démarches, méthodes et connaissances sont différentes. Néanmoins, il s’agit toujours, finalement, d’en apprendre un peu plus sur l’homme et le monde, sur leurs devenirs. Nous avons tout à gagner à faire collaborer ces disciplines. Les recherches sur l’imaginaire sont précisément un moyen efficace de saisir ce qui constitue intimement l’homme, dans quelque activité à laquelle il se livre. Elles permettent d’apporter une vision à la fois surplombante et précise sur l’histoire culturelle. Les sciences et les techniques en particulier (ce que nous appelons les « technosciences ») ont besoin d’avoir un regard critique sur leurs buts, leur fondement, leur fonctionnement même. Le dialogue noué entre « la » science et la société ne peut être constructif que si l’on réintègre l’activité scientifique dans sa dimension culturelle. Les nombreux questionnements qu’elle pose à la société ne peuvent trouver de réponse éclairante que si l’on en identifie les ancrages dans l’imaginaire. Depuis quelques années, des « cafés scientifiques » ont été organisés dans plusieurs villes de France, notamment à Paris et à Grenoble, afin de discuter des enjeux des nanotechnologies. À l’automne 2009 s’est tenu un grand débat national public qui synthétisa et approfondit les thèmes traités lors de ces débats locaux. La mauvaise image de la « Big science » et de ses expériences (la bombe atomique) a initié et motivé depuis plusieurs années l’intervention du citoyen et des « acteurs sociaux » dans l’orientation politique des sciences et des techniques (ce que nous appelons « technosciences »). Des associations françaises entendent également participer au débat sur les nouvelles technosciences destinées à converger (c’est le cas de l’association Vivagora, « Association pour le dialogue sciences et société », localisée à Paris). En août 2006, la Fondation Sciences Citoyennes (FSC) publia un rapport sur les nanotechnologies invitant tous les citoyens français à participer au débat (FSC, 2006). L’un des objectifs premiers de la FSC est d’éviter que les décisions concernant l’orientation du développement technologique ne soient ratifiées uniquement par une minorité d’acteurs politiques et économiques. Comme le souligne le sociologue Francis Chateaureynaud, les nanotechnologies font l’objet d’une véritable inflation discursive (Chateaureynaud, 2005). L’annonce de leur « avènement » (Drexler, 1986) les inscrit d’ores et déjà dans notre présent. Les débats doivent donc se construire et se positionner face à un récit déjà établi.

La mise en débat des technosciences

Comment le grand public a-t-il accès aux technosciences, notamment aux nanotechnologies ? Comment sont‑elles dites ? La question du langage scientifique est problématique. Le choix des mots et des références est loin d’être anodin. Il est le révélateur de réminiscences mythiques présentes dans les technosciences. C’est aussi par la narration qu’une technoscience s’impose.

Une mise en récit

Les nanotechnologies et la convergence NBIC, en devenir, n’existent qu’à travers le récit qui en est fait. Depuis la publication du rapport américain sur les technologies convergentes en 2002, les NBIC font l’objet d’un « grand récit », fondateur et structurant qui compose la mémoire commune. La vie sociale est fondée, réglée et régulée autour d’un récit fondateur chargé d’imaginaire. Le récit produit l’événement. Il est une mise en sens. L’imaginaire est performatif. Le récit NBIC vise à partager et à imposer un projet de société. Les rédacteurs du rapport de la NSF considèrent la convergence NBIC comme l’image d’un changement de civilisation (« transformation of civilization », Bainbridge et Roco, 2002, p. 18). Le rapport européen, au-delà de sa spécificité et de sa volonté d’affirmation culturelle (contestant notamment la visée strictement méliorative du rapport américain), considère également les technologies convergentes comme un facteur déterminant dans la transformation du monde : « Les TCSCE [technologies convergentes pour la société de la connaissance européenne] peuvent transformer profondément le monde tel que nous le connaissons. » (Nordmann, 2004, p. 45) Selon le rapport européen, la convergence technologique ne doit pas être au service d’une politique d’amélioration excessive des performances. L’avenir de l’Europe est relatif à l’orientation que nous souhaitons donner à la convergence technologique. Néanmoins, les États‑Unis ont créé un système de valeurs (structurant) en même temps qu’ils ont théorisé la convergence NBIC. Malgré le soin pris à définir une approche originale de la convergence, l’Europe demeure liée à la doxa ainsi établie. Le mythe, une fois énoncé, c’est-à-dire révélé, devient une vérité apodictique. N’est‑ce pas finalement ce vers quoi tend le grand récit NBIC ? Le récit NBIC permet en somme de rendre naturel ce qui est une construction (le projet technoscientifique). Dans ce contexte, quelles peuvent être la nature et les modalités d’un dialogue « science-société » ?

Un pont entre deux mondes ?

Le succès même de la recherche et du développement technoscientifique dépend en partie du caractère magique qui leur est inconsciemment attribué. Pour le non‑initié, les équations apparaissent pleines de mystère, comme le souligne Ernst Jünger : « Les formules scientifiques qui transforment la matière en puissance sont déjà semblables en bien des points aux formules magiques. » (Jünger, 1981, p. 120) Les sciences et les techniques ont leur langage propre (équations mathématiques, schémas de l’ingénieur) maîtrisé et manipulé quotidiennement par les scientifiques seuls. Leur domaine apparaît hermétique. Évoquer un dialogue « science-société » suggère également que les deux entités ne sont pas étroitement connectées. Seraient‑elles donc deux mondes à part ? Plus précisément, « la » science serait‑elle un monde isolé qui, ayant pris du recul sur le cours de la société et ses codes, porterait un regard distancié sur ses contemporains pour se concentrer sur l’avenir des connaissances et des possibilités de l’homme ? La figure du scientifique moderne hérite ici d’une conception ancienne qui fait du savant un être initié aux secrets du monde et, de ce fait, un être a‑social. Certes, les impératifs économiques et les objets d’étude du scientifique prouvent que la science est pleinement ancrée dans la société. Elle est une praxis humaine, pétrie d’imaginaire, liée à la culture dans laquelle elle émerge. Pourquoi, dès lors, apparaît‑il nécessaire d’établir un pont (qui serait donc non « naturel ») entre les scientifiques et l’ensemble des citoyens ? L’image du scientifique comme savant initié est encore vivace. Elle est la représentation moderne du détenteur de savoirs. Ce statut instaure donc une distance entre le scientifique et les autres citoyens (parfois appelés « grand public »). La science apparaît comme exclue du reste de la société. Le débat est alors un lieu d’argumentation où les scientifiques visent à imposer leur vision. Cependant, la démocratie est en partie fondée sur l’idée que tout citoyen peut se prononcer sur un sujet concernant l’ensemble de la société. La conscience prime dès lors sur la compétence. Même si le recours à des experts demeure indispensable, nombre d’acteurs sociaux souhaitent également mettre en avant le « bon sens » commun et la contre-expertise. Le dialogue « science-société » fait appel à la conscience morale telle qu’elle a été définie par les philosophes des Lumières. Face au développement des NBIC, le citoyen « non spécialiste » souhaite apporter sa contribution dans la constitution d’un « contrat social ».

Ainsi, à chaque innovation technoscientifique, deux types de discours s’affrontent. Aux discours soulignant sa dangerosité s’opposent les discours enthousiastes. L’enjeu est discursif. Sous les mots se lovent des images mythiques. La mise en débat des technosciences ne serait‑elle pas une confrontation d’imaginaires ?

Le défi de l’imaginaire

Tout projet scientifique trouve ses origines dans un défi de l’imaginaire. Il est un laboratoire idéal de tous les possibles. La littérature, en particulier, est un laboratoire d’idées dans lequel s’exprime notre rêverie inventive et nos craintes. L’imaginaire obsède nos pensées et nos actions. Il en est le moteur et l’armature.

Exemple de soubassements mythiques dans les technosciences : l’imaginaire NBIC

Le récit NBIC est un point d’entrée privilégié vers les images matricielles qui sous-tendent l’imaginaire technoscientifique occidental. En effet, comme nous l’avons montré ailleurs (Chifflet, 2008), le récit NBIC est une actualisation du mythe cosmogonique. Il décline ainsi de façon nouvelle les éléments qui constituent la cosmogonie. L’idée même de manipulation de la matière, qui est au cœur des discours scientifiques, renvoie au domaine cosmogonique. La manipulation de la matière est l’acte démiurgique par excellence, et les nouvelles technosciences, et en particulier les nanotechnologies, ne sont‑elles pas présentées comme la mainmise de l’homme sur la matière ? L’homme devient l’architecte (c’est précisément le sens du terme grec demiourgos) du « nanomonde ». La création du monde (la cosmogonie) est séparation et mise en ordre de la materia prima, c’est-à-dire passage du chaos (l’indéfini) au cosmos (l’ordre). Le nanomonde nouvellement découvert (considéré comme un territoire à conquérir et explorer) devient le lieu de la cosmogonie. Il s’agit pour l’homme d’imiter la nature, de répéter l’acte originel, en somme, de devenir démiurge. Dans de nombreuses mythologies, hindoue ou égyptienne notamment, le monde d’avant la création est figuré par un œuf (Éliade, 1949). Sa division en deux inaugure la cosmogonie, chacun des côtés de la coquille représentant le ciel et la terre. Le volatile, géniteur de l’œuf, est donc un animal symboliquement valorisé, puisqu’il est l’Être suprême à l’origine du monde. Il est alors intéressant de noter que le thème de l’œuf du monde est justement convoqué dans le récit NBIC. On le retrouve par exemple dans le rapport de la NSF (fig. 1).

Figure 1. – Rapport de la NSF : Converging Technologies for Improving Human Performance.

Figure 1. – Rapport de la NSF : Converging Technologies for Improving Human Performance.

Ainsi, en suggérant que le projet technoscientifique est une nouvelle cosmogonie (avec l’image de l’œuf), le rôle démiurgique est dès lors assuré par le scientifique. Au cours d’une exposition à la Cité de la Science à Paris, c’est encore sous les traits d’une coquille d’œuf éclatée que l’on représente « le grand récit de l’univers » (fig. 2).

Figure 2. – Affiche de l’exposition « Le grand récit de l’univers », Cité de la Science, La Villette, Paris.

Figure 2. – Affiche de l’exposition « Le grand récit de l’univers », Cité de la Science, La Villette, Paris.

Le Big Bang, théorie scientifique, est figurée par une image mythique. L’héritage mythique occupe une grande part de la pensée humaine. Les représentations des technosciences sont construites à partir d’images mythiques. Le démiurge dessiné sous les traits d’un manipulateur de la matière y occupe précisément une place centrale. La figure scientifique moderne compose avec ces figures mythiques héritées. Le nouveau logo du CNRS, tel qu’il a été présenté par le directeur de la communication, en est un exemple récent tout à fait significatif (fig. 3) :

La forme très novatrice, évoque la matière mise à disposition des chercheurs par notre planète […]. Une matière malléable et souple, prête à se livrer aux savoirs et aux expertises de la recherche scientifique comme la motte de terre glaise destinée à être travaillée par les mains habiles du sculpteur. (Boulesteix, 2008)

Figure 3. – Nouveau logo du CNRS.

Figure 3. – Nouveau logo du CNRS.

La figure du scientifique est associée aux figures démiurgiques du sculpteur, du potier et du forgeron, grands maîtres mythiques de la matière. En outre, les images du noyau et de la graine (l’œuf, la graine végétale, le magma terrestre) sont les images primordiales des origines. Le petit contient le tout. L’échelle nanométrique contient en puissance un nouveau cosmos. La rêverie de miniaturisation hante les représentations de la convergence NBIC et de son nanomonde. L’invitation à voyager dans le nanomonde est une invitation à changer d’échelle. C’est au cœur de la matière, dans « l’infiniment petit1 », que se trouve l’énergie primordiale. En inventant des « nanorobots », l’homme se livre à une nouvelle conquête de territoires. Le songe lilliputien est réactivé par l’image de l’atome. En se plaçant au niveau de l’atome, l’homme entre dans l’intimité des choses, dans l’intimité du monde. Le régime nocturne durandien préside à l’image du nanomonde. S’ouvre ici un monde chaud et intime, un monde en miniature, un « nanocosme ». Dans la perspective où le corps humain est le microcosme du macrocosme, l’énergie contenue dans l’antre de la terre possède son doublon dans le corps humain. Tout comme l’énergie cosmique se trouve au centre de la terre (à l’intérieur), l’énergie comme étincelle de vie se situe dans le corps humain. L’énergie est intérieure. Dans cette perspective, le scénario du « grey goo », évoqué par l’ingénieur américain Eric Drexler dans son ouvrage fondateur Engins de création (1986) et popularisé en 2002 par Michael Crichton dans le roman La Proie, prend une ampleur nouvelle. Dans La Proie de Crichton, les personnages sont confrontés à un « essaim » de nanos. Les insectes sont précisément les modèles des « assembleurs répliquants ». Les humains assistent impuissants à l’étouffement d’un lapin :

Un des essaims a brusquement fondu sur l’animal et l’a enveloppé ; les deux autres se sont aussitôt joints à lui. Le nuage de particules était si dense que j’avais du mal à distinguer le corps du lapin. Il était apparemment sur le dos : je voyais ses pattes arrière battre convulsivement l’air, au-dessus du nuage noir. (Crichton, 2002, p. 202)

L’examen des bronches montre une infestation massive des nanoparticules, consécutive à une inhalation d’éléments de l’essaim. (Crichton, 2002, p. 218‑219)

Les nanoparticules s’immiscent dans le corps de l’animal et absorbent l’énergie vitale qui y est contenue. La « gelée grise » est en somme une actualisation de la figure vampirique. Comme le vampire suce le sang de ses victimes, la gelée grise suce l’énergie vitale de l’homme et de son environnement. En se multipliant, ses « auto-répliquants » étendent la couleur grise sur le monde, faisant disparaître toute lumière, c’est-à-dire toute énergie et, subséquemment, toute création. L’écophagie a partie liée avec les brumes et la destruction. Toute apocalypse se fait dans les ténèbres. Les nanoparticules, transformées en essaims agressifs dans La Proie, renvoient à un imaginaire des microbes, de la contagion, du grouillement. La figure vampirique est transformée (actualisée) en machine dévorante (de l’intérieur). La peur de la gueule dévorante du monstre (peur d’être « manger tout cru ») est remplacée ici par la peur de l’ennemi impossible à combattre (car trop petit et incontrôlable), par la peur des ténèbres voraces, par la peur du chaos. Gilbert Durand parle de la « répugnance primitive devant l’agitation » (Durand, 1969, p. 77). Toute agitation, c’est-à-dire tout changement, est la première expérience du temps. Et l’expérience du temps est crainte et fuie. Le grouillement des nanoparticules convoque des images d’un chaos toujours terrifiant car associé à la destruction. Les « poussières intelligentes » (« smart dust ») sont redoutées car elles sont perçues comme un nouveau brouillard suffocant (étouffe toute lumière, toute énergie, toute vie). Chez ETC Group, le « grey goo » est accompagnée du « green goo », engendré non plus seulement par les nanotechnologies mais par les nanobiotechnologies. Il ne faut pas redouter uniquement la « gelée grise » (le gris de la machine, du métal) mais également la « gelée verte » (hybridation de matières organique et inorganique). Recouvert d’une gelée grouillante d’éléments invisibles, le monde suffoquera. La gelée grise et la gelée verte sont deux manifestations d’une même peur primitive. La perte d’énergie signerait la fin du cosmos. Chez les stoïciens, la notion d’énergie correspond au concept de tonos. Il est la « tension » qui anime l’homme. Il rejoint donc bien l’image de l’énergie comme principe de vie. De plus, tonos est lié à pneuma « le souffle ». La vie repose sur l’étincelle et le souffle (le souffle de vie), deux principes vitaux qui sont, dans le récit du « grey goo », aspirés et étouffés par les nouveaux objets techniques.

Les discours scientifiques recèlent donc des invariants de l’imaginaire qui président à notre rapport au monde. L’action des mythes et des images est à la fois consciente et inconsciente. D’une part, il existe un nombre fini d’images pour penser, et notre héritage culturel et mythique façonne nos activités intellectuelles et créatives. D’autre part, l’imaginaire peut être parfois instrumentalisé. L’identification d’images et de figures influant sur notre réception de telle ou telle innovation technoscientifique amène certains acteurs de cette innovation à en jouer. Ils recourent délibérément à des représentations potentiellement efficaces pour leur stratégie de promotion.

Enjeux communicationnels

La représentation est un enjeu majeur et un outil de débats. Il y a une grande part d’inconscient dans le maniement des images, mais les allusions à tel ou tel mythe sont parfois parfaitement voulues et régentées. Tout projet global, tel le projet NBIC, a besoin de figures emblématiques (les « techno-savants »). La publicité, le marketing et la propagande ont montré depuis longtemps que les images étaient de puissants « engins de pouvoir ». La publicité n’existe effectivement que par et dans l’imaginaire. Par exemple, toute entreprise cosmétique a le souci d’évacuer l’image d’une technologie invasive et agressive. Le groupe L’Oréal a dû retirer de sa publicité les références aux nanoparticules, notamment présentes dans leurs produits d’écrans solaires, car l’imaginaire nanotechnologique était jugé insuffisamment valorisant pour la marque. De plus, les nanotechnologies véhiculaient l’image d’une chimie dangereuse (image de produits chimiques invisibles et indolores mais potentiellement toxiques) qui auraient nui à la marque (Sorente, p. 26). Les opérations économiques, dépendant en partie de l’activité publicitaire, se jouent aussi sur le plan de l’imaginaire. Les promoteurs des nouvelles technosciences ont compris qu’il était important, pour le succès et la pérennité de leurs projets, de comprendre la force de l’imaginaire, ainsi que les mouvements et éléments dynamiques qui le sous-tendent. Leur dessein peut être à double face : d’une part, connaître la dimension culturelle et sociale des technosciences, et d’autre part miser sur les représentations pour faciliter la diffusion de leurs discours. De plus, l’obtention des crédits pour la recherche se joue en grande partie dans le champ de la représentation. Le bassin grenoblois est un cas exemplaire de confrontation idéologique fondée sur une confrontation d’imaginaires. Avec la qualification de Minalogic comme pôle de compétitivité à dimension mondiale, et la création de Minatec sur le site du CEA, Grenoble reste une ville importante dans l’activité technologique française. Néanmoins, l’orientation résolument technologique de l’agglomération ne fait pas l’unanimité. Grenoble est le lieu d’un désaccord vif entre les élus et les scientifiques locaux, et les opposants aux microtechnologies et nanotechnologies. L’inauguration en juin 2006 a été un événement représentatif de cette opposition. Le groupe PMO (Pièces et main-d’œuvre) et le comité OGN (Opposition Grenoblois aux Nécrotechnologies) font partie intégrante du débat local. Les objections de PMO visent l’ensemble de la politique de recherche technologique intensive. Le débat entre, de façon caricaturale, les technophiles et les technophobes, se joue en grande partie sur un mode symbolique. Les arguments sont abondamment construits autour d’images (issues du fonds mythique ou d’une œuvre littéraire) et prouvent une nouvelle fois que la représentation occupe une place majeure dans le champ des technosciences. Les débats ne sont jamais strictement rationnels. Chacune des deux parties entend miser sur une sphère symbolique servant ses arguments et renforçant sa « vision ». Jean Therme, directeur du CEA-Grenoble, évoque, à propos de Minatec, sa « vision », qu’il représente d’ailleurs comme un « trèfle à trois feuilles » (Therme, 2006, p. 176). C’est sous la forme du récit (« Tout a commencé ») qu’il présente sa « stratégie » (c’est le titre de son texte), convoquant tour à tour les images de l’homme comme substitut de la nature dans la cadre de la convergence NBIC (« Physique, chimie et biologie se rassemblent dans les NBIC grâce à un processus de fertilisation croisée où les hommes qui cherchent à assembler les atomes se rapprochent de plus en plus de la nature qui le fait si bien depuis si longtemps », p. 178), ou du Lego drexlerien (« Les atomes seront les pièces d’un extraordinaire jeu de Lego », p. 179). Face au discours enthousiaste de Jean Therme s’élève le scepticisme de PMO et d’OGN. Ce dernier groupe n’a existé que durant le temps qui a précédé l’inauguration de Minatec, le 2 juin 2006 à Grenoble. Le nom même « OGN », faisant écho à « OGM », vise à attiser la suspicion du public vis-à-vis de la convergence NBIC, de Minatec et de ce que les groupes PMO et OGN appellent le « techno-gratin ». L’ouvrage de PMO, Nanotechnologies/Maxiservitudes, révèle l’imaginaire qui est ici à l’œuvre. Leurs représentations des sciences et des techniques sont alimentées par la lecture d’œuvres de science-fiction. Les ouvrages d’Aldous Huxley (notamment Brave New World) et de Herbert George Wells, au programme de nombreuses classes de collège dès les années 1970, ont eu une grande influence sur les populations occidentales. L’opinion des opposants aux nanotechnologies s’est constituée sur ces fondements littéraires. Les milieux contestataires apparentés à PMO ont une culture de science-fiction qui nourrit leur conception des sciences. Le terme de « Big Science » (PMO, 2006, p. 52 et p. 79) fait écho au « Big Brother » d’Orwell. Le souvenir du projet Manhattan et des bombes atomiques lancées sur Hiroshima et Nagasaki (p. 78‑79) est sciemment évoqué pour rappeler que la « Big Science » (dont l’image la plus significative actuellement est la convergence NBIC) possède une puissance que l’homme n’est pas capable de gérer, qui entretiendra les tensions diplomatiques et qui renforcera les inégalités. Ils qualifient même de « démoniaques » les applications des technosciences convergentes. Ainsi, c’est par le langage et la représentation qu’ils tentent de mettre en garde contre le développement effréné des technosciences, et c’est en employant un langage connoté qu’ils seront entendus. Leur crainte d’un « HGM » (« homme génétiquement modifié », p. 67) est nourrie des images de chimères devenues monstrueuses (réminiscence des monstres du docteur Moreau ou de la créature du docteur Frankenstein ?). Une anthropotechnique (c’est-à-dire la transformation de l’homme par l’homme) qui dégénère peut aboutir à des êtres monstrueux. C’est précisément en jouant sur les représentations qu’ils peuvent espérer voir leur militantisme compris, assimilé et soutenu. L’imaginaire est une partie constituante de l’argumentaire. Les partis pris affirmés dans l’ouvrage s’articulent en définitive sur l’imaginaire de ses auteurs qui se reconvertit ici en idéologie anti-progressiste. Les enjeux sont aussi politiques. PMO s’inscrit dans la lignée des luddites et des décroissants. La joute idéologique est confrontation d’images où les armes sont le langage et les néologismes évocateurs. Face à l’image NBIC, ils élèvent son reflet morbide à travers l’image des « nécrotechnologies ». Nous sommes bien face à un problème de langage, car quand les uns doivent employer un langage connoté pour retenir l’attention du public, les autres connaissent les termes qu’ils doivent éviter car, justement, trop connotés. Le problème de communication et les nombreux malentendus entre les opposants aux nanotechnologies et les milieux scientifiques viennent de ce « choc culturel », d’une confrontation entre des imaginaires différents. L’imaginaire peut ainsi être instrumentalisé, consciemment convoqué dans le but de modeler selon son souhait les réactions des interlocuteurs. Détenir une aura magique facilite toute entreprise de fascination et de séduction. Pour quiconque vise à emporter l’adhésion d’une majorité d’individus, le recours à la magie et au miracle semble inéluctable. Le soutien populaire s’obtient à l’aide d’un habillage imaginaire de ce qu’on souhaite « vendre » (un produit, une idée, un projet). En 1670, dans son Traité théologico-politique, Spinoza approuve l’affirmation de Quinte-Curce selon laquelle « pour gouverner la multitude, il n’est rien de plus efficace que la superstition » (Spinoza, 1999, p. 61). L’aventure spatiale est l’une des plus indiscutables preuves du pouvoir de l’imaginaire. En effet, le programme spatial des États‑Unis, motivé par la Guerre froide, n’aurait pu être effectué sans la dimension mythique qui l’a accompagné. En effet, comment en faire accepter le fort coût par les citoyens américains sinon en présentant le projet comme une mission miraculeuse ? Les nanotechnologies ont aujourd’hui un fort potentiel : enrichies d’une dimension mythique, elles possèdent un grand pouvoir de fascination (Mordini, 2005). Les promoteurs des technosciences vont donc tout faire pour que la population se les approprie « chimériquement ».

La connaissance des soubassements mythiques permet donc de mesurer les tenants et aboutissants du débat sur les technosciences. Le dialogue « science-société » sera constructif quand les enjeux langagiers, symboliques et culturels seront identifiés et considérés attentivement. La mythologie et les recherches sur l’imaginaire participent finalement à la construction d’une conscience critique citoyenne et humaniste.

Bibliographie

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Notes

1 « L’infiniment petit » est l’une des expressions les plus usitées pour qualifier le nanomonde. Retour au texte

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Stéphanie Chifflet, « De l’importance de l’imaginaire dans le dialogue « science-société » », IRIS, 31 | 2010, 149-159.

Référence électronique

Stéphanie Chifflet, « De l’importance de l’imaginaire dans le dialogue « science-société » », IRIS [En ligne], 31 | 2010, mis en ligne le 05 octobre 2021, consulté le 31 mai 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=2399

Auteur

Stéphanie Chifflet

Université Stendhal – Grenoble 3

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