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Lectures et discussions

André Charrak, Rousseau. De l’empirisme à l’expérience

Paris, Vrin, 2013, 176 pages, 19 €
Marion Chottin
Référence(s) :

André Charrak, Rousseau. De l’empirisme à l’expérience. Paris, Vrin, 2013, 176 pages, 19 €

Texte intégral

1Sixième ouvrage de l’auteur, ce livre exhausse l’idée de méthode au rang d’objet plein et entier non seulement de l’histoire de la philosophie, mais de la philosophie elle-même. André Charrak signale ainsi dès l’introduction (sur laquelle nous reviendrons, tant elle offre, de par la réflexivité dont elle fait preuve, tous les outils nécessaires à la lecture du texte) : « Ce livre propose un cheminement dans l’œuvre de Rousseau » (p. 7). Aussi l’ouvrage est-il un hodos, c’est-à-dire littéralement un chemin, qui se fraie dans la pensée (ou le « massif », écrit l’auteur) rousseauiste en y suivant un singulier objet : l’idée de méthode, telle qu’elle fut tour à tour suivie, poursuivie, abandonnée et enfin repensée par le Rousseau philosophe, du Second discours (1755) aux Rêveries du promeneur solitaire (1778).

  • 1  Contingence et nécessité des lois de la nature au xviiie siècle. La philosophie seconde des Lumièr (...)
  • 2  Paris, Vrin, 2003.

2Après deux livres qui, depuis une perspective chronologique et thématique, cheminaient entre et parmi les plus grands des philosophes de l’âge classique1, André Charrak retrouve, dans le présent ouvrage, le chemin de la monographie, déjà emprunté, à propos de Condillac, dans Empirisme et métaphysique2 tout en renouvelant son approche de l’histoire de la philosophie : loin de s’en tenir à un seul texte, fût-il décisif, son Rousseau chemine entre les principales œuvres du philosophe de Genève – c’est-à-dire, nous le verrons, celles dans lesquelles s’élabore peu à peu le principe même de sa pensée. Nous avons là une étude qui donne à lire, avec des yeux neufs et dans leurs détails, aussi bien les textes les plus commentés de la philosophie rousseauiste (le Second discours, le Contrat social, l’Émile), que ceux qui demeurent relativement négligés (le Dictionnaire de musique, les Rêveries du promeneur solitaire). Surtout, cette étude leur confère une unité – non pas celle, systématique, que plusieurs critiques ont tenté de produire, mais l’unité problématique qui justifie seule l’appellation de philosophie : ce chemin, qui laisse de côté certains ouvrages de Rousseau (notamment le Discours sur les scienceset les arts et l’Essai sur l’origine des langues), suit le traitement progressif d’un problème (si le désir de bonheur est inscrit dans la nature humaine, comment peut-il demeurer insatisfait ici-bas ?), indissociable de l’élucidation, tout aussi progressive, du concept dont il provient, mais qu’il contribue aussi à modifier (celui d’amour de soi).

3Cependant, tout comme le dépassement rousseauiste de l’empirisme de son temps provient, nous le verrons, d’un approfondissement de la méthode empiriste elle-même, le renouvellement méthodique proposé par André Charrak dans ce texte n’aurait pu avoir lieu sans les acquis de ses précédents travaux. En effet, il fallait d’abord explorer l’empirisme de l’âge classique, à tout le moins cet empirisme « franco-berlinois » que l’auteur a eu le mérite d’exhumer et de distinguer de son faux frère anglo-saxon (celui de Hume notamment, tant prisé par la critique), pour que soit rendu possible ce qui se joue dans le texte qui nous occupe – savoir la première (véritable) mise au point sur les rapports de Rousseau à l’empirisme des Lumières. Explorer l’empirisme « franco-berlinois », c’est-à-dire non seulement en étudier les textes en réseau, mais forger les concepts qui autorisent leur appréhension problématique. Nous verrons notamment comment le grand partage effectué au sein de la philosophie continentale de l’âge classique, entre un « empirisme de la genèse », fondé par Condillac, et un « empirisme de la constitution », tout à fait conscient des limites du premier, traverse ce nouvel ouvrage et donne à lire, par contraste, l’absolue singularité des derniers textes du philosophe de Genève – ou ce qu’André Charrak appelle « la dernière philosophie de Rousseau » (p. 137).

4De l’empirisme à l’expérience. Tels sont les points de départ et d’arrivée du chemin qui se fraie. Points de prime abord déroutants, non seulement pour celui qui, lecteur des seuls Locke et Hume, réduit l’empirisme à la thèse suivant laquelle « les idées viennent de l’expérience », mais encore pour tous ceux qui suivent depuis leurs débuts les travaux d’André Charrak : l’empirisme n’est-il pas, à tout le moins celui « de la genèse », cette posture qui consiste à fonder tout autant qu’à originer le savoir dans des faits bien établis, c’est-à-dire des expériences déterminées ? Dès lors, comment l’expérience, comme le soutient ici l’auteur, pourrait-elle signer l’abandon de la principale théorie du connaître du siècle des Lumières ? Ne constitue-t-elle pas au contraire le cœur même de l’empirisme ? De surcroît, on voit mal comment l’on pourrait cheminer d’un courant de pensée, ou d’une disposition théorique, à un concept. Le passage de l’un à l’autre semble tout autant impossible qu’inutile.

5À moins que l’on garde à l’esprit que ce chemin est celui-là même d’une méthode qui s’éprouve et se transforme. En somme, le nœud se dénoue sitôt que l’on saisit dans toute sa force la requalification conceptuelle, que propose l’auteur, de l’idée d’empirisme comme de celle d’expérience, toutes deux prioritairement conçues comme des méthodes. Davantage qu’à un mouvement philosophique qui pourrait se condenser en un ensemble de thèses, le premier renvoie, en tant qu’« empirisme de la genèse », à cette voie qui consiste à analyser les phénomènes pour en produire l’explication sans reste à partir de la sensibilité. Ce chemin, issu de Locke, porté à sa plus haute conscience de lui-même par Condillac, comporte deux principaux moments : un versant régressif, par lequel s’effectue la remontée à l’origine et, du même coup, la découverte du principe, et un versant progressif, en vertu duquel les opérations de l’esprit sont engendrées les unes à partir des autres, selon une stricte dépendance, ou, selon le terme d’André Charrak, « solidarité » à leur matériau sensible. Le premier chapitre de son Rousseau est consacré à la façon dont le philosophe de Genève se réapproprie cette méthode, la conduit à son paroxysme et en décrit le dépassement – quand le deuxième chapitre révèle ce qui fait ainsi d’elle une impasse. Mais c’est l’idée d’expérience qui connaît, dans l’ouvrage, une conceptualisation inédite. Loin de se réduire au lieu d’émergence des idées et des sciences, dont l’auteur a déjà montré la nécessaire fictionnalité – en tant que l’origine est toujours dissimulée, et même disparue sous les sédiments sans cesse charriés du temps vécu –, l’expérience devient, avec Rousseau, la voie pleinement actuelle dans laquelle se résout le problème du malheur du juste – le troisième chapitre de l’ouvrage s’attache à l’établir. Du Second discours aux Rêveries du promeneur solitaire, on ne passe donc pas d’un corps de doctrine à un concept, mais, indissociablement, d’un concept à l’autre et d’une méthode à l’autre. D’un concept l’autre : de l’expérience conçue comme « figuration » (p. 144), autrement dit schéma-type autorisant « l’ancrage empirique de la théorie », à l’expérience pensée comme « épreuve », c’est-à-dire tout à la fois sentiment vécu à la première personne et événement susceptible aussi bien de grandir ou d’anéantir d’un seul coup l’existence. D’une méthode l’autre : tel est ce dont il s’agit tout autant dans ce sous-titre a priori déroutant, davantage encore peut-être que d’une sortie de la méthode, ou du passage à une « anti-méthode » (p. 143). Si l’idée de méthode fait l’objet de l’ouvrage, ce n’est donc pas en tant que celui-ci porterait sur la « forme » de la philosophie rousseauiste, à l’exclusion, ou par distinction d’avec son « fond ». Chez Rousseau, la méthode est concept, tout autant que le concept se fait méthode.

  • 3  Anthropologie et politique. Les principes du système de Rousseau, Paris, Vrin, 1983.

6Encore fallait-il, pour appréhender ce chemin, bien entendu commencer par le suivre, c’est-à-dire lire Rousseau dans son ordre, mais aussi, pour que cette voie demeure visible et ne s’efface pas sitôt tracée, respecter le principal précepte de l’analyse, autrement dit conformer l’ordre de l’exposition des traits de la pensée rousseauiste à celui de leur découverte. La promenade d’André Charrak dans l’œuvre de Rousseau suppose ainsi de s’être éloigné d’abord d’une autre voie, celle qu’il identifie lui-même, dans la feuille de route fixée par son introduction, comme étant celle du structuralisme méthodologique, exemplifié par l’ouvrage de Victor Goldschmidt3. Si Goldschmidt prétend faire sienne l’exigence de respect et de conformation de sa démarche aux propres déclarations du philosophe de Genève, notamment celles des Dialogues de 1771, dans lesquels Rousseau énonce que les principes de son système figurent dès les premiers temps de son œuvre, en l’occurrence dans le Second discours, il n’en manque pas moins, selon André Charrak, le sens exact de ces remarques, que révèle nettement la Lettre à Christophe de Beaumont : que le principe de sa pensée, savoir l’amour de soi, soit posé, conformément à la voie synthétique, depuis le commencement, n’atteste en rien l’identification possible de la philosophie de Rousseau à un système déductif, puisqu’il est clairement stipulé, dans ce second fragment, que seul l’Émile en fournit l’élucidation véritable. De 1755 à 1762, c’est donc sans aucun doute la voie analytique qui est à l’œuvre et qu’il convient de mettre au jour, c’est-à-dire de suivre à notre tour – sans quoi nécessairement vient-on à lire, dans les premiers textes de Rousseau, ce qui n’y figure pas (on verse alors dans « l’illusion de récurrence », p. 9) et à manquer leur irréductible singularité. La « lecture rétrograde » (p. 10) de Goldschmidt – nous ne soulignerons pas le double sens de l’adjectif ! – est ainsi doublement fautive. Loin de pouvoir encore valoir, ainsi qu’André Charrak l’admettait il y a peu de temps, comme une heureuse propédeutique à l’étude suivie d’un auteur, susceptible de favoriser la claire appréhension de ses thèses, l’ordre systématique se réduit désormais sous sa plume à un prisme exclusivement déformant.

7Mais quand le structuralisme est d’ordinaire écarté au profit de simples « revues des moments successifs et hétérogènes d’une philosophie » (p. 12), l’ouvrage qui nous occupe parvient sans peine à emprunter une troisième voie – celle qui consiste à « articuler la lettre des textes avec un contexte théorique relativement précis, qui fut trop négligé » (ibid.). Qu’est-ce à dire ? Nous retrouvons là, en revanche, des principes déjà formulés et éprouvés de longue date : selon André Charrak, la stricte fidélité aux textes, dépendante d’analyses serrées micro-textuelles, doit s’associer, loin de toute clôture sur elle-même de la philosophie de l’auteur (et même de la philosophie tout court), à un travail sur les circonstances les plus prochaines de sa formulation, c’est-à-dire une saisie dialogique de ses conditions d’énonciation – en l’occurrence, une connaissance des interlocuteurs plus ou moins dissimulés auxquels s’adresse Rousseau dans ses textes. Le cas le plus typique étant celui de la « Profession de foi », dans laquelle le philosophe de Genève, parce qu’il polémique alors contre les matérialistes de son temps, en vient à énoncer une thèse (l’irréductibilité du jugement à la perception) à laquelle il renoncera aisément par la suite.

Premier chemin, première impasse : l’analyse empiriste

8Le premier chapitre de l’ouvrage, intitulé « Progrès et limites de l’analyse », se propose de « comprendre la façon dont l’analyse génétique établit » ce que les Dialogues énoncent comme la découverte fondamentale de l’Émile, savoir « l’unicité principielle de l’amour de soi pour la théorie de l’homme » (p. 30). L’« empirisme de la genèse » (le progrès de l’analyse conçu comme procès ou processus) réalise ainsi l’unité de la philosophie rousseauiste – à tout le moins, puisqu’il existe encore une « dernière philosophie de Rousseau », de ce que le philosophe de Genève nomme lui-même, dans la préface de l’ouvrage de 1762, son « système », selon la requalification que les empiristes continentaux font subir à ce concept. D’après Condillac notamment, un système véritable ne désigne pas une construction théorique déductive inspirée de la méthode mathématique (telle que l’Éthique de Spinoza en fournit le modèle), mais un ensemble de propositions liées à des principes définis comme autant de « faits bien constatés » et exposés aux lieux et places où ils furent découverts, savoir au terme de la découverte. Or, tel est bien ce que l’Émile accomplit : là où le Second discours posait à l’origine de l’homme l’existence de deux principes, l’amour de soi et la pitié, le traité d’éducation réduit le second au premier et parvient à l’engendrer, tout comme l’ensemble des facultés et des passions humaines, depuis le seul intérêt que le moi se porte à lui-même – et qui n’est en rien réductible, comme le montre André Charrak à la suite de Paul Audi, au simple souci de la conservation du soi : loin de la simple réceptivité passive aux données du dehors, l’amour de soi est un principe actif en cela qu’il enveloppe, comme l’une de ses déterminations premières, le désir du bonheur.

9Si la réduction de la pitié à l’amour de soi avait déjà été plusieurs fois relevée, l’auteur est le premier à lire ce geste rousseauiste comme relevant du « progrès de l’analyse », c’est-à-dire cette fois du perfectionnement, ou de l’accomplissement d’une méthode singulière et proprement empiriste – celle que Condillac, héritant non seulement de Locke mais de Leibniz (le philosophe de Hanovre fut le premier à parler de « voie empirique » à propos du chemin suivi par l’Essai sur l’entendement humain), appela le premier « analyse ». La méthode caractéristique de l’empirisme se voit ainsi perfectionnée, en ce sens que Rousseau, dans l’Émile, étend l’analyse à la théorie de l’homme : tandis que Condillac, dans son Essai de 1746, était remonté au principe des connaissances humaines (la liaison des idées) et parvenu à générer, depuis la sensation, l’ensemble des opérations de l’entendement (notamment la réflexion, dont André Charrak a souligné le rôle crucial dans son précédent ouvrage), le philosophe de Genève, en 1762, applique l’analyse à la totalité de l’homme, c’est-à-dire non à ses seules facultés de l’esprit, mais à l’ensemble de ce qui le constitue comme être sensible (passions comprises) – autrement dit à sa nature. Si l’être de l’homme se constitue génétiquement, alors l’analyse cesse d’être seulement méthode pour devenir concept et prendre en compte la nature humaine.

10Cependant, au cœur même de l’Émile, « l’empirisme de la genèse » va se trouver suspendu. Occupant la quasi-totalité du quatrième livre de l’ouvrage, la « Profession de foi du vicaire savoyard », sorte de texte dans le texte, interrompt comme on sait la marche des progrès du jeune homme pour affronter la question du bonheur – c’est-à-dire, nous le savons désormais, éprouver tout à fait la cohérence de l’amour de soi : si le bonheur est désir naturel, et s’il a pour condition l’ordre du monde, autrement dit, prioritairement, la correspondance entre la bonté à laquelle l’âme aspire et la félicité à laquelle elle prétend tout autant, comment, sur cette terre où triomphe le malheur du juste, ne pas désespérer de la vertu, et, surtout, ne pas voir dans l’amour de soi, principe de la nature humaine, une insoutenable contradiction ? Nous connaissons l’issue, teintée de platonisme et de christianisme, adoptée par le vicaire et suggérée au jeune garçon : parce que l’âme ne meurt jamais, parce que Dieu existe et qu’il est bon, le juste, nécessairement, sera heureux après la mort et pourra, d’ici là et au moyen de cette connaissance, supporter les maux d’ici-bas.

11Dans son commentaire de ces pages maintes fois lues et commentées, André Charrak parvient à tenir ensemble deux idées décisives et proprement inédites. D’une part, ce que la « Profession de foi » interrompt, c’est proprement l’analyse empiriste issue de Condillac (que Rousseau vient pourtant de porter à son point d’accomplissement). L’introduction des raisonnements sur l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu, bien que teintée d’un certain scepticisme à l’égard des pouvoirs de la raison (le philosophe de Genève énonce des « dogmes », non pas des vérités rationnelles), relève bel et bien d’une incursion dans la métaphysique la plus classique – ou d’un arrachement à l’expérience sensible. Ainsi, « la condition politique moderne » (p. 63) impose à Rousseau une véritable sortie de l’« empirisme de la genèse ». D’autre part et solidairement, ce passage à la métaphysique classique constitue la conséquence résolument nécessaire de l’adoption de l’analyse : loin qu’il vienne a posteriori révéler la vanité de la voie génétique, comme s’il y avait eu, dès l’origine, erreur d’orientation, un tel tournant fait lui-même partie des fruits de la genèse. Car, en dehors de la génération du désir de bonheur et de l’idée d’ordre, qui seule peut le satisfaire, rien, absolument rien, n’aurait pu venir justifier, dans le système de Rousseau, la contemplation des idées les plus hautes de la science métaphysique. Si le rejet, à tout le moins le dépassement de la métaphysique classique, se trouve bel et bien au fondement de la démarche empiriste, il n’en demeure pas moins que cette même métaphysique en constitue aussi le terme nécessaire.

Les raisons de l’impasse : les trois culs de sac

12L’idée sur laquelle s’achève le premier chapitre de l’ouvrage est au fondement du deuxième, intitulé « Une critique interne de l’empirisme » : si l’empirisme conduit à son dépassement dans la métaphysique, si, par conséquent, l’analyse échoue à achever la théorie de l’homme qu’elle seule est pourtant en mesure de fonder, alors les raisons de cet échec, qu’il s’agit à présent de produire, ne proviennent pas d’ailleurs que de l’empirisme lui-même. Si Rousseau dépasse l’empirisme et en construit la critique raisonnée, ce n’est donc pas en tant qu’il serait bien plutôt rationaliste (ainsi que le soutient Robert Derathé), mais parce qu’il s’est voulu empiriste radical. À ce titre, on ne peut s’empêcher de songer à Hume, pour lequel l’empirisme conséquent se mue nécessairement en scepticisme. Il n’en demeure pas moins que l’œuvre de Rousseau nous offre seule une « critique interne » de « l’empirisme de la genèse ».

13Si l’idée d’une telle critique figurait déjà dans le précédent livre d’André Charrak, elle se voit ici étendue, précisée et nettement située. Étendue, parce qu’elle inclut deux dimensions inédites, dont son Empirisme et théorie de la connaissance n’avait pas à s’occuper : d’une part, celle qui est traitée en premier dans ce texte, savoir la question politique du contrat social et, d’autre part, celle sur laquelle ce chapitre s’achève, c’est-à-dire la question métaphysique et morale de l’ordre du monde. Précisée, parce que le motif du jugement chez Rousseau, qui avait quant à lui déjà fait l’objet d’une mise au point, se trouve ici étudié selon l’ensemble de l’Émile, et non de la seule « Profession ». Et enfin nettement située, en cela que les objections rousseauistes à l’encontre de la méthode, c’est-à-dire des thèses empiristes, se voient éclairées de la perspective d’ensemble de ce nouvel ouvrage : aussi bien la question politique que celles du jugement et de l’ordre concernent le problème du bonheur du juste.

14La première impasse que rencontre l’analyse empiriste est ainsi celle de la fondation génétique de la légitimité politique. S’aventurant sur un terrain qui a priori n’est pas le sien – celui de la philosophie politique –, André Charrak atteste une fois de plus l’irréductibilité de l’expérience : il nous offre ici, là où l’on ne l’attendait pas, la preuve par l’épreuve de l’immense fécondité de sa lecture de l’empirisme. Ce n’est rien de moins que l’abandon du Manuscrit deGenève au profit du Contrat social dont il parvient à rendre compte. Si le premier de ces textes est resté inachevé, c’est, selon l’auteur, qu’il a voulu mettre en œuvre, mais sans y parvenir, la méthode analytique pour tenter de révéler, à distance des « contrats de dupes » du Second discours, la nature véritable de l’association politique. Le second, au contraire, parvient à produire l’essence du contrat social au travers d’une suspension de la voie généalogique et au moyen d’une prise en compte des différents États existants – autrement dit d’une prise en compte de l’histoire positive. Sont ainsi formulées les conditions de possibilité d’un bonheur effectif. Cependant, loin que Rousseau, dans l’ouvrage de 1762, ait par là même abandonné l’empirisme au profit d’un rationalisme déductif, il s’est bien plutôt tourné, comme les catégories d’André Charrak le donnent à lire, vers une autre voie de l’empirisme – celle de la constitution. Car la voie qui consiste à faire des savoirs constitués par les sciences positives, à l’instar de d’Alembert dans son Discours préliminaire, le matériau même de la réflexion philosophique, n’est pas moins empiriste que celle de la genèse : dans les deux cas, ce qui fait penser n’est pas abstrait, bien au contraire, de la détermination de l’expérience. C’est en dessinant la deuxième impasse que Rousseau s’éloigne tout à fait des voies empiristes de son temps : pour le philosophe de Genève, la faculté de juger est improductible dans l’ordre de la genèse – autrement dit hétérogène, en tant qu’activité, à la passivité de la perception sensible. L’intelligence de ces lignes requiert la prise en compte de leur contexte d’énonciation. Si Rousseau refuse ici la double thèse condillacienne de la réduction du jugement au perçu et de l’identité idée/perception, c’est, très précisément, qu’il y voit en creux les thèses matérialistes d’Helvétius : comment l’assimilation du juger au sentir ne produirait-elle pas celle de l’esprit aux conditions du sentir, à savoir la matérialité du cerveau ? C’est l’existence même de l’âme qui est ici en jeu ; c’est-à-dire, en fin de compte, le bonheur de l’homme. La troisième impasse concerne le dernier ingrédient du problème : l’idée d’ordre. Il n’est pas possible, selon Rousseau, de générer l’ordre du monde depuis « l’hypothèse des jets » (p. 129), c’est-à-dire la conjecture, d’origine lucrétienne et reprise par Diderot dans la Lettre sur les aveugles, selon laquelle l’arrangement hasardeux et infini des atomes de matière a pu produire la totalité existante. Le Philosophe de Genève rabat en somme la réduction matérialiste sur les cosmogenèses de l’âge classique, au motif qu’elle fait fi, aussi bien qu’elles, de la nécessité pour la pensée d’expérimenter ses objets. Mais loin de substituer à l’ordre lucrétien, conçu comme le simple cas particulier d’un désordre général, une quelconque harmonie, fût-elle préétablie, Rousseau, dans ces lignes de la « Profession », qui suivent un moment la même voie de la « constitution » que le Contrat social, considère le monde tel qu’il est, dans son désordre radical. Et c’est depuis le constat du malheur du juste ici-bas que se concevra la nécessité morale de l’immortalité de l’âme, garantie par un Dieu non pas déduit, mais éprouvé par et dans la foi. Aussi l’expérience demeure-t-elle la pierre de touche de la pensée, là même où le philosophe de Genève finit par congédier les deux voies de l’empirisme de son temps.

Second chemin : la rêverie

15Le troisième et dernier chapitre, intitulé « Au-delà de la connaissance », est sans doute le plus original et le plus personnel de l’ouvrage. Son plus grand mérite est peut-être d’offrir aux lecteurs des Rêveries toutes les clés nécessaires pour y lire un très grand livre de philosophie. André Charrak parvient à les inscrire pleinement dans le cœur de l’œuvre de Rousseau, c’est-à-dire cet ensemble de textes qui, depuis le Second discours, affronte ce qui est peut-être le premier problème de la philosophie : celui du bonheur. En effet montre-t-il comment sa résolution offerte par le vicaire se trouve ici totalement dépassée par une autre certainement beaucoup plus satisfaisante aux yeux des hommes : Rousseau, dans ce dernier texte, vient finalement leur dire – non comme un messie, plutôt sur le mode du pied de nez adressé à ses contemporains – qu’il est possible d’être heureux ici-bas, non pas en dépit du désordre qui y règne, mais, paradoxalement, grâce à la méchanceté des méchants (l’exigence d’ordre est satisfaite dès lors que tous les hommes, sans exception, désirent produire le malheur du juste). Ainsi, le philosophe de Genève poursuit ici le plus existentiel de tous ses questionnements et y répond d’une façon résolument neuve, en dehors des théories et même du problème de la connaissance. Il ne s’agit plus d’analyser les opérations et les passions humaines, mais d’éprouver ce qui se donne de décisif dans les épreuves de la vie. Il y a bien là passage de l’empirisme à l’expérience : de telles épreuves sont proprement inanalysables – non en tant qu’on ne pourrait les décomposer, mais en cela que leur décomposition détruirait aussitôt leur dimension d’épreuves. De même que Leibniz refuse la théorie cartésienne de l’union au motif (notamment) que l’analyse physique des perceptions leur fait perdre leur être propre, Rousseau abandonne l’analyse des empiristes dans le souci de préserver et formuler sans prisme ce qui se joue dans le vécu. Ce que l’analyse, un peu à la façon de Midas rendant indigeste tout ce qu’il entreprend d’ingérer, rend impensable en s’efforçant de le penser, une autre philosophie peut s’en saisir – celle qui renonce à décomposer, et laisse intact tout en ne conceptualisant pas moins que l’autre ce qu’elle désire appréhender. C’est la philosophie des promenades qui, loin du genre des Confessions, relate non pas le passé, mais l’actualité du vécu. Pour André Charrak, la rêverie constitue ainsi une « voie contre-systématique à la connaissance de soi » (p. 162).

16Trois principaux motifs sont élucidés dans ces pages : la perception musicale (telle qu’elle est thématisée dans les articles « Harmonie » et « Temps » du Dictionnaire de musique), la chute de Ménilmontant (deuxième promenade) et le vécu-souvenir de la rêverie du lac de Bienne (cinquième promenade). Les deux premiers, dans leur registre respectivement théorique et expérientiel, viennent tous les deux briser « le carcan d’une réduction du moi au sujet actif » (p. 175). Instruit de longue date des grandes questions de la théorie musicale, l’auteur repère aisément, dans ces pages que Rousseau consacre à la perception des accords, un certain dépassement de la « Profession de foi » : contre un Diderot relativement proche en cela des classiques, le philosophe de Genève estime qu’aucun jugement n’est requis à l’appréhension des rapports musicaux. La perception, ou l’affection passive de la durée mélodique, y pourvoit tout à fait.

17L’épisode de la chute vient quant à lui montrer, d’après l’auteur, que le moi s’éprouve au plus haut point non pas dans le jugement ou bien la réflexion, mais dans l’enveloppement et le repli des facultés actives de son esprit. Rappelons cet épisode, bien connu des lecteurs de Rousseau, mais peut-être moins de ceux d’André Charrak : alors qu’il vit à Paris et entreprend souvent de longues promenades pendant lesquelles il rêve, observe et herborise, le philosophe de Genève se trouve un jour au niveau de la barrière de Ménilmontant, lorsqu’un gros chien danois se rue sur lui et le renverse. Les facultés du promeneur s’amenuisent et vacillent avant de ressurgir dans un état tout à fait singulier, où les frontières du moi et du non-moi disparaissent. Si ce qui est proprement status (et non mouvement dans lequel le sujet conserverait l’activité de ses opérations) sera suivi d’une période où l’ensemble de ses facultés seront assoupies, au point que Rousseau ne se rappellera rien de l’aide qu’il reçut ni de son retour à la maison, ce singulier état est loin d’être dépourvu de tout rapport au monde. Seulement, l’activité du jugement a disparu au profit d’une pure réceptivité aux effets du dehors, c’est-à-dire aux sentiments du sujet. À l’anesthésie des facultés se mêle alors une étonnante jouissance, prise à un sentiment d’existence totalement coupé des objets auxquels habituellement il se rapporte.

18La proximité textuelle et conceptuelle avec la chute de cheval que Montaigne relate dans ses Essais est tout à fait saisissante : dans les deux cas, « la pure capacité d’être affecté à laquelle se réduit la conscience de l’accident n’est pas malheureuse : bien plus, elle confère aux approches de la mort une coloration relativement douce » (p. 171). Mais, à l’inverse de Montaigne, pour lequel la chute vient confirmer le morcellement du moi qui, à ses yeux, n’a jamais fait l’ombre d’un doute, Rousseau appréhende ici une transfiguration de son concept de sujet : s’il cherchait alors sans cesse l’unité de son moi et l’avait finalement trouvée dans l’idée d’activité, il saisit ici son être le plus intime, savoir le sentiment du bonheur, dans la pure passivité du sentiment d’existence. Ainsi, tandis que l’Émile décrivait la progressive expansion au dehors de la sensibilité, puis de l’intelligence, comme la marche naturelle des progrès de l’esprit, les Rêveries font de leur enveloppement le lieu même d’une saisie, dans sa pureté, de l’essence du sujet. Cependant, celle-ci réside non plus dans l’amour de soi principiel de 1762, mais, écrit André Charrak, dans un « amour-propre relatif à soi seul » (p. 142) – formulation paradoxale quand on sait que l’amour-propre, chez Rousseau, a pour lieu la vie sociale – mais qui s’éclaire à mesure qu’on le saisit dans le contexte des Rêveries : celui d’une solitude forcée par le rejet de ses semblables. Dans ce cadre, la mort cesse d’être la simple antichambre, pour devenir le lieu même du bonheur effectif. Car, dans ces pages qu’il consacre à l’accident de Ménilmontant, André Charrak souligne que c’est bien d’une mort qu’il s’agit : mort sociale bien sûr, mais aussi mort physique, puisque les facultés de Rousseau sont stupéfaites. Rien de plus faux, donc, que l’idée de l’impossibilité d’une expérience de la mort : la mort s’éprouve, indissociablement du bonheur.

19Du bonheur ? Peut-être pas encore. Car il manque encore, à la jouissance rousseauiste éprouvée dans cette mort qu’est la chute, la durée inhérente au concept de bonheur. C’est alors qu’il convient de poursuivre jusqu’à la cinquième promenade, dans laquelle Rousseau se met à revivre, c’est-à-dire tout à la fois renaître à la vie et éprouver à nouveaux frais les rêveries causées par le flux et reflux des eaux du lac de Bienne. Tandis que la rêverie telle qu’elle fut vécue était teintée encore du malaise causé par les projections de la conscience en dehors du temps présent, les mouvements de l’eau sont désormais saisis, dans le souvenir, comme l’occasion d’inscrire dans la durée un sentiment d’existence dépourvu de tout autre objet que de lui-même. Le problème de Rousseau est dès lors résolu : il est possible d’atteindre, par la voie de la rêverie, un bonheur authentique ici-bas, dans l’épreuve de l’ordre voulu par Dieu, associant félicité du juste et prospérité des méchants.

20La conclusion de l’ouvrage propose une justification conceptuelle de l’appellation de « dernière philosophie de Rousseau ». Si toute philosophie véritable s’accompagne de la détermination d’un critère du vrai, l’œuvre dernière du philosophe de Genève est bien loin de démériter ce titre. À distance de tout dogmatisme comme d’un scepticisme des plus communs, les Rêveries offrent en effet le moyen de former ce criterium : d’après Rousseau et selon les termes d’André Charrak, peut être conçue comme vraie toute doctrine qui autorise « le sentiment d’une concomitance entre l’ordre des choses et le désir du bonheur comme dimension irrécusable de l’existence humaine » (p. 206). À distance de la voie empruntée par Diderot en 1747, c’est donc de la promenade d’un empiriste qu’il s’agit. Certes, André Charrak souligne, et ce de bon droit tout à fait, que la dernière philosophie de Rousseau s’élabore en dehors de la méthode qui, dès le début du xviiie siècle, fut qualifiée d’« empiriste ». Cependant, s’il est selon lui légitime de parler encore, à propos du Rousseau de la « Profession de foi », d’un « entendement de l’empirisme » (p. 139), mais non plus sans doute au-delà, il nous semble que les dernières pensées du philosophe de Genève, telles qu’elles se donnent à lire ici, inaugurent, tout en faisant manifestement rupture, un nouvel empirisme : celui qui se situe au cœur même de l’expérience et la conceptualise dans l’immanence du temps présent. La promenade d’André Charrak nous en montre le chemin.

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Notes

1  Contingence et nécessité des lois de la nature au xviiie siècle. La philosophie seconde des Lumières, Paris, Vrin, 2006 ; Empirisme et théorie de la connaissance. Réflexion et fondement des sciences au xviiie siècle, même éditeur, 2009.

2  Paris, Vrin, 2003.

3  Anthropologie et politique. Les principes du système de Rousseau, Paris, Vrin, 1983.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marion Chottin, « André Charrak, Rousseau. De l’empirisme à l’expérience »Astérion [En ligne], 12 | 2014, mis en ligne le 24 juin 2014, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/asterion/2582 ; DOI : https://doi.org/10.4000/asterion.2582

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Auteur

Marion Chottin

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