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La Bhagavadgītā est un des textes hindous les plus connus en Occident. Il en existait déjà plusieurs traductions françaises, dont celles de S. Lévi et J.T. Stickney (Adrien-Maisonneuve, 1938), d’A. Kamensky (J.B. Janin, 1947 ; réédition 1994), de S. Radhakrishnan (traduction de la traduction anglaise, avec texte sanskrit ; Adyar, 1954 ; réédition 2001), d’É. Senart (avec texte sanskrit ; Les Belles Lettres, 1967 ; réédition 2004), d’A.-M. Esnoul et O. Lacombe (Fayard, 1972 ; Seuil, 1976), de J.M. Rivière (avec texte sanskrit ; Milan, Archè, 1979), sans compter les traductions et commentaires engagées de Sri Aurobindo ou de Bhaktivedanta Swami Prabhupada.

La présente traduction est celle d’un indianiste, agrégé de philosophie, déjà bien connu par deux petits livres de vulgarisation (Introduction aux philosophies de l’Inde, Paris, Ellipses, 2002 ; Le vocabulaire des philosophies de l’Inde, Paris, Ellipses, 2003). Il s’agit à mon avis de la meilleure introduction à ce texte actuellement disponible en français. Elle comprend une présentation (p. 7-32), une note sur la traduction (p. 33-35), la traduction elle-même (p. 37-137), des notes copieuses (p. 136-202), une synopsis du poème chapitre par chapitre (p. 205-212) et une bibliographie (p. 213-218). Il aurait certainement été utile de disposer du texte sanskrit. Le fait que les notes aient été reportées en fin de texte et qu’il n’y ait pas d’index ne facilitent pas non plus la consultation du texte et son étude attentive. Cela dit, il s’agit d’un livre de vulgarisation qui ajoute beaucoup aux livres similaires existant sur le marché et dont l’utilité est manifeste. Ballanfat insiste tout à la fois sur l’unité d’un livre somme toute difficile et sur le fait que ce livre a connu au cours des âges des lectures multiples, parfois contradictoires. Cette option sous-tend le présent ouvrage et le rend d’emblée éminemment recommandable à mes yeux.

Afin que le lecteur puisse juger des principales caractéristiques de cette nouvelle traduction, je choisis trois courts extraits et comparerai leur traduction avec celles des travaux désormais classiques de Senart et d’Esnoul et Lacombe. Ce sera l’occasion de faire émerger certains problèmes et d’amorcer une discussion.

En 3,23-24 (yadi hy ahaṃ na varteya jātu karmaṇy atandritaḥ | mama vartmānuvartante manuṣyāḥ pārtha sarvaśaḥ || utsīdeyur ime lokā na kuryāṃ karma ced aham | saṅkarasya ca kartā syām upahanyām imāḥ prajāḥ ||), la réponse de Kr̥ṣṇa à Arjuna se lit comme suit dans Senart (la translittération a été uniformisée) : « Si je n’étais pas toujours infatigablement en action, de toutes parts, les hommes, ô fils de Pr̥thā, suivraient mon exemple. Les mondes cesseraient d’exister si je n’accomplissais pas mon oeuvre ; je serais la cause de l’universelle confusion et de la fin des créatures ». Et dans Esnoul et Lacombe : « En vérité, si je n’étais toujours infatigablement engagé dans l’action, fils de Pr̥thā, les hommes, de toutes parts, s’engageraient à ma suite dans la même voie [que moi]. Les mondes s’effondreraient si je n’accomplissais mon oeuvre. C’est moi qui serais cause de la confusion universelle et j’anéantirais ces créatures. » Ballanfat traduit plutôt : « Si je n’étais pas inlassablement engagé dans l’action, et comme les hommes imitent partout ma conduite, les mondes périraient. Si je cessais d’agir, je provoquerais le métissage et l’extinction des êtres. » Parce que la proposition « comme les hommes imitent partout ma conduite » est au présent et rompt avec l’optatif qui précède et celui qui suit, Ballanfat la considère comme une incise, ce qui me semble constituer une nette amélioration par rapport aux traductions habituelles (une traduction d’ailleurs dûment justifiée dans une note de la page 158). La décision d’éliminer une grande partie des vocatifs qui ponctuent le texte est également motivée en page 34.

Refaisons l’exercice avec les fameux vers souvent considérés comme une définition de la notion d’avatāra (ajo ‘pi sann avyayātmā bhūtānām īśvaro ‘pi san | prakr̥tiṃ svām adhiṣṭhāya sambhavāmy ātmamāyayā || yadā yadā hi dharmasya glānir bhavati bhārata | abhyutthānam adharmasya tadātmānaṃ sr̥jāmy aham || paritrāṇāya sādhūnāṃ vināśāya ca duṣkr̥tām | dharmasaṃsthāpanārthāya sambhavāmi yuge yuge || 4,6-8). Senart, qui suit de très près le texte : « Encore que je sois l’Âme sans commencement, impérissable, encore que je sois le Seigneur des êtres, je nais par mon pouvoir, en vertu de ma nature propre. Toutes les fois que l’ordre chancelle, que le désordre se dresse, je me produis moi-même. D’âge en âge, je nais pour la protection des bons et la perte des méchants, pour le triomphe de l’ordre. » Esnoul et Lacombe explicitent davantage les implications philosophiques de ces versets : « Bien que je ne sois pas assujetti à naître (puisque) mon essence est immuable, bien que je sois le Seigneur des êtres (venus à l’existence), en usant de la nature mienne, je viens à l’existence par mon pouvoir magique. En effet, chaque fois que l’ordre défaille, ô Bhâratide, et que le désordre s’élève, c’est alors que moi, je me produis moi-même. Pour la protection des bons et la destruction des méchants, pour rétablir l’ordre, d’âge en âge, je viens à l’existence. » La traduction de Ballanfat est plus nerveuse, plus directe. Elle choisit également de rendre dharma et adharma par Bien et Mal, plutôt que par ordre et désordre : « Je n’ai pas d’origine, je suis impérissable. Je suis le maître et seigneur des êtres. Et pourtant, me fondant sur ma nature propre, je me fais exister par mon seul pouvoir. Chaque fois que le Bien perd ses forces et que le Mal en gagne, je me donne l’existence. À chaque cycle, je me fais venir au monde pour rétablir l’ordre, protégeant les hommes de bien et détruisant les malfaisants. » L’examen de ces versets révèle bien les tendances particulières de chaque traduction. La difficulté la plus redoutable de ce passage me semble pourtant la traduction des verbes sambhavāmi et sr̥jāmi, qui servent ici à exprimer le fait que le dieu suprême se manifeste dans le monde. Ce qui n’est pas explicite dans ce passage et le rend ardu, c’est que le dieu suprême est conçu ici, il me semble, à la façon d’un acteur (naṭa), d’un magicien (māyāvin) ou encore d’un marionnettiste (cf. Bhagavadgîtâ 18,61) qui se produit (sambhavāmi) ou s’émet lui-même, se crée lui-même (ātmānaṃ sr̥jāmi) sur la scène cosmique en s’appuyant sur sa propre capacité à altérer son aspect, à modifier son corps, à se métamorphoser (māyā). On est ici très près du vocabulaire moderne de la « production » ou de la « création » artistique. Avant que le terme de « descente » (avatāra) ne s’impose pour parler des entrées de la divinité sur la scène cosmique (en sanskrit, on fait descendre l’acteur sur la scène, cf. l’expression raṅgāvataraṇa) sous des costumes variés (veṣa), on disait le plus souvent qu’il s’y manifestait (pradurbhū) ou encore qu’il s’y produisait (sambhū). Et pour que Viṣṇu-Kr̥ṣṇa soit un dieu qui se donne en spectacle, capable même d’assister en spectateur à son propre spectacle (cf. Bhagavadgîtâ 9,9 ; cf. Harivaṃśa 60,18-22), il faut qu’il y ait jeu théâtral (līlā) et que l’illusion (māyā) en quelque sorte s’impose. Quoique la traduction de Ballanfat insiste plus que les précédentes sur le pouvoir qu’a le dieu de se manifester, elle reste en deçà de ce que l’étude de ce vocabulaire technique aurait dû permettre. Sur ces questions, qu’il me soit permis de renvoyer à un article paru il y a quelques années : A. Couture, « From Viṣṇu’s Deeds to Viṣṇu’s Play, or Observations on the Word Avatāra As a Designation for the Manifestations of Viṣṇu  », Journal of Indian Philosophy, 29, 3 (2001), p. 313-326.

Ballanfat choisit de traduire systématiquement brahman par sacré (veda, parole sacrée, p. 146 ; sruti, tradition sacrée, p. 152 ; la vache sacrée du Veda, p. 156 ; etc.)[1]. Le brahman est la visée ultime des sacrifices, et les versets 4,24-25 (brahmārpaṇaṃ brahma havir brahmāgnau brahmaṇā hutam | brahmaiva tena gantavyaṃ brahmakarmasamādhinā || daivam evāpare yajñaṃ yoginaḥ paryupāsate | brahmāgnāv apare yajñaṃ yajñenaivopajuhvat ||) replacent ce terme dans un contexte proprement sacrificiel. Senart traduit : « L’instrument du sacrifice est Brahman ; l’offrande est Brahman ; c’est par Brahman qu’est faite l’oblation dans le feu qui, lui-même, est Brahman. Il ne peut aller qu’en Brahman, celui qui voit ainsi Brahman dans l’acte liturgique. Des yogins, plusieurs n’envisagent comme objet du sacrifice que les dieux ; d’aucuns, par le sacrifice même, sacrifient à Brahman, identique au feu. » Esnoul et Lacombe : « Le Brahman est son acte oblatoire, le Brahman son oblation versée par le Brahman dans le feu qui est Brahman. Il faut bien qu’il aille au Brahman celui qui se concentre sur l’acte sacrificiel qui est Brahman. Parmi ceux qui pratiquent le yoga, les uns honorent seulement le sacrifice adressé aux dieux ; d’autres, dans le feu qui est Brahman, offrent le sacrifice par le [seul] sacrifice. » Ballanfat : « L’offrande elle-même, l’instrument pour la faire, le feu où la verser, celui qui l’accomplit, eux tous sont le sacré. Placer l’acte rituel dans le sacré, c’est avoir la certitude d’atteindre le sacré. » Reconnaissons d’abord que cette dernière traduction est beaucoup plus limpide que les deux autres. Elle rend plus immédiatement accessible pour le lecteur ordinaire l’idée exprimée dans ces versets, et c’est ce qu’on attend d’une bonne traduction. Certes, Ballanfat se rend lui-même compte d’une certaine incongruité à traduire brahman par « sacré » et s’en justifie dans une note. « Le monde sacré ancien, faut-il le rappeler, ne connaît pas d’extériorité dans la mesure où ce monde doit pouvoir se résorber dans le sacré dont il procède, ce pourquoi le sacré est aussi puissance matérielle » (p. 157, n. 12). Le traducteur tente donc de redéfinir le mot sacré et de l’arracher pour ainsi dire à son contraire qui est le profane. Autrement dit, en dépit de l’utilisation courante que l’on fait de ce terme, il ne faut surtout pas en conclure que l’hindouisme est une tradition religieuse qui oppose d’emblée le sacré au profane comme le font le judaïsme et un certain christianisme, ou comme une certaine sociologie durkheimienne qui réutilise et universalise cette catégorie.

Je reste personnellement peu convaincu par une telle réutilisation du terme « sacré », qui donne toujours l’impression que la catégorie du sacré est universelle et constitue une sorte de parasol recouvrant toute tradition religieuse. Le sacré est une catégorie qui a des limites linguistiques et anthropologiques précises. Les langues de l’Inde ne paraissent pas connaître de termes comparables, et les Indiens n’utilisent pas l’opposition sacré/profane pour exprimer leurs préoccupations ultimes. Les catégories qui fonctionnent à plein dans l’hindouisme sont plutôt celles de pur/impur, d’auspicieux/inauspicieux, d’ordre/désordre[2]. Avec beaucoup de précautions face aux modèles proposés par Louis Dumont et aux hésitations de Madeleine Biardeau, Olivier Herrenschmidt s’est attaqué à cette question et a longuement discuté de la pertinence de l’utilisation de cette catégorie pour la compréhension de l’Inde. Tout un chapitre de son livre Les meilleurs dieux sont hindous est consacré à cette question. On trouvera sa position clairement exposée dans une note qui se termine ainsi : « […] c’est la réification qu’opère la dichotomie sacré/profane que je refuse, la notion de sacré me paraissant, en général, aussi vide de sens que celle de mana et, en particulier, inutile ou trompeuse en ce qui concerne l’hindouisme[3]. » Pour que l’on saisisse mieux ma propre réticence à traduire brahman par sacré, il suffira de faire remarquer qu’en sanskrit, on récite le brahman (brahmādhyayana), le brahman étant une collection de paroles, en partie normatives, jadis entendues par de grands sages. La période d’initiation aux rites, pendant laquelle on apprend par coeur et étudie le Veda, est également dite de « fréquentation du brahman » (brahmacarya). Ceux que l’on nomme les brahmanes (brāhmaṇa) sont des « personnes vouées au brahman », c’est-à-dire à la préservation et à la culture de cette parole. Les textes appelés Brāhmaṇ sont littéralement des « commentaires du brahman ». On voit immédiatement que la notion de brahman est à situer à l’intérieur d’une constellation de significations axées sur une Parole fondatrice. Traduire brahman par « l’Éternel » (Kamensky), « Dieu », « le Suprême » (Radhakrishnan, trad. fr., 1954), ou le sacré, n’est qu’une approximation que l’on peut comprendre. Mais je me demande s’il ne faudrait pas davantage prendre en considération que le brahman est d’abord une Parole plénière, normative, une parole qui finit par connoter également, quand le brahman s’oppose au pouvoir du souverain et de sa cohorte de guerriers (le kṣatra), le pouvoir censément englobant qui résulte de sa connaissance.

Je me permettrai en terminant deux remarques portant sur des considérations étymologiques. D’abord le mot itihāsa, que l’on traduit généralement par légende ou épopée, se trouve curieusement associé à « des propos plaisants — littéralement, “qui font sourire et qui plaisent” » (p. 19), comme si ce terme relevait de la racine has, rire ; vaut mieux considérer que itihāsa est la réunion en un seul mot de iti ha āsa, ainsi était-il en effet. Le terme bhakti, traduit justement par « dévotion », ne vient pas non plus de la racine bhañj, briser, faire éclater, mais de bhaj, partager (ibid., étymologie reprise en p. 165).

Cela dit, ce livre demeure d’excellente qualité et mérite une mention spéciale. Malgré les quelques interrogations soulevées ici, il restera sans doute pour plusieurs années la meilleure traduction française de la Bhagavadgītā.