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Compte rendus / Book reviews

Calcul moral, ou Comment raisonner en éthique, J.-P. Cléro

Marie Gaille
Référence(s) :

Jean-Pierre Cléro, Calcul moral, ou Comment raisonner en éthique, Paris: Armand Colin, collection U, 2011. 544 p. ISBN-10 : 2200259271, 38 euros

Texte intégral

1Parmi d’autres, cet ouvrage témoigne que nous sommes dans une époque de collaboration active entre la communauté médicale, notamment hospitalière, et la communauté philosophique. Son auteur, J.-P. Cléro, s’appuie en effet sur un travail mené dans le cadre de divers espaces éthiques ou écoles de soin médical et sur des échanges nourris avec plusieurs médecins. Comme il l’indique lui-même, ce contexte l’a incité à revenir à la philosophie morale et à proposer en son sein un parcours orienté par les questions associées aux enjeux éthiques des décisions médicales.

2L’ouvrage s’ouvre sur une série de distinctions. Selon J.-P. Cléro, l’éthique renvoie à un projet d’existence, mais ne correspond pas à une science. Cette affirmation n’empêche pas, et il n’y a là nulle contradiction, qu’y soient examinés les liens du raisonnement éthique et du calcul des probabilités et des schémas issus de la théorie des jeux (chapitres 4 et 8). Cependant, cette première distinction entre éthique et science implique de réfléchir à la manière dont on argumente en éthique, afin d’éviter les erreurs de raisonnement. Sur ce point, J.-P. Cléro introduit d’autres distinctions. L’éthique n’est pas non plus une morale : si l’usage a distingué les deux termes de façon plus ou moins artificielle, au moins faut-il reconnaître que cette distinction permet de penser une spécificité de l’éthique comme mouvement de questionnement, y compris à l’égard de ses propres convictions, la capacité à se remettre en cause « au point le plus vif de sa morale » (p. 10), et ce dans un cadre collectif. Ce point est important car il situe la morale du côté de la fermeture du savoir sur soi, de l’absolu et du « religieux » (p. 23) et l’éthique du côté d’une pensée ouverte à la pluralité des morales et d’une tentative de les faire coexister. En ce sens, l’éthique a un « goût pour la diplomatie et l’harmonisation des positions » (p. 25). Enfin, l’éthique ne se confond pas ni ne se réduit au droit. J.-P. Cléro reviendra sur cette relation avec le droit dans le fil de l’ouvrage, de manière spécifique, lors d’un commentaire des œuvres de Bentham, l’Introduction aux principes de morale et de législation et le Rationale of Judicial Evidence (chapitre 8).

3Ainsi caractérisée, l’éthique a des champ d’application phares aujourd’hui, parmi lesquels – au premier chef – la médecine. Parmi les modes argumentatifs envisageables, l’utilitarisme est d’emblée présenté comme une « attitude privilégiée » pour réfléchir aux questions suscitées par ce champ d’application car il consiste en un « calcul de composition de valeurs » (p. 29). Comme tel, il contribue de façon déterminante à exposer les tenants et aboutissants des polémiques morales, comme celle, par exemple, relative à la gestation pour autrui (Introduction).

4La visée pédagogique de J.-P. Cléro, prégnante dans l’ouvrage, le conduit tout d’abord, à la suite de cet exemple dans lequel il a analysé non seulement les positions morales mais aussi les qualités argumentatives de chacune d’entre elles, à s’intéresser à l’argumentation en tant que telle (chapitre 1). Il a notamment pour souci de mettre en évidence les chausses-trappes dans lesquelles le raisonnement éthique peut tomber : le refus pur et simple d’argumenter ; la mobilisation de notions non justifiées pour fonder le raisonnement ; les illusions de la « procéduralisation » ; le glissement indu du plan ontologique au plan axiologique. Dans ce même chapitre, il pose une première pierre en vue d’étayer le primat conféré à l’utilitarisme dans l’ouvrage, en soutenant l’idée que les systèmes moraux s’y convertissent quasi-nécessairement quand ils veulent convaincre de leur bien-fondé par comparaison avec les autres.

5Cependant, J.-P. Cléro ne confère pas aussitôt à l’utilitarisme une position princeps. Plutôt, il engage l’examen de ses usages et des difficultés qui lui sont associées dans l’élaboration d’un argumentaire éthique. Le contexte médical, à partir du chapitre 2, fournit un espace privilégié pour cette analyse : statut de l’embryon et du fœtus, avortement et vie potentielle, euthanasie (de l’infanticide à la fin de vie). Par ailleurs, au-delà de ces questions, J.-P. Cléro s’intéresse à un problème spécifique que met bien en scène l’éthique médicale : celui qui est lié à la pluralité des principes mobilisables pour fonder une décision médicale, principes qui, en réalité, ne sont pas tous compatibles une fois appliqués à un cas concret (chapitre 5). Enfin, un long chapitre aborde et problématise les notions récurrentes de l’éthique médicale (chapitre 7) : personne, autonomie, dignité, annonce, demande, consentement, refus, secret, transparence. Certaines sont des notions classiques de la philosophie morale, d’autres font leur entrée dans la réflexion en raison du terrain médical. Le dialogue philosophie/médecine s’avère ici particulièrement riche : l’une apporte des éclairages conceptuels et des discussions critiques de notions trop souvent tenues pour évidentes et l’autre introduit ou renouvelle des interrogations liées aux décisions médicales.

6Dans cet ouvrage, J.-P. Cléro s’engage par ailleurs de façon plus polémique, dans l’analyse des relations conceptuelles et normatives qu’entretiennent la pensée utilitariste et le libéralisme (chapitre 6), et n’esquive pas la question du rôle et du statut moral de l’argent (chapitre 9). On n’ignore pas, il le rappelle lui-même, à quel point l’utilitarisme a suscité le rejet et la critique en France. C’est qu’il est provocateur et heurte un tabou, celui de la distinction entre prix et dignité (p. 423). Or, aux yeux de J.-P. Cléro, il est erroné de considérer que l’argent est a priori exclu du domaine de l’éthique et de celui de la morale ; en sus, « l’argent permet de croiser et d’associer deux considérations : celle d’une mathématisation des affaires sociales et celle d’une appréciation des valeurs » (p. 424).

7L’ensemble de l’ouvrage est dense et les chapitres s’enchaînent parfois selon une logique qui n’est pas toujours évidente. Plusieurs lignes de réflexion semblent s’y chevaucher et parfois se rencontrer : celle d’un dialogue avec la communauté médicale, sur lequel se clôt d’ailleurs cet écrit à travers l’épilogue « Réflexions sur un stage en unité de soins palliatifs » ; celle relative au souci de la rigueur argumentative du raisonnement éthique ; celle, enfin, liée à la volonté de promouvoir l’utilitarisme. C’est évidemment sur ce dernier aspect que l’ouvrage divisera : si J.-P. Cléro pose à juste titre la question d’une levée des tabous, on peut attendre de sa réflexion qu’elle pénètre plus avant dans la discussion à son sujet. Par ailleurs, en présentant l’utilitarisme comme une pensée plurivoque et protéiforme, permettant de fuir les positionnements dogmatiques, J.-P. Cléro en fait « l’éthique de notre temps », « un principe d’inquiétude » (p. 106 et p. 107). Mais ne peut-on en dire autant d’autres mouvements de réflexions éthiques ?

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marie Gaille, « Calcul moral, ou Comment raisonner en éthique, J.-P. Cléro »Revue d’études benthamiennes [En ligne], 11 | 2012, mis en ligne le 01 octobre 2012, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/etudes-benthamiennes/641 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudes-benthamiennes.641

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Auteur

Marie Gaille

Philosophe, chargée de recherche au CERSES (Centre de recherche sens, éthique, société, CNRS-Université Paris Descartes)

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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