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Instrumenta studiorum

1. Robert Dodaro, Cornelius Mayer, Christof Müller, éd., Augustinus-Lexikon, vol. 4, fasc. 7/8 : Prouerbium, Prouerbia (Prv) - Sacrificium. En association avec Isabelle Bochet, Michael Cameron, François Dolbeau, Volker Henning Drecoll, Therese Fuhrer, Alfons Fürst, Wolfgang Hübner, Martin Klöckener, James J. O’Donnell, Christian Tornau, Konrad Vössing. Bâle, Schwabe AG Verlag, 2018, col. 961-1 322.

La dernière livraison du quatrième volume du grand lexique augustinien apporte une nouvelle moisson d’articles. Outre les écrits d’Augustin, du De providentia dei au De rhetorica et aux Retractationes, on y trouve, pour n’en mentionner que quelques-unes, les notices sur la providence, les Psaumes (« Psalmi »), le beau et la beauté (« Pulchritudo, Pulchrum »), le carême à l’époque d’Augustin (« Quadragesima, quadraginta dies »), le genre littéraire des questions-et-réponses (« Quaestiones et responsiones »), la raison, intellect ou λόγος (« Ratio »), la Règle dite d’Augustin, le concept de religion, les reliques des martyrs (« Reliquiae [martyrum] »), la résurrection, la rhétorique, la révélation, la ville de Rome dans l’Antiquité tardive et à l’époque d’Augustin, la prêtrise et le sacerdoce (« Sacerdos, sacerdotium »), les notions de sacrement (« Sacramentum ») et de sacrifice. Le fascicule se termine par un index des lemmes du quatrième volume du Lexikon et des auteurs des quelque 250 notices qu’il renferme.

Paul-Hubert Poirier

2. Robert Dodaro, Cornelius Mayer, Christof Müller, éd., Augustinus-Lexikon, vol. 5, fasc. 1/2 : Sacrificium offerre - Sermones (ad populum). En association avec Isabelle Bochet, Michael Cameron, François Dolbeau, Volker Henning Drecoll, Therese Fuhrer, Alfons Fürst, Wolfgang Hübner, Martin Klöckener, James J. O’Donnell, Christian Tornau, Konrad Vössing. Bâle, Schwabe AG Verlag, 2019, col. 1-320.

Comme l’indique la préface, signée par Robert Dodaro et Christoph Müller, ce premier double fascicule du cinquième volume de l’Augustinus-Lexikon, qui s’ouvre, en frontispice, sur une reproduction du Saint Augustin de Philippe de Champaigne, laisse entrevoir la fin de l’entreprise, puisque ce volume, renfermant les lemmes allant de « Sacrificium offerre » à « Zosimus », sera le dernier du dictionnaire. Comme le rappelle encore la préface, la version papier du dictionnaire a aussi son pendant électronique, le AL-online, qui permet d’exploiter plus facilement et plus intégralement les richesses d’un instrument de travail unique dont l’intérêt dépasse largement Augustin pour s’étendre à l’Antiquité tardive dans son ensemble, qu’il s’agisse de l’histoire des mots et des idées ou de celle des institutions et des realia. Pour les oeuvres d’Augustin, le double fascicule présente le De Sancta virginitate, le Contra secundinum Manicheum, le De sententia Iacobi (à propos de Jc 2,10), le De sermone domini in monte, des sermons (ad Caesariensis ecclesiae plebem, Contre sermonem Arrianorum), et surtout l’énorme corpus des quelque 570 Sermones ad populum, dont le début de la notice qui leur est consacrée, due à François Dolbeau, clôt la livraison inaugurale de ce fascicule. Signalons aussi quelques notices qui ont particulièrement retenu notre attention : celles portant sur le salut (« Saluatio, saluator, salus »), la sainteté (« Sanctus, sanctificatio sanctitas »), la sagesse (« Sapiens, sapientia »), le schisme (« Schisma, schimastici »), le concept d’« école » (« Schola »), Augustin et les écrivains (« Scriptores graeci/iudaei/latini »), l’Écriture (« Scriptura sacra/sancta/diuina »), les sens et les réalités sensibles (« Sensibilia, sensus »).

Paul-Hubert Poirier

3. Robert Dodaro, Cornelius Mayer, Christof Müller, éd., Augustinus-Lexikon, vol. 5, fasc. 3/4 : Sermones (ad populum) - Tempora (tempora christiana). En association avec Isabelle Bochet, Michael Cameron, François Dolbeau, Volker Henning Drecoll, Therese Fuhrer, Alfons Fürst, Wolfgang Hübner, Martin Klöckener, James J. O’Donnell, Christian Tornau, Konrad Vössing. Bâle, Schwabe AG Verlag, 2021, col. 321-640.

Le deuxième fascicule du volume 5 de l’Augustinus-Lexikon donne d’abord la fin du long et important article de François Dolbeau consacré aux Sermones ad populum. Suivent cinquante-et-une notices et le début de celle qui est consacrée aux tempora (christiana). Cinq notices portent sur des oeuvres d’Augustin : l’Ad Simplicianum, les Soliloquia, le Speculum, à l’authenticité discutée mais en faveur de laquelle semble pencher P.-M. Bogaert, le De spiritu et littera et le De symbolo ad catechumenos. Deux concernent des contemporains d’Augustin : l’évêque de Milan Simplicianus et le proconsul païen Symmaque. Le lexique conceptuel occupe naturellement une place importante, de « servitus - libertas » à « symbolum ». Mentionnons particulièrement les articles consacrés à « spiritus » et aux couples « signum - res » et « similitudo - dissimilitudo ». Deux formules augustiniennes sont également traitées : « sero te amavi » et « si fallor, sum ».

Paul-Hubert Poirier

4. Paul Géhin, Les manuscrits syriaques de parchemin du Sinaï et leurs membra disjecta. Leuven, Paris, Bristol, Peeters (coll. « Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium », 665), 2017, xiii-252 p.

Paul Géhin est directeur de recherche émérite au CNRS où il se consacre depuis 1989 à l’étude des traditions manuscrites du bassin oriental de la Méditerranée et à l’édition de textes patristiques et monastiques, notamment d’Évagre le Pontique. Dans ce volume de l’illustre collection, il synthétise les résultats de sept articles parus entre 2006 et 2016, en proposant un catalogue des manuscrits syriaques anciens (vie-xiiie siècles) provenant ou ayant appartenu à l’antique monastère Sainte-Catherine du Sinaï. Il s’agit cependant d’un répertoire restreint aux seuls codices syriaques de parchemin : ni les rouleaux, ni les palimpsestes syriaques recouverts d’une autre langue, ni les manuscrits écrits sur papier ne sont retenus. La contribution majeure de l’ouvrage est d’avoir rapiécé ces codices à leurs « membra disjecta » (c’est-à-dire à leurs cahiers détachés et autres débris) préservés dans diverses bibliothèques européennes (Paris, Milan, Londres, Birmingham, le Vatican). Cette entreprise s’inscrit à la suite des premiers catalogages du patrimoine livresque du monastère chalcédonien qui ont été effectués au xixe siècle : Tischendorf (1844-1859), Uspenskij (1845-1860), Kapoustine (1870), Harris (1889-1897), Lewis et Gibson (1892-1906). Plus récemment, S. Brock (1985) et Philothée du Sinaï (2008) ont de nouveau répertorié les fragments syriaques et christo-palestiniens, mais une confusion en est issue. Cette mise à jour nous renseigne sur l’ampleur des pertes subies par le monastère et notamment sur le destin de nombreux manuscrits subtilisés ou démembrés par les premiers découvreurs ; le cas du Codex Sinaïticus (ive s.) étant le plus connu.

L’ouvrage est divisé en deux parties d’importance inégale. La bibliographie précède l’introduction (p. 1-22) et l’ouvrage se termine par cinq index. La première partie (p. 23-176) est divisée en quatre : I/A- Manuscrits de l’Ancien fonds (58 mss.) ; I/B- Manuscrits hors Sinaï (12 mss.) ; I/C- Autres manuscrits reconstitués (13 mss.) ; I/D- Feuillets orphelins. La section I/A est la plus étendue (p. 23-124) et inventorie cinquante-huit manuscrits encore présents dans l’Ancien fonds. Cinquante-deux d’entre eux ont pu être reconstitués (en totalité ou en partie) grâce à « la chasse aux membra disjecta [qui] a été extrêmement fructueuse et [qui] a permis en de nombreux cas de retrouver les éléments décisifs des manuscrits, pinax initial, titre, colophon avec une date ou un nom de copiste, notes historiques » (p. 16). La seconde partie (p. 177-225) est dédiée aux « Nouvelles découvertes » (dénichées en 1975 à la suite d’un incendie) et au recensement des dix-neuf bibliothèques ou collections étrangères dépositaires de manuscrits ou de fragments sinaïtiques (p. 207-225). L’auteur considère qu’il s’agit de « la partie la moins aboutie » de l’ouvrage. Il a cherché à démêler les catalogues discordants de Brock (1985) et de Philothée (2008) en vue d’en dénombrer les unités codicologiques[1], qu’il estime à 115.

Chaque notice débute par un descriptif : nombre de feuillets, leurs dimensions, nombre de colonne(s) et de lignes par folio, type(s) d’écriture(s) et datation du manuscrit ; le cas échéant, d’autres détails paléographiques et codicologiques sont mentionnés. Suivent le(s) nom(s) d’auteur et le titre des textes, ou leur genre littéraire. L’essentiel des notices consiste en une description générale ; les titres et colophons les plus intéressants sont transcrits (en estranghélo ou en arabe), et quelques-uns sont traduits en français. Chaque entrée se clôt par une bibliographie sélective et des renvois aux fac-similés disponibles.

Cette étude des codices syriaques de parchemin du Sinaï distingue six périodes s’étendant du vie au xiiie siècle. Pour les vie-viie siècles, ce sont surtout des manuscrits bibliques : trois ont conservé leur colophon et datent de 534, 543 et 568. Des viie-xe siècles, on retrouve des textes patristiques avec quelques pièces liturgiques. L’origine confessionnelle des manuscrits ne se décèle pas avant le viiie siècle, une période qui se caractérise par un goût pour les florilèges et la littérature d’édification d’origine monastique. Ils constituent donc de « précieux témoins d’états anciens de la liturgie avant la byzantinisation qui a suivi la reconquête de la Syrie du nord à la fin du xe siècle » (p. 231). La quantité de palimpsestes (melkites et jacobites), dont la plupart proviennent d’Antioche et de la Montagne Noire, suggère une difficulté d’approvisionnement en parchemin, tandis qu’au xie siècle, presque aucun manuscrit n’a reçu ce traitement de grattage, si ce n’est le Palimpseste de Galien, découvert en 2012. Les colophons sont parfois très prolixes, et on discerne un alignement sur les pratiques grecques du quaternion et du système d’initiales ornées. Au xiie siècle, la production émane des milieux ecclésiastiques plus au sud, en Syrie et au Liban ; la « décoration abondante, peut être en partie [expliquée par] une influence occidentale » (p. 234). Seuls quelques parchemins datent du xiiie siècle, car leur usage fut supplanté par celui du papier. Les copistes imitent la pratique arabe d’inscrire les signatures de cahier dans la marge supérieure. Ces derniers siècles transmettent principalement des textes liturgiques.

L’érudition de P. Géhin — directeur de l’ouvrage de référence Lire le manuscrit médiéval. Observer et décrire et membre du Comité International de Paléographie grecque — transparaît à chaque page, et sa connaissance des écritures nécessaires à la compréhension de ce corpus (estranghélo, estranghélo moyen, serto, écriture mixte, melkite, arabe) témoigne de son expertise. Bien que l’auteur plaide que son « travail se veut une étape préparatoire à un futur catalogue qui s’appuiera à la fois sur un contact direct avec les manuscrits et sur un jeu de photos couleur numérisées de qualité » et qu’il n’était pas dans son intention de s’engager « dans une description détaillée de manuscrits parfois très complexes » (p. 17), nous pouvons soulever un point qui aurait pu être mieux présenté. En effet, un tableau ou un diagramme aurait été utile pour fournir une vision d’ensemble des éléments composant ce catalogue. D’autre part, nous aurions apprécié en savoir davantage sur les symboles arithmétiques paginant les plus anciens manuscrits. Enfin, en vue d’un catalogage plus exhaustif, le secours d’une collaboration aurait permis de compiler les manuscrits exclus de l’enquête pour des raisons ergonomiques : les palimpsestes syriaques recouverts d’un texte allophone et les codices de parchemin ayant quitté le monastère avant le xixe siècle.

Yann Vadnais

Bible et histoire de l’exégèse

5. Stefan Alkier, Thomas Paulsen, Die Apokalypse des Johannes. Neu übersetzt und mit Einleitung, Epilog und Glossar. Leiden, Koninklijke Brill NV ; Paderborn, Verlag Ferdinand Schöningh (coll. « Frankfurter Neues Testament », 1), 2020, vi-137 p.

Cette nouvelle traduction allemande de l’Apocalypse de Jean est le premier fruit d’un vaste projet ayant pour objectif une traduction complète du Nouveau Testament suivant une même ligne philologique, dont l’objectif pourrait se résumer ainsi : aborder les textes du Nouveau Testament comme appartenant à la littérature universelle, et non à une confession religieuse particulière. Le livre est divisé en quatre parties : une introduction qui expose les objectifs de cette nouvelle collection et les principes qui guideront les traducteurs (p. 1-20) ; la traduction allemande de l’Apocalypse en « mode lecture » (Lesefassung) débarrassée des séparations en chapitres et versets et de leur numérotation (p. 21-44) ; la même traduction en « mode étude » (Studienfassung) découpée en chapitres et verstes numérotés (p. 45-74) ; un épilogue (p. 75-132) ; et enfin un glossaire qui vaudra pour toute la collection (p. 133-137).

L’introduction expose les objectifs et l’orientation philologique de la collection. Cette traduction ne se voudrait inféodée à aucune tradition religieuse et elle prétendra également être libre de tout biais idéologique, ce qui la distinguera de ce que les auteurs appellent « das Programm der “Bibel in gerechte Sprache” », qui se caractérise par la poursuite d’objectifs ecclésiastiques, politiques et sociaux. On abordera donc les textes non pas comme livres d’une Église, mais comme partie de la littérature universelle. La traduction proposée se veut à la fois libre et fidèle, selon l’adage « aussi littéral que possible, aussi libre que nécessaire (So wörtlich wie möglich, so frei wie nötig) » (p. 11).

Cela se traduit sur le plan de la syntaxe par une tendance à calquer le plus possible la structure de la phrase grecque dans la traduction. Pour ce qui est du lexique, certains choix semblent heureux d’un point de vue historico-critique, dans la mesure où ils privilégient un vocabulaire dépourvu de connotations chrétiennes anachroniques pour le ier siècle, par exemple la traduction d’ἐκκλησία par Versammlung (assemblée), plutôt que par Kirche ou Gemeinde (justifiée p. 132), ou encore de συναγωγή par Zusammenkunft, plutôt que Schule. En revanche, la traduction littérale d’ἀποκάλυψις par Enthüllung (dévoilement) plutôt que par l’habituel Offenbarung (manifestation, révélation) me semble plutôt relever d’un simple désir de littéralité. Pour ce qui est de la traduction de ἀρνίον, l’agneau qui occupe une place centrale dans l’Apocalypse, par Böcklein plutôt que Lamm, elle est pour le moins discutable. Sous prétexte de mieux rendre le sens de ἀρνίον, elle évacue complètement la forte connotation liturgique et sacrificielle de cette figure symbolique essentielle, et de son champ lexical sacrificiel dans l’Apocalypse, un choix qui me semble être fait au détriment du contexte spécifique de l’Apocalypse[2].

Sur le plan des structures de phrase, on cherche donc à reproduire le plus possible la phrase grecque, ce qui s’éloigne évidemment de ce que l’on attendrait en allemand (mais qui revêt une apparence familière pour un lecteur francophone) comme l’illustrent les deux premiers versets. Dans ces versets, les traductions de ὅσα εἶδεν par « wieviel er gesehen hatte », ou de ἃ δεῖ γενέσθαι par « was folgen muss » peuvent étonner (Ap 1,1-2) :

Enthüllung Jesu Christi, die ihm gab Gott, zu zeigen seinen Knechten, was folgen muss in Kürze, und die er zeichenhaft kundtat als Entsendender durch seinen Engel seinem Knecht Johannes, der bezeugte das Wort Gottes und die Zeugenschaft Jesu Christi, wieviel er gesehen hatte.

On peut se demander en quoi cela sert l’objectif avoué de cette nouvelle traduction allemande, qui est de rendre dans la correspondance la plus étroite possible la beauté et la complexité des deux langues[3] ; sans doute un lecteur germanophone pourra-t-il mieux que moi répondre à cette question.

L’épilogue intitulé « Le Dieu qui vient et les dieux des autres (Der kommende Gott und die Götter der Anderen) » est divisé en trois parties. La première est consacrée à des observations philologiques, littéraires et théologiques. Les A. y défendent l’intégrité, c’est-à-dire l’homogénéité littéraire de l’écrit qu’ils considèrent comme une pièce destinée à être entendue (Hörspiel) ; ils y décrivent la transformation de la description de Dieu au fil du texte et les effets théologiques de la macrosyntaxe, ou de la structure de l’Apocalypse, qu’ils divisent en trois parties centrales dans une perspective narratologique : situation initiale/description de la situation de manque (1,9-3,22) ; transformation (4-20) ; nouvelle situation (21,1-22,5). Ces trois parties centrales sont encadrées par des instructions et un contrat de lecture (1,1-8 et 22,6-21). Une deuxième partie est consacrée à l’aspect intertextuel de l’Apocalypse qui ferait non seulement largement allusion aux Écritures d’Israël, mais aussi au Nouveau Testament, un champ d’études qui resterait à explorer, et aussi à la littérature grecque dont un auteur comme Jean, selon les A., ne pouvait pas être ignorant. Une troisième partie, enfin, est consacrée aux noms des dieux grecs (Apollon, Artémis, Astéria et Hadès) comme éléments de l’intertextualité de l’Apocalypse.

Οn peut se questionner sur la tendance que manifestent les A. à minimiser l’utilisation des Écritures pour la compréhension du texte. On peut également s’interroger sur la place démesurée accordée aux références à la mythologie grecque que recéleraient les termes Ἀπολλύων (9,11), Ἄψινθος (8,11) et ᾅδης (ᾅδου 1,18) (p. 109-132), comme illustration de l’aspect intertextuel de l’Apocalypse, alors que l’utilisation des Écritures (l’Ancien Testament des chrétiens), essentielle à la compréhension de ce texte[4], est pratiquement passée sous silence.

Louis Painchaud

6. Jörg Frey, Manuel Nägele, ed., Der Nous bei Paulus und in seiner Umwelt. Griechisch-römische, frühjüdische und frühchristliche Perspektiven. Tübingen, Mohr Siebeck (coll. “Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament”, 464), 2021, xi-375 p.

This book delves into what the ancients took to mean by the term νοῦς when considering man as a whole, the somatic as well as the intellect and how this makes man unique. The key question posited by Frey is whether man’s actions are guided by instinct or driven by reason. Classical philosophers understood the concept in terms of faculty of thought or intellect (German : Vernunft) ; the individual νοῦς requiring help of a spiritual and divine type. The anthropological relevance cannot be understated as it goes to the essence of how the ancients and how we view the state of being human. This volume has been served well by an interdisciplinary approach through thoughtful and thought-provoking philological and theological contributions. Pauline exegesis has heretofore offered scant attention to the term. In his chapter “Probleme und offene Fragen der Forschung”, Nägele states that the clarification of the problems and questions of research is in the process of assisting Pauline research to achieve basic results with regard to anthropology and psychology. A more precise understanding of the term νοῦς, which initially suggests a dichotomous or even trichotomous structure of man, has the potential to shed new light on the Pauline treatment of the largely holistic anthropology of the Septuagint and the classical dualistic model Greek philosophy. The contribution by Enberg-Pedersen addresses νοῦς and πνεῦμα in Stoicism and Paul. He argues that where Paul parts with the Stoics is in baptism, when God directly gives the πνεῦμα which generates the final insight. There are also similarities between Paul and the Stoics when he speaks of the renewal of the νοῦς via the divine πνεῦμα, which is similar to the Stoic divine νοῦς and πνεῦμα in its highest form. For Paul, Christians fully comprehend what pagans and Jews had also grasped using their νοῦς albeit crudely and often not able to act upon it. Paul’s Christians, like the Stoics, awake to full wisdom prevalent in all human beings. Epistemological commonality between Paul and the Stoics is self-evident. Bowden argues that Paul was influenced by Stoicism and popular philosophy when viewing Emotion, Desire, and Mind in relation to Virtue and Vice. In “Νοῦς in der frühgriechischen Dichtung und im griechischen Drama”, Hose demonstrates that in Euripides, the prayer to enforce justice in the end, a despair resonates, a despair that Zeus’ justice may only be one perception of man’s νοῦς. In his commentary on this prayer, Karl Reinhart stated that a just God cannot become more Janus-faced. This is not based on a philosophical concept of νοῦς, but on a traditional, highly archaic one. In his chapter “Facetten des Nous in der platonischen Anthropologie”, Riedweg posits that the whole of Platonic anthropology is ultimately about aligning as best as possible the divine within us with the divine that manifests itself wonderfully in the macrocosm, and thereby return to a state of happiness that was characteristic of the human being before the cycle of incarnations, and that, for a rational animal, always remains attainable with persistent effort. Rothschild demonstrates in “Editorial Hermeneutics and Galen’s De indolentia” that readers have the opportunity to hear Galen discuss his own editorial practices for the very first time. What is significant is that they touch on his philosophy of the body and thus his approach to medicine. Since the body could heal itself and by extension the mind could be counted on to logically deduce, medical texts can be trusted to convey their meaning. Therefore, both books and bodies assume semi divine status. She argues that Galen takes his own medical texts seriously because in his opinion, they bear witness to his apotheosis. The article by Wyss, “Philon aus Alexandreia : Was ist des Menschen Geist, dass du seiner gedenkst ?”, addresses the spirit of man. According to Philo, it is a precious gift from God, the place of likeness with God’s Logos, breathed in by God ; it is the Spirit that rises almost to God, that extends to the ends of the universe, that God draws up to Himself (Leg. All. 1:38). As privileged as the human spirit is, it is also vulnerable. The danger lies in the nature of the soul : the human soul does not consist of the spirit alone, but also contains passions, emotions and sense perceptions. These are indispensable as sensors for the orientation of humans and are what make them sentient beings. She argues that in Philo’s view, they fundamentally disturb the mind. They prevent him from his actual task of controlling and directing people and thinking of God. Character flaws, false spirits, like the pharaoh who wants the wrong things, passion instead of reason, body instead of spirit, lust instead of vision are particularly fatal. Just as Cain is fatal, the spirit thinks it is omnipotent and therefore forgets the real omnipotent. Even if the human spirit has a clear preference for the rational, the irrational also finds its place and meaning in the divine order of creation. In Philo’s view, even if a human being carries a piece of ether with the spirit, or God’s touch and imprint, he should not become overconfident and take himself too seriously and trust his own abilities. Paraphrasing Philo, the spirit steers the ship of souls safely through the waters of life as it points the compass to God. Van Henten’s survey on “The Use of Νοῦς in Flavius Josephus”, demonstrates a range of meanings for Josephus : mind, thinking, reflection, intention, and wish including the nuances according to one’s mind, plan, intention and desire. The proper understanding leads to a happy life granted by God. In one example, van Henten shows how Josephus uses the common Roman prayer, when referring to Solomon, substituting “sound mind and good health” with “sound mind and prudence.” He demonstrates that Josephus’ use of νοῦς is more complex than some of the previous scholars dealing with this topic have assumed. Von Gemünden’s article, “Der λογισμός und die Affektkontrolle im 4. Makkabäerbuch”, shows that ὑπερήφανον λογισμόν of the Jews, who takes their bearings from the Torah, triumphs over emotion of the arrogant Antiochus. The Torah enables an existence that seeks basic ancient values such as beauty and good and virtue (ἀρετή). For the Jews, their ruler is not Antiochus, but God. It is trust in God that makes the λογισμός strong. And it is God who does not abandon the Jews. The narrative aims to give glory to the all-wise God and to strengthen Jewish identity in the Hellenistic diaspora environment. The chapter by Weissenrieder “Die ‘Augen des Denkens’” opens with the question whether the letter to the Ephesians uses Platonic philosophy. The letter does use lexemes that we also encounter in Plato, such as reason, intellectual discourse or the human being within, as the starting point for its description. Paul is not concerned with philosophical discourse but to the fact that it is God who admits himself to human reality and it is God who wants to be known in faith. In “The Anthropological Logos in 1 Thess 2:13 and Heb 4:12 and its Exegetical Context”, Matusova shows that biblical exegesis practiced in synagogues adapt Philo’s interpretation of the Bible, creating a common yet short-lived exegetical framework for the Jews and converted Christians from the same synagogues. In his article titled “‘Korper’, ‘Flesh’, ‘Seele’ und ‘Geist’ in der Apokalypse des Paulus/Visio Pauli : Was ist der Mensch”, Krauss discusses the separation of ψυχή and σῶμα. How does that happen ? What happens afterwards with the soul and the body ? In the Apocalypse of Paul, ψυχή becomes narratively closer than what definitely shapes people : deeds, works, behavior in earthly existence and obedience to the will of God. But God also allows man to make mistakes, because this is another characteristic of man and thus the ψυχή in Paul — repentance takes place. In his article titled “Body and Soul in the Pre-Valerian Christian Martyr Acts”, Bremmer concludes the idea of the Christian self would bypass the Jewish tradition, namely the body is thought to preserve individuality of the self beyond death, something not found in the Greek texts, and adopt the Platonic view centuries later. The final contribution titled “The Reception of Paul’s Nous in the Christian Platonism of Origen and Evagrius”, Ramelli examines Bardaisan, Origen, and Evagrius in light of the νοῦς of Christ ; the motif of the inner and outer human being ; and the body-soul-intellect and body-soul-spirit tripartition. The brevity of this review cannot do justice to the groundbreaking contribution to this informative volume by these distinguished scholars.

Jonathan I. von Kodar

Judaïsme hellénistique

7. Bernard Barc, Du sens visible au sens caché de l’Écriture. Arpenteurs du temps. Essai sur l’histoire religieuse de la Judée à la période hellénistique. Nouvelle édition. Préface de Paul-Hubert Poirier. Turnhout, Brepols Publishers n.v. (coll. « Judaïsme ancien et origines du christianisme », 23), 2021, 247 p.

Cet ouvrage est une édition revue et légèrement augmentée de Les arpenteurs du temps. Essai sur l’histoire religieuse de la Judée à la période hellénistique[5], publié en 2000. Prenant maintenant place dans la collection « Judaïsme ancien et origines du christianisme » (JAOC), il va de soi que cette insertion — à la suite du volumineux Siméon le Juste : l’auteur oublié de la Bible hébraïque qui en est le pendant (paru en 2015) — constitue une reconnaissance tacite de la part de ses pairs. Le fait mérite d’être précisé puisque l’ouvrage n’avait fait l’objet que de deux comptes rendus, dont un excessivement dépréciatif [6], ce qui qui a peut-être assombri la réception des percées exégétiques de l’auteur. La préface, par Paul-Hubert Poirier (qui a aussi rédigé des comptes rendus des volumes de 2000[7] et 2015[8]), résume bien les thèses et la démarche qui ont animé Bernard Barc (†) pendant « plus de trente ans de recherche minutieuse » (p. 11). Cette republication n’ajoute toutefois qu’une « Introduction à la nouvelle édition » (p. 13-15), trente-cinq notes supplémentaires, quelques développements textuels et reformulations, une bibliographie reprenant les titres cités en notes, ainsi qu’un « Index des oeuvres et auteurs anciens » enrichi et reconfiguré. Le glossaire est quelque peu modifié. L’ouvrage étant somme toute assez similaire, nous en récapitulons seulement l’itinéraire qui va « du sens visible au sens caché de l’Écriture » de la langue du Sanctuaire, c’est-à-dire en remontant de la traduction grecque de la Septante vers le texte remarquablement homogène de la Bible hébraïque, et en s’inscrivant en faux (en raison des résultats ainsi obtenus) contre la théorie documentaire de sa composition. L’auteur estime que « la “lecture littérale” pratiquée à la période du Second Temple […] s’attachait à fonder le “sens” du texte — un sens généralement allégorique — sur la lettre même de l’Écriture », ce qui l’amène à poser des questions décisives : « […] comment expliquer que des scribes antérieurs à la fixation [du corpus rabbinique de l’école de Yavnéh] aient retouché le texte pour y inclure leurs propres interprétations […] [mais qu’ils] se soient interdit d’en corriger […] les fautes les plus grossières ? » (p. 39). Partant du dogme de la perfection de la Torah devisé par la « dernière génération de rédacteurs » (p. 41) vers 200 avant notre ère, l’auteur met à jour divers procédés littéraires de la littérature ultérieure (rabbinique et intertestamentaire) qui remploient récursivement leurs paradigmes bibliques et les réactualisent en de nouveaux récits où « tout […] [devient] code : le nombre des personnages, la façon de les nommer, leur ordre d’apparition, les actes symboliques qu’ils posent, le décor dans lequel ils évoluent » (p. 74). La redécouverte de ces clés de lecture permet de reconstituer « l’autre version de l’histoire [du passage de la religion judéenne du Temple aux religions juive et chrétienne] qui a été conservée dans des textes […] écrits à double hauteur » (p. 92), c’est-à-dire composés de manière à « donner l’illusion de la vérité historique […] mais qui, en fait, vise à légitimer une autre histoire qui […] se révèle être celle du fondateur éponyme du mouvement pharisien [Esdras] dont la légitimité sera garantie par ses modèles scripturaires » (p. 125).

La nouvelle introduction insiste sur les présupposés de la littérature judéenne pour laquelle ne peut être « historique qu’un événement dont le modèle a été révélé dans la Bible elle-même » (p. 14). Le premier chapitre cherche à sensibiliser le lecteur aux anomalies syntaxiques des Écritures, ainsi qu’au « contrôle de la tradition sur la traduction [qui] s’exerce de façon permanente » (p. 33) depuis la Septante et les premiers commentateurs chrétiens. La première partie, « À l’école d’Aqiba » (chapitres 2 à 5), démontre que l’usage du procédé herméneutique de l’analogie verbale (héqech) permet d’accéder à un « autre niveau de sens », non seulement au niveau de l’intertextualité vétérotestamentaire, mais aussi des récits midrashiques consignés par l’école de Yavnéh et les premiers Amoraïm. Les exemples choisis sont convaincants et les résultats surprenants : l’épisode des quatre qui entrèrent au paradis (Ḫagigah 14b) relate en filigrane le morcellement du judaïsme du iie s. av. au iie s. ap. notre ère entre sadducéens, samaritains, chrétiens et pharisiens ; la division des peuples après l’épisode du déluge reflète la division antédiluvienne des fleuves (Gn 2,10-14) ; le récit de la Création dénote une nette influence des philosophies hellénistiques ; etc. La seconde partie revisite « L’histoire du Second Temple à l’épreuve de l’analogie [verbale] » en sondant plusieurs documents que l’auteur date de l’époque hasmonéenne et du demi-siècle la précédant. La Lettre d’Aristée « présente des similitudes saisissantes avec la conception du livre d’Esdras, à tel point qu’on doit se demander si le mouvement pharisien ne s’est pas inspiré du modèle religieux de la communauté judéenne d’Égypte » (p. 135). Le Siracide considère que « l’histoire biblique ne s’achevait pas avec la mission de Néhémie, [mais qu’]elle continuait à la période hellénistique et trouvait son couronnement en la personne de Siméon le Juste » (p. 139). Cette hypothèse est renforcée par une interprétation analogique des livres d’Esdras I et IV, et du Testament de Siméon. Les chapitres 6 à 10 retracent les antagonismes politiques (sujétion ptolémaïque, puis séleucide) et culturels (hellénisme) qui ont contribué aux divisions religieuses subséquemment aux prêtrises de Siméon le Juste et de ses descendants Onias III et Onias IV. Tout en repérant des personnages du Nouveau Testament susceptibles d’une relecture analogique, les chapitres 11 à 13 interrogent les mutations religieuses du judaïsme qui, après à la révolte de Bar Kokhba, deviendra « officiellement guidé par la seule lignée des hillélites » (p. 219).

Pour étayer ces analyses inédites, davantage de références auraient certainement facilité la contextualisation de leur approche originale par rapport aux recherches contemporaines ; la bibliographie, limitée à l’anglais et au français, ne renvoie qu’à vingt-huit chercheurs. Enfin, il est difficile de résumer tous les sujets abordés dans cet ouvrage palpitant, foisonnant de pistes à explorer. L’auteur se plaît d’ailleurs à indiquer qu’« un nouvel examen de la littérature judéenne s’impose donc […] qui devrait s’appliquer à tous les textes extérieurs au canon ancien […] afin d’y découvrir des documents dont l’interprétation repose également sur l’emploi de l’analogie verbale » (p. 105).

Yann Vadnais

Jésus et les origines chrétiennes

8. Matt Jackson-McCabe, Jewish Christianity. The Making of the Christianity-Judaism Divide. New Haven, London, Yale University Press (coll. « The Anchor Yale Bible Reference Library »), 2020, xii-328 p.

Après l’édition d’un collectif paru en 2007 (Jewish Christianity Reconsidered. Rethinking Ancient Groups and Texts, Minneapolis, Fortress Press), Matt Jackson-McCabe aborde de front les problèmes liés à la catégorie « judéo-christianisme ». Professeur au Département de philosophie et de religion comparée à la Cleveland State University, l’auteur avance des thèses aussi percutantes que stimulantes, appuyées par une analyse détaillée et fouillée des arguments déployés pour soutenir l’existence d’un phénomène judéo-chrétien ancien. Pour sortir des impasses laissées par les définitions insatisfaisantes du judéo-christianisme, l’auteur plaide pour un abandon complet de cette catégorie, considérant qu’elle est le résultat de discours apologétiques, anciens et modernes, sur l’origine du christianisme : il affirme que l’idée même d’un judéo-christianisme primitif suppose la priorité du christianisme et une essence fondamentalement différente de celle du judaïsme.

Pour parvenir à ce postulat, l’auteur effectue un vaste panorama de l’histoire de la recherche et retrace les différentes définitions de la catégorie, depuis sa création au xviiie siècle par John Toland jusqu’aux récentes critiques et remises en question de Daniel Boyarin et d’Annette Yoshiko Reed. Après une introduction qui annonce les grandes orientations de l’ouvrage (p. 1-11), les chapitres 1 et 2 (qui reprennent et développent des articles parus précédemment) traitent de la genèse de la catégorie. L’auteur montre que l’idée d’un christianisme pur et authentique, révélé dès l’origine par Jésus et les apôtres et sujet à des altérations hétérodoxes subséquentes, est omniprésente dans les discours sur les origines chrétiennes, en particulier aux xviiie et xixe siècles. Pour Toland (p. 12-36), le judéo-christianisme représente l’expression primordiale du christianisme, et non pas une hérésie, alors que pour Thomas Morgan et surtout Ferdinand Christian Baur (p. 37-76), le judéo-christianisme est à l’inverse une déviation du message chrétien « authentique ». Le chapitre 3 (p. 77-99) met en lumière la réception du modèle de Baur, en particulier chez ses critiques Albrecht Ritschl et Joseph Lightfoot. Ceux-ci n’ont pas tellement rejeté son modèle des origines chrétiennes qu’ils l’ont modifié pour en réfuter certaines conclusions. Acceptant la distinction fondamentale entre le christianisme paulinien, expression véritable d’une réalité transcendante, et le judéo-christianisme, Ritschl et Lightfoot ont entrepris de différencier un judéo-christianisme orthodoxe et un autre hétérodoxe, de manière à légitimer l’identité juive des apôtres. Cette multiplication des entités est en grande partie responsable de la confusion théorique autour de la catégorie, puisqu’il devient nécessaire de tracer la ligne entre le judéo-christianisme acceptable et inacceptable, ce qui repose à son tour sur une conception (parfois implicite) de l’orthodoxie chrétienne. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les discours historiques deviennent moins ouvertement apologétiques. Le chapitre 4 (p. 100-121) détaille de fait les changements d’orientation dans la recherche, par une analyse de l’approche théologique de Jean Daniélou et de l’approche socio-historique de Marcel Simon. Les limites de ces définitions sont exposées, elles qui continuent d’être habitées par le présupposé de l’existence de traits fondamentalement non juifs au coeur du mouvement amorcé par Jésus (p. 114-115). La prise de conscience par la recherche de ce paradigme apologétique est l’objet du chapitre 5 (p. 122-143). Les approches de Daniel Boyarin et d’Annette Yoshiko Reed, et aussi de Petri Luomanen et de Judith Lieu, sont détaillées et les avancées qu’elles ont permises sont mises en évidence. L’auteur rejoint ces chercheurs sur plusieurs points, en particulier sur le constat que la séparation entre le christianisme et le judaïsme n’est pas le résultat inévitable de différences essentielles, mais bien de la construction et de l’application de frontières sociales au sein d’un milieu culturel commun (p. 140). Toutefois, l’auteur se distingue de ses pairs par son désir d’abandonner la formulation « judéo-christianisme », puisqu’elle continue de présupposer une priorité du christianisme. Comme alternative, partant du principe que la foi en Jésus ne dénote en elle-même ni une identité chrétienne, ni une identité non chrétienne, il propose d’étudier la diversité des taxonomies sociales déployées dans les sources anciennes pour thématiser leur croyance en Jésus et leurs rapports avec leur héritage juif (« how early Jesus groups imagined themselves and their characteristic cultures in relation to Judeans and theirs », p. 144). Ainsi, dans le dernier chapitre (p. 144-183), l’auteur analyse et met en contraste les lettres d’Ignace d’Antioche, l’oeuvre d’Irénée de Lyon, les Homélies pseudo-clémentines, le traitement des ébionites chez Épiphane de Salamine et le commentaire « nazoréen » d’Isaïe mentionné par Jérôme. L’analyse des Homélies (p. 155-165) est particulièrement éclairante : leur appliquer la catégorie « judéo-christianisme » ne permet aucunement de restituer leur identité religieuse, qui se construit d’abord et avant tout par une opposition entre « juif » et « grec », sans référence au christianisme, et ce, même si elles proclament leur foi en Jésus. Qualifier les Homélies de « chrétiennes » ou « judéo-chrétiennes » serait dans cette perspective erroné.

Le projet de l’auteur consiste à démontrer que la catégorie « judéo-christianisme » est non seulement inutile, mais surtout nuisible pour reconstruire les représentations identitaires anciennes. Au terme de l’ouvrage, l’auteur aura apporté de solides arguments en faveur de cette thèse, et le modèle qu’il propose, libéré du présupposé que le christianisme existait dès son origine comme une réalité distincte du judaïsme (p. 140), offre de nouveaux angles pour interroger les textes anciens. En effet, il plaide en faveur d’une plus grande attention aux différentes manières qu’ont les sources de construire leur identité religieuse et de concevoir leurs rapports avec le judaïsme, qu’elles thématisent ou non une culture chrétienne (sur « Christianism », qui traduit christianismos, voir p. 11). L’auteur sait convaincre des problèmes découlant des formulations, dans toute langue, qui apposent « judéo- » à « christianisme », mais ne présente pas de terminologie alternative pour rassembler et désigner les différentes modalités d’articulation entre la croyance en Jésus et les traditions juives. Il peut être en effet nécessaire, pour la construction d’un discours historique moderne, d’avoir recours à des catégories et des termes qui s’éloignent des sources anciennes dans le but d’élargir les perspectives. Jackson-McCabe reconnaît volontiers la différence entre la classification moderne et l’objet qu’elle étudie (p. 138), et a peut-être préféré ne pas élaborer de nouvelles catégories de peur de compromettre son étude historique. Toutefois, il aurait été souhaitable que l’auteur évoque ce problème pour laisser aux lecteurs au mieux une terminologie technique claire, sinon des pistes de réflexion. L’ouvrage s’achève par ailleurs un peu brusquement, sans conclusion formelle : si la section finale du dernier chapitre, « Made, not Begotten » (p. 179-183), semble avoir cette fonction, elle aurait pu servir de base pour la constitution d’une conclusion à part entière, dans laquelle la question terminologique aurait pu être abordée.

Malgré ce desideratum, l’ouvrage de Jackson-McCabe demeure une lecture essentielle sur l’histoire de la catégorie « judéo-christianisme » et des enjeux qui l’entourent. Il retrace avec acuité et maîtrise les différentes étapes dans l’évolution de la catégorie et fait écho en grande partie aux travaux d’Annette Yoshiko Reed[9] : tous deux cherchent à déconstruire la vision chrétienne, romantique et essentialiste des premiers siècles de notre ère. Jackson-McCabe donne des comptes rendus détaillés des positions des chercheurs et met en perspective les thèses des uns et des autres, puis les situe en contexte dans l’histoire globale de la recherche. Les grandes tendances et les continuités, parfois implicites, entre les époques, sont mises en évidence par la progression chronologique des chapitres, de manière à rendre aisé l’abandon de définitions fondées sur des a priori relevant de l’apologétique, voire de l’hérésiologie. Ses critiques sont tranchées, sans toutefois tomber dans la polémique.

En somme, Jackson-McCabe démontre que la catégorie « judéo-christianisme » ne permet pas de rendre compte des différentes manières qu’ont eues les communautés anciennes de tracer des frontières identitaires. Cette thèse est convaincante et est défendue par une connaissance précise de l’histoire de la recherche. En définitive, l’auteur cherche à redonner aux sources anciennes leurs voix propres, sans distorsion apologétique et hérésiologique. Malgré une fin un peu précipitée et l’absence de terminologie alternative, l’ouvrage est sans nul doute une lecture incontournable dans toute étude du « judéo-christianisme » et des sources habituellement rassemblées dans cette catégorie.

Philippe Therrien

Histoire littéraire et doctrinale

9. Domenico Accorinti, ed., Brill’s Companion to Nonnus of Panopolis. Leiden, Boston, Cologne, Koninklijke Brill NV (coll. « Brill’s Companions to Classical Studies »), 2016, xxxii-872 p.

Dans cet ouvrage consacré à l’auteur égyptien de langue grecque Nonnos de Panopolis, l’éditeur, Domenico Accorinti, réunit une sélection des plus grands savants de l’Antiquité tardive et de Nonnos pour nous offrir une synthèse riche et exhaustive des dernières recherches concernant les études nonniennes. À travers trente-deux contributions s’articulant autour de sept grandes thématiques, cet ouvrage permet une compréhension approfondie de l’oeuvre littéraire de Nonnos et du contexte d’écriture qui ont vu naître Les Dionysiaques et La Paraphrase de l’Évangile selon saint Jean.

La première partie, intitulée « Author, Context, and Religion », aborde les grandes questions relatives à la vie de Nonnos et à ses oeuvres, soit son identité, la datation absolue et relative des deux oeuvres et, bien entendu, la question religieuse dans les deux poèmes. Les auteurs dressent également un portrait du contexte littéraire de la ville de Panopolis dans l’Antiquité tardive.

Le contexte religieux dans lequel se situent les deux oeuvres est ensuite analysé par Jitse H.F. Dijkstra qui, mettant en évidence le syncrétisme religieux de l’époque, propose de mettre fin à la question des motivations chrétiennes ou païennes de Nonnos. À la lumière de son analyse, la dichotomie entre les éléments classiques et chrétiens à l’époque de Nonnos n’existe pas. L’hypothèse qu’une poche de résistance païenne ait vu le jour en Égypte dans l’Antiquité tardive et que Nonnos en ait fait partie est de moins en moins vraisemblable.

La seconde partie, « The Dionysiaca », se propose d’aborder l’oeuvre éponyme sous l’angle des grands thèmes présents dans ce poème, ainsi que sous ceux de la structure, du style et de la psychologie moderne.

Les différents auteurs abordent ainsi la présence de motifs orphiques et néoplatoniciens dans l’oeuvre de Nonnos, la place de la rhétorique, ainsi que l’importance de la paideia et de la célébration de la culture classique grecque et romaine. La structure est ensuite analysée selon les principaux thèmes qui sont le moteur de l’épopée, tels que l’apothéose et les métamorphoses.

Berenice Verhelst, en se référant à la tradition mythologique antérieure, aborde la question des personnages secondaires dans la trame narrative, soulève la question de la présence de certains personnages mineurs dans le poème et, à l’inverse, de l’absence dans certains épisodes de personnages pourtant majeurs.

Camille Geisz poursuit par une analyse de la trame narrative des Dionysiaques, montrant que la multiplicité des épisodes digressifs n’est pas un signe de manque de structure ou un manque de talent de la part de l’auteur, mais le fruit d’un style littéraire orné, nommé « jeweled style », fort prisé à l’époque qui répond aux principes de la poikilia. Ce style littéraire se caractérise par un ensemble d’éléments disparates qui, telle une mosaïque, forme un tout harmonieux une fois réunit.

Finalement, Ronald F. Newbold se propose d’analyser certains comportements des personnages dans les Dionysiaques par le biais des tensions et des conflits résultant des grands thèmes de la psychologie analytique, notamment la sexualité, la vie (la fertilité), l’enfance, les contacts physiques, le voyeurisme et le sadisme, la violence, l’eau et le feu, de même que l’impermanence du monde.

Dans la troisième partie, les auteurs se penchent sur la seconde oeuvre de Nonnos, la Paraphrase de l’Évangile selon saint Jean. Mary Whitby traite de la tradition de l’épopée biblique dans l’Antiquité tardive en analysant l’épisode de la résurrection de Lazare, pour étudier la relation entre Nonnos et les épopées bibliques.

Roberta Franchi s’intéresse ensuite à Nonnos comme exégète de l’Évangile, qui souhaite guider les lecteurs vers la foi chrétienne, à travers sa propre interprétation empreinte de poésie. Scott Fitzgerald Johnson montre que Nonnos crée véritablement un poème épique sur un thème profondément chrétien en appuyant sa démonstration sur l’analyse des concepts de reconnaissance, des dialogues, de lumière et d’obscurité, et en mettant en évidence la construction du texte.

La contribution de Christos Simelidis étudie les relations entre la Paraphrase et la littérature chrétienne ancienne. L’auteur s’attarde sur les influences de la littérature patristique sur Nonnos et approfondit son étude de la relation entre les oeuvres de Grégoire de Nazianze et de Nonnos.

Pour terminer, le savant étudie les aspects de la christologie dans la Paraphrase, à travers le concept de Logos divin, la relation entre le Père et le Fils, la Trinité et le Saint-Esprit, alors que Filip Doroszewski analyse les principales caractéristiques du lexique et des termes liés aux mystères présents dans la Paraphrase et leur rôle exégétique.

Après l’analyse des deux oeuvres, la quatrième partie est dédiée à l’étude du style, de la poésie, de la métrique et des liens avec les arts visuels. Il y est question de l’hexamètre nonnien, du style formulaire utilisé dans les deux poèmes, de la présence d’autres genres tels que l’hymne, la poésie bucolique, les épigrammes notamment — le tout selon le principe de la poikilia nonnienne. Daria Gigli Piccardi met ensuite en lumière, également sous l’angle de la poikilia, les influences de Pindare et d’Homère sur le style de Nonnos en se basant sur l’étude des proèmes des chants 1 et 25 des Dionysiaques.

Une analyse de l’ekphrasis nonnienne montre la présence et le rôle dans la trame de la variété des descriptions faisant appel aux sens, et sa relation avec la paideia de l’Antiquité tardive.

Finalement, Troels Myrup Kristensen explore les similarités entre l’oeuvre de Nonnos et l’art de l’Antiquité tardive, en se référant notamment aux textiles et aux mosaïques.

Dans une cinquième partie consacrée à la tradition littéraire et aux influences de Nonnos, les auteurs proposent des études détaillées des influences homériques, de la poésie hellénistique et impériale, ainsi que du roman dans l’oeuvre de Nonnos.

La sixième partie regroupe des articles proposant des interprétations variées du travail de Nonnos. Dans un premier temps, Robert Shorrock présente une analyse des thèmes chrétiens dans les Dionysiaques, tandis qu’en parallèle, Konstantinos Spanoudakis propose celle des thèmes païens dans la Paraphrase. Jane L. Lightfoot étudie les différentes prophéties dans les deux oeuvres et, finalement, Gianfranco Agosti clôt la section en se concentrant sur les influences de la société, de la danse, du théâtre et de la religion en Égypte dans l’oeuvre de Nonnos ; il soulève d’intéressants parallèles entre Nonnos et la littérature copte.

Pour conclure l’ouvrage, la septième section se penche sur la transmission et sur la réception des deux oeuvres de Nonnos. Il y est notamment question de la tradition manuscrite des Dionysiaques et de la Paraphrase, des imitateurs qui ont suivi Nonnos, et des influences qu’il a exercées dans l’Antiquité tardive jusqu’à la Renaissance. David Hernández de la Fuente retrace quant à lui la transmission du texte jusqu’à notre époque et souligne les influences en Espagne, en France, en Allemagne. et en Italie, qui persistent jusqu’à nos jours, avec des allusions aux Dionysiaques en 2001 chez l’auteur italien Roberto Calasso. Il termine son article par cette phrase qui, à elle seule, pourrait servir de conclusion pour l’ensemble de l’ouvrage : « Nonnus of Panopolis, [is] no longer a decadent Greco-Egyptian poet, but rather a select author of Late Antiquity with a remarkable influence upon his posterity » (p. 747).

Cet ouvrage, qui s’inscrit dans le renouveau des études nonniennes, propose une fascinante synthèse des recherches actuelles dans le domaine. Tout en soulevant les questions religieuses chez Nonnos, l’éditeur a pris soin d’y répondre rapidement pour face place aux autres questions, plus actuelles, des études modernes. Notons également la présence d’un index général riche et pertinent et cela d’autant plus si l’on considère l’ampleur de l’ouvrage. Finalement, le lecteur apprécie la présence d’une liste des auteurs accompagnée d’une description sommaire de leurs travaux, ainsi que des planches d’images et de photographies en couleurs qui permettent de visualiser les liens entre la poésie nonnienne et l’univers iconographique de l’époque.

Alice Fanguet

10. Claire Clivaz, Jörg Frey, Tobias Nicklas, ed., in collaboration with Jörg Röder, Between Canonical and Apocryphal Texts. Processes of Reception, Rewriting, and Interpretation in Early Judaism and Early Christianity. Tübingen, Mohr Siebeck (coll. “Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament,” 419), 2019, vi-490 p.

Between Canonical and Apocryphal Texts emerged from a series of conferences in 2011 and 2012 on the theme of Apokryphisierung (“apocryphication”), defined as “the creation of texts related to a body of already authoritative texts” (p. 43). The resulting volume has nineteen contributions — nine in German, nine in English, and one in French — almost evenly divided between the Old Testament/Hebrew Bible and the New Testament. Jörg Frey, the architect of the volume, opens with an introductory article (“From Canonical to Apocryphal Texts : The Quest for Processes of ‘Apocryphication’ in Early Jewish and Early Christian Literature”) offering a working definition of apocryphal literature (“Parabiblical Texts,” that is, non-biblical texts about biblical characters) and offers a few examples of the process of “apocryphication,” including enhanced claims to authority, narrative expansions, harmonization, and theologically motivated changes. It is followed by a history of research on the definition of (Christian) Apocrypha, Simon C. Mimouni’s “Le concept d’apocryphité face au concept de canonicité : retour sur un problème en débat,” a revision of an earlier article.[10]

True to the book’s title, most of the remaining chapters compare a canonical text with a non-canonical one. There is, however, a notable difference between the types of texts that are studied in the “Old Testament” and the “New Testament” chapters. Whereas the “New Testament” section treats non-canonical works with biblical themes, the “Old Testament” chapters focus on the rewritings, adaptations, or translations of the biblical text. For example, the contributions of Martin Meiser (“Interpretative Methods in the Septuagint of the Prophetic Books”) and Veronika Bachmann (“Der persische Königshof als Bühne für Variationen um die Themenkomplexe Macht und Identität. Ein vergleichender Blick auf die Estherbuchversionen EstMT, EstLXX, und EstA”) are both studies of changes to the base Hebrew text found in the Septuagint — hardly an apocryphal text. Similarly, Alberdina Houtman’s “The Great Beyond According to Targum Isaiah” studies another type of biblical translation, the Aramaic Targum, that deliberately alters the Hebrew text as a form of exegesis.

The three chapters on Qumran literature likewise treat the rewriting of a base text. Michael Becker’s “Ein Patriarch mit Schwächen. Zur Darstellung Abrahams im Genesisapokryphen (1Q20)” observes how the Genesis Apocrypon improves the character of Abraham in the canonical Genesis ; David Hamidovic’s “Securizing [sic] the Straight Line from Heaven to Earth. The Written Authoritative Catena in the Book of Jubilees” contrasts Jubilees’ emphasis on divine transmission with the human (i.e., Mosaic) transmission of the Torah ; and Jutta Jokiranta’s “Quoting, Writing, and Reading. Authority in Pesher Habakkuk from Qumran” deals with the way the pesher transfers authority from the prophet’s inspired message to the commenter’s interpretation of that message.

Only the last two chapters of the “Old Testament” section, Stefan Krauter’s “Esra zwischen Kanon und Apokryphen” and Karl-Heinrich Ostmeyer’s “Die Gebete des Manasse (aus Qumran, der Septuaginta und der Kairoer Geniza),” grapple with the Old Testament Apocrypha — that is, the deuterocanonical books. Krauger disentangles the complicated web of Ezra texts, not only 1-4 Ezra but also the later Christian Ezra literature. Ostmeyer offers an edition of two versions of the Prayer of Manasseh, the familiar Greek version and the Hebrew text from the Cairo Genizah. He also reproduces the prayer of Manasseh from Qumran (4Q381), an independent text attempting to fill the same exegetical gap, the prayer named but not cited in 2 Chronicles 33:19.

The “New Testament” half of the volume moves in a slightly different direction. These chapters focus on works that are external to the canonical collection of the New Testament and are not rewritings of canonical texts. The one exception might be the Gospel of Thomas, the subject of Enno Edzard Popkes’ “Die Apokryphisierung der Botschaft Jesu in Thomasevangelium : eine religionshistorische Spurensuche.” However, although this “Sayings Gospel” shares much in common with the Synoptic tradition, the focus here is the secret sayings entrusted to Thomas in Logion 13 and what it says about the socio-religious context of the Gospel. Claire Clivaz, in “(According) To the Hebrews. An Apocryphal Gospel and a Canonical Letter Read in Egypt,” discusses the reception history of the Epistle to the Hebrews and the Gospel of the Hebrews in early second- and third-century Egypt, the link between them being their attribution to the “Hebrews.” Wolfgang Gründstäudl, in “Ein apokryphes Petrusbild im Neuen Testament. Zur Konstruktion apostolischer Autorität in OffbPetr und 2 Petr,” argues for the priority of the apocryphal Apocalypse of Peter over the canonical 2 Peter and the apocalypse’s influence on the epistle. Meghan Henning, in “Hell as ‘Heterotopia’. Edification and Interpretation from Enoch to the Apocalypses of Peter and Paul,” examines shared aspects between the book of Enoch (considered canonical in some Christian circles) and its affinities with the Christian apocalypses of Peter and Paul. In “Relationships between the Acts of the Apostles and Other Apostle Narratives,” Julia A. Snyder addresses the rather thin resemblance between the canonical Acts and the various apocryphal Acts (John, Thomas, Paul, Peter, Titus, Barnabas, Andrew, and the “Anti-Acts” in the Pseudo-Clementine Recognitions 1.27-71). For the most part, the apocryphal Acts do not attest the reception history of the canonical Acts, but that does not mean the biblical book was unknown to the authors of these additional Acts.

Snyder’s contribution serves as a bridge to a series of chapters on miracle stories. The first of these, Janet Spittler’s “The Development of Miracle Traditions in the Apocryphal Acts of the Apostles,” examines the same corpus of apocryphal Acts from a different angle. It is a scholarly cliché that the miracles found in Christian apocrypha are more outré than their canonical counterparts, but Spittler shows that the miracles fell within Greco-Roman conceptions of the fabulous : they were ordinary examples of the extraordinary. Jörg Röder tackles the miracles of Jesus in “‘Wegen gutter Taten wollen sie ihn töten ?’ Versuch einer reziproken Verhältnisbestimmung kanonischer und parabiblischer Literatur am Beispiel von Wunderberichten in den Pilatusakten.” He compares the reports of Jesus’ miracles in the Acts of Pilate with the miracles of the canonical Gospels. Tobias Nicklas’ “Absonderlich und geschmacklos ? Antike christliche Wundererzählungen zwischen ‘kanonisch’ und ‘apokryph’” builds directly on Spittler’s argument that bizarre miracle stories are not an adequate criterion for distinguishing between “canonical” and “apocryphal.” It would be better to classify such texts according to generic rather than theological categories.

The very last chapter, Michael Sommer’s “Paulus und Laodicea. Überlegungen zur Schriftrezeption, zur Eschatologie und zum Autorenkonzept des ‘apokryphen’ Laodicenerbriefes,” enters into a current debate about the pseudo-Pauline Epistle to the Laodiceans, apparently referring to a missive mentioned in Colossians 4:16 yet filled with phrases from Philippians. Despite the recent attempt of P.L. Tite to rehabilitate the reputation of this poorly-received letter (The Apocryphal Epistle to the Laodiceans. An Epistolary and Rhetorical Analysis, Leiden, Boston, 2012), Sommer demonstrates the ways in which the author, while cribbing from the Apostle’s authentic letters, falls short of imitating his thought.

The volume, as a whole, is commendable for its breadth, although it lacks thematic unity. What I found most strange is that the introductory essay seems to be introducing a book that is very different from the one that follows. Jörg Frey states at the outset that “the basic assumption of the underlying research project was that there is a certain analogy in both [Jewish and Christian] traditions […] and that a comparative look at their development might open up new perspectives for the understanding of early Jewish and early Christian literature” (p. 1). This statement is not borne out from the data in the book. The Jewish and Christian traditions demonstrate very different approaches to their canonical texts. In general, the Jewish examples (Pesher, Septuagint, Targum, “Rewritten Bible”) build upward, adding new layers to a canonical base, while Christian examples (apocryphal Gospels, Acts, Letters, and Apocalypses) build outward, advancing the story of the New Testament with additional books. Furthermore, there is no extended treatment of the Old Testament Pseudepigrapha, which would have introduced a new wrinkle into the proceedings : Christian reception of the Hebrew Bible.

Gavin McDowell

11. Agnès Lorrain, Le Commentaire de Théodoret de Cyr sur l’Épître aux Romains. Études philologiques et historiques. Berlin, Boston, Walter de Gruyter GmbH (coll. « Texte und Untersuchungen zur Geschichte der altchristlichen Literatur », 179), 2018, xv-392 p.

Ancienne élève de l’École normale supérieure de Paris et de l’École biblique et archéologique de Jérusalem, Agnès Lorrain a consacré, sous la direction d’Olivier Munnich, une thèse d’études grecques, soutenue à l’Université de Paris-Sorbonne en décembre 2015, au Commentaire de Théodoret de Cyr sur l’Épître aux Romains. Ce travail conduira à la publication d’une édition critique de ce commentaire dans les « Griechischen christlichen Schrifteller » et dans les « Sources Chrétiennes ». Entre-temps, A. Lorrain, stagiaire postdoctorale à la Ludwig-Maximilians-Universität de Munich, nous livre une série d’études philologiques et historiques sur le Commentaire de Théodoret de Cyr. Rappelons que Théodoret de Cyr (393-457) est le plus éminent représentant de l’école exégétique dite d’Antioche et l’un des plus grands exégètes de l’ère patristique. Il a laissé une oeuvre considérable, apologétique, dogmatique, historique, épistolaire et exégétique, dont la transmission a malheureusement souffert des aléas de la crise nestorienne, dont Théodoret fut malgré lui l’un des protagonistes, ce qui lui vaudra l’inimitié de Cyrille d’Alexandrie. La recherche du dernier siècle, notamment celle de Jean-Noël Guinot, a cependant contribué à réhabiliter sa mémoire et surtout à mieux faire connaître sa pensée et ses écrits[11].

Dans la présente monographie, A. Lorrain aborde sous différents angles le Commentaire de Théodoret sur l’Épître aux Romains. Ce Commentaire fait partie d’un ensemble plus vaste, l’Interpretatio in XIV epistulas s. Pauli, le seul commentaire grec intégral des lettres pauliniennes que l’Antiquité nous ait transmis (CPG 6209), rédigé entre 433 et 448. Dans une première étude, « De l’explication littérale à l’interprétation », A. Lorrain présente l’In Romanos de Théodoret, qu’elle situe tout d’abord dans son contexte en marquant la place de l’oeuvre dans la tradition exégétique, que Théodoret qualifie de κατὰ μέρος ἑρμηνεία, « interprétation linéaire », une « paraphrase interprétative », dont l’auteure souligne les aspects les plus marquants (l’attention à la cohérence du texte paulinien, des thèmes majeurs : la piété et la vertu, les passions, la grâce). La deuxième étude, consacrée à la langue de Théodoret, intéressera tout autant les spécialistes de la littérature et de l’exégèse chrétiennes anciennes que les hellénistes. Dans cette « approche sémantique » du texte de Théodoret, A. Lorrain considère successivement les mots et expressions hérités d’autres auteurs, dont ceux qui trahissent une influence chrysostomienne, le lexique et les préférences lexicales de Théodoret, les expressions rares ou propres à Théodoret, et les formules exprimant un aspect de la doctrine de l’Antiochien, partie particulièrement riche pour l’histoire du vocabulaire théologique grec. La troisième étude, consacrée au Prologue de l’Interpretatio in XIV epistulas s. Pauli, nous ramène en amont de l’In Romanos. Ce prologue obéit aux règles du genre en présentant le sujet et la justification de l’entreprise, et en introduisant à l’oeuvre commentée, ce qui conduit Théodoret à se pencher sur la question de l’ordre de rédaction des épîtres de Paul, débattue depuis Origène et traitée par Jean Chrysostome. Un tableau, aux p. 132-134, offre une synthèse des arguments de Théodoret sur la chronologie des épîtres pauliniennes. Le quatrième chapitre de l’ouvrage présente Théodoret, lecteur de Jean Chrysostome. Théodoret a en effet une dette évidente à l’égard de l’exégèse de son illustre prédécesseur. Chrysostome apparaît comme une source importante de Théodoret, ce qui amène A. Lorrain à étudier l’art de la réécriture pratiqué par ce dernier, tout en mettant en lumière les « formes de l’autonomie », qui permettent à Théodoret de construire malgré tout une oeuvre originale. Elle conclut que « l’interprétation de Théodoret s’écarte de celle de son maître sur deux points essentiels : l’actualisation moralisante et l’interprétation violemment antijudaïques ». Dans ces deux cas, le commentaire de Théodoret « reste beaucoup plus proche du texte paulinien, dont Jean Chrysostome n’hésite pas à infléchir fortement le sens » (p. 215). Le cinquième et dernier chapitre, « Exégèse et polémique dans l’In Romanos », instructif pour l’histoire des doctrines, porte sur un aspect essentiel du Commentaire de Théodoret, le discours sur les Juifs et la question de l’antijudaïsme, et l’offensive contre le trio par excellence d’hérétiques, Marcion, Valentin et les manichéens. À cela s’ajoutent les controverses trinitaires et christologiques qui affleurent à l’occasion de l’interprétation de certains passages de la lettre aux Romains.

Après une conclusion qui présente les résultats de l’enquête et une bibliographie raisonnée, l’ouvrage se termine par des index qui permettront d’en tirer le meilleur profit : liste des associations sémantiques remarquables, index des mots et des associations sémantiques, index des personnages bibliques, concordance entre la nouvelle édition (à paraître), celle de la Patrologia graeca et le texte de Romains, index des citations bibliques et de celles de Théodoret, liste des manuscrits et éditions de l’Interpretatio in XIV epistulas s. Pauli, et des manuscrits cités dans l’ouvrage. Il reste à souhaiter qu’après ce substantiel et savant avant-goût, les deux éditions et la traduction annoncées par Agnès Lorrain ne tarderont pas à paraître.

Paul-Hubert Poirier

12. Thomas Johann Bauer, Peter von Möllendorff, éd., Die Briefe des Ignatios von Antiochia. Motive, Strategien, Kontexte. Berlin, Boston, Walter de Gruyter GmbH (coll. « Millennium-Studien », 72), 2018, vii-288 p.

Le corpus des lettres d’Ignace d’Antioche a été depuis longtemps objet de controverse, et ce, depuis le xviie siècle. Comme on le sait, ce corpus est transmis sous trois formes. Celle qui est habituellement considérée comme « authentique » et qui est pratiquement la seule à être éditée et traduite, est la recension dite moyenne. Elle regroupe sept lettres, qui se présentent dans l’ordre suivant : aux Éphésiens, aux Magnésiens, aux Tralliens, aux Romains, aux Philadelphiens, aux Smyrniotes, à Polycarpe. Eusèbe de Césarée (Histoire ecclésiastique III,36,5.10) connaît le même nombre de lettres et les mêmes destinataires. À côté de cette recension, il existe une forme dite brève, attestée uniquement en syriaque, découverte et publiée par William Cureton en 1846 et 1849, qui ne contient que trois lettres : à Polycarpe, aux Éphésiens et aux Romains. Connue depuis le xve siècle, il y a enfin une forme longue qui regroupe treize lettres grecques, dont six sont des lettres nouvelles : de Marie de Cassobole (ἐκ Κασσοβόλων) à Ignace, d’Ignace à la même Marie, aux Tarsiens, aux Philippiens, aux Antiochiens, à Héron diacre d’Antioche, et sept, des formes allongées (ou interpolées) des sept lettres autrement connues. Depuis au moins le xixe siècle, seule la recension moyenne est considérée comme authentique. La tradition incarnée par Eusèbe (ibid., III,36,1-4) fait d’Ignace le deuxième successeur de Pierre sur le siège épiscopal d’Antioche et situe son martyre à Rome sous Trajan, donc avant 117, année de la mort de l’empereur. Cette datation dans le premier quart du deuxième siècle a été régulièrement remise en question, en raison, notamment, du fait que les lettres témoignent d’une organisation ecclésiale triadique monoépiscopale (épiscope-presbytres-diacres), que d’autres témoignages attestent plus tardivement, plutôt dans la seconde moitié du deuxième siècle. Ce point litigieux constitue, pour l’essentiel, le noeud de ce que l’appelle la « question ignatienne », qui a fait et continue de faire l’objet de vives discussions de la part des spécialistes. S’il y a consensus au sujet de l’antériorité de la recension moyenne, tout le reste de ce qui concerne les lettres et leur auteur est controversé.

Une des contributions les plus récentes sur ce thème est l’ouvrage collectif que nous présentons, issu de la 25e session annuelle d’un groupe de travail international qui se consacre au deuxième siècle et dont les réunions ont lieu à Benediktbeuern, en Bavière. La session de 2017 portait sur les lettres d’Ignace. Le volume qui regroupe les actes de ce colloque livre dix contributions (les textes allemands sont précédés à chaque fois d’un résumé en anglais). La première est une introduction à la thématique retenue, signée par les éditeurs, Thomas Johann Bauer et Peter von Möllendorf, dans laquelle ils présentent la « question ignatienne », résument les contributions qui suivent et formulent quelques conclusions. À propos de la datation du corpus ignatien, ils font remarquer que « ce qui ne devient compréhensible que dans la seconde moitié du iie siècle peut très bien avoir ses racines et ses débuts à une époque antérieure, et les idées et les points de vue que l’on peut trouver dans les textes de la seconde moitié du iie siècle peuvent très bien avoir été articulés et formulés ainsi ou d’une manière similaire par d’autres avant » (p. 13). La première contribution, de Thomas Lechner, porte sur « Ignace d’Antioche et la seconde sophistique », c’est-à-dire le courant littéraire qui a prévalu de Néron aux années 230 environ et qui est caractérisé entre autres par un renouveau de la rhétorique déclamatoire. L’auteur opte pour une datation tardive des lettres d’Ignace, qu’il soutient en polémique avec Allen Brent qui, dans Ignatius of Antioch and the Second Sophistic (Tübingen, 2006), défendait la datation traditionnelle depuis Lightfoot et Zahn. En revanche, l’auteur invoque favorablement le travail de Michael Theobald qui situe la composition du corpus ignatien vers 160-170, en dépendance des pastorales pauliniennes qui, elles, dateraient de 125-150[12]. La deuxième contribution est celle de Josef Lössl, intitulée « Les motifs de la parole, du silence et de l’écoute comme moyens de la communication épistolaire ». L’auteur penche également pour une rédaction de la recension moyenne des lettres d’Ignace vers 170 à Rome ou en Asie Mineure. Les trois thèmes retenus serviraient la visée rhétorique des lettres, à savoir la mise en valeur de ce que l’auteur considère comme la vraie doctrine (γνώμη), le rejet des faux enseignements, l’autorité du seul ἐπίσκοπος et la signification du martyre. Dans « Ignace - alter Paulus ? », Thomas Johann Bauer part des formules d’ouverture et de conclusion (Präskripte und Postskripte) des lettres ignatiennes, qui suivent les modèles de l’épistolographie grecque mais en les infléchissant dans le sens des formules pauliniennes sans toutefois les reproduire servilement, dans le but de présenter Ignace comme un autre Paul. Par ailleurs, la manière dont sont rédigées introductions et conclusions donnerait à penser que chaque lettre a été voulue comme faisant partie d’une collection, ce qui serait un argument en faveur du caractère fictif et pseudépigraphique de la recension moyenne, à moins qu’il ne s’agisse d’une profonde révision de « lettres authentiques » d’Ignace. Pour sa part, Karen Piepenbrink (« Sur la perception du ministère ecclésial par un “évêque martyr”. La perspective d’Ignace et sa contextualisation historique ») défend la thèse traditionnelle de l’authenticité ignatienne des lettres. Elle montre que, contrairement à ce qu’il semble, les lettres du Corpus ignatianum ne donnent aucune image des structures communautaires ecclésiales et des mécanismes de direction qui pourrait clairement être reliée à une phase précise de la différenciation et de l’établissement des ministères de direction. Ce qui signifie qu’on ne saurait conclure quoi que ce soit, sur le plan de la chronologie, de la triade ministérielle ignatienne. Dans son essai intitulé « Le soleil sur Smyrne. Réflexions sur la construction de l’Église et de l’espace dans les lettres d’Ignace d’Antioche », Peter von Möllendorf joue sur l’image à laquelle recourt Ignace (Romains 2,2), pour évoquer son trajet depuis la Syrie jusqu’à Rome, « du levant au couchant » (εἰς δύσιν ἀπὸ ἀνατολῆς), dont il fait le symbole du martyre auquel il aspire (« se coucher loin du monde vers Dieu » / « se lever vers lui »). Pour l’auteur, cette image aurait pour but de réinterpréter l’espace dans lequel se déploie l’Église, d’Antioche à Rome, respectivement lieux de la contestation de l’autorité épiscopale et du martyre, avec son zénith à mi-chemin, sur le nouveau centre de la chrétienté, Smyrne et son évêque Polycarpe. « Cui bono ? Ignace de Rome » : par cette question (« à qui le profit ? »), Ferdinand R. Prostmeier propose d’examiner la fonction des différences que l’on observe entre la lettre d’Ignace aux Romains et les six autres lettres du corpus adressées à des destinataires asiates. D’après l’auteur, si l’on considère la teneur de la lettre, on peut penser que des membres de la communauté chrétienne de Rome, possiblement des ignatiens, seraient les plus susceptibles d’avoir fabriqué cette lettre. On aurait ainsi cherché, par la personne et l’autorité d’Ignace, à affirmer la dignité particulière de l’Église romaine. Rome pourrait même être le lieu d’origine d’un Corpus ignatianum pseudépigraphique à une époque où s’y établissait le monoépiscopat :

Si la lettre aux Romains est un pseudépigraphe qui n’est pas seulement adressé à la communauté de Rome, mais une falsification littéraire qui a pris naissance à Rome même, cela suggérerait alors que la lettre aux Romains et peut-être le Corpus ignatianum sont à situer dans le contexte des conflits qui faisaient rage à l’époque d’Éleuthère (175-189), à la faveur desquels la construction d’une compréhension romaine du ministère et de la préséance put être mise en scène d’une manière insoupçonnée et en même temps d’autant plus efficace sous le nom du glorieux épiscope de l’Orient, exécuté à Rome (p. 189).

Dans une contribution solidement documentée, intitulée « Ignace d’Antioche et le jour du Seigneur », Uta Heil commente le passage de Magnésiens 9,1, où Ignace mentionne « ceux qui vivaient dans l’ancien ordre des choses et qui sont venus à la nouvelle espérance, ne sabbatisant plus, mais vivant selon le [jour] dominical (μηκέτι σαββατίζοντες, ἀλλὰ κατὰ κυριακὴν ζῶντες) ». Elle examine le sens du terme κυριακή en en relevant les interprétations depuis Lightfoot (1889) jusqu’à Brent (2006), et critique la suggestion de Markus Vinzent (2011), selon lequel le passage de la lettre aux Magnésiens serait une réaction à Marcion et à sa redécouverte de la résurrection du Christ au deuxième siècle. À l’encontre de Vinzent, U. Heil rappelle que l’absence d’une pratique uniforme de la célébration du jour du Seigneur ne s’oppose pas à ce que le jour du Seigneur découle de la foi pascale et que l’observance du sabbat ne signifie pas que les chrétiens ignoraient le jour du Seigneur et la foi pascale. D’après Heil, « l’auteur de la Lettre d’Ignace [aux Magnésiens] essaie explicitement de mettre le jour du Seigneur en contraste avec le Sabbat comme un exemple de la manière dont il faut distinguer le judaïsme et le christianisme. Un lien avec Marcion n’est pas reconnaissable ici, même si Markus Vincent a essayé de l’établir » (p. 221). La contribution de Wilhelm Pratscher porte sur « le discours sur Dieu dans le Kerygma Petri et dans les lettres d’Ignace ». La Prédication ou Kérygme de Pierre est un écrit qui n’est plus attesté que par des fragments conservés par Clément d’Alexandrie (huit) et Origène (deux), que l’on situe chronologiquement entre les Actes des apôtres lucaniens et Justin, donc vers 110-120[13]. Le Kérygme contient, entre autres choses, des énoncés assez remarquables de théodicée et de théologie négative, que Pratscher rapproche d’énoncés des lettres d’Ignace, en particulier sur Dieu comme créateur ou sur les propriétés divines. L’auteur arrive à la conclusion qu’un lien littéraire entre le Kérygme de Pierre et les lettres d’Ignace doit être exclu. Les similitudes et les contacts ne justifient finalement rien d’autre que l’hypothèse de la reprise de motifs similaires. De la comparaison ne résulterait donc aucun indice ou argument décisif pour une datation des écrits ignatiens en relation avec le Kérygme de Pierre. La dernière contribution de l’ouvrage, rédigée par Hanns Christof Brennecke, aborde un aspect injustement négligé de la recherche ignatienne, à savoir la recension longue, en treize lettres, du Corpus ignatianum. Cette recension, habituellement considérée comme un excursus tardif par rapport aux lettres de la recension moyenne, est rarement prise en considération pour elle-même. Elle fut pourtant considérée comme authentique jusqu’à ce que James Usher fasse la démonstration du contraire en 1644. On convient maintenant que la collection longue, qui entretient des rapports étroits avec les Constitutions apostoliques et avec le Commentaire homéen sur Job attribué à un certain Julien (CPG 2075), a été probablement produite à Antioche, entre 360 et 380, sous l’épiscopat de l’évêque homéen Euzoius. Cette recension des lettres d’Ignace occupe donc une place importante dans l’histoire de la théologie et du dogme du ive siècle, et elle mériterait d’être étudiée et commentée pour elle-même.

Comme on le voit, ce recueil d’études ignatiennes aborde à peu près tous les aspects de la « question ignatienne » et apporte sur plusieurs d’entre eux des points de vue nouveaux. Les différentes contributions ouvrent des perspectives stimulantes. Un index des « lieux » à la fin de l’ouvrage en facilitera l’utilisation pour les chercheurs.

Paul-Hubert Poirier

13. Helmut Seng, Luciana Gabriela Soares Santoprete, Chiara Ombretta Tommasi, éd., Hierarchie und Ritual. Zur philosophischen Spiritualität in der Spätantike. Heidelberg, Universitätsverlag Winter GmbH (coll. « Bibliotheca Chaldaica », 7), 2018, 366 p.

Cet ouvrage consacré aux thèmes de la hiérarchie et du rituel s’inscrit dans la poursuite, en 2013-2015, d’un projet germano-franco-italien intitulé « Le côté obscur de l’Antiquité tardive. Marginalité et intégration des courants ésotériques dans la spiritualité philosophique des iie-ive siècles », qui a donné lieu déjà à la publication d’un premier ouvrage collectif édité par le même trio et intitulé Formen und Nebenformen des Platonismus in der Spätantike (coll. « Bibliotheca Chaldaica », 5, 2016), dont nous avons rendu compte dans les pages de cette revue (vol. 74, juin 2018, p. 298-300). Le présent ouvrage, intitulé Hiérarchie et rituel. Sur la spiritualité philosophique dans l’Antiquité tardive, regroupe seize contributions, dont voici les titres (en français pour les titres allemands et italiens) et un bref aperçu : Fabio Guidetti, « Hiérarchies visibles : la représentation de l’ordre cosmique et social dans l’art et le cérémonial romains tardifs » [en italien] (à propos du cérémonial impérial chez Dioclétien, Julien, Ammien Marcellin et Dion Cassius, et dans l’iconographie) ; Andrei Timotin, « Hiérarchies théologiques, hiérarchies physiques. Lectures médio-platoniciennes du Timée » (la préoccupation de hiérarchiser le divin aux premiers siècles de notre ère, notamment dans l’Epinomis, et chez Xénocrate, Apulée, Maxime de Tyr et Chalcidius) ; Chiara Ombretta Tommasi, « Mithras between Isis and Osiris in Apuleius’ Metamorphoses : Solar Syncretism and Ritual Patterns towards a Hierarchical Ascent » (sur la signification et la portée de la mention de Mithra comme nom du grand-prêtre d’Isis en Métamorphoses XI,22,3) ; Anna Van den Kerchove, « Dieu, monde et l’humain. Les hiérarchies dans les écrits hermétiques » (analyse précise de la hiérarchie la plus couramment exposée dans les Hermetica, une hiérarchie triadique qui repose sur des conceptions cosmogoniques et anthropologiques) ; Giulia Sfameni Gasparro, « Entre écriture et rituel. Écrire, dialoguer, prier : les trois aspects de l’expérience hermétique » [en italien] (sur le « lien structurel » entre expérience religieuse et mise par écrit de la révélation) ; Jean-Daniel Dubois, « La ritualité de l’ascension de l’âme selon le traité copte Zostrien » (examen de certains passages du traité en lien avec la ritualité baptismale, réinterprétation d’éléments chrétiens, ce qui signifie que « le séthianisme, s’il existe, est une forme de gnose d’origine chrétienne ») ; Luciana Gabriela Soares Santoprete, « L’Intellect, les intelligibles et l’ignorance : hiérarchie et polémique antignostique dans le Traité 32 [V 5] 1 - 3, 2 de Plotin » (nouvelle contribution au commentaire à venir du traité 32, et mise en lumière d’éléments de polémique antignostique) ; Fabienne Jourdan, « Une mystique de Numénius inspirant celle de Plotin ? Analyse du fragment 2 (des Places) du Περὶ τἀγαθοῦ » (retour sur le fragment 2 de Numénius, qui n’anticipe pas la mystique plotinienne du Traité 9 [VI 9]) ; Christoph Elsas, « Compréhensions possibles iraniennes et grecques des fragments de Numénius d’Apamée et des Oracles chaldaïques » [en allemand] (examine la possibilité d’une compréhension duelle de la philosophie de Numénius et des Oracles chaldaïques, dans le cadre des dualismes iranien et grec, comme instruments de médiation entre l’Orient et l’Occident dans l’Empire romain) ; Helmut Seng, « Iliade 14, 291 et les Oracles chaldaïques » [en allemand] (sur la χαλκίς du vers homérique, et critique du lien présumée avec les Oracles chaldaïques et les pratiques rituelles qui y sont associées) ; Daniel Muhsal, « L’interprétation tardoantique d’Homère dans le contexte de l’interprétation néoplatonicienne du Timée chez Proclus » [en allemand] (dans son In Rem Publicam I 69-205, Proclus montre que Platon exprime de façon rationnelle et discursive ce qu’Homère exprime autrement) ; Miguel Herrero de Jáuregui, « Rites néoantiques : les orphiques des néoplatoniciens et leurs oeufs » [en italien] (la référence aux mystères orphiques était un moyen très efficace pour remonter à une autorité religieuse révélée au premier poète grec et transmise à travers la tradition mystagogique, ce qui n’est pas pour autant une preuve de l’existence de ces rites dans la vie réelle) ; Rainer Thiel, « Ascension de l’âme et théurgie chez Olympiodore » [en allemand] (met en valeur le rôle d’Olympiodore dans la préservation et la transmission, dans l’Alexandrie chrétienne, de la tradition philosophique grecque jusqu’au viie siècle, nonobstant sa discrétion calculée à l’égard de la théurgie) ; Mariangela Monaca, « Anges, soi-disant dieux, et démons malfaisants dans la perspective thérapeutique de Théodoret de Cyr » [en italien] (ces entités dans la Thérapeutique des maladies helléniques de Théodoret) ; Irmgard Männlein-Robert, « Voix du divin : les textes oraculaires de la Théosophie de Tübingen tardoantique en (con)texte chrétien » [en allemand] (le compilateur de la Théosophie montre par sa sélection systématique de textes oraculaires ainsi que par ses exégèses que la rhétorique païenne du divin non seulement peut être lue comme une rhétorique chrétienne, mais qu’elle doit l’être) ; Caterina Schiariti, « No Name and Every Name. Ralph Cudworth et la religion égyptienne. Entre influences néoplatoniciennes et polémique contemporaine » [en italien] (le platonicien de Cambridge Ralph Cuthworth [1617-1688] et ses vues sur la religion égyptienne et la reconnaissance par les anciens égyptiens d’un « unique nom suprême » au-delà de leur polythéisme et de leur idolâtrie).

Comme les précédents, ce septième volume de la dynamique collection « Bibliotheca Chaldaica », au-delà de la thématique annoncée dans le titre et le sous-titre, apporte une contribution précieuse et bienvenue à la connaissance de la littérature religieuse et philosophique de l’Antiquité tardive.

Paul-Hubert Poirier

14. Gilles Dorival, Alain Le Boulluec, L’abeille et l’acier. Clément d’Alexandrie et Origène. Paris, Société d’édition Les Belles Lettres, 2019, 371 p.

En 2017, dans le troisième volume de l’Histoire de la littérature grecque chrétienne des origines à 451[14], qui couvre la période De Clément d’Alexandrie à Eusèbe de Césarée, Alain Le Boulluec et Gilles Dorival ont signé respectivement les chapitres consacrés à Clément d’Alexandrie (p. 55-170) et à Origène (p. 171-308). Les auteurs ont eu l’heureuse idée de reprendre ces contributions, en les actualisant, avec un avertissement initial et une brève conclusion commune. Le titre retenu pour l’ouvrage est un clin d’oeil à la tradition ancienne relative à Clément et à Origène : l’abeille renvoie à la manière dont Clément désignait le maître qu’il avait trouvé en Égypte, « une véritable abeille de Sicile », et l’acier, au surnom donné à Origène dans l’Antiquité, ὁ άδαμάντινος, « qui a la résistance de l’acier ».

L’ouvrage qui rassemble maintenant les contributions de Le Boulluec et de Dorival constitue sans aucun doute la meilleure introduction en langue française à Clément d’Alexandrie et à Origène. Si elles paraissent ensemble, elles se distinguent cependant par leur teneur et leur facture. La section consacrée à Clément par Le Boulluec est une présentation à la fois synthétique et détaillée de la biographie et des oeuvres du grand alexandrin, qui permet au lecteur de se faire une très bonne idée du contenu de chacune d’elles, le Protreptique, le Pédagogue, le Quel riche sera sauvé ?, les Stromates, les Hypotyposes et autres oeuvres (dont les Extraits de Théodote et les Églogues prophétiques). Pour la section dévolue à Origène, Dorival a plutôt pris le parti d’une présentation bibliographique et analytique des écrits d’Origène, précédée d’une notice sur les instruments de travail et les éditions d’Origène et d’une précieuse mise au point sur la biographie d’Origène et les problèmes qu’elle pose à l’historien.

L’ouvrage s’achève, en conclusion, par une belle mise en parallèle de Clément et Origène, de ce qu’ils partagent (« formation littéraire et philosophique, ouverture aux sagesses étrangères, passion pour la recherche intellectuelle, connaissance approfondie des Écritures, foi chrétienne, fidélité à l’Église » [p. 347]) et de ce qui les distingue. Les dernières lignes de l’ouvrage sont en quelque sorte une invitation à la lecture de ces deux géants de la littérature chrétienne ancienne : « Les temps actuels ne sont plus aux condamnations sans appel. Clément et Origène sont parfois critiqués, mais le plus souvent ils sont admirés et leurs oeuvres sont lues et méditées. Tous deux continuent de surprendre et d’émerveiller les lecteurs, qui ont l’assurance d’échapper à l’ennui en parcourant les alvéoles de la ruche nourricière construite par l’un et en affrontant l’armure d’acier forgée par l’autre » (p. 351).

Paul-Hubert Poirier

15. Sébastien Morlet, Symphonia. La concorde des textes et des doctrines dans la littérature grecque jusqu’à Origène. Paris, Société d’édition Les Belles Lettres, 2019, 492 p.

Dans cet ouvrage issu d’un mémoire d’habilitation à diriger des recherches, soutenu en juin 2016, Sébastien Morlet, maître de conférences de grec à Sorbonne Université, livre les résultats d’une enquête passionnante sur un des thèmes fondamentaux de la pensée chrétienne, des débuts de la littérature grecque jusqu’au chrétien Origène. La notion de concorde (συμφωνία) joue en effet un rôle fondamental dans l’Antiquité et en particulier dans les conceptions chrétiennes de la vérité. Comme l’écrit S. Morlet dès les premières lignes de son avant-propos, « la foi des premiers chrétiens est fondée sur la conformité des prophéties bibliques avec la vie du Christ. À partir du iie siècle, naît dans la grande Église une réflexion plus technique sur la concorde ou le désaccord des textes grecs et des textes bibliques, tandis que se constitue progressivement une représentation de la Bible elle-même comme texte parfaitement concordant » (p. 7). D’où une « lecture symphonique » des textes qui se déploiera dans trois directions : « 1) la réflexion grecque sur l’accord et le désaccord, puis l’accord et le désaccord des textes et des doctrines ; 2) la réflexion des auteurs juifs sur l’accord et le désaccord des textes et des doctrines ; 3) la réflexion chrétienne sur l’accord et le désaccord des textes et des doctrines, des premiers écrits chrétiens à Clément d’Alexandrie » (p. 8-9), le tout culminant avec Origène. Ces quatre axes déterminent le plan de l’ouvrage de S. Morlet.

Une première partie est consacrée à « Συμφωνία et διαφωνία dans la pensée grecque jusqu’à l’époque impériale ». Elle comporte trois chapitres : I. Συμφωνεῖν-διαφωνεῖν : du sens musical aux sens figurés (dont le thème du monde comme harmonie et les applications anthropologiques des notions de concorde et d’harmonie) ; II. De l’anthropologie à l’épistémologie : la concorde des opinions (la notion de concorde en général et l’équivalence accord et vérité) ; III. De l’accord des opinions à l’accueil des textes (la critique grammaticale des textes classiques, le couple συμφωνία-διαφωνία dans la philosophie à l’époque impériale, et quelques « prolongements » : le plagiat, hellénisme et sagesses barbares, mythe et philosophie). Au terme de cette première partie, S. Morlet conclut que « les concepts de συμφωνία et de διαφωνία étaient devenus des schèmes fondamentaux de la pensée grecque, schèmes associés eux-mêmes à des procédés de lecture, de commentaire ou de controverse qui jouaient ainsi un rôle important dans la production même des textes et des idées » (p. 109).

Intitulée « Συμφωνία et διαφωνία chez les auteurs juifs de langue grecque », la deuxième partie montre que « toute la production juive de langue grecque, traduction de la Bible y compris, représente un effort pour présenter le judaïsme dans un cadre acceptable au lectorat grec » (p. 111). Cette partie s’ouvre par un chapitre consacré à un auteur dont la figure est « très problématique », Aristobule, un membre de la classe sacerdotale, contemporain de Ptolémée VI Philométor (181-145 avant notre ère), et auteur d’une Exégèse de la Loi de Moïse, dont on n’a plus que des fragments et dans laquelle l’auteur se faisait fort de démontrer que les Grecs s’étaient inspirés de Moïse, et que, du moins d’après Clément d’Alexandrie, la philosophie péripatéticienne entretenait des liens avec la Loi et les Prophètes. Aristobule serait ainsi le premier auteur à avoir défendu la thèse d’une dépendance des Grecs par rapport à l’Écriture et à avoir tenté de la justifier par une explication « historique », en postulant l’existence d’une traduction en grec de la Loi antérieure à celle de la Septante, « avant Démétrios de Phalère et avant la domination d’Alexandre et des Perses » (fragment 3 cité p. 121). Le deuxième chapitre porte sur Philon d’Alexandrie, témoin privilégié de la « lecture synoptique » des Grecs et des Juifs. La réflexion de Philon le fait passer de la συμφωνία du monde, à l’harmonie de l’homme, un monde en miniature, à la συμφωνία et διαφωνία des opinions pour aboutir à la συμφωνία du texte biblique, et à la συμφωνία de celui-ci et de la sagesse grecque. Philon apparaît ainsi, avant les chrétiens, comme « le premier auteur à offrir une réflexion d’ensemble sur l’accord de la Bible avec elle-même et sur ses rapports avec les textes grecs, et cette réflexion est fondée sur un usage important du vocabulaire technique de la συμφωνία, emprunté au monde grec » (p. 145). Le bref troisième et dernier chapitre de cette partie établit néanmoins qu’avec Flavius Josèphe, le discours sur la συμφωνία s’enrichit notablement : « Son emploi fréquent des verbes διαφωνεῖν et συμφωνεῖν (ainsi que de leurs dérivés) montre que [Flavius Josèphe] emploie ce vocabulaire en toute connaissance de ses emplois techniques, et probablement pas uniquement du fait de sa lecture de Philon et de son éventuelle lecture d’Aristobule » (p. 153). Dans une perspective polémique et apologétique, Josèphe recourt ainsi à la διαφωνία, pour disqualifier un adversaire ou une autorité, et à la συμφωνία pour établir la vérité d’un propos.

Beaucoup plus étoffée, la troisième partie de l’ouvrage, sur « Συνφωνία et διαφωνία dans la littérature chrétienne jusqu’à Clément d’Alexandrie », ouvre sur un vaste panorama. Il apparaît que « la pensée chrétienne, fondée dès le départ sur la croyance en l’accomplissement des prophéties messianiques par Jésus, naît et se développe à une époque où, par ailleurs, dans le monde grec comme dans le monde juif hellénophone, les lettrés montrent une attention particulière, et croissante, à la question de l’accord des textes » (p. 155 ; italiques de l’auteur). S. Morlet identifie six étapes[15] de l’appropriation par les chrétiens du discours grec sur la συμφωνία et la διαφωνία : I. Le Nouveau Testament, avec le motif du « Conformément aux Écritures », un « postulat symphonique » qui gouverne l’exégèse chrétienne. II. Justin (mort entre 163 et 167), avec l’accord de la foi et de l’hellénisme, la concorde de l’Écriture et l’identification du dissentiment à l’hérésie, sans toutefois qu’il connaisse déjà le vocabulaire technique de la συμφωνία. III. Athénagore, qui, en revanche, serait le premier témoin chrétien d’un emploi du vocabulaire technique de la συμφωνἰα, pour à la fois affirmer la concorde des auteurs grecs et de l’Écriture et en montrer les limites. IV. Théophile d’Antioche, contemporain de Marc Aurèle, et ses trois livres À Autolycos, dans lesquels, précurseur d’Irénée de Lyon, Théophile s’emploie à théoriser la notion de concorde de l’Écriture avec elle-même, ce qui en fait une figure d’importance dans l’histoire de la « lecture symphonique », le premier à développer une réflexion d’ensemble sur la concorde du texte biblique avec lui-même, tout en dénonçant l’ἀσυμφωνία des Grecs, révélatrice d’une absence d’inspiration authentique. V. Irénée de Lyon, « auteur capital dans l’histoire de la réflexion grecque sur la συμφωνία et la διαφωνία, […], le premier à développer un propos général sur la συμφωνία scripturaire, beaucoup plus poussée que celle de Justin, et le premier à utiliser, pour ce faire, le vocabulaire technique issu de la tradition grecque » (p. 209). Si Irénée est « le premier vrai théoricien de la συμφωνία scripturaire » (p. 236), il déploie également sa réflexion « symphonique » sur le plan théologique pour montrer l’oeuvre unique du Dieu unique, l’unité des Écritures et la concorde des Évangiles, tout en instrumentalisant la συμφωνία et la διαφωνία pour la dénonciation de l’erreur et l’établissement de la vérité[16]. VI. Clément d’Alexandrie, qui « occupe une place primordiale dans l’histoire de la lecture symphonique » (p. 237) et qui développe une conception de la vérité comme harmonie, dont il se sert pour pratiquer une « lecture symphonique » de la philosophie et de l’Écriture, justifiée par le fait que « la vérité est un tout harmonique dont la philosophie grecque a une part » (p. 242), ce qui n’empêche pas Clément de développer la théorie du « larcin des Grecs », résultant d’un emprunt ou d’un « don démoniaque ». « L’oeuvre de Clément, conclut S. Morlet, constitue une étape cruciale dans l’intégration du vocabulaire de la συμφωνία au lexique chrétien, mais elle se caractérise aussi par des présupposés originaux, liés aux influences philosophiques de Clément, et par un projet littéraire sans précédent et qui ne sera jamais vraiment imité » (p. 266), en l’occurrence la rédaction des Stromates.

La part du lion, dans cette monographie, revient sans contredit à Origène, auquel est réservée la quatrième et dernière partie. Celle-ci comporte trois chapitres : I. « La συμφωνία et la διαφωνία dans l’oeuvre d’Origène » ; II. « La συμφωνία dans le commentaire de l’Écriture » (textes théoriques dans la Philocalie, la pratique concrète, la diversité dans l’Écriture, la question des états du texte, le « principe symphonique » comme règle d’or de l’exégèse) ; III. « La philosophie et l’Écriture » (en particulier dans les Stromates d’Origène, dont S. Morlet donne une analyse neuve, et dans le Contre Celse). La conclusion générale de l’ouvrage revient sur les motivations du recours à la συμφωνία chez les auteurs chrétiens des premiers siècles : la polémique engagée contre les Juifs, les hérétiques et les Grecs n’explique pas tout, une raison plus profonde réside dans la conviction que l’Écriture s’explique par elle-même, qu’elle constitue un tout harmonieux et qu’il existe une concorde entre l’Ancien et le Nouveau Testament, et au sein même de l’Ancien Testament comme au sein des Évangiles. En terminant, S. Morlet rappelle que l’exégèse symphonique des Pères n’est pas si étrangère à nos pratiques de lecture, car

[la] notion d’universalité est un postulat central aujourd’hui de l’enseignement des lettres comme de la philosophie. L’exégèse symphonique […], fondée, dans son principe même, sur la recherche des harmoniques entre les textes, rejoint une règle de l’explication de texte reconnue aujourd’hui comme fondamentale : celle qui suppose qu’un texte ne trouve son sens que par rapport à d’autres textes, ou bien du même auteur (et parfois de la même oeuvre), ou bien d’autres auteurs. Le premier principe renvoie à l’idée qu’un texte isolé est une partie qui prend sens dans le tout d’une oeuvre. Le second suppose une situation d’intertextualité, dans laquelle les textes renvoient à d’autres textes (p. 399-400).

L’ouvrage de Sébastien Morlet constitue une importante contribution à l’histoire de la littérature chrétienne ancienne comme à celle des idées. On ne peut être qu’admiratif devant la quantité de sources anciennes qui ont été exploitées et analysées pour élaborer cette synthèse[17]. Deux appendices complètent l’ouvrage : 1. « Comparaison des citations philosophiques du Contre Celse avec Eusèbe et Clément » ; 2. « À propos du terme “harmonisation” en histoire des idées » (sur un ouvrage d’Ilsetraut Hadot).

Paul-Hubert Poirier

16. Marguerite Harl, Origène et la fonction révélatrice du Verbe incarné. Annotation et bibliographie revues. Avertissement et postface par Gilles Dorival, Alain Le Boulluec et Lorenzo Perrone. Paris, Société d’édition Les Belles Lettres, 2019, 530 p.

Lorsqu’à la fin des années 1960, je commençais mes études de théologie et que je m’intéressais à Origène, c’est la lecture de la thèse de Marguerite Harl consacrée à Origène et la fonction révélatrice du Verbe incarné, soutenue en 1957 et parue en 1958, comme deuxième volume de la jeune collection « Patristica Sorbonensia » (aux éditions du Seuil), qui m’a servi d’introduction à l’auteur et à son oeuvre. C’était une époque où plusieurs des oeuvres majeures d’Origène — et en particulier le Traité des principes — n’avait fait l’objet d’aucune traduction française digne de ce nom. Dès lors, le livre de M. Harl, avec sa riche documentation, ses nombreuses citations et références origéniennes et la perspective d’ensemble qu’elle offrait sur le grand auteur alexandrin, représentait une vraie bénédiction pour un jeune étudiant. Par la suite, je suis souvent revenu à mon exemplaire largement souligné et annoté du livre de M. Harl pour y puiser de nouvelles informations ou pour le simple plaisir de relire un ouvrage qui n’a nullement vieilli. L’heureuse initiative des éditions des Belles Lettres, qui le rend à nouveau disponible dans une belle réédition, mérite donc d’être hautement saluée, d’autant qu’elle célèbre le 100e anniversaire de son auteur[18] !

Voulue par la directrice des Belles Lettres, Caroline Noirot, et rendue possible par l’intervention bienveillante de Michel Casevitz, collaborateur de longue date de M. Harl, cette réédition dans une nouvelle composition typographique qui conserve en marge la pagination originale, a été réalisée par Gilles Dorival, Alain Le Boulluec et Lorenzo Perrone, qui ont revu l’annotation et la bibliographie, et rédigé un « Avertissement » et une postface. Celle-ci, intitulée simplement « Marguerite Harl », est un essai bio-bibliographique comportant trois parties : « De l’Ariège à la Sorbonne. Éléments biographiques[19] » ; « D’Origène et des Pères à la Septante. Publications de Marguerite Harl » (17 ouvrages et 76 articles[20]) ; « De 1957 à aujourd’hui, Origène et la fonction révélatrice du Verbe incarné » (la soutenance de la thèse dans la presse et sa réception par la critique). Si le nom de Marguerite Harl est attaché à Origène, il l’est tout autant à la Septante, puisqu’elle fut l’instigatrice et l’âme dirigeante de la grande entreprise de traduction française de la Bible grecque qui paraît sous le titre de « Bible d’Alexandrie », dont vingt volumes ont été publiés depuis 1986.

La thèse, telle qu’elle parut en 1958 et qu’elle est maintenant rééditée, s’ouvrait, après la préface, par une bibliographie qui recensait 534 titres, qui témoigne de l’importance de la documentation sur laquelle elle repose, et par un « Tableau chronologique de la vie et des oeuvres d’Origène ». Ce tableau annonçait une des caractéristiques majeures de l’entreprise de M. Harl, qui se fondait sur une lecture chronologique des écrits d’Origène, ce qui a été unanimement salué par la critique. L’ouvrage comporte douze chapitres dont voici les titres : I. « Le Christ et la révélation de Dieu avant Origène » ; II. « Le De Principiis, première esquisse de la doctrine d’Origène : le Fils, “image” du Père » ; III. Les tomes I et II In Johannem : le Fils “verbe” et “lumière” des hommes » ; IV. L’interprétation des Évangiles : Jésus, “ombre” et “image” du Verbe » ; V. « Les tomes postérieurs In Johannem : les diverses manières de voir Jésus et de connaître le Verbe » ; VI. « L’ambiguïté du Verbe incarné » ; VII. « Le commentaire In Matthaeum : la pédagogie de la révélation » ; VIII. « L’enseignement progressif du Christ » ; IX. « Le don progressif de la connaissance » ; X. « Thèmes pauliniens : résurrection, vie nouvelle et connaissance du Christ » ; XI. « Le Contre Celse : le succès de la révélation apportée par le Christ » ; XII. « Conclusions : Origène et la fonction révélatrice du Verbe incarné ». Le livre se referme, dans la troisième et dernière partie de la conclusion, sur de très belles pages (25 au total) dans lesquelles M. Harl s’essaie « à décrire, non plus une doctrine particulière, non plus les grands traits d’une théologie, mais l’homme qui transparaît à travers ce qu’il écrit ». Citons-en les premières lignes, toujours actuelles :

Origène est peu prolixe en confidences : il parle exceptionnellement de lui ; il ne nous permet presque pas de le connaître par son oeuvre. Quelques traits cependant peuvent être esquissés, notamment ceux que révèlent les phénomènes du langage : les traits du philosophe alexandrin, du professeur, peut-être de l’homme vivant à tel endroit, à telle époque. Les mots qu’il emploie, la structure de ses phrases, les caractéristiques de son langage ou de son raisonnement, fournissent un important matériel digne d’être analysé et qui contribuera peut-être à dessiner une personnalité intellectuelle (p. 359-360).

La thèse de M. Harl en était une de littérature grecque et non de théologie ; soutenue en Sorbonne, elle s’inscrivait dans le mouvement amorcé par Henri-Irénée Marrou qui permit l’entrée de la littérature chrétienne ancienne dans l’université française laïque, et dont le « Centre Lenain de Tillemont » fut l’une des manifestations les plus notables. De 1958 à son éméritat, M. Harl a occupé une chaire intitulée « Langue et littérature post-classiques », au sein de laquelle elle a formé toute une génération de chercheurs et d’enseignants en patristique grecque. Cette réédition est un bel hommage à une longue et féconde carrière consacrée à l’étude de la littérature grecque chrétienne.

Paul-Hubert Poirier

17. Olivier Dufault, Early Greek Alchemy. Patronage and Innovation in Late Antiquity. Berkeley, Department of Classics, University of California (coll. « California Classical Studies », 7), 2019, viii-168 p.

L’étude scientifique de l’alchimie et de la littérature alchimique ancienne et médiévale a vraiment commencé avec les travaux de Marcellin Berthelot et la Collection des anciens alchimistes grecs qu’il a publiée en collaboration avec Charles Émile Ruelle[21]. Celle-ci avait été suivie par les trois volumes de La chimie au Moyen Âge, dont les deuxième et troisième furent publiés avec l’aide de Rubens Duval et d’Octave Houdas, pour l’alchimie syriaque et arabe[22]. En 1981, Henri Dominique Saffrey divulguait le programme de publication des textes alchimiques grecs mis en place sous le patronage de l’Union académique internationale, qui prévoit la parution de douze volumes dans la Collection des Universités de France aux éditions des Belles Lettres (Paris)[23]. Le programme suit le classement admis des textes alchimiques en trois groupes : les « vieux auteurs » de recettes, y compris les recettes sur papyrus, les auteurs, représentés par le seul Zosime de Panopolis, et les commentateurs, jusqu’à l’époque byzantine[24]. Cinq volumes des nouveaux Alchimistes grecs ont paru à ce jour[25]. De nombreuses études ont été consacrées à ces textes[26].

Le livre d’Olivier Dufault, résultat de ses recherches doctorales (University of California, Santa Barbara) et postdoctorales (Université Laval et Ludwig-Maximilians-Universität, Munich) aborde le corpus alchimique d’un point de vue tout à fait nouveau. Le personnage central de l’ouvrage est Zosime de Panopolis, « l’auteur le plus ancien dont une portion considérable d’écrits alchimiques a été préservée par la tradition grecque et orientale[27] ». O. Dufault s’intéresse toutefois à ce singulier personnage dans une perspective élargie, qui est celle de l’histoire de la culture et de l’éducation grecques traditionnelles, la paideia à l’époque impériale et tardoantique. Pour ce faire, il aborde la question du « clientélisme » savant ou érudit (client scholars) aux premiers siècles de notre ère dans le monde gréco-romain, et, plus particulièrement, de ces érudits ou polymathes qui évoluaient dans l’entourage des gens riches et influents ou qui étaient entretenus par eux pour leurs connaissances théoriques ou pratiques. Dans le réseau complexe et ambiguë de liens qui se tissaient entre patrons et clients figuraient souvent des pratiques théurgiques ou alchimiques qui confinaient parfois à la magie.

Dans la première partie de son ouvrage (chap. 1-4), O. Dufault montre comment les représentations des magiciens (sorcerers) et des savants, du deuxième au quatrième siècle de notre ère, impliquaient l’existence d’une forme de patronage scolaire qui procurait un avantage aux clients érudits professant une expertise dans les philosophies dites « barbares » de la partie orientale de l’empire romain. Le premier chapitre présente ces client scholars tels que les font connaître les sources littéraires, notamment Juvénal, Aulu-Gelle et surtout Lucien de Samosate dans son De mercede conductis potentium familiaribus, « Sur ceux qui fréquentent les puissants pour un salaire », qui, sous couvert de l’amitié, étaient appelés à jouer parfois le rôle de magos. Que cela ait été le cas ou non, le fait de décrire des clients érudits comme des magoi était une manière de dénoncer de faux érudits, qui se faisaient remarquer par leur paideia qui dérogeait au modèle classique et qu’ils introduisaient dans les demeures des aristocrates. Dans le deuxième chapitre, « Mageia et paideia », O. Dufault formule l’hypothèse qu’« en manifestant leur intérêt pour la mageia, les mécènes ont peut-être simplement suivi la tendance érudite à s’intéresser sérieusement à la philosophie des Perses » (p. 26). L’histoire du terme magos et des mots apparentés montre comment la fascination pour la « philosophie orientale » fut répandue dans les milieux savants du deuxième au cinquième siècle de notre ère. L’auteur invoque les témoignages de Pline l’ancien, Apulée, Plotin, Origène et Eusèbe de Césarée sur la mageia, qui suggèrent que « la tradition et la science des magoi persans comprenaient la pratique de la sorcellerie » (p. 49). Le troisième chapitre évoque quelques représentations de scholars comme des sorciers savants et des parasites : le pythagoricien Anaxilaus de Larisse, connu surtout par des citations de Pline l’ancien et auteur, entre autres, de poésies légères appelées Παίγνια, le grammatikos Apion des Pseudo-Clémentines et de Flavius Josèphe, Simon « le Mage », figure centrale de la littérature pseudo-pétrinienne, le cynique Pancratès, mentionné par Alciphron et par Lucien de Samosate, qui présentent tous des caractéristiques communes : « […] ils n’étaient pas reconnus comme grecs mais comme égyptiens, juifs et/ou samaritains, ils avaient appris le grec mais leur hellénisation complète était inachevée, ils s’étaient investis dans la mageia ou étaient appelés magoi, et leurs activités étaient liées à celles des banquets aristocratiques » (p. 68). Le quatrième chapitre, « Patrons, érudits et les limites de la paideia », montre que le stéréotype du sorcier ou magicien érudit (learned socerer) était solidement implanté au quatrième siècle de notre ère, comme en témoignent les Propos de tables (Symposiaca) de Plutarque, les Éthiopiques ou Théagène et Chariclée d’Héliodore, et un fragment des Cestes de Julius Africanus préservé par Michel Psellus dans son Περὶ παραδόξων ἀναγνωσμάτων[28]. Il ressort de ces témoignages polémiques que, d’une part, certains patrons n’hésitaient pas à s’assurer les services de professionnels qu’ils pouvaient utiliser comme jeteurs de sort ou devins, et, d’autre part, que ces derniers offraient un produit qui prétendait rivaliser avec la paideia, d’où la crainte persistante que ces pratiques nouvelles et étrangères ne pervertissent l’authentique paideia, comme on le voit chez Lucien de Samosate ou Diogène Laërce.

La seconde partie de l’ouvrage (chap. 5 et 6) est consacrée à Zosime de Panopolis, personnage contrasté, indubitablement un client scholar, adepte de la mageia, et néanmoins critique de ses rivaux et promoteur de l’héritage alchimique proprement grec. Le chapitre 5, « Zosime de Panopolis et l’ancienne alchimie grecque », recense tout d’abord les mentions de l’alchimie dans la littérature tardoantique, ainsi que les témoignages relatifs à la transmutation de l’or dans la littérature non alchimique, chez Thémistius, Proclus et Énée de Gaza, pour finalement présenter la sotériologie de Zosime à travers les visions relatées dans la « première leçon sur la vertu[29] ». Si Zosime ne fait pas oeuvre originale en recourant à la transmutation des métaux en or comme métaphore de la transformation eschatologique de soi, il se distingue des autres magoi par la manière dont il intègre à son discours des éléments étrangers à la stricte pratique alchimique, ce qui fait de lui « un érudit chrétien dont l’arrière-plan éclectique incluait la littérature hermétique, juive et platonicienne » (p. 117), sans oublier les thèmes gnostiques et plus particulièrement séthiens, comme O. Dufault le souligne bien. Le sixième et dernier chapitre, « Zosime, client et savant », situe celui-ci dans la maison de sa patronne et protectrice, Théosébie, et vis-à-vis de ses rivaux, tels que Zosime les dépeint dans des écrits polémiques, « Sur le corps de la magnésie et sur son traitement », « Le premier livre de l’abstinence finale » (ou : « du compte final », πρῶτον βιβλίον τῆς τελευταῖας ἀποχῆς), et « Sur la lettre oméga ». La tactique de Zosime consiste à décrire ses adversaires comme des dévots des démons en associant le culte des démons à la goèteia et à une forme dévoyée de mageia. Zosime présente ses rivaux comme des personnages sans éducation (apaideutoi), tout en plaidant pour une pratique correcte de l’alchimie, « une entreprise morale et intellectuelle typique de la paideia et plus particulièrement de la philosophie grecque » (p. 141). Ce faisant, Zosime se réclame, tout en le critiquant, de l’alchimiste Démocrite, à qui on attribue des Φυσικὰ καὶ μυστικά, dans lequel il voit un représentant de la paideia : « Seuls des érudits éduqués à la grecque comme [Zosime] pouvaient retrouver l’antique technologie des anges déchus grâce à une interprétation minutieuse du corpus démocritéen » (p. 144). En se réclamant de Démocrite[30], « Zosime a ainsi tenté de lier la pratique alchimique à la tradition du commentaire grec » (ibid.).

Le livre dense et original d’Olivier Dufault est sans contredit une contribution importante, par-delà l’édition des textes qui se poursuit, à l’étude de la littérature alchimique et de la figure à la fois fascinante et énigmatique de l’alchimiste Zosime de Panopolis. L’ampleur de l’information que déploie O. Dufault, la finesse de ses analyses, les liens parfois inattendus qu’il établit entre des textes provenant d’horizons divers, suscitent l’admiration et tiennent le lecteur en haleine.

Paul-Hubert Poirier

18. Matthew R. Crawford, Nicholas J. Zola, ed., The Gospel of Tatian. Exploring the Nature and Text of the Diatessaron. London, New York, T&T Clark, Bloomsbury Publishing (coll. « The Reception of Jesus in the First Three Centuries », 3), 2019, xii-286 p.

L’écrivain grec chrétien Tatien, né en Syrie probablement autour des années 120-130, qui fut auditeur de Justin à Rome et revint en Orient vers la fin des années 160 ou au début de la décennie suivante, est essentiellement connu par un écrit intitulé « Aux Grecs », une apologie dans laquelle il se fait l’avocat de la sagesse ou de la philosophie « barbare », entendons : le christianisme. D’après Eusèbe (Chronique), Tatien aurait été « reconnu comme hérétique » en 172, apparemment pour des positions encratites extrêmes, prêchant, entre autres, l’abstinence sexuelle et condamnant le mariage[31]. Toujours d’après Eusèbe (Histoire ecclésiastique IV,29,6), Tatien aurait composé « une compilation et un rassemblement […] des Évangiles », qu’il aurait appelé « Diatessaron ». Ce terme (τὸ διἀ τεσσάρων) signifie littéralement « (L’écrit) à travers/au moyen des quatre (évangiles) », en d’autres termes un évangile concordant résultant de l’amalgame en un seul texte des quatre évangiles en éliminant les doublets de manière à constituer un récit continu qui s’ouvrait par le début du prologue de Jean.

L’existence du Diatessaron, son succès et son utilisation par des Églises, surtout dans l’Orient syriaque, sont bien documentés. Malheureusement, aucun exemplaire du Diatessaron n’est parvenu jusqu’à nous. Nous ne le connaissons que par un commentaire d’Éphrem le Syrien et par des traductions ou adaptations en diverses langues (arabe, persan et latin, ainsi que dans un bon nombre de langues européennes médiévales). Dès lors, les questions que soulève le Diatessaron sont nombreuses, notamment : la langue de composition (syriaque ou grec), la nature du texte évangélique utilisé par Tatien, l’existence ou non d’une « harmonie évangélique » antérieure à celle de Tatien, la possibilité de reconstruire le Diatessaron originel à partir des traductions ou adaptations anciennes (lesquelles sont susceptibles d’avoir conservé plus fidèlement le plan de l’ouvrage que la teneur du texte évangélique diatessarique). Étant donné la nature des sources fragmentaires et disparates susceptibles de donner accès au Diatessaron et le grand nombre de langues dans lesquelles elles sont conservées, les études diatessariques passent depuis longtemps pour être un domaine ésotérique, réservé à quelques initiés. Malgré ces difficultés, le Diatessaron n’a cessé, depuis le milieu du xviiie siècle, de susciter l’intérêt des spécialistes et, en particulier, des éditeurs du Nouveau Testament, dans la mesure où, s’il s’avérait possible d’en reconstruire le texte, on atteindrait alors une forme du texte évangélique antérieure à celles des grands onciaux des ive et ve siècles.

L’ouvrage que nous présentons maintenant résulte des sessions de travail tenues dans le cadre des réunions annuelles de la Society of Biblical Literature en 2016 et 2017. Sauf la première, les contributions qu’il regroupe ont été offertes initialement à l’occasion de ces rencontres et révisées par la suite en vue de la publication. Le texte de Tjitze Baarda, l’un des plus éminents spécialistes du Diatessaron, décédé en août 2017, que son état de santé avait empêché de participer aux séances communes de travail, est publié à titre posthume. Le but de l’ouvrage et du projet dont il est issu est de « raviver la conversation sur le Diatessaron » et de faire le point sur un certain nombre de questions importantes qui ont mobilisé la recherche. Cet objectif est parfaitement atteint et on peut même dire que ce livre constitue une excellente introduction à la recherche actuelle consacrée au Diatessaron et aux difficultés qu’elle pose. Les thèmes des contributions ont été judicieusement choisis de manière à couvrir les principales questions débattues concernant la nature de l’oeuvre et son texte, sans esquiver celles qui restent ouvertes ou auxquelles des réponses contradictoires sont apportées. L’introduction, signée par les éditeurs du volume, s’ouvre et se clôt sur une question posée par Francis C. Burkitt en 1934, et qui est toujours d’actualité, à savoir « si nous devons considérer [le Diatessaron] comme la dernière tentative de produire un nouvel Évangile, ou comme la première tentative de traduire les quatre canoniques » (cité p. 1). Chacune des neuf contributions, regroupées en trois parties, mériterait une présentation détaillée. Nous nous contenterons, dans le cadre de cette chronique, d’en donner le titre et un bref aperçu.

Première partie, « The Sources of Tatian’s Gospel » : 1. Tjitze Baarda, « The Diatessaron and Its Beginning. A Twofold Statement of Tradition » (ce que signifie le fait que le Diatessaron débute par Jn 1,1-5 : à la fois inviter les païens à lire une histoire de Jésus qui s’ouvre sur le Logos, et inviter les chrétiens à accepter un évangile suspect pour certains) ; 2. Charles E. Hill, « Diatessaron, Diapente, Diapollon ? Exploring the Nature and Extent of Extracanonical Influence in Tatian’s Diatessaron » (l’auteur répond négativement à la question de l’utilisation par Tatien d’évangiles « extracanoniques » pour la fabrication du Diatessaron) ; 3. Jan Joosten, « Tatian’s Sources and the Presentation of the Jewish Law in the Diatessaron » (à la même question, l’auteur répond positivement : Tatien aurait eu recours à un évangile préexistant en araméen occidental ; plaidoyer en faveur des témoins syriaques du Diatessaron). Deuxième partie, « The Nature of Tatian’s Gospel » : 4. Francis Watson, « Harmony or Gospel ? On the Genre of the (So-Called) Diatessaron » (le Diatessaron n’est pas une harmonie d’évangiles préexistants, mais un évangile de plein droit, et Tatien est un évangéliste éditant ses sources, comme l’avaient fait ses prédécesseurs, et non un simple harmonisateur) ; 5. Nicholas Perrin, « What Justin’s Gospels Can Tell Us about Tatian’s. Tracing the Trajectory of the Gospel Harmony in the Second Century and Beyond » (le Diatessaron de Tatien se situe sur une trajectoire à l’origine de laquelle se trouverait l’harmonie évangélique utilisée par son maître Justin, sans que pas plus le Diatessaron que l’harmonie justinienne n’ait prétendu remplacer les quatre « canoniques ») ; 6. James W. Barker, « Tatian’s Diatessaron and the Proliferation of Gospels » (conformément aux habitudes de lecture des anciens, Tatien, en harmonisant les quatre, n’entendait ni les remplacer ni leur faire concurrence). Troisième partie, « The Witnesses to Tatian’s Gospel » : 7. Ian N. Mills, « The Wrong Harmony. Against the Diatessaronic Character of the Dura Parchment » (le parchemin no 24 de Doura [Europos], publié en 1935, n’est pas un fragment du Diatessaron de Tatien, mais d’une autre harmonie évangélique) ; 8. Ulrich B. Schmid, « Before and After. Some Notes on the Pre- and Post-History of Codex Fuldensis » (ce manuscrit, compilé par Victor de Capoue en 546, est une harmonie évangélique dont le texte est celui de la Vulgate mais la forme, celle du Diatessaron de Tatien ; d’après l’auteur et contrairement à une opinion reçue, le codex Fuldensis serait la source de toutes les harmonies vernaculaires occidentales, et serait ainsi « le seul témoin indépendant du Diatessaron de Tatien en Occident, digne, à ce titre, de figurer à côté du Commentaire d’Éphrem et du Diatessaron arabe ») ; 9. Nicholas J. Zola, « The Use of Tatian’s Diatessaron in the Textual Criticism of the Gospels and the Future of Diatessaronic Studies » (revue critique de l’utilisation du Diatessaron, plus souvent qu’autrement inadéquate, dans les éditions imprimées du Nouveau Testament, de 1707 à 2014, et recommandations pour remédier à la situation, dont celle d’aménager un apparat séparé pour le témoignage du Diatessaron, de manière à ne pas faire figurer cette source largement reconstruite à côté de manuscrits existants réellement).

Chacune des contributions de cet ouvrage collectif est à sa manière une leçon de méthode, en plus d’enrichir nos connaissances sur le Diatessaron. Particulièrement instructive est la contribution de N.J. Zola qui constitue un véritable vade-mecum pour une lecture correcte des renvois au Diatessaron dans les apparats des éditions critiques du Nouveau Testament, anciennes comme plus récentes. Ajoutons que tous les textes se distinguent par leur clarté et leur lisibilité. Une bibliographie finale et trois index (des sources anciennes, des auteurs modernes et des sujets) permettront d’utiliser l’ouvrage comme un quasi-manuel consacré au Diatessaron.

Paul-Hubert Poirier

19. Peter Riedlberger, Prolegomena zu den spätantiken Konstitutionen. Nebst einer Analyse der erbrechtlichen und verwandten Sanktionen gegen Heterodoxe. Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog Verlag e. K., 2020, 898 p.

Dans ce gros ouvrage intitulé « Prolégomènes aux constitutions de l’Antiquité tardive, avec une analyse des sanctions contre les hétérodoxes visant les droits successoraux et des sujets apparentés », Peter Riedlberger, titulaire de la chaire pour l’histoire et la culture de l’Antiquité tardive à l’Université de Bamberg et associé au Laboratoire d’études sur les monothéismes (CNRS, Paris), propose un examen des mécanismes législatifs du droit romain des ive et ve siècles dont l’intérêt dépasse largement ce qu’indique le sous-titre de l’ouvrage. Celui-ci consiste essentiellement en une étude approfondie d’un certain nombre de titres ou de chapitres du livre XVI du Code théodosien, qui regroupe les lois religieuses promulgués depuis Constantin (312) jusqu’à Théodose II (438, date de promulgation du Code)[32]. Le premier chapitre de l’ouvrage, les « Prolégomènes » proprement dits, porte sur les principes de la législation tardoantique et sur le Code théodosien comme compilation. Sur près de 250 pages, l’auteur examine successivement, entre autres, la typologie des normes impériales de l’Antiquité tardive (rescrits, constitutions, originaux et copies), leur promulgation, la genèse des lois tardoantiques, le cahier des charges des compilateurs du Code théodosien. Ce chapitre constitue une excellente introduction au Code, aux conditions de son élaboration et aux limites d’un tel recueil. Le deuxième chapitre présente le contexte ou l’arrière-plan (« Der Hintergrund ») de l’enquête, à savoir les lois touchant les droits successoraux dans l’Antiquité tardive. Après des remarques générales sur les legs et les héritages, l’auteur présente, tirées des livres 3, 4, 9 et 16 du Code théodosien et du livre 5 du Code justinien, des sanctions touchant le droit successoral étrangères à la législation sur les hétérodoxes, ainsi que les peines autres que successorales imposées à ceux-ci, dont l’infamie. L’auteur en profite pour revisiter et critiquer, sur ce point comme sur d’autres, certaines idées reçues de la recherche ancienne et récente. Les quatre chapitres qui suivent constituent autant d’études de cas et de la manière dont les interdictions de tester ou d’hériter ont affecté les manichéens (chap. III), les donatistes (chap. IV), les eunomiens (chap. V) et les apostats, c’est-à-dire les chrétiens passant ou revenant au paganisme par opportunisme ou autrement (chap. VI). Chacun de ces chapitres commente les passages — ou fragments, comme les désigne l’auteur — du Code théodosien qui visent les groupes en question. L’étude des passages est chaque fois précédée d’un status quaestionis substantiel. Le chap. VII est consacré à la législation successorale postérieure à 428 et jusqu’au Code justinien, publié en 529. Dans les quelques pages qui font la synthèse des résultats de l’étude (p. 811-815), P. Reidlberger note que le dénominateur commun de toutes les mesures prises à l’encontre des hétérodoxes est l’interdiction de disposer du sort posthume de leurs propres biens par le biais d’un testament, ce qui privait ceux-ci de l’exercice d’un droit civil fondamental et contribuait à marquer leur exclusion de la société. Dans certains cas, l’interdiction de tester ou d’hériter s’accompagnait de celle de faire ou de recevoir des dons entre vifs. Pour les manichéens, pareille disposition équivalait à interdire aux catéchumènes de subvenir, par des aumônes ou par des legs, aux besoins des élus (cf. p. 493 et 812). De tous les groupes hétérodoxes visés par le Code théodosien, celui des manichéens écope à lui seul de toutes les mesures qui s’appliquent de manière sélective aux autres dissidents. Outre l’analyse d’une trentaine de « fragments » du Code théodosien, l’ouvrage de Riedlberger est une mine d’informations sur le vocabulaire juridique ou religieux de l’Antiquité tardive (par exemple, sur le terme « apostat », p. 686-692). L’historien des religions aussi bien que le spécialiste du droit romain y trouveront leur compte. L’index des matières et des textes cités permettront de tirer le meilleur parti de ce riche instrument de travail.

Paul-Hubert Poirier

20. Tobias Nicklas, Jens Schröter, Joseph Verheyden, ed., Texts in Context. Essays on Dating and Contextualising Christian Writings from the Second and Early Third Centuries. Leuven, Paris, Bristol, Peeters (coll. « Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium », 319), 2021, viii-319 p.

Cet ouvrage regroupe une douzaine de communications présentées lors d’un colloque tenu à la Katholieke Universiteit Leuven, du 5 au 7 décembre 2018. Ce colloque faisait pendant à un autre qui s’était tenu à l’Université Humboldt de Berlin en octobre 2015 et qui avait été consacré aux textes de Nag Hammadi dans l’histoire de la littérature et de la théologie du christianisme primitif [33]. Pour celui de Leuven, on a voulu élargir la perspective à l’ensemble de la littérature des deuxième et troisième siècles en ciblant des oeuvres dont la date et le contexte de rédaction font particulièrement l’objet de débat. D’emblée, les éditeurs du volume déclarent avoir accordé l’attention qu’il fallait à la « New Philology ». Ce que l’on désigne par cette étiquette est un mouvement qui est d’abord apparu dans le contexte de l’ethnohistoire et qui a été transposé dans les études médiévales où, souvent, on est, pour un seul et même texte, confronté à des traditions manuscrites très divergentes qui rendent difficile sinon impossible l’établissement d’éditions critiques au sens habituel du terme et obligent à considérer les formes variantes d’une oeuvre comme autant de recensions aussi légitimes les unes que les autres sur le plan textuel. Appliquée aux écrits abordés dans le cadre du colloque, cette approche consiste à « se demander si ces textes doivent être lus dans leur contexte “original” ou plutôt dans celui dans lequel il faut dater les copies qui nous sont parvenues » (p. 1). Mais on comprend vite, à lire ce qu’ajoutent les éditeurs du volume, qu’ils n’entendent pas souscrire sans réserve à la « nouvelle philologie », car ils soulignent « les difficultés que posent la datation et la contextualisation de nombre de ces écrits anciens, ainsi que l’ingéniosité (ingenuity) de certains à formuler des propositions réellement innovantes, bien que peu convaincantes jusqu’à présent » (ibid.). De fait, la plupart des contributions de l’ouvrage, tout en étant attentives à renouveler les perspectives et les approches, relèvent plutôt de ce qu’on entend habituellement par philologie. Cela dit, ce recueil rassemble des travaux d’une grande qualité et du plus haut intérêt dans la mesure où ils portent tous sur des textes pour lesquels il ne règne guère de consensus, comme le montre la contribution inaugurale du volume.

C’est en effet au « problème ignatien » que s’attaque Paul Foster (Édimbourg), pour déterminer dans quelle mesure les diverses recensions d’un corpus de lettres reflètent des intérêts divergents et des développements sur le plan de la théologie. À cette fin, il soumet à un nouvel examen les trois recensions des Lettres d’Ignace d’Antioche, longue (13 lettres), moyenne (7 lettres) et brève (3 lettres conservées en syriaque seulement), envisagées du point de vue de leurs relations réciproques et de leur posture théologique. Il montre que « la recension moyenne des sept lettres d’Ignace n’est pas seulement la forme récupérable la plus ancienne du corpus, mais aussi que la recension moyenne peut être comprise comme les écrits authentiques d’Ignace » (p. 46-47). En même temps, il insiste à juste titre sur la nécessité de considérer pour elles-mêmes les recensions longue et brève, dans la mesure où elles témoignent de préoccupations théologiques et ecclésiales propres. La contribution de Christopher M. Tuckett (Oxford) portait sur deux écrits également problématiques, la (première) Lettre de Clément de Rome et l’écrit connu comme Deuxième lettre du même Clément. S’il montre que les arguments avancés pour dater précisément 1 Clément de la fin du premier siècle sont au mieux ambigus, il conclut que « malgré ces incertitudes, il n’en reste pas moins que la datation traditionnelle n’a pas été démontrée comme étant erronée ; en effet, on peut dire que, même en tenant compte de considérations plus générales, une date située au milieu des années 90 peut encore convenir remarquablement bien » (p. 63). En ce qui concerne 2 Clément, son analyse le conduit à proposer « une date pas trop tardive dans le deuxième siècle », en tout cas dans la première moitié du siècle, en raison, notamment, du fait que « le texte semble provenir d’un contexte où des influences pas plus marcionites que “gnostiques” ne sont perçues comme une menace quelconque » (p. 72). Intitulée « The Didache and the Apostolic Constitutions in the Context of Association Rules », la contribution de John S. Kloppenborg (Toronto) ne porte en fait que sur le premier texte. Il examine tout d’abord les statuts ou règlements d’associations cultuelles (« cultic associations ») connus par la documentation surtout papyrologique, ainsi que les νόμοι et les leges collegiorum, attestés par des inscriptions, pour conclure que « la comparaison de la Didachè avec les règlements des associations grecques, romaines et judéennes [Qumrân] indique de nombreux points communs, mais aussi quelques traits distinctifs » (p. 94-95), notamment le fait que la Didachè cite le texte des prières quotidiennes qui doivent être récitées et qu’elle se préoccupe de l’enseignement et de la nécessité d’éprouver ceux qui prétendent enseigner. Mais il ne me semble pas que cela justifie pour autant de considérer les prescriptions de la Didachè comme de simples adaptations des pratiques courantes des associations et des guildes « pour contrôler la production de connaissances communes » (p. 95). La question de la provenance de l’Évangile des Hébreux (« Whence the Gospel according to the Hebrews ? ») à laquelle s’est attaqué Jörg Frey (Zurich) n’est pas des plus faciles, notamment en ce qui concerne la nature et les contours de cet évangile, qui n’est connu que par des fragments et par des témoignages qui ne sont pas des plus clairs. Frey examine d’abord les aspects méthodologiques de la question (« On Dating and Locating Early Christian Texts », « Jewish-Christian Gospels - A Way Back to Christian Origins ») et revient sur les fragments de l’Évangile des Hébreux et leur nature. Sur la base de divers indices, il conclut prudemment que cet évangile représente les traditions des communautés judéo-chrétiennes d’Égypte et d’Alexandrie, et qu’il a dû être composé avant les émeutes juives de 115-117, au plus tard dans la première décennie, ou au début de la deuxième, du deuxième siècle. Il serait dès lors à peu près contemporain des évangiles de Matthieu et de Jean, ou légèrement antérieur à ceux-ci. Dans « Dating and Contextualising the Nag Hammadi Codices and their Texts. A Multi-Methodological Approach Including New Radiocarbon Evidence », Hugo Lundhaug (Oslo), auteur, avec Lance Jenott, d’une monographie sur une possible origine monastique des manuscrits de Nag Hammadi, rappelle tout d’abord les indices qui permettent de dater les codices, grosso modo de la seconde moitié du ive ou du début du ve siècle, ce que n’infirme pas les résultats des deux tests de 14C qui ont été menés (voir les figures à la fin de l’article). Sur la datation des textes de Nag Hammadi et non des manuscrits, il rappelle tout d’abord, fidèle en cela à la « New Philology », qu’« il va sans dire que le fait de choisir de contextualiser nos lectures en fonction des dates et contextes des hypothétiques originaux et de leurs auteurs, ou de les contextualiser à la lumière de la date et de la provenance des manuscrits, fait une différence significative » (p. 132). D’après Lundhaug, on échapperait à ce dilemme « en lisant les textes comme littérature copte à la lumière d’autres textes coptes de la période de production et d’utilisation des manuscrits » (ibid.). J’admets volontiers que la quête des supposés originaux des textes coptes de Nag Hammadi est une entreprise risquée, mais une approche historique globale de ces textes ne saurait s’en dispenser. La contribution de Christine Jacoby (Berlin), intitulée « Irénée, Tertullien et l’Évangile selon Philippe (NHC II, 3) sur la résurrection de la chair. Questions sur la situation théologique et historique de textes en relation avec des sujets de controverse dans le christianisme primitif », veut montrer que les oeuvres d’Irénée de Lyon et de Tertullien constituent un contexte plausible pour l’interprétation de l’Évangile selon Philippe. Le point de départ de la démonstration de Jacoby est le § 23 de l’évangile, qui porte sur la résurrection « dans la chair ». Hésitante quant au valentinisme de l’écrit, elle veut « ouvrir une nouvelle perspective sur la réception et peut-être même la poursuite de la rédaction (Fortschreibung) de l’Évangile selon Philippe en Haute Égypte aux quatrième et cinquième siècles » (p. 146) : « Il est tout à fait concevable, ajoute-t-elle — en se réclamant de Hugo Lundhaug —, que cet écrit ait été lu intensivement dans cet environnement temporel et spatial, sous les patriarches de Théophile et de Cyrille d’Alexandrie » (ibid.)[34]. La belle contribution de Konrad Schwarz (Berlin), auteur d’un ouvrage récent sur les paraboles dans l’Évangile selon Thomas[35], porte sur la place de cet évangile dans l’histoire de la théologie du christianisme antique. Dans un premier temps, il présente les manuscrits et les attestations anciennes de l’Évangile selon Thomas, pour en venir à la question de la situation théologique de l’écrit par rapport au judaïsme (désignation des Juifs, observances), au christianisme (évangiles de Matthieu et de Jean) et à la philosophie impériale (Dieu et le monde, la vie). Thomas se distancie du judaïsme, marque sa différence avec le christianisme représenté par Matthieu et Jean, mais se rapproche de la philosophie pour l’anthropologie, l’image de Dieu et l’accès à la vie, autant de prises de position qui, combinées au goût de l’écrit pour l’aphorisme, pointent résolument vers le iie siècle. Dans sa contribution, Francis Watson (Durham) convoque l’Épître apocryphe de Jacques (NH I,2) comme témoin des débats qui avaient cours au sujet du statut des apôtres. L’écrit minimise le rôle des Douze en regard de la connaissance accordée à Pierre et surtout à Jacques par le Sauveur[36]. Comme une lacune du manuscrit nous empêche de lire le nom du destinataire de la lettre sauf pour les trois dernières lettres (ⲑⲟⲥ), Watson reprend l’ancienne conjecture de Kirchner, qui lisait ⲕⲏⲣⲓⲛⲑⲟⲥ, Cérinthe, qu’il actualise en ⲡⲁϣⲏⲣⲉ ⲕⲏⲣⲓⲛⲑⲟⲥ, « mon fils Cérinthe », ce qui, tout en étant paléographiquement possible, demeure bien spéculatif. Jean-Daniel Dubois (Paris) se demande, pour sa part, si on peut dater l’Écrit secret de Jean (NH II,1 ; III,1 ; IV,1 ; BG 2). Ce faisant, il dresse un très utile tableau des hypothèses qui ont été avancées pour l’interprétation et la situation de cet écrit majeur, et des questions encore en suspens. Pour la datation du texte, il s’en tient à la position raisonnable qui le situe vers le milieu du deuxième siècle. Dylan M. Burns (Berlin) a consacré sa communication aux contextes philosophiques des doxographies sur la providence contenues dans la Sagesse de Jésus Christ (NH III,4 ; BG 3), Eugnoste (NH III,3 ; V,1) et le Traité tripartite (NH I,5). Par-delà les points communs à ces trois « doxographies », auxquelles on pourrait joindre celle du Livre des lois des pays, Burns met bien en lumière la perspective et la rhétorique qui leur est propre, ainsi que la place que tiennent des termes comme διαίρεσις et διαφωνία[37]. La dernière contribution de l’ouvrage, signée par Anna Van den Kerkhove (Paris), « Dating the Gospel of Judas », porte sur un manuscrit dont l’existence n’a été révélée qu’en 2004, et la publication réalisée en 2006. Le Codex Tchacos est connu essentiellement à cause de l’Évangile de Judas qu’il contient. Comme Irénée de Lyon mentionne un évangile sous le même titre, on s’est vite demandé s’il s’agissait du même que celui du manuscrit copte ou d’un autre texte. Avec de très bons arguments, dont l’identité de titre, A. Van den Kerkhove plaide pour un unique Évangile de Judas, ce qui signifie que la Vorlage grecque de l’évangile copte est antérieure à Irénée[38]. Elle pense également, là aussi avec raison, que nous sommes probablement en présence de « two writings, one text », de deux versions d’un même écrit. Pour la datation, elle conclut que « le texte pourrait avoir été composé dans le troisième quart du deuxième siècle, peut-être quelques années avant qu’Irénée ne le mentionne dans son Adversus haereses » (p. 290). Les index par lesquels il se termine permettront de tirer le meilleur profit de ce très riche ouvrage qui se distingue par son homogénéité et sa cohérence.

Paul-Hubert Poirier

21. Marie-Anne Vannier, dir., Renouveau patristique et oecuménisme. Paris, Beauchesne éditeur (coll. « Actualité des Pères de l’Église »), 2017, 175 p.

Après avoir édité les actes du colloque universitaire Patristique et oecuménisme tenu à Constanţa en Roumanie en 2008 à l’initiative du théologien, poète et essayiste roumain Cristian Badilita, les éditions Beauchesne publient en 2017 le premier numéro d’une nouvelle collection intitulée Actualité des Pères de l’Église, dirigée par la Française Marie-Anne Vannier, professeur de théologie à l’Université de Lorraine et membre de l’Institut universitaire de France, patristicienne de renom et spécialiste des grands maîtres spirituels que sont les Pères du désert, Augustin (sur qui elle a fait sa thèse en philosophie), Hildegarde de Bingen, Maître Eckhart et les mystiques rhénans. Cette nouvelle collection a pour but premier de montrer comment les Pères de l’Église peuvent encore inspirer la pensée moderne et aider à la résolution de questions contemporaines touchant à la théologie et l’anthropologie. Comme le montre ce très beau premier numéro, il n’est question ici ni d’ignorer la distance qui sépare les Pères de notre mode de vie et de pensée modernes, ni de plaquer des « recettes » patristiques sur des problématiques contemporaines, mais plutôt de voir comment la manière dont les Pères ont compris et vécu le mystère de Dieu, de l’homme et de l’Église peut nous aider à mieux relever les défis théologiques, anthropologiques et ecclésiologiques d’aujourd’hui. Cette nouvelle collection a aussi pour but de présenter l’actualité des études patristiques, les dernières découvertes et études, par exemple ici les homélies sur les Psaumes d’Origène et les nouvelles études sur Fortunatien d’Aquilée et Ambroise de Milan. Il faut entendre ainsi le terme « Actualité » dans ces deux acceptions : actualité des Pères pour notre temps, et actualité des études et découvertes sur les Pères.

Ce premier numéro reprend les actes du colloque Renouveau des études patristiques et oecuménisme qui s’est tenu à Metz les 20 et 21 octobre 2015, ainsi que le colloque sur l’actualité des Pères de l’Église qui s’est tenu à Metz les 8 et 9 mars 2017, d’une manière plus complète que ce qui avait été publié en 2015 au numéro 140 de la collection « Connaissance des Pères de l’Église » dont Marie-Anne Vannier est la rédactrice en chef. Le volume recensé ici regroupe les contributions de quatorze auteurs catholiques, orthodoxes et protestants ayant en commun un grand intérêt pour les Pères de l’Église mais aussi pour l’oecuménisme. Marie-Anne Vannier la première pose la question principale de cet ouvrage : quel est le lien de cause à effet entre renouveau patristique et oecuménisme ? Les Pères appartiennent en effet à l’Église indivise et ont été à l’origine du renouveau de l’Église tout au long de son histoire jusqu’à Vatican II, qui marque un nouveau départ pour l’oecuménisme. Marie-Anne Vannier postule que le renouveau patristique féconde le dialogue oecuménique qui lui-même favorise le renouveau patristique. C’est ce dont la plupart des auteurs vont être témoins en fonction de leur propre expérience de chercheurs et de chrétiens soucieux de l’unité de l’Église. Pour Job de Telmessos, les Pères en général et Ignace d’Antioche en particulier permettent une meilleure compréhension de ce qu’est l’Église et opèrent dans toutes les traditions chrétiennes des déplacements féconds pour l’unité sur des questions sensibles comme la tradition, le mono-épiscopat, la primauté et la collégialité, le sacerdoce universel des fidèles. Michel Van Parys aspire lui à une herméneutique des Pères commune à toutes les Églises. Alexandre Siniakov invite à penser l’Église aujourd’hui comme les Pères la concevaient : c’est-à-dire une, et non confessionnelle, en la considérant d’abord comme une avant de la voir comme divisée. Il dénonce ainsi le confessionnalisme qui est l’opposé du sens de l’Église selon les Pères. Rémi Gounelle montre l’intérêt pour l’oecuménisme des recherches communes sur la littérature apocryphe : comprendre l’autre même s’il est déroutant, faire l’effort de resituer ces théologies dans l’ensemble de la théologie chrétienne, reconnaître la diversité du christianisme dans l’espace et dans le temps comme une richesse, redécouvrir sa propre tradition religieuse et comment elle s’est élaborée, reconnaître à la fois la grande diversité du christianisme en ses débuts et la grande parenté dans les formes de christianisme qui ont subsisté à travers les siècles jusqu’à aujourd’hui. Ainsi pour lui, les chercheurs sur la littérature apocryphe sont particulièrement prédisposés à l’oecuménisme. Alfons Fürst vante avec audace les mérites d’Origène pour progresser sur le chemin de l’unité. La théologie et la mystique de l’Alexandrin confinent en effet à l’union à Dieu et aux autres, rappelant ainsi qu’oeuvrer à l’unité de l’Église et même de toute l’humanité est une nécessité, invitant ainsi à être animé du désir de communion avec tous les hommes et à reconnaître que les divisions sont des situations de péché contraires au projet de Dieu pour l’humanité. Pour Lorenzo Perrone, un Père est actuel s’il est lu et relu en montrant aussi son inactualité. Il prend encore l’exemple d’Origène et invite à l’imiter comme « théologien en recherche ». Agnès Bastit fait le point sur la redécouverte des commentaires de Fortunatien d’Aquilée, et Gérard Nauroy sur le renouveau des études sur Ambroise de Milan, mais sans lien évident avec l’oecuménisme. Pour Ugo Zanetti, les Pères du désert peuvent inspirer une vraie attitude féconde pour l’oecuménisme, car féconde pour la vie chrétienne véritable : se reconnaître pécheur et confiant en la miséricorde et la patience de Dieu, ne pas renoncer au combat spirituel, faire preuve de bon sens et de discernement. Jacques Elfassi montre la féconde coopération dans les études patristiques entre Orient et Occident à travers les recherches sur Isidore de Séville, très étudié aussi en Europe de l’Est et en Russie. Pablo Argàrate témoigne du grand renouveau théologique et patristique en Roumanie lié à un nouvel et bel élan oecuménique, et du rôle majeur de l’Autriche où existe depuis fort longtemps une vraie tradition de travail universitaire commun entre les différentes traditions chrétiennes. Antoine Lambrechts s’intéresse à la diffusion et à la popularité de l’oeuvre L’imitation du Christ de Thomas a Kempis en Russie, comme bel exemple de richesse spirituelle partagée entre Orient et Occident, beau cadeau de l’Occident accueilli favorablement par l’Orient. L’ouvrage se termine par une contemplation du mystère de l’Église, celle de Léonide A. Ouspensky, qui commente l’icône russe de la Pentecôte. L’Église est un mystère d’unité, image et reflet de l’unité de la Sainte Trinité.

Les contributions des auteurs sont ainsi toutes très intéressantes du point de vue patristique mais d’intérêts inégaux quant à l’oecuménisme, ce que l’on peut regretter peut-être quand le titre de l’ouvrage semble cibler vraiment l’oecuménisme. Mais de l’ensemble ressort une impression générale très satisfaisante et très réjouissante, car la grande majorité de ces auteurs nous invitent à un vrai déplacement pour comprendre quel est ce lien vital de fécondité mutuelle entre études patristiques et oecuménisme. En effet, la plupart passent assez vite sur l’idée classique selon laquelle l’étude des Pères encourage l’oecuménisme, car les Pères appartiennent à l’Église indivise, et qu’un travail de recherche commun est toujours propice à la rencontre et à la connaissance mutuelle. Mais l’accent est ici mis ailleurs, et l’idée majeure qui traverse presque toutes les contributions est qu’une réalité plus profonde encore permet une vraie fécondité patristique de l’oecuménisme, à savoir la posture ecclésiale dont les Pères sont témoins et les dispositions que les Pères nous invitent à imiter pour progresser dans la recherche de l’unité de l’Église du Christ : désirer l’unité, accepter de se laisser déplacer dans sa propre tradition, vivre pleinement la charité, comprendre l’Église dans son mystère divin à partir de sa fin (de son eschaton). Non seulement catholiques et protestants peuvent progresser ensemble vers l’unité grâce à l’exégèse patristique, non seulement orthodoxes et catholiques peuvent se rapprocher grâce à la dogmatique patristique, mais tous peuvent prendre le chemin de l’unité grâce à l’ecclésiologie des Pères, car elle est fondamentalement une ecclésiologie de communion. Les Pères ont toujours compris l’Église comme mystère de communion et d’unité, c’est pour cela qu’ils se sont toujours battus pour préserver cette unité. Ils l’ont toujours ardemment désirée en sachant combien elle pouvait être menacée, dès sa naissance. Il me semble que l’intérêt propre de cet ouvrage est à ce niveau-ci de compréhension, un beau premier exemple d’actualité des Pères de l’Église. Vivement le prochain numéro !

Benoît Tissot

Gnose et manichéisme

22. Konrad Schwarz, Gleichnisse und Parabeln Jesu im Thomasevangelium. Untersuchungen zu ihrer Form, Funktion und Bedeutung. Berlin, Boston, Walter de Gruyter GmbH (coll. « Beihefte zur Zeitschrift für die neutestamentliche Wissenschaft », 236), 2020, xiv-367 p.

L’existence d’un Évangile selon Thomas a été signalée dès le début du iiie siècle et on relève, dans l’Elenchos du Pseudo-Hippolyte de Rome et chez Origène des échos, sinon des citations, de l’une ou l’autre des paroles de Jésus conservées dans cet évangile. Il faudra cependant attendre le milieu du xxe siècle pour qu’après la découverte, en 1897 et 1904, de ce qui allait s’avérer en être des fragments grecs, on ait accès, sous la forme d’une version copte, à un texte virtuellement complet de l’Évangile selon Thomas. Retrouvé en 1945 à Nag Hammadi, publié en facsimilé en 1956 et édité pour la première fois en 1959, l’Évangile selon Thomas a rapidement retenu l’attention par sa forme singulière et son contenu unique : un recueil de 114 dits de Jésus (appelés habituellement « logion », au pluriel « logia ») de nature diverse. Certaines de ces paroles sont quasi identiques ou très semblables à des paroles figurant dans les évangiles synoptiques, d’autres étaient connues par des citations d’auteurs anciens, d’autres, enfin, s’avéraient tout à fait nouvelles. On y relève notamment une quinzaine de paraboles ou de comparaisons, dont plusieurs ont un parallèle dans les synoptiques. Ces paraboles ont très tôt suscité la curiosité des spécialistes et ont fait l’objet de nombreuses publications. Cependant aucune étude d’ensemble ne leur avait été consacrée. C’est maintenant chose faite grâce à cette monographie de Konrad Schwarz, issue d’une thèse de doctorat soutenue en 2018 devant la Faculté de théologie de l’Université Humboldt de Berlin sous la direction du professeur Jens Schröter. Dans cet ouvrage, K. Schwarz, collaborateur scientifique attaché à la chaire de Nouveau Testament de cette université, étudie non seulement les paraboles au sens strict mais aussi des paroles construites comme des comparaisons, d’où le double titre retenu : Gleichnisse und Parabeln Jesu. Schwarz reprend ainsi la distinction instaurée par Rüdiger Zymner dans sa contribution au Handbuch der literarischen Gattungen et que Schwarz résume ainsi : « Dans le cas d’une comparaison, le récit a un caractère “figuré”, imaginaire, qui se traduit par le fait que la comparaison est principalement formulée au présent. La parabole, en revanche, peut être considérée comme une “histoire inventée”, un “récit destiné à faire illusion” raconté au passé[39] ». Les paraboles ainsi entendues sont au nombre de douze (log. 8, 9, 57, 63, 64, 65, 76, 96, 97, 98, 107, 109), alors que Schwarz recense cinq comparaisons (log. 20, 21, 22, 60, 102).

L’ouvrage comporte quatre chapitres. Le premier propose une « approche méthodologique en relation avec l’histoire de la recherche ». Dans la première partie de ce chapitre, l’auteur présente tout d’abord les témoins manuscrits de l’Évangile selon Thomas : le codex II de Nag Hammadi et les papyri d’Oxyrhynque 1, 654 et 655, qui attestent l’existence de l’Évangile selon Thomas dans la première moitié du iiie siècle en Égypte. Il accorde une attention particulière au « profil littéraire » et à la question du « genre » (Gattung) de l’écrit. Contrairement à plusieurs commentateurs qui considèrent l’Évangile selon Thomas comme une enfilade ou une liste de paroles de Jésus, K. Schwarz montre bien que l’écrit présente les dits dans un cadre narratif, défini d’emblée par le prologue (« Voici les paroles secrètes que Jésus qui est Vivant a dites et qu’a écrites Didyme Judas Thomas. Et il a dit […] »), auquel se rattachent les logia par le biais de la reprise litanique de la phrase « Jésus/il a dit » qui les introduit. Il n’en reste pas moins que l’Évangile selon Thomas peut être considéré comme relevant d’un « genre hybride », un « évangile constitué de paroles ou de discours » (Spruch- oder Redenevangelium), « qui se situe à la frontière entre un récit sur Jésus et un recueil de paroles » (p. 31). En ce qui concerne les sources de l’Évangile selon Thomas, K. Schwarz considère que l’influence sur celui-ci des évangiles devenus canoniques et les indications selon lesquelles les fragments grecs d’Oxyrhynchos ont été retrouvés en compagnie de textes devenus canoniques imposent de le considérer d’abord dans l’horizon de la littérature chrétienne du iie siècle (p. 47). Il considère également qu’« une attribution globale de l’Évangile selon Thomas à la “gnose” semble problématique sur le plan méthodologique, surtout au vu des différences considérables qu’il présente avec des textes “gnostiques” importants comme l’Écrit secret de Jean » (ibid.). La seconde partie du premier chapitre porte sur les problèmes méthodologiques d’une interprétation des comparaisons et des paraboles dans l’Évangile selon Thomas, tels qu’ils sont posés depuis la publication du grand ouvrage d’Adolf Jülicher en 1910. Se situant dans la perspective des études narratives, K. Schwarz considère (p. 65-70) les comparaisons et paraboles comme des « récits enchâssés » (Binnenerzählungen). Le premier chapitre de l’ouvrage se termine sur une histoire de la recherche sur les paraboles thomasiennes, inaugurée par Gérard Garitte dès 1957.

Dans le deuxième chapitre, plus bref, K. Schwarz examine d’abord les caractéristiques formelles des comparaisons et des paraboles de l’Évangile selon Thomas, notamment les signaux textuels qui invitent le lecteur à opérer un transfert de sens, comme la formule « Le Royaume (du Père) est semblable à » ou « ressemble à ». Passant ensuite au contexte herméneutique, il note l’importance de l’opposition vie-mort dans l’Évangile selon Thomas en général et dans les matériaux paraboliques en particulier. Ces matériaux ne font toutefois pas l’objet, dans l’Évangile, d’une réflexion ou d’une thématisation explicite, comme en Mc 4,10-12 ou celle que Helmut Koester voulait voir dans le log. 62 (« C’est à ceux qui [sont dignes] de [mes] mystères que je dis mes mystères »).

Consacré à l’analyse des comparaisons et des paraboles dans l’Évangile selon Thomas, le troisième chapitre de l’ouvrage en constitue la pièce maîtresse. Les logia suivants sont commentés : 8 (parabole du pêcheur avisé) ; 9 (parabole du semeur) ; 20 (comparaison du grain de sénevé)[40] ; 21 (comparaison des enfants surpris dans un champ qui ne leur appartient pas) ; 22 (comparaison des nourrissons qui tètent) ; 57 (parabole de l’ivraie) ; 60 (comparaison du Samaritain qui portait un agneau) ; 63 (parabole du riche et de ses vains projets) ; 64 (parabole des invités à la noce) ; 65 (parabole des vignerons homicides) ; 76 (parabole du marchand et de la perle) ; 96 (parabole du levain) ; 97 (parabole de la femme qui portait une cruche de farine) ; 98 (parabole de l’homme qui voulait tuer un grand personnage) ; 102 (comparaison du chien couché dans la mangeoire) ; 107 (parabole de la brebis perdue) ; 109 (parabole du trésor caché). Pour chacun de ces textes, K. Schwarz analyse la structure narrative, les aspects sémantiques et, pour certains, l’arrière-plan sociohistorique, avant de proposer une interprétation d’ensemble.

Le quatrième chapitre dresse le bilan de l’enquête à un double titre : les comparaisons et les paraboles dans l’Évangile selon Thomas, et les comparaisons et les paraboles de l’Évangile selon Thomas dans le contexte de la littérature du christianisme primitif et de la philosophie gréco-romaine. En ce qui concerne le premier aspect, l’auteur en arrive à une conclusion importante pour la production de l’écrit : « Bien que l’on puisse supposer que la croissance de l’Évangile selon Thomas s’est étendue sur une longue période et en absorbant des matériaux différents, on peut affirmer, au vu des résultats de l’enquête sur les comparaisons et les paraboles, que la genèse de l’Évangile selon Thomas ne résulte pas d’un processus fortuit » (p. 268), ce qui, entre autres, amène K. Schwarz à dater l’écrit, « pour l’essentiel », du iie siècle. En ce qui concerne le second aspect, il estime que « compte tenu de la diversité des comparaisons et des paraboles dans les premiers évangiles chrétiens […], on peut observer dans plusieurs paraboles de l’Évangile selon Thomas une tendance à une narration abrégée et lacunaire, bien que d’autres paraboles [p. ex. celles des log. 64, 65 et 97] soient rendues de manière relativement détaillée » (p. 297). L’auteur signale à plusieurs reprises « l’ouverture interprétative » et « herméneutique » des paraboles thomasiennes qu’il comprend comme « un appel spécifique aux lectrices et lecteurs à chercher eux-mêmes une “interprétation” appropriée » de celles-ci, dans la ligne du prologue de l’Évangile (p. 328).

L’ouvrage de Konrad Schwarz marquera sans contredit une étape importante dans l’étude des paraboles et comparaisons de l’Évangile selon Thomas. Il se distingue par la clarté de l’exposé, la finesse des analyses et la maîtrise de la bibliographie. Des bilans ou résumés (Fazit), placés à des endroits stratégiques du livre, en facilite la lecture. Un autre acquis de cette étude est de mettre davantage en lumière la cohérence de l’Évangile selon Thomas, marquée dans le texte par la répétition de la clausule « Jésus dit[41] », « un signal articulatoire » qui, à la fois, institue une césure entre les paroles et assure la transition de l’une à l’autre « dans la mesure où Jésus continue à parler » (p. 106).

Paul-Hubert Poirier

23. René Falkenberg, John Møller Larsen, Claudia Leurini, Nils Arne Pedersen, The New Testament Gospels in Manichaean Tradition. The Sources in Syriac, Greek, Coptic, Middle Persian, Parthian, Sogdian, Bactrian, New Persian, and Arabic. With appendices on the Gospel of Thomas and Diatessaron. Turnhout, Brepols Publishers n.v. (coll. « Corpus Fontium Manichaeorum - Biblia Manichaica », 2), 2020, xlii-498 p.

Cet ouvrage est le deuxième à paraître dans la section « Biblia Manichaica » du « Corpus Fontium Manichaeorum ». Le premier, publié en 2017, était consacré à l’Ancient Testament dans la tradition manichéenne[42]. Ces deux ouvrages, comme ceux qui devraient suivre, sont le produit d’un programme de recherche lancé par le professeur Nils Arne Perdersen, de l’Université d’Aarhus (Danemark) et consacré aux Écritures juives et chrétiennes chez les manichéens. Le but est de repérer et d’analyser, dans la littérature manichéenne directe et indirecte (essentiellement les sources hérésiologiques), toutes les citations et allusions à la Bible. Le présent ouvrage, comme le précédent, se présente donc essentiellement comme un répertoire des citations et allusions bibliques, dans lequel chaque texte biblique est identifié et qualifié, en marge de gauche, par les lettres suivantes : Q (= quotation), pour les textes manichéens ou hérésiologiques qui présentent un rapport sinon littéral du moins très étroit avec le texte biblique ; A (= allusion), pour les textes qui contiennent au moins un terme explicitement repris d’un texte biblique ; A?, pour les allusions moins certaines. Comme l’ouvrage concerne les évangiles, on a ajouté les sigles *Q, *A et *A?, pour identifier les citations, allusions et allusions incertaines qui proviennent du matériau commun aux synoptiques. Les textes qui se retrouvent chez les trois synoptiques ou chez deux d’entre eux (Mt-Mc, Mt-Lc, Mc-Lc) n’apparaissent qu’une seule fois, sous la référence de Matthieu, ce qui introduit un déséquilibre apparent, en nombre de pages, dans la répartition des entrées. Pour le matériau propre à chacun des synoptiques, on compte 343 entrées pour Mt, 21 pour Mc[43] et 172 pour Lc pour un total de 536, sur un grand total de 1 074 pour l’ensemble des synoptiques, ce qui signifie que 538 citations ou allusions relèvent du matériau synoptique commun. Il ne faut donc pas en conclure, comme on nous en avertit (p. xii), que l’Évangile de Matthieu était le plus populaire chez les manichéens. En fait, c’est l’Évangile de Jean qui remporte la palme avec 462 entrées.

L’introduction de l’ouvrage présente rapidement ce deuxième volume de la « Biblia Manichaica », y compris la résolution des sigles mentionnés ci-dessus. Suit une section consacrée à l’usage manichéen des quatre évangiles en donnant « quelques exemples de groupes de passages particulièrement importants pour les manichéens et appréciés par eux » (p. xiii). Ainsi, certains passages revêtaient une importance cruciale pour la théologie manichéenne, comme le montre le grand nombre de citations ou d’allusions concernant le jugement des nations, la venue du Paraclet, les récits de la passion et de la résurrection ; il en va de même pour les béatitudes et les conseils ou prescriptions éthiques que les manichéens pouvaient tirer des évangiles. Comme les arbres tiennent une place centrale dans l’imaginaire des manichéens, les passages les concernant chez Matthieu, Luc et Jean ont été regroupés en « tree clusters ». On relève aussi quelques exemples de « critique » des récits évangéliques, notamment ceux de l’enfance de Jésus ou qui concernent la relation de Jésus à la loi juive (Mt 5,17). Un certain nombre de textes évangéliques font l’objet de « transfert » de la part des manichéens, c’est-à-dire une transposition ou relecture dans un contexte manichéen ; c’est ainsi que les récits de la naissance et de la passion de Jésus sont appliqués à l’Âme vivante ou au Jesus patibilis et que des expressions ou des titres passent de Jésus à Mani, ce qui témoigne d’une volonté consciente de façonner l’image de Mani d’après celle de Jésus. Le relevé des citations ou allusions évangéliques imputables aux manichéens pose inévitablement la question de la connaissance qu’ils ont pu avoir de l’Évangile selon Thomas et de l’usage qu’ils en ont fait. La section « Manichaean Use of the Gospel of Thomas » évoque rapidement les études qui y ont été consacrées depuis Henri-Charles Puech en 1957. Un total de 76 citations ou allusions possibles à l’Évangile selon Thomas a été retenu pour le présent inventaire. Évidemment, la proximité de certains dits de Thomas avec les synoptiques rend délicate l’identification d’emprunts assurés des manichéens à l’apocryphe, et la réserve exprimée par N.A. Pedersen à propos des parallèles synoptiques vaut aussi pour celui-ci : « […] l’utilisation manichéenne des évangiles canoniques est en fait assez imprécise — c’est même le cas pour les entrées que nous classons comme “citations” » (p. xvii). La section suivante de l’introduction, intitulée « First Discussions about the Manichaean Use of Tatian’s Diatessaron », évoque une question qui a mobilisé la recherche depuis Isaac de Beausobre (1734). Dans la section intitulée « New Discussions Raised by the Turfan and Medinet Madi Manuscripts : Did the Manichaeans use the Four Gospels », on revient sur la difficulté posée par le fait que les textes manichéens mentionnent toujours « l’évangile » au singulier, ce qui soulève la question de leur connaissance du tétraévangile canonique. S’il semble peu probable qu’ils aient connu l’évangile marcionite (p. xxi, n. 47), on n’y trouve pas de référence obvie aux quatre évangiles canoniques ; par ailleurs le terme « évangile » sert aussi à désigner l’Évangile vivant de Mani. L’avant-dernière section de l’introduction, « The Evidence of the Texts : Use of Harmonies or Separate Gospels », qui est aussi la plus développée, revient sur le Diatessaron et sur les difficultés que pose sa reconstruction. On y trouvera un exposé bien documenté et particulièrement limpide d’une question très embrouillée. Pedersen et ses collaborateurs adhèrent, avec raison, à mon avis, à la perspective d’Ulrich Schmid qui considère que les harmonies évangéliques médiévales, comme le Diatessaron de Liège, ne dépendent pas d’une harmonie vieille latine perdue mais du Codex Fuldensis, et que leurs supposées variantes diatessariques sont en bonne partie puisées dans la Glossa ordinaria médiévale. L’introduction se termine sur une brève note sur le « Diatessaron Appendix » de la fin de l’ouvrage.

Le gros de l’ouvrage est constitué par la « Entry Section » qui donne, pour chaque verset ou passage évangélique, de Matthieu à Jean, tous les parallèles manichéens repérés, à la fois dans le texte original (syriaque, grec, copte, moyen perse, parthe, sogdien, bactrien, néo-persan, arabe) et en traduction anglaise. Les parallèles cités sont ceux qui figurent dans des éditions parues avant la fin de l’année 2013[44]. Dans la traduction de ceux-ci, la citation ou les mots signalant une allusion sont soulignés, ce qui en facilite le repérage. La « Entry Section » est suivie par un premier appendice consacré à l’Évangile selon Thomas, qui inventorie, de la même manière que pour les passages des évangiles canoniques, tous les logia pour lesquels des parallèles manichéens, directs ou indirects, peuvent être ou ont été invoqués. Cet appendice, qui sera particulièrement utile aux éditeurs et utilisateurs de Thomas, constitue de loin le répertoire le plus exhaustif de tous les rapprochements possibles entre cet évangile et les manichaica. Le second appendice propose cinq « Diatessaron Synopsis », qui permettront de se faire une idée plus précise d’éventuelles leçons diatessariques dans les sources manichéennes[45]. L’ouvrage se termine par la bibliographie[46] et par un index des textes cités (bibliques, parabibliques, manichéens et non manichéens, dans les deux cas répertoriés par langue) dans le corps de l’ouvrage ou dans l’annotation. Ce nouveau volume de la « Biblia Manichaica » figurera désormais en première place parmi les instruments de travail auxquels les spécialistes du manichéisme peuvent recourir. On ne peut que remercier les auteurs pour les services qu’ils rendent ainsi aux chercheurs.

Paul-Hubert Poirier

24. Eric Crégheur, Louis Painchaud, Tuomas Rasimus, éd., Nag Hammadi à 70 ans. Qu’avons-nous appris ? Nag Hammadi at 70 : What Have We Learned ? Colloque international, Québec, Université Laval 29-31 mai 2015. Leuven, Paris, Bristol, Peeters (coll. « Bibliothèque copte de Nag Hammadi », Section « Études », 10), 2019, 450 p.

Ce collectif recueille les actes d’un colloque qui s’est tenu à l’Université Laval les 29-31 mai 2015 à l’occasion du 70e anniversaire de la découverte des manuscrits de Nag Hammadi. Paru dans la section « Études » de la collection « Bibliothèque copte de Nag Hammadi », et offert à la mémoire des regrettés James McConkey Robinson (1924-2016) et Zeke Mazur (1969-2016), ce volume comprend 27 contributions en français et en anglais, réparties en sept sections thématiques et une section de posters (p. 405-450). Face aux apories laissées par l’usage de catégories traditionnelles, cet ouvrage montre la voie vers une étude renouvelée de la documentation de Nag Hammadi, en la situant dans le paysage intellectuel et religieux qui l’a vu naître, ou encore dans son milieu de réception antique définitif, l’Égypte copte du ive siècle.

Dans la première section intitulée « Critique des catégories » (p. 3-43), E. Thomassen traite des problèmes inhérents à la notion de « gnosticisme ». Si cette catégorie issue de l’hérésiologie ne représente en aucune manière un mouvement unifié, et doit en définitive être abandonnée, il est néanmoins possible de tirer des sources des généralisations intéressantes (« interesting generalizations », p. 8) relatives à leurs traits distinctifs. Il demeure primordial d’étudier les textes et les particularités des systèmes religieux qu’ils contiennent, tout en les replaçant dans le contexte théologique et philosophique de l’Antiquité, à l’intérieur et à l’extérieur du christianisme. Ce faisant, la désignation « gnostique » perd sa pertinence, au profit des appellations précises, comme « valentinien » et « séthien ». Dans la même lancée, K. King examine les défauts du concept de « docétisme ». Elle en expose les travers grâce à une étude des notions de chair, de corps et de matière dans Melchisédech (NH IX,1), l’Apocalypse de Pierre (NH VII,3) et le Traité tripartite (NH I,5), et détaille comment elles sont conçues différemment. M. Kaler se penche sur la réception des écrits gnostiques à l’extérieur du cercle des spécialistes, en particulier chez Jeffrey Kripal, Erik Davis et Philip K. Dick. Il soutient que ceux-ci participent à leur manière à la réappropriation moderne des discours anciens et au développement de la réflexion gnostique.

La deuxième section présente les écrits de Nag Hammadi dans l’Égypte du ive siècle (p. 47-154). H. Lundhaug situe le Traité sur la résurrection (NH I,4) et Melchisédech dans le contexte des réflexions christologiques post-nicéennes. C. Markschies considère que l’Évangile de la vérité (NH I,3) est un écrit valentinien tardif. Puisqu’aucune preuve incontestable de l’existence d’une version grecque du texte n’est attestée, il avance l’hypothèse d’une production copte originale. L. Painchaud s’intéresse aux quatre sous-collections de codices à Nag Hammadi, telles que délimitées par la codicologie, et cherche à déterminer le milieu de production du codex III, le seul de sa catégorie. Il conclut qu’il est plus ancien que les autres manuscrits de Nag Hammadi, ce qui illustre la diversité des arrière-plans culturels des chrétiens qui les ont produits et affaiblis l’hypothèse d’une origine monastique pour l’ensemble des manuscrits. C.H. Bull, pour sa part, étudie la figure du grand démon de l’air et les châtiments des âmes dans le Discours parfait (NH VI,8) et la tradition hermétique, et estime que le codex VI trouve bien sa place en contexte monastique. V. Ghica dresse un portrait de la situation des fouilles archéologiques des monastères égyptiens. Malgré les complications et les problèmes les entourant, ces fouilles permettent de compenser légèrement notre dépendance envers les sources littéraires, même s’il n’est pas possible de déterminer l’orientation théologique des monastères. Sa contribution est appuyée de plans et photographies couleur (p. 144-154). J.C. Dias Chaves (p. 413-421) cherche à localiser les écrits du codex V dans leur contexte de compilation grâce aux théories de la réception de Jauss.

La troisième section (p. 157-196) fait le point sur les connaissances acquises sur l’Évangile selon Thomas (NH II,2). A. Gagné offre un état des recherches sur les différentes interprétations modernes du texte (gnostique, mystique, sapientiel, encratite, etc.), puis sur la question délicate des sources et de la datation. Il insiste sur la nécessité d’analyser le texte à partir de lui-même et de rester prudent dans l’utilisation de grilles interprétatives, qui peuvent fausser les données. P.-H. Poirier s’interroge au sujet des trois mystérieuses paroles adressées à Thomas par Jésus au logion 13. Après une mise au point sur les difficultés textuelles, il confronte les hypothèses qui ont été avancées pour identifier ces paroles. Après avoir montré les défauts de chacune d’elles, il opère un rapprochement avec Jn 14,6, sans pouvoir définitivement lever le voile sur ces trois paroles, selon l’intention probable du texte. Les contributions de J. Brito (p. 405-412) et d’I. Miroshnikov (p. 445-450) traitent respectivement des représentations des femmes disciples dans l’Évangile selon Thomas et du logion 7.

La quatrième section explore les relations entre la gnose et le Nouveau Testament (p. 199-233). T. Bak Halvgaard analyse la réception de Paul (particulièrement Col 1,13 et Ép 6,12) dans L’Hypostase des archontes (NH II,4). Elle illustre comment le traité emploie la Genèse pour interpréter et transformer les matériaux pauliniens, comme le combat cosmologique contre les forces des ténèbres. T. Rasimus considère que les adversaires de 1 et 2 Jean ne sont pas des gnostiques, mais peut-être des apostats qui auraient renié leur foi à cause d’éléments de théologie eucharistique et certaines idées sur la chair du Christ. Rasimus se tourne ensuite vers le prologue de l’Évangile selon Jean ; laissant de côté les hypothèses bultmanniennes d’une origine mandéenne ou séthienne, selon lesquelles le prologue aurait été christianisé subséquemment, il met en évidence l’union intrinsèque entre les motifs sapientiaux juifs et le baptême du Christ. E. Pagels répond à ces deux contributions et souligne les nouvelles orientations méthodologiques dans la recherche depuis les années 1970.

La cinquième section est consacrée aux textes de la tradition dite séthienne (p. 237-320), comme le Livre des secrets de Jean (BG 2 ; NH II,1 ; NH III,1 ; NH IV,1), au sujet duquel A. Marjanen fait le point. Il examine en détail les relations entre les quatre copies qui nous sont parvenues et la notice d’Irénée de Lyon (Contre les hérésies I,29) ; il conclut qu’il n’est pas possible de faire de l’un la source de l’autre, mais que les deux ont certainement employé les mêmes matériaux, voire la même source. J.D. Turner explicite l’influence des dialogues platoniciens dans les « traités séthiens platonisants », en particulier Zostrien (NH VIII,1) et Allogène (NH XI,3). Même si ces traités démontrent une connaissance précise de Platon, et qu’ils y font appel pour supporter leurs spéculations, ils ne se préoccupent pas du contexte d’énonciation initial et refusent à Platon la paternité de la vraie connaissance. A. Van den Kerchove détaille la présentation de la figure de Zostrien dans le prologue du traité éponyme, et caractérise les procédés rhétoriques en jeu dans la construction de l’ethos de ce personnage, procédés qui ont pour but de persuader le lecteur de l’authenticité du contenu de l’écrit. E. Crégheur cherche à comprendre la présence conjuguée de Marsanès et Nicothée dans le traité anonyme du codex Bruce. Après un inventaire des représentations de ces figures dans la littérature ancienne, il met en lumière, dans les apocalypses, l’articulation entre trois entités : le révélateur divin, celui qui reçoit la révélation et celui qui la transmet. Cette relation entre dépositaire et transmetteur de la révélation pourrait être celle qui unit les figures de Marsanès et de Nicothée.

La sixième section porte sur les pratiques et rituels dans les traités gnostiques (p. 323-365). J.-P. Mahé retrace la progression de l’initié dans la gnose, depuis les recueils de logia vers une intériorisation de ces sentences énigmatiques, qui renvoient par allusions aux mythes et qui trouvent leur accomplissement dans les pratiques liturgiques. C. Gianotto aborde la chute et la remontée des âmes dans la Pistis Sophia, dont le salut provient de la connaissance révélée par le Sauveur et des pratiques rituelles. A. Pasquier expose les liens entre la métaphore du parfum doux (d’après Gn 2,7, l’Exode, le Lévitique et 2 Cor 2,14-15) et les pratiques baptismales dans l’Évangile de la vérité I 33,39-34,35.

Dans la septième section, consacrée au codex VII (p. 369-402), M. Roberge relève la cohérence de la Paraphrase de Sem (NH VII,1) grâce aux notions narratologiques de temps raconté et temps racontant, et situe ainsi ce traité dans le genre littéraire de l’apocalypse, tout en insistant sur la spécificité de son traitement de l’histoire biblique. J.-D. Dubois s’intéresse à Basilide et à son école de pensée, et propose une origine basilidienne pour l’Apocalypse de Pierre et le Deuxième traité du Grand Seth (NH VII,2) ; il se penche particulièrement sur leur interprétation de la crucifixion, leur christologie et leur sotériologie.

Suivant les travaux publiés depuis les dernières décennies, qui ont démontré que le Gnosticisme, avec un G majuscule et sans guillemets (Bak Halvgaard, p. 200), n’a jamais existé, cet ouvrage avance des solutions concrètes pour la recherche future sur les textes Nag Hammadi. Les notions de « gnosticisme » et de « gnostique » sont non seulement artificielles, mais ne sont tout simplement pas utiles pour étudier les sources, leurs spécificités et leur diversité ; de fait, les « gnostiques » ne partagent pas le même ADN hérétique (Pagels, p. 230). De la même manière, King, Rasimus et Dubois montrent que la notion de « docétisme » fut conçue par la modernité à partir de généralisations et de simplifications à outrance de la part des sources indirectes et hostiles. Dès lors, bien qu’un emploi de « gnostique » subsiste, à des fins de commodité dans l’articulation d’un langage scientifique, il est désormais acquis que ce terme ne constitue qu’une rampe d’accès vers un texte ou un codex en particulier, ou encore un courant identifiable : la tradition valentinienne, basilidienne, « séthienne », ou le « gnosticisme classique » tel que conçu par Rasimus (p. 213).

Dans ces conditions, deux approches se distinguent : certains cherchent à comprendre les sources dans leur contexte de production et leur environnement littéraire, philosophique et religieux, explicitant comment les diverses spéculations gnostiques s’ancrent dans la culture de leur temps (Bull, Bak Halvgaard, Rasimus, Turner, Van den Kerchove, Crégheur, Pasquier, Poirier). D’autres s’intéressent plutôt aux textes de Nag Hammadi comme produits de l’Égypte copte du ive siècle (Lundhaug, Markschies, Painchaud, Bull, Ghica, Dias Chaves). Les deux approches ne sont pas exclusives, puisque la signification d’un texte évolue avec le milieu dans lequel il est transmis (Kaler, Lundhaug, Bull, Dias Chaves). Ce faisant, différentes méthodologies et grilles d’analyse sont appliquées aux textes, comme la question des genres littéraires (Markschies, Roberge), de même que les outils de la narratologie (Roberge, C.A. Miceli), de la rhétorique (Van den Kerchove,) des gender studies (Brito, M. Matheson et S. Machabée) et de la théorie de la réception (Bak Halvgaard, Dias Chaves). Considérant la grande diversité des sources, la réévaluation des aprioris est une opération primordiale, de peur de les contaminer « en y important une conception déjà toute faite » (Gagné, p. 167). Les contributions portant sur l’Évangile selon Thomas et l’Évangile de la vérité insistent particulièrement sur ce point, qui traverse l’ensemble du volume (Thomassen, King, Markschies, Gagné, Poirier, Bak Halvgaard, Rasimus, Pagels, Dubois). Sur le plan matériel, la présentation de l’ouvrage est soignée et sa structure interne est cohérente et bien équilibrée. Les lecteurs seront spécialement reconnaissants pour les notices bibliographiques récapitulatives à la fin de chaque article.

Cet ouvrage est un ajout de marque à la collection de la BCNH. Il participe au renouvellement des études gnostiques par un retour aux textes, leur contenu et les contextes dans lesquels ils ont évolué, nous libérant ainsi des présupposés fallacieux et des généralisations réductrices.

Philippe Therrien

Éditions et traductions

25. Cassiodore. De l’âme. Texte émendé de l’édition J.W. Halporn. Introduction, traduction et notes par Alain Galonnier. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 585), 2017, 425 p.

Ce traité de Cassiodore s’inscrit dans une réflexion sur l’âme amorcée, dans l’Occident latin, par Tertullien, dont le volume De l’âme est paru dans la collection « Sources Chrétiennes » (no 601) peu de temps après celui de Cassiodore, en 2019. Ces traités s’inspirent par ailleurs de la réflexion entamée par Aristote et son traité sur l’âme. Ce volume comporte une introduction, une bibliographie complète, une traduction annotée, un index scripturaire, un index fontium, mais ne comprend pas d’index de termes. La traduction suit de près l’édition de J.W. Halporn publiée dans la collection « Corpus Christianorum Series Latina », vol. 96, mais ne comporte pas d’apparat critique. Or, aux pages 196-197, A. Galonnier partage les quelques modifications apportées à l’édition du CCSL. Il donne néanmoins un Conspectus siglorum (p. 195) puisqu’il signale parfois, en notes de bas de page, des leçons qu’il préfère à celles de l’édition d’Halporn[47]. Le texte est accompagné de la pagination de l’édition du CCSL en marge.

L’introduction au volume, qui ne compte pas moins de 197 pages, est exhaustive. A. Galonnier y présente plusieurs thèmes, tels que la vie de l’auteur (p. 13-39), son oeuvre (p. 41-65), l’âme (p. 67-193), et le devenir de l’ouvrage (p. 145-158). La section sur l’âme est la plus longue et sert à introduire le lecteur aux diverses idées de Cassiodore concernant l’âme. Dans la première partie, A. Galonnier expose la réflexion chrétienne sur l’âme qui a précédé Cassiodore et dont l’un des problèmes principaux était de savoir si l’âme était corporelle ou incorporelle. Cassiodore opte pour l’incorporéité de l’âme et refuse le traducianisme. Il se montre aussi ambivalent à l’égard d’Augustin. Or, contrairement à ceux qui l’ont précédé, l’approche de Cassiodore ne vise toutefois pas à entrer dans un débat mais plutôt à répertorier les connaissances au sujet de l’âme. La seconde partie traite de l’intention de l’auteur et se divise en deux grandes sections : « l’âme cognitive » et « l’âme contemplative ». Cette division correspond en fait au plan du texte de Cassiodore, qui s’étend respectivement des chapitres III-XI pour la première partie — et qui relève du côté encyclopédiste de Cassiodore —, et des chapitres XII-XVIII pour la seconde — et qui traite de la plénitude. Comme le reste de l’introduction, ce chapitre est très érudit et tente de relever les diverses idées qui avaient cours dans l’Antiquité et que Cassiodore aborde d’une manière directe ou indirecte. Le sujet de l’âme est très complexe. Cette longue et savante introduction ne peut malheureusement pas rendre compte de tous les problèmes suscités par un tel sujet. On note, en conséquence, certaines lacunes. En effet, l’introduction n’inclut pas la position stoïcienne quant à la corporéité de l’âme et dont certains auteurs chrétiens, probablement Tertullien, subissent l’influence. Il manque également certaines références en notes de bas de page : on pense à Platon, dans le Phédon, et le caractère simple de l’âme (p. 224, n. 1) ou encore Lactance (De ira dei 18,13) et la forme de l’âme (chapitre IV). Enfin, on trouve peu de références à la tradition de l’Orient grec.

Le texte de Cassiodore est riche en métaphores et analogies ingénieuses, le traité s’ouvrant notamment sur une métaphore filée sur le thème de la mer (I,1-4). La traduction est très adroite et permet au lecteur d’apprécier le style de Cassiodore. De plus, le traducteur l’accompagne de notes de bas de page qui en expliquent la métaphore originale. Il indique également d’autres traités antiques qui ont utilisé ce même thème. Toujours dans l’introduction de son traité, Cassiodore partage la difficulté de traiter du sujet abordé à l’aide d’une analogie : l’oeil ne se voit pas, le palais ne se goûte pas, les narines ne se sentent pas ; c’est ainsi qu’il illustre la difficulté pour l’âme de comprendre un sujet aussi difficile qu’elle-même. La beauté du style de Cassiodore donne à la lecture de ce sujet très lourd un charme incontournable — et la traduction le rend bien. Le troisième chapitre, qui traite des problèmes étymologiques associés à la terminologie de l’âme, n’était pas non plus des plus facile à traduire. Pour pallier cette difficulté, le traducteur a choisi de retranscrire les termes latins dans le texte français, parfois en indiquant le terme français correspondant entre parenthèses. Il ajoute alors, en note de bas de page, les indications nécessaires pour le lecteur francophone. Il est à noter que certaines de ces étymologies ne nous sont connues que par le traité de Cassiodore. La traduction est enfin accompagnée de nombreuses notes de bas de page ; celles-ci ne laissent aucun sujet de côté. On y aborde les effets de style, les références à des problèmes de philosophie et de théologie, les modifications à l’édition d’Halporn, et des références innombrables aux traités antiques.

Jeffery Aubin

26. Tertullien. De l’âme. Texte émendé de l’édition J.H. Waszink. Introduction, texte latin, apparat et notes par J. Leal. Traduction de P. Mattei. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 601), 2019, 484 p.

Ce traité de Tertullien est le premier texte chrétien latin portant le titre De anima, initiant par la suite la rédaction de traités du même titre chez les auteurs chrétiens de langue latine. Cassiodore, dont le traité sur l’âme a été publié peu avant celui de Tertullien dans même collection (no 585), en est un exemple. Toutefois, si Cassiodore vise à répertorier les connaissances au sujet de l’âme, le but de Tertullien est tout autre. Le traité a une teneur nettement polémique, Tertullien visant principalement à s’attaquer à diverses conceptions de l’âme qui donnèrent lieu, selon ce dernier, à des idées hérétiques. Afin de mieux réfuter l’hérésie, Tertullien passe en revue les conceptions de l’âme qui avaient cours à son époque et qui provenaient de différentes sources. Cela rend le traité complexe puisqu’il traite de positions provenant de sources païennes, de la médecine et de la philosophie, tout en s’attaquant à divers courants hérétiques. Il fait usage de plusieurs exemples tirés de la mythologie et de la religion païennes ; ces exemples nous renseignent parfois sur des divinités mineures moins connues, comme les cinq déesses, qui intervenaient dans la gestation et la naissance (p. 358, n. 2). Ce traité est donc d’un grand intérêt puisqu’il nous renseigne sur des conceptions de l’âme qui avaient cours dans l’Antiquité et qui proviennent de sources variées. Le lecteur doit cependant rester vigilant puisque Tertullien attribue parfois des idées douteuses à certains penseurs, comme le montre l’exemple d’une idée faussement attribuée à Platon (p. 291, n. 3 et p. 297, n. 3) ou à l’idée attribuée à Mercure l’Égyptien (p. 337, n. 3) et pour laquelle nous ne possédons aucun passage correspondant. Un autre intérêt de la pensée de Tertullien est sans aucun doute la corporéité de l’âme, qui l’éloigne de la pensée généralement acceptée dans le christianisme et le rapproche de la philosophie stoïcienne. On doit noter que les diverses positions exposées dans le De anima peuvent parfois dérouter le lecteur de notre époque, du fait des plus récentes théories proposées par la psychiatrie et la psychologie modernes.

Afin d’y voir plus clair, le volume est accompagné d’une introduction développée et de nombreuses notes de bas de page. L’introduction à elle seule comporte 122 pages. Elle renferme les sections suivantes : « Origine et date de composition », « Analyse de l’oeuvre », « Sources et références », « Postérité du texte », et « Transmission du texte ». Étant donné la complexité du traité, l’introduction, particulièrement la section « Analyse de l’oeuvre », permet de mieux comprendre les arguments de Tertullien. J. Leal reste toujours prudent lorsqu’il se propose de nuancer la recherche moderne sur le De anima. Comme Tertullien recourt à diverses sources pour composer son traité, l’introduction a le mérite de contextualiser l’utilisation de ces sources et de bien établir le rapport qu’entretient Tertullien face à ces sources. On peut penser ici au problème de l’utilisation de la philosophie par Tertullien et son rapport à cette dernière.

Cette édition et traduction reproduit le texte du vol. 2 du « Corpus Christianorum Series Latina », établi par J.H. Waszink. Cette dernière édition est qualifiée « d’insurpassable » (p. 109) et ce volume des « Sources Chrétiennes » y apporte très peu de modifications. En conséquence, on trouve une présentation, en page 111, des changements apportés au texte : ils sont si peu nombreux qu’il n’a suffi que d’une seule page pour en faire la présentation. J. Leal mentionne que l’apparat critique a été simplifié en écartant les variantes orthographiques et les conjectures non admises. Contrairement aux autres éditions de la collection, ce volume introduit dans la marge la pagination du CCSL 2 précédée de la lettre « W » — le W est bien entendu utilisé pour désigner l’éditeur du texte J.H. Waszink. Il s’agit probablement ici de distinguer plus aisément les autres paginations d’éditions et de manuscrits également offerts en marge. J. Leal note toutefois cette légère divergence dans son Conspectus siglorum.

La traduction est accompagnée de nombreuses notes de bas de page afin de faciliter la lecture de ce volume. En effet, les sources de ce traité sont si nombreuses que le lecteur a besoin de beaucoup d’indications pour s’y retrouver. On remarque un souci de noter chaque divinité et chaque personnage tiré de la mythologie et de la culture antique. Or, si l’on résume, par exemple, l’histoire de personnages mythologiques comme Midas (p. 150, n. 4), d’historiens (p. 151, n. 7), ou de divinités (p. 358, n. 2), d’autres épisodes mythologiques ne comportent aucune référence dans les notes. C’est le cas de l’histoire d’Hélène et Ménélas (p. 349) ou de la référence à Didon (p. 343) — cette dernière ne figure pas non plus dans l’index des personnages. En dehors de cela, les notes sont en général très utiles et très complètes. Certaines notes clarifient la traduction de termes parfois difficiles à rendre (par exemple, p. 148, n. 6), tandis que d’autres clarifient une pensée parfois complexe (p. 371, n. 2 et p. 375, n. 1). Les notes de bas de page peuvent également renvoyer à des passages précédents, ce qui permet au lecteur de mieux s’y retrouver (p. 375, n. 3), en plus de référer à des arguments similaires déjà utilisés par Tertullien dans d’autres ouvrages (p. 376, n. 1).

Ce volume contient un index scripturaire ainsi qu’un index de noms de personnes et de courants de pensée. Contrairement au volume de Cassiodore, il ne contient pas d’index fontium. Il ne comporte pas non plus d’index de notions.

Jeffery Aubin

27. Jérôme. Commentaire sur Daniel. Introduction, texte, traduction, notes et index de Régis Courtray. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 602), 2019, 622 p.

En septembre 2004, Régis Courtray, maintenant maître de conférences en langue et littérature latines à l’Université Jean Jaurès de Toulouse, a soutenu une thèse de doctorat à l’Université Lumière de Lyon, consacrée au Commentaire sur Daniel de Jérôme — traduction, notes et commentaires —, accompagnée d’une édition critique de De Antichristo, c’est-à-dire la section du livre III, 11,21-12,13, du Commentaire, considérée à tort, depuis l’édition de F. Glorie (1964), comme un traité séparé sur l’Antichrist. À la suite de sa thèse, R. Courtray a consacré au Commentaire un bon nombre d’articles et surtout une monographie intitulée Prophète des derniers temps. Jérôme commente Daniel[48]. Avec la présente édition, il livre ce qui constituait en quelque sorte le coeur de la thèse. Cet ouvrage nous offre une édition nouvelle du Commentaire de Jérôme, qui révise et corrige celle de F. Glorie. R. Courtray a établi son texte sur la base des 23 manuscrits, sur un total de 172, qui datent du viiie au xie siècle. Le relevé des variantes communes à ces manuscrits a permis de les répartir en deux familles. L’apparat de l’édition critique ne relève que les variantes par rapport à l’édition de Glorie, ce qui signifie que le recours à celle-ci sera toujours utile. L’introduction de l’édition aborde les points suivants : I. Date et circonstances du Commentaire sur Daniel (407, à un moment où la situation de l’Empire romain, menacé par les barbares, est dramatique) ; II. La composition du Commentaire (la nature du prologue, la division du livre de Daniel en sections, les lemmes et les variantes) ; III. Les sources de Jérôme (le Contre les chrétiens de Porphyre, les prédécesseurs chrétiens de Jérôme : Eusèbe de Césarée, Apolinaire de Laodicée, Méthode d’Olympe, les sources juives et les historiens) ; IV. L’exégèse de Daniel (un commentaire qui veut éclairer le texte « brièvement et à intervalles », d’où une allure plutôt elliptique ; V. Le livre de Daniel et le sens de l’histoire (la succession des empires et les temps eschatologiques) ; VI. L’histoire du texte et les principes de traduction. Outre l’apparat critique, l’édition et la traduction sont accompagnées d’un apparat des sources de Jérôme et d’une brève annotation.

Jérôme est le seul écrivain chrétien de langue latine à avoir commenté tous les prophètes et son Commentaire sur Daniel est le plus important commentaire du livre biblique qui nous soit parvenu en latin. Il est presque tout entier dévolu à la réfutation de la critique porphyrienne de Daniel. Le Commentaire se distingue par une attention au sens littéral, sans doute en raison de la nécessité de réfuter Porphyre. La défense par Jérôme du livre de Daniel contre Porphyre vise Daniel en tant que prophète, la canonicité du livre (qui n’est pas une fiction), les incohérences du discours historique de Porphyre, les faiblesses philologiques de Porphyre (notamment dans le domaine sémitique) et la rhétorique de son adversaire[49]. Ce faisant, Jérôme ridiculise Porphyre alors que celui-ci avait fondé sa lecture de Daniel sur une exégèse historique très documentée. Ce qui fait que la lecture porphyrienne de Daniel sera longtemps, en milieux chrétiens, taxée de pure calomnie. Ce qui était d’autant plus facile que Jérôme était — et demeure — l’unique voie d’accès à la critique porphyrienne. Mais, par un étonnant retour des choses, comme le note R. Courtray, « l’exégèse moderne a remis en cause l’opinion de Jérôme et finalement donné raison à son adversaire, saluant la clairvoyance et l’esprit critique de celui-ci[50] ».

La publication du Commentaire sur Daniel de Jérôme a été précédée dans les « Sources Chrétiennes », au volume 592 (2017), de celle des prologues ou préfaces de Jérôme aux livres de l’Ancien Testament et à « l’Évangile ». On y lira le Prologus à Daniel, dans une traduction de R. Courtray, le plus long de ces prologues, dans lequel Jérôme livre des précisions importantes sur l’histoire du texte grec du livre biblique. Ces deux volumes nous permettent désormais d’apprécier en quelque sorte de l’intérieur le travail exégétique de Jérôme sur l’ensemble de la Bible et sur un livre qui représentait pour l’interprète une difficulté particulière, en raison, notamment, de sa tonalité apocalyptique.

Paul-Hubert Poirier

28. Aude Cohen-Skalli, dir., Eusèbe de Césarée. Chronique I. Texte introduit par Aude Cohen-Skalli, traduit de l’arménien par Agnès Ouzounian, et commenté par Sergio Brillante, Sydney Hervé Aufrère, Sébastien Morlet et Agnès Ouzounian. Paris, Société d’édition Les Belles Lettres (coll. « La roue à livres », 90), 2020, 576 p.

Eusèbe de Césarée (vers 260/264-339/340) a laissé une oeuvre apologétique, exégétique et théologique considérable, mais il est surtout connu par une Histoire ecclésiastique en dix livres dans laquelle il fait un récit continu des temps chrétiens depuis l’avènement du Sauveur jusqu’à la mort de Licinius en 325. Cet ouvrage est remarquable à plus d’un titre et, notamment, par l’ampleur de la documentation que l’auteur cite et exploite. Mais l’Histoire ecclésiastique ne représente qu’un volet de l’oeuvre historiographique d’Eusèbe. Antérieurement à celle-ci, Eusèbe avait composé un ouvrage couvrant l’histoire universelle, des Chaldéens aux Romains. Contrairement à l’Histoire qui se présentait sous la forme d’un récit, ce premier ouvrage s’inscrivait dans une tradition déjà bien établie chez les Grecs, les Juifs et même les chrétiens, qui consistait à rendre compte des temps passés et surtout des « règnes » en les inscrivant dans une chronologie comparative et en établissant entre eux des synchronismes. Dans une telle perspective, la matière était répartie par tranches temporelles, années, olympiades, saros[51] ou dynasties, et par peuples. L’ouvrage d’Eusèbe se présentait comme un diptyque, en deux συντάξεις ou « arrangements ». La première partie, à la suite d’une préface, donnait à lire l’histoire du monde sous la forme d’une narration entrecoupée de listes royales et constituée essentiellement de longues citations de sources pour la plupart dûment identifiées. La seconde partie, qui commence actuellement par des énumérations de règnes qui ne sont pas de l’auteur, s’ouvrait par un προοίμιον et se poursuivait par une synopse reprenant en colonnes parallèles, un peu à la manière des Hexaples d’Origène, la matière de la première partie, chaque colonne, de gauche à droite, correspondant à un peuple, dont on pouvait suivre l’histoire, en synchronie ou en diachronie, en lisant de gauche à droite ou de haut en bas. La première partie de l’ouvrage est connue sous le titre de Chronique ou Chronographie, et la seconde sous celui de Canons, le titre original de l’ensemble ayant peut-être été celui de Canons chronographiques. Pour la datation, on hésite entre 290 et 311, et il semble bien que l’ouvrage, tout comme l’Histoire ecclésiastique, ait connu plus d’une édition, en raison des mises à jour opérées par l’auteur. À cause de sa nature et de son ampleur, la Chronique (nous désignons désormais par ce titre les deux parties de l’oeuvre) connut une fortune contrastée : d’une part, témoignage de son succès, le texte en fut retravaillé, réutilisé et remanié en différentes langues ; d’autre part, le texte grec original s’est perdu et n’a plus survécu que par le biais de reprises byzantines, la plus importante étant celle de Georges le Syncelle (ixe siècle). Fort heureusement, une version arménienne intégrale en a été réalisée, quelque temps avant le viiie siècle. Antérieurement à celle-ci, Jérôme avait traduit et complété en latin pour les années 326-378 la seconde partie de la Chronique. Quant à la version arménienne, elle a connu deux editiones principes concurrentes en la même année 1818, dues respectivement à J. Zohrab et A. Mai, et à J.B. Aucher (Awgerean). La première, parue à Milan, ne donnait que la traduction latine de l’arménien avec les parallèles grecs, la seconde, imprimée à Venise sur les Presses des Mékhitaristes, est demeurée jusqu’à ce jour la seule édition complète du texte arménien accompagnée d’une traduction latine, du texte grec du Syncelle et d’une annotation suivie. La Chronique connaîtra par la suite une nouvelle traduction latine (Schoene-Petermann 1866-1875) et une traduction allemande, la première en une langue moderne (Karst 1911). En raison du caractère anthologique de sa première partie, répertoire inégalé de nombreuses sources autrement perdues pour plusieurs d’entre elles, la Chronique est demeurée une référence obligée des spécialistes d’histoire ancienne et d’histoire du christianisme, qui y ont eu accès surtout grâce aux Fragmente der griechischen Historiker de Jacoby, que la Chronique a largement alimentés.

Après cette mise en contexte, venons-en à l’ouvrage que nous présentons : la traduction française — et la première après celle de Karst, toutes langues confondues — de la version arménienne de la première partie de la Chronique d’Eusèbe. De fait, il s’agit de bien plus que de cela. La traduction repose en effet sur un nouvel examen de la tradition manuscrite de la version arménienne, qui a permis d’identifier le ou les manuscrits sur lesquels se fondent les éditions de Zohrab-Mai et d’Aucher. La tradition manuscrite arménienne, représentée par cinq manuscrits, dépend tout entière d’un seul manuscrit, le ms. arm. 1904 (E) du Matenadaran d’Erevan, des xiie-xiiie siècles. Ce manuscrit a été collationné par Zohrab, qui s’est toutefois basé sur un apographe de celui-ci, le ms. 931 de la Biblioteca dei Mechitaristi di San Lazaro de Venise (ms. I). À ces cinq manuscrits, il convient d’ajouter un épitomé arménien de la Chronique, découvert en 1980 (ms. Matenadaran arm. 2679), qui permet de pallier certaines lacunes du ms. E. Cela signifie que, dans l’attente d’une véritable édition critique de la Chronique, celle d’Aucher doit être considérée comme l’édition de référence, et elle a été retenue pour établir la présente traduction française.

L’ouvrage s’ouvre par une introduction consacrée à « Eusèbe, la Chronique et sa tradition », qui aborde les points suivants : Eusèbe et son projet historique, le titre et la date de la Chronique, la tradition chronographique classique et hellénistique (ive-ier s. av. J.-C.), la tradition chronographique chrétienne (iie-iiie s. ap. J.-C.) et ses modèles, la nouveauté du projet chronographique d’Eusèbe, la structure et la composition du texte, et la méthode à l’oeuvre dans la première partie, la réception de la Chronique (tradition indirecte en grec et en arménien), les caractéristiques de la version arménienne, la tradition manuscrite (le manuscrit d’Erevan et ses copies), les éditions et les traductions (de 1818 à 1911), le stemma des témoins arméniens et l’épitomé connu depuis 1980 (dont on trouvera la traduction aux p. 216-233), et les principes de la présente traduction. La nouveauté de l’ouvrage réside essentiellement dans le fait que la traduction repose sur un nouvel examen de la tradition manuscrite de l’arménien, dont le rapport entre les témoins est désormais établi de manière définitive. La traduction française reprend les divisions de la version arménienne, telles que les donne l’édition d’Aucher : la chronographie des Chaldéens et la première royauté des Chaldéens d’après Alexandre Polyhistor et Flavius Josèphe ; le royaume des Assyriens d’après Abydénos, Castor de Rhodes, Diodore de Sicile et Céphalion ; les rois des Mèdes ; les rois des Lydiens ; les rois des Perses ; la chronographie des Hébreux d’après les Septante, les « Juifs » (le texte massorétique), les Samaritains et Flavius Josèphe ; la chronographie des Égyptiens d’après Manéthon, Flavius Josèphe et Porphyre ; la chronographie des Grecs d’après Castor de Rhodes, Porphyre et Diodore de Sicile ; la chronographie des Romains d’après Denys d’Halicarnasse, Diodore de Sicile et Castor de Rhodes. Pour permettre un passage facile de la traduction à l’édition et aux traductions précédentes, on a indiqué au fil du texte, entre crochets carrés, la pagination d’Aucher et, en marge, celle de Schoene-Petermann et de Karst. La traduction est suivie d’un appareil de 1 257 notes portant sur les différentes parties de l’oeuvre et précisant, pour chacune d’elles, les sources et la tradition indirecte, et fournissant des informations et des indications bibliographiques sur l’un ou l’autre aspect du texte. Un index des noms propres de la Chronique et un index des noms de l’introduction et des notes complètent l’ouvrage. Pour le premier index, on a mis en place un système permettant de s’y retrouver dans les graphies divergentes des noms propres — et parfois aberrantes de notre point de vue — de la version arménienne.

Tel qu’il a été conçu, cet ouvrage, fruit d’un travail collectif, constitue désormais la porte d’entrée idéale à un « texte labyrinthique » (p. 68) auquel tout antiquisant doit un jour ou l’autre se reporter. La directrice du projet, ses collaborateurs et, au premier chef, la traductrice ont droit à toute notre reconnaissance et à nos félicitations pour une réalisation d’une aussi grande qualité. La traduction par Sébastien Morlet de la version latine par Jérôme des Canons d’Eusèbe, la seconde partie de la Chronique, est annoncée (ibid.) et fournira un heureux complément à la présente publication.

Paul-Hubert Poirier

29. Nagi Edelby, Le Commentaire de l’Apocalypse de Būlus al Būšī (évêque du Caire en 1240 AD). Étude, édition critique, traduction et index exhaustif. Beyrouth, Centre de recherches et de publications de l’Orient chrétien, Faculté des sciences religieuses, Université Saint-Joseph (coll. « Corpus de recherches arabes chrétiennes », 8), 2020, 484 p.

Si l’Apocalypse de Jean a été reçue relativement tôt et assez largement par les Églises occidentales, ce ne fut pas le cas en Orient. Le premier commentaire grec de l’Apocalypse sera celui d’André de Césarée, composé en 611[52], et pour les chrétientés orientales non grecques, le commentaire en arabe de Būlus al-Būšī (بولس البوشي, 1170-1175 - vers 1250), évêque copte du Caire, dont l’édition fait l’objet de la présente notice. L’ouvrage de Nagi Edelby, prêtre du diocèse grec melkite catholique de Beyrouth et rattaché à l’Université Saint-Joseph, constitue la toute première édition et traduction en une langue moderne du Commentaire de Būlus al-Būšī et elle apporte de ce fait une importante contribution à l’histoire de la littérature arabe chrétienne du Moyen Âge. L’ouvrage s’ouvre par une introduction dont le premier chapitre présente la vie et l’oeuvre de Būlus al-Būšī. Né dans le dernier quart du xiie siècle, Būlus, après avoir mené la vie monastique dans un des monastères du Fayyūm, finira par être élu, au terme de bien des péripéties, évêque du Caire en même temps qu’il devenait coadjuteur du patriarche d’Alexandrie. Un nombre significatif d’oeuvres a été attribué à Būlus al-Būšī, dont des homélies pour les sept fêtes dominicales du Seigneur, un commentaire de l’Épître aux Hébreux, connu par des fragments, un court traité sur le destin de l’homme en ce monde, une disputatio (perdue) devant le sultan Al-Kāmil, vers 1225, à propos de la succession du siège patriarcal d’Alexandrie, un « Traité sur l’unité et la trinité, l’incarnation et la vérité du christianisme », et le Commentaire de l’Apocalypse. C’est surtout le P. Khalil Samir, spécialiste de l’arabe chrétien, qui a fait connaître l’oeuvre de Būlus al-Būšī, mais il faut souligner également la contribution de Nagy Edelby, qui a consacré à l’auteur quelques articles en plus d’éditer et de traduire son homélie sur l’annonciation[53]. Le deuxième chapitre de l’introduction présente les manuscrits du Commentaire sur l’Apocalypse, dix qui donnent le texte complet de l’oeuvre et cinq, un texte fragmentaire. N. Edelby en dresse un stemma et les regroupe en trois familles. Pour l’édition, il a retenu quatre des manuscrits les plus anciens (xiiie-xve siècles), dont il donne une description détaillée. Le troisième chapitre, intitulé « Le Commentaire de Būlus al-Būšī. Authenticité, Division et Particularités », amène l’auteur à considérer la nature du texte biblique que commente Būlus al-Būšī, dont il souligne la dépendance de la version copte bohaïrique telle qu’éditée par George Horner en 1905, les sources patristiques de Būlus al-Būšī (au premier chef Hippolyte de Rome, suivi par Athanase d’Alexandrie, Grégoire de Nazianze, le pseudo-Denys l’Aréopagite, Cyrille d’Alexandrie et Basile de Césarée), et le recours de Būlus à la terminologie coranique. Edelby analyse ensuite le contenu du Commentaire dans le quatrième chapitre de l’introduction. Il divise le Commentaire en vingt-neuf chapitres, formant trois parties, christologique et ecclésiologique (chap. 1-10, couvrant les trois premiers chapitres de l’Apocalypse), « historique », décrivant l’attente de la venue du Christ (chap. 11-28, portant sur Ap 4,1-21,1), eschatologique, sur la Jérusalem céleste (le seul chap. 29, sur Ap 21,2-22,21). Chacun de ces chapitres, dont les limites sont marquées par la citation de l’Apocalypse par laquelle il commence, fait l’objet, aux p. 58-104, d’une analyse détaillée qui anticipe la lecture du Commentaire. Le chap. 22, qui s’ouvre sur la vision de la femme vêtue du soleil (Ap 12,1-17) et qui s’inspire largement du De Antichristo d’Hippolyte de Rome, donne lieu à un tableau synoptique (p. 81-90) des interprétations des différentes éléments d’Ap 12 depuis Hippolyte jusqu’à Būlus al-Būšī en passant par le commentaire arabe du Paris arabe 67 édité par Hans Achelis (1897) et celui édité par Paul de Lagarde (1858), la chaîne du Vatican arabe 452 et le De Apocalypsi de Cyrille d’Alexandrie[54]. Le très court chapitre 24 du Commentaire, qui tient en un peu plus de deux lignes, est néanmoins remarquable dans la mesure où il identifie au prophète de l’islam le personnage qui se cache sous le chiffre de la bête (666 pour Būlus al-Būšī), dont le nom est reproduit en copte sous la forme ⲙⲁⲙⲉⲧⲓⲟⲥ. Dans les pages (105-108) qui concluent l’introduction, Edelby rappelle qu’« à moins d’une autre découverte », le Commentaire de l’Apocalypse de Būlus al-Būšī est le premier en langue arabe, antérieur de peu à celui d’Ibn Kātib Qayṣar et suivi, au xvie siècle par celui du maronite Yūsuf al-Bānī. Il est intéressant de relever que les commentaires de Būlus al-Būšī et d’Ibn Kātib Qayṣar émanent tous deux d’un milieu copte, sans doute plus ouvert à la réception de l’Apocalypse. L’édition et la traduction du Commentaire de Būlus al-Būšī sont précédées d’un plan détaillé de l’oeuvre qui en facilitera la lecture. Les chapitres du Commentaire de Būlus al-Būšī sont tous construits de la même manière : le texte de l’Apocalypse est d’abord cité (مِنَ الرُّؤيَا قَالَ, « De l’Apocalypse, il dit ») et le commentaire (التَّفسير, al-tafsīr) suit. Celui-ci est de dimension variable, de quelques lignes (chap. 24, mentionné ci-dessus) à plusieurs pages pour les chap. 22, 27 et 29. Le texte arabe est accompagné d’un apparat donnant les variantes des manuscrits retenus pour l’édition ; l’annotation de la traduction se contente d’identifier les citations et allusions bibliques ou patristiques, et d’apporter quelques éclaircissements sur un point ou l’autre. Édition et traduction sont suivies d’un index exhaustif du vocabulaire qui, pour chaque terme arabe, donne la racine, le lemme figurant dans le texte, le renvoi au texte commenté de l’Apocalypse et au Commentaire lui-même[55]. L’ouvrage se termine par un index biblique et la bibliographie, suivis, en annexe, par une reproduction photographique d’un folio de chacun des quatre manuscrits qui ont servi de base à l’édition. L’ensemble de l’ouvrage a été soigneusement préparé. Quelques remarques de détail. À la p. 7, n. 4 : la référence à Allo doit se lire ccxvi-ccxl et non 216-240 ; à la p. 59, n. 4 et bibliographie, l’auteur du Supplément aux dictionnaires arabes est Dozy et non D’Ozy ; à la p. 338, l. 4 de la fin, il manque un mot : « … lui était unie au tombeau … » ; idem p. 22, l. 15 de la fin : « le mode de l’Incarnation ». Un point plus intéressant : en Ap 2,7, le texte de Būlus al-Būšī porte, p. 132 et p. 138, « au milieu du paradis de mon Dieu » (فِي وَسَطِ فِرْدَوْسِ إلَهِي)[56], contre le texte habituellement reçu (Novum Testamentum graece, 28e éd.) ἐν τῷ παραδείσῳ τοῦ θεοῦ, leçon que N. Edelby attribue à la version bohaïrique. C’est effectivement ce que lit le texte bohaïrique comme d’ailleurs le sahidique. La consultation de l’apparat critique du Novum Testamentum graece montre toutefois que la leçon ἐν μέσῳ τοῦ παραδείσου τοῦ θεοῦ, quoique minoritaire, est attestée en grec, notamment par un certain nombre de minuscules, d’où elle est passée dans la version copte[57]. Notons enfin que, pour Lc 17,21 : « le Royaume de Dieu est ἐντὸς ὑμῶν », « à l’intérieur de vous » ou « parmi vous » (les deux traductions ont cours), Būlus al-Būšī (Commentaire 27,20, p. 312) opte pour la première signification (إنَّهَا دَالُكُم), comme d’ailleurs les versions coptes et l’Évangile selon Thomas (log. 3). Il faut féliciter Nagy Edelby pour cette belle contribution à la recherche sur le patrimoine arabe chrétien et sur l’histoire de l’exégèse de l’Apocalypse johannique dans le domaine arabophone.

Paul-Hubert Poirier

30. Peter Nagel, éd., Das Deuteronomium sahidisch nach Ms. BL Or. 7594 der British Library mit dem ergänzenden Text und den Textvarianten des Papyrus Bodmer XVIII und der Handschrift M 566 der Morgan Library & Museum New York. Wiesbaden, Otto Harrassowitz GmbH & Co. KG (coll. « Texte und Studien zur Koptischen Bibel/Texts and Studies on the Coptic Bible », 2), 2020, xiv-295 p.

Cet ouvrage constitue la « première édition fiable » du texte copte sahidique du Deutéronome du manuscrit de papyrus de Londres British Library Or. 7594. Cet important témoin du texte biblique a été édité pour la première fois par Ernest A. Wallis Budge en 1912, dans ses Coptic Biblical Texts in the Dialect of Upper Egypt (coll. « Coptic Texts », vol. 2), Londres. L’édition de Budge a toutefois été considérée très tôt comme défectueuse et insatisfaisante, et Sir Herbert Thompson en a publié dès 1913 une « collation » qui équivalait à une réédition (The New Biblical Papyrus. A Sahidic Version of Deuteronomy, Jonah, and the Acts of the Apostles from MS. Or. 7594 of the British Museum, Londres, « printed for private circulation »). Le manuscrit de Londres, qui contient aussi le texte copte du livre de Jonas, des Actes des apôtres et un extrait de l’Apocalypse d’Élie, s’ouvre par le Deutéronome, dont il donne le texte pour les passages suivants : 1,39-2,29 ; 4,18-8,3 ; 9,7-13,18 ; 14,18-18,10 ; 19,1-20,6 ; 22,3-26,10 ; 28,1-34,12. Ce manuscrit, qui peut être daté du ive siècle, est donc le témoin le plus important de la version sahidique copte du Deutéronome et l’un des plus anciens témoins de la version copte de l’Ancien Testament produite à partir de la version grecque des Septante. Comme l’édition de Peter Nagel se veut un pas de plus sur la voie conduisant à une édition complète de l’Ancien Testament sahidique, comme celle qu’envisage l’Académie des sciences de Göttingen (par le biais de la Digitale Gesamtedition und Übersetzung des koptisch-sahidischen Alten Testamentes), il convenait de donner le Deutéronome sahidique dans son intégralité. Voilà pourquoi les lacunes du papyrus de Londres ont été palliées par deux manuscrits non moins importants que celui-ci, le Papyrus Bodmer XVIII, du ive siècle, édité par Rodolphe Kasser dans la « Bibliotheca Bodmeriana » (Coligny-Genève, 1962), et le manuscrit de parchemin M 566, des ixe-xe siècles, de la Morgan Library and Museum (New York), toujours inédit mais dont une reproduction photographique a été publiée en 1922 par les soins de Henri Hyvernat. Ces deux manuscrits forment une partie intégrante de l’édition pour les portions du texte biblique qui manquent dans le manuscrit de Londres. On obtient ainsi un texte complet sinon homogène de la version sahidique du Deutéronome, dont « les témoins manuscrits se situent au début et à la fin de l’activité de traduction et de révision sahidique » de la Bible (p. 13). Après un premier avant-propos des éditeurs de la collection « Texte und Studien zur Koptischen Bibel/Texts and Studies on the Coptic Bible », H. Behlmer, F. Feder et S.G. Richter, et un second de l’auteur, l’introduction s’ouvre sur une présentation du codex de la British Library, un manuscrit constitué à l’origine de 13 cahiers et de 276 pages. La construction des cahiers est décrite, ainsi que l’écriture des pages réservées au Deutéronome (fol. 1 à 53), une écriture onciale régulière réalisée par un scribe compétent. Le Deutéronome a été traduit dans un sahidique classique ancien qui, par comparaison au sahidique standard, se distingue par des traits orthographiques et phonétiques qui sont inventoriés. L’analyse du type de texte des trois témoins montre que les manuscrits de Londres (L) et de la bibliothèque Bodmer (B) s’accorde presque toujours contre le manuscrit de la Morgan Library (M), même s’il y a des cas où B et M s’associent contre L. Il est permis de conclure que « pour autant que L et B soient d’accord, leur texte commun est le témoin le plus ancien et le plus crédible de la version sahidique de la Septante » (p. 16). Le papyrus de Londres est édité de façon quasi diplomatique, en reproduisant les colonnes et lignes du manuscrit, alors que les passages de B et de M qui suppléent aux lacunes de L se présentent en un texte suivi justifié à droite. L’édition des trois témoins est accompagnée d’un double apparat qui enregistre, d’une part, les variantes graphiques et phonétiques qui sont pertinentes pour l’orthographe copte mais non pertinentes pour le texte de la Septante, et d’autre part, les variantes textuelles proprement dites. La présentation de l’édition permet de passer de manière relativement commode d’un témoin à l’autre pour les passages où ils se complètent. L’édition est suivie par la traduction allemande du texte qui, sans être littérale, vise à laisser transparaître le texte copte sans oblitérer le fait qu’il s’agit d’une « Drittübersetzung », c’est-à-dire de la traduction d’un texte copte lui-même traduit du grec, lequel l’avait été de l’hébreu. La traduction est accompagnée d’un apparat qui donne, en allemand, les variantes des manuscrits les uns par rapport aux autres (à l’exception, naturellement, des variantes phonétiques ou orthographiques). Dans la marge extérieure de la traduction, figurent les renvois à la foliotation, pour L et M, ou à la pagination, pour B, des manuscrits, ce qui facilitera le passage de la traduction à l’édition. La traduction est suivie par quatre-vingt-une notes explicatives. Quatre index complètent l’ouvrage : des formes de conjugaison copte du seul manuscrit L ; des mots coptes ; des mots gréco-coptes ; des noms propres (personnes, lieux et peuples). Cette édition soignée du Deutéronome sahidique intéressera les spécialistes à la fois du copte et de la Septante.

Paul-Hubert Poirier

31. Évagre le Pontique. Scholies aux Psaumes. Tome I (Psaumes 1-70). Tome II (Psaumes 71-150). Introduction, édition princeps du texte grec, traduction et notes par Marie-Josèphe Rondeau, Paul Géhin, Matthieu Cassin. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 614-615), 2021, 2 volumes, 780 et 774 p.

Victime des querelles origénistes des ive et vie siècles, redécouverte à partir du début du xxe siècle grâce aux éditions et aux études, entre autres, de Barsegh Sargisean, Wilhelm Frankenberg, Hugo Gressmann, Irénée Hausherr, Jacques Muyldermans et Antoine et Claire Guillaumont, l’oeuvre d’Évagre le Pontique (344/345-399) est maintenant bien représentée dans la collection des « Sources Chrétiennes ». Depuis la publication inaugurale par A. et C. Guillaumont du Traité pratique ou Le moine, en 1971 (SC 170 et 171), ont paru successivement les Scholies aux Proverbes, en 1987 (SC 340) et à l’Ecclésiaste, en 1993 (SC 397), tous deux par Paul Géhin, Le Gnostique, par A. et C. Guillaumont, en 1989 (SC 356), Sur les pensées, par P. Géhin, A. et C. Guillaumont, en 1998 (SC 438), les Chapitres sur la prière, par P. Géhin, en 2017 (SC 589), À Euloge et Les vices opposés aux vertus, par Charles-Antoine Fogielman, également en 2017 (SC 591), oeuvres auxquelles se sont ajoutés, en 2007, les Chapitres des disciples d’Évagre, édités par P. Géhin (SC 514), un recueil de 200 kephalaia rassemblés par des disciples d’Évagre au début du ve siècle. Le catalogue des « Sources Chrétiennes » s’enrichit maintenant d’une publication majeure, celle des Scholies aux Psaumes. Dans ce cas, il s’agit à la fois de la redécouverte et de la reconstitution d’une oeuvre dont les auteurs de l’Antiquité n’avaient gardé aucun souvenir et qui ne semblait pas avoir nourri les chaînes exégétiques sur les Psaumes. Ce n’est qu’en 1923 que Wilhelm Bousset, dans son ouvrage (posthume) intitulé Apophthegmata, « Études sur l’histoire du plus ancien monachisme », releva de nombreux parallèles textuels entre Évagre et les fragments sur les Psaumes édités sous le nom d’Origène par Charles De La Rue en 1733, dont il conclut qu’Évagre avait plagié l’Alexandrin. La question sera réexaminée par Hans Urs von Balthasar dans un article de 1939, qui, sur la seule base de la critique interne, renversera le verdict de Bousset et conclura qu’une partie des textes attribués à Origène par De La Rue et aussi par Jean-Baptiste Pitra en 1883-1884, devait revenir à Évagre, dont ils constituaient les restes de son commentaire sur les Psaumes. Les recherches sur les chaînes exégétiques favorisées par la parution du Catenarum graecarum catalogus de Georg Karo et Hanz Lietzmann, en 1902, confirmèrent l’hypothèse de von Bathasar et allaient radicalement changer la donne. Ce sont essentiellement les travaux de Marie-Josèphe Rondeau qui opérèrent le renversement décisif. Dans un article de 1960, suivi de sa thèse sur les commentaires patristiques du Psautier du iiie au ve siècle, parue en 1982 et 1985, M.-J. Rondeau, s’aidant du manuscrit Vaticanus gr. 754 qu’elle avait découvert en 1959, réussissait à isoler dans les chaînes la matière évagrienne transmise de manière anonyme, sur la base de recoupements entre les scholies et les oeuvres d’Évagre, reconstitution qu’appuyait la première scholie au Psaume 143,1, attribuée à Origène par le manuscrit de la Vaticane, où, à propos des rêves et des visions nocturnes, l’auteur déclare que « nous avons exposé ces choses avec plus d’exactitude dans Le Moine », c’est-à-dire dans le Traité pratique. Cette remarque dans laquelle on voit « la signature irréfutable d’Évagre » (t. II de l’ouvrage recensé, p. 582-583), combinée au fait que le Vaticanus gr. 754 présente les scholies à teneur évagrienne en une série numérotée en lettres minuscules dont la numérotation recommence à chaque psaume, permet de conclure que ce manuscrit, avec ceux qu’on peut lui associer, restitue l’essentiel, sinon la totalité, d’un commentaire d’Évagre sur les Psaumes, commentaire qui devait se présenter non comme un texte suivi mais sous la forme de « scholies », de notes explicatives concises et discontinues, entourant ou accompagnant le texte biblique, au gré des intérêts de l’auteur. Qu’Évagre ait délibérément opté pour ce genre littéraire pour les Psaumes, les Proverbes et l’Ecclésiaste, est confirmé par le fait qu’il justifie la concision de certaines de ses notes par le « genre » (εἶδος), la « règle » (κανών) ou les « règles des scholies ». L’ouvrage que nous présentons propose la première édition critique du texte grec des Scholies sur les Psaumes d’Évagre accompagnée d’une introduction substantielle et d’une traduction annotée. Le texte grec est celui de M.-J. Rondeau, rédigé, pour l’apparat critique, par Matthieu Cassin. La traduction, l’annotation et l’introduction reviennent pour l’essentiel à P. Géhin. L’introduction de l’ouvrage s’ouvre sur un rappel des circonstances de la découverte des Scholies, suivi de sept chapitres dont le premier porte sur la composition des Scholies, le titre, qui n’est pas conservé, mais qui devait être Σχόλια εἰς τοὺς ψαλμούς, le genre littéraire et la date de composition (les Scholies sur les Psaumes sont antérieures à celles aux Proverbes et elles dateraient d’avant 393 d’après A. Guillaumont). Le deuxième chapitre traite du texte biblique auquel s’accroche les scholies d’Évagre, dont il est difficile de préciser la nature et qui ne correspond exactement à aucun de ceux qui sont transmis par les chaînes au Psautier. Le troisième chapitre porte sur l’exégèse évagrienne, qui propose une lecture spirituelle du Psautier, à mi-chemin « entre l’exégèse polyphonique d’Origène et l’exégèse unitaire d’autres commentateurs, comme Grégoire de Nysse, dont l’attention se concentre sur le but (skopos) du livre commenté et l’enchaînement (akolouthia) des textes » (t. I, p. 50-51), mais qui se situe résolument dans la tradition d’Origène. Le quatrième chapitre, consacré à la doctrine des Scholies, constitue un véritable tour de force, dans la mesure où, prenant appui sur les informations glanées au fil de la lecture des gloses d’Évagre et nonobstant leur extrême concision qui leur confère souvent un « caractère énigmatique et sibyllin » (t. I, p. 61), Paul Géhin nous offre une synthèse vigoureuse de la pensée évagrienne, organisée en trois volets : les étapes de la vie spirituelle, les natures raisonnables, le Christ. Le cinquième chapitre présente la tradition manuscrite des Scholies aux Psaumes. Celle-ci se divise en deux branches, α et β, représentée principalement, pour la première par le Vaticanus gr. 754 et pour la seconde, par le Vaticanus gr. 1232 et le Barberianus gr. 548. À ces deux branches s’ajoutent des témoins secondaires et quelques scholies provenant de la tradition indirecte. Au total, l’édition s’appuie sur dix-neuf manuscrits, datant du ixe au xvie siècle, dont le stemma de la p. 178 du t. I montre l’organisation. Le sixième chapitre, dont l’essentiel est dû à Matthieu Cassin, porte sur la tradition textuelle des Scholies et sur le classement des manuscrits qui les ont transmises. La première section de ce chapitre, sur la nature de la tradition des Scholies aux Psaumes, revient sur le fait que « l’ensemble de la tradition manuscrite des Scholies relève des chaînes [et qu’]aucun témoin ne remonte directement à un modèle qui aurait contenu les seules scholies d’Évagre » (t. I, p. 179). De plus l’ensemble des scholies a été transmis « de manière largement anonyme ou sous l’attribution à Origène (et secondairement à d’autres auteurs), uniquement par le biais des chaînes exégétiques » (t. I, p. 188). Mais la notice initiale du manuscrit de Patmos 270 (t. I, p. 183-186 ; texte et traduction en SC 340, p. 57 et 60), principal témoin des Scholies d’Évagre aux Proverbes, donne à penser qu’il n’en a peut-être pas toujours été ainsi et que les scholies évagriennes, numérotées, se distinguaient de celles d’Origène, marquées par le sigle Ὡρ(ιγένους). Il est dès lors permis de conclure que « nous n’accédons au texte de ces scholies, probablement intégral, qu’à partir d’un modèle où il avait été intégré à un ensemble plus vaste (autres scholies, matériaux hexaplaires, etc.), tout en y restant clairement délimité, peut-être déjà par une numérotation des scholies évagriennes, comme dans le Patmiacus 270 et son modèle, pour les Proverbes, et dans le Vaticanus gr. 754 » (t. I, p. 185). Le septième et dernier chapitre de l’introduction, suivi de la bibliographie et de la table des sigles, mentionne les éditions antérieures partielles des Scholies aux Psaumes et énonce les principes adoptés pour l’édition. Le reste du tome I, depuis la p. 271, et l’intégralité du tome II sont consacrés à l’édition du texte grec et à la traduction françaises des Scholies. Ce n’était pas une mince affaire que de présenter clairement, sur le plan éditorial et typographique, un matériau aussi singulier que ces scholies, mais l’opération a été parfaitement réussie. Chaque scholie est distinguée de la suivante par un filet qui court de gauche à droite. Les scholies, données selon l’ordre des Psaumes, reprennent la numérotation, qui recommence pour chaque Psaume, que leur donne le Vaticanus gr. 754, sauf pour le Psaume 1. Pour permettre une lecture aisée des scholies, on donne en premier lieu, pour chacune d’elle, en grec et en traduction, le texte du verset psalmique commenté repris à l’édition d’Alfred Rahlfs (Psalmi cum odis, Göttingen, 1931). L’apparat du texte grec signale en premier lieu les manuscrits qui attestent la scholie et, le cas échéant, l’auteur auquel elle est attribuée, puis les variantes textuelles. L’annotation à la traduction indique les parallèles, évagriens ou autres, et « cherche à rendre compte de la position exégétique d’Évagre au sein d’un panorama global d’interprétation du Psautier » (t. I, p. 251). Un appendice (t. II, p. 629-635) fournit le texte et la traduction du bref Opuscule théologique 37 de l’auteur et philosophe byzantin Michel Psellos (xie siècle), qui cite quelques scholies d’Évagre. Les index scripturaire, des sources, des citations et parallèles évagriens, et des manuscrits grecs sont suivis d’un « tableau d’ensemble des scholies dans la tradition manuscrite », qui indique, pour chaque scholie, les manuscrits qui la transmettent, et, le cas échéant, son attribution. Outre le fait qu’elle donne désormais accès au commentaire d’Évagre au Psautier, cette belle édition constitue en quelque sorte une initiation pratique sur pièces à l’univers complexe des chaînes exégétiques. Ce dont les lecteurs seront reconnaissants aux auteurs.

Paul-Hubert Poirier

32. Thomas d’Aquin. Commentaires des Épîtres à Timothée I et II, à Tite et à Philémon. Préface par Serge-Thomas Bonino, o.p. Introduction par Gilbert Dahan. Traduction et tables par Jean-Éric Stroobant de Saint-Éloy, o.s.b. Annotation par Jean-Éric Stroobant de Saint-Éloy, o.s.b. et Jean-Baptiste Échivard. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Oeuvres de saint Thomas d’Aquin »), 2020, 538 p.

Nous avons déjà eu l’occasion de rendre compte, dans les pages de cette revue, de deux commentaires scripturaires de Thomas d’Aquin, parus en français dans la même collection, le premier consacré aux Épîtres aux Philippiens et aux Colossiens, le second aux deux Épîtres aux Thessaloniciens[58]. Celui que nous présentons maintenant est l’avant-dernier de cette vaste entreprise de traduction française des commentaires pauliniens de Thomas d’Aquin, inaugurée en 1999. Last but not least, il restera à publier la traduction du commentaire sur l’Épître aux Hébreux. Antérieurement ou parallèlement, ont paru, toujours dans la même collection, le commentaire sur les Psaumes et celui sur l’Évangile de Jean. Tous ces ouvrages résultent d’un labeur collaboratif, mais il faut reconnaître le leadership du maître d’oeuvre de l’entreprise, le frère Jean-Éric Stroobant de Saint-Éloy, bénédictin olivétain, dont le travail a été couronné, en 2017, par le Prix d’Académie décerné par l’Académie française. Cette huitième livraison de la série paulinienne présente le commentaire des épîtres dites pastorales, I et II Timothée et Tite, et du billet adressé à Philémon. Sauf pour ce dernier, l’authenticité de ces lettres attribuées à Paul fait l’objet de débat parmi les spécialistes qui, majoritairement, les considèrent comme des textes pseudo- ou postpauliniens. C’est une perspective qui était évidemment étrangère à l’exégèse ancienne ou médiévale, et Thomas d’Aquin ne fait pas exception. Comme la majeure partie des commentaires du corpus paulinien, de 1 Corinthiens, chap. 11, à Hébreux inclusivement, les commentaires aux Pastorales et à Philémon reposent sur une reportatio, c’est-à-dire la mise au net de notes prises pendant les cours dispensés par Thomas et assurée par son « assistant » (socius continuus) Raynald de Piperno. Ces leçons ont été dispensées à un moment où, depuis les années 1230-1240, s’était mise en place ce que l’on appelle l’« exégèse universitaire », pratiquée dans les facultés de théologie mais aussi dans les studia et les studia generalia, les établissements d’enseignement des ordres nouveaux, notamment les dominicains et les franciscains. Cette exégèse universitaire prenait la suite de l’exégèse monastique et de l’exégèse dite « scolaire » du xiie siècle, et se distinguait par son caractère systématique et objectif. C’est dans le cadre d’un studium dominicain que Thomas d’Aquin a dispensé ces leçons sur les épîtres de Paul, probablement à Orvieto entre 1263 et 1265. Le présent ouvrage se présente comme les précédents. Il s’ouvre sur une préface du Fr. Serges-Thomas Bonino, président de l’Académie pontificale Saint-Thomas-d’Aquin, laquelle est suivie par l’introduction signée par Gilbert Dahan, directeur de recherche au CNRS et directeur d’étude à l’École pratique des hautes études (Paris), et intitulée « Thomas d’Aquin, exégète des Pastorales et de Philémon ». G. Dahan expose d’abord les méthodes mises en oeuvre par Thomas d’Aquin, « qui sont celles de l’exégèse de son temps, à quoi s’ajoutent un constant souci de pédagogie et l’acuité de son intelligence » (p. 16). Thomas témoigne d’une attention constante au texte qu’il commente, qui se traduit par des remarques qui relèvent de ce que nous appelons aujourd’hui la critique textuelle. Il est de même attentif à la sémantique du texte commenté, en recourant aux étymologies obtenues par des jeux de mots ou par la paronomase, ou en reprenant les définitions courantes à son époque. Il suit les procédures propres à l’exégèse universitaire du xiiie siècle, caractérisée par le schématisme, qui permet d’éviter la paraphrase et de systématiser les idées. Il recourt à des sources, dont la plus importante est celle qu’il désigne par le terme de Glossa, ou glose, un type de commentaire encyclopédique, élaboré à Laon et Auxerre au début du xiie siècle, qui se présente sous la forme d’un commentaire composé d’extraits des Pères et d’auteurs du haut Moyen Âge, disposé autour du texte biblique (glose marginale) ou entre les lignes (glose interlinéaire). Mais il semble aussi que Thomas cite un certain nombre de Pères de première main, non seulement latins mais aussi grecs, qu’il lisait en traduction. Les auteurs profanes ne sont pas absents, en particulier Aristote, désigné comme « le Philosophe ». L’utilisation qu’il fait de ces sources variées, « toujours jaugées d’une manière critique et, ce qui est le plus important, toujours au service de l’exégèse » (p. 29), montre que Thomas n’en est pas prisonnier. L’introduction présente également les thèmes principaux qui ressortent des lettres pauliniennes commentées et qui retiennent l’attention du commentateur : l’inspiration de l’Écriture à propos d’un passage important de la deuxième lettre à Timothée (3,14-17), l’organisation de l’Église et la question des ministères (1 Tm 3,1-13 et 5,17-20 ; Tt 1,5-9), la soumission aux autorités (1 Tm 2,1-2 ; Tt 3,1-3), les femmes (1 Tm 2,9-15 ; Tt 2,3-5) ; les esclaves (Philémon) ; les faux docteurs (1 Tm 1,3-7 ; 4,1-8 ; Tt 1,10-16 ; 3,9), l’eschatologie. L’introduction est suivie d’une liste sommaire des commentaires des épîtres pastorales et de Philémon jusqu’à la fin du xiiie siècle, et d’un avertissement qui signale les manuscrits et les éditions utilisés, et fournit des indications sur la version de l’Écriture à laquelle recourt Thomas (habituellement une Vulgate italienne, à l’occasion la Vetus Latina). Les commentaires sur Paul de Thomas n’ayant pas encore fait l’objet d’une édition critique dans la Léonine, la traduction se base sur l’édition Marietti (1953), dont la numérotation des commentaires a été retenue, mais constamment collationnée et amendée sur sept manuscrits des xive-xve siècles. Chaque partie de l’ouvrage couvrant l’une des quatre lettres constitue un ensemble autonome comprenant un double plan, général et détaillé, le commentaire annoté et des tables : des références scripturaires, analytique, des lieux parallèles tirés des autres oeuvres de Thomas d’Aquin, des références aux auteurs et aux ouvrages cités. La lisibilité des commentaires est favorisée par le fait qu’au début de chaque « leçon », le texte biblique que Thomas commente est reproduit, et par l’ingénieux et très efficace système de signes typographiques élaboré par le traducteur, qui permet, d’un seul coup d’oeil, d’appréhender la structure et la logique du commentaire. La traduction cherche ainsi à donner le meilleur accès à un texte latin subdivisé à l’extrême et caractérisé par une grande concision et des abréviations (en particulier en ce qui concerne les citations bibliques, souvent tronquées). Pour pallier ces difficultés, le P. Stroobant de Saint-Éloy explicite le texte par des compléments entre soufflets (<…>). Outre la qualité de la traduction, il convient de souligner la très grande richesse de l’annotation qui mentionne les corrections apportées à l’édition Marietti ou les écarts par rapport à celle-ci, signale les lieux parallèles dans les écrits de Thomas, identifie les sources, apporte des éclaircissements sur des termes et des concepts, et fournit d’utiles indications bibliographiques. Les tables analytiques sont particulièrement développées et permettront au lecteur de se faire une meilleure idée du contenu des commentaires de Thomas[59].

Paul-Hubert Poirier

33. Grégoire de Nysse. Homélies sur le Cantique des cantiques. Tome I (Homélies I-V). Texte grec de H. Langerbeck (GNO VI). Traduction par Mariette Canévet. Introduction et notes par Mariette Canévet et Françoise Vinel. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 613), 2021, 399 p.

L’Antiquité chrétienne nous a transmis un nombre respectable de commentaires du Cantique des cantiques, essentiellement de langue grecque[60]. Il s’agit de celui d’Hippolyte de Rome, conservé en géorgien, du commentaire et des deux homélies d’Origène, des commentaires de Nil d’Ancyre, de Philon de Carpasia et de Théodoret de Cyr, auxquels s’ajoute pour le domaine latin, celui de Grégoire d’Elvire. À côté de ces ouvrages, le commentaire de Grégoire de Nysse, en quinze λόγοι, terme habituellement rendus par « homélies », se distingue par son ampleur, même s’il ne couvre que la première moitié du livre biblique (jusqu’au verset 9 du chapitre 6). Ce commentaire a fait l’objet d’une édition critique dans les Gregorii Nysseni Opera, au volume VI, en 1960, par les soins de Hermann Langerbeck, et d’une excellente traduction française intégrale due à dom Adelin Rousseau, en 2008 (Bruxelles, Lessius). Il fait maintenant son entrée aux « Sources Chrétiennes » par les soins de deux spécialistes reconnues de Grégoire de Nysse, Mariette Canévet et Françoise Vinel, l’une et l’autre professeurs émérites de l’Université de Strasbourg. Le premier volume de l’édition, qui reprend le texte de Langerbeck, donne les cinq premiers livres du commentaire. L’introduction présente tout d’abord le « contexte historique et la date ». Sur ce dernier point, sans qu’elles expriment une position claire, les auteurs se rangent implicitement à l’avis de J.B. Cahill, qui situe la rédaction de l’oeuvre entre 391 et 395, donc vers la fin de la vie de son auteur[61]. En p. 10, elles attribuent la fin abrupte du commentaire de Grégoire, sur Ct 6,9, à sa mort qui en aurait interrompu la rédaction. On peut toutefois penser, en raison de ce qu’affirme Grégoire à fin du prologue (7, p. 125 de la présente édition) : « Pour l’instant, notre discours et notre explication en sont à la moitié », qu’il n’a simplement pas eu le loisir d’y revenir et de mener le projet à terme. La deuxième section de l’introduction donne une brève présentation d’ensemble des anciens commentaires juifs et chrétiens du Cantique. La composition des homélies, la structure d’ensemble et la présentation des homélies I à V font l’objet de la troisième section. Les auteurs dégagent « trois principes fondamentaux qui ont présidé à la composition des Homélies » : le fait qu’elles aient été prononcées chacune sous la forme d’un tout, que le texte du Cantique y est expliqué verset par verset, « comme dans un véritable commentaire », et qu’une intention spirituelle semble présider à l’ensemble du texte, celle du progrès infini de l’âme (p. 25-26). Elles montrent aussi que l’ensemble des quinze homélies se partage en deux groupes, un premier (I-V) dans lequel l’âme abandonne sa condition pécheresse pour regarder vers Dieu, et un second (VI-XV), consacré à la transformation progressive de l’Épouse en un autre Christ et l’édification de l’Église en chacun de ses membres. La quatrième section de l’introduction est consacrée à Grégoire de Nysse et l’exégèse du Cantique. Grégoire reconnaît l’apport d’Origène pour l’interprétation du livre biblique tout en marquant sa différence d’avec lui, dans la ligne d’une « explication spirituelle » (ἀναγωγή) qu’il se refuse à qualifier : « Que l’on veuille [l’]appeler “tropologie”, “allégorie”, ou quoi que ce soit d’autre, nous ne discuterons pas le terme pourvu seulement que l’on obtienne des significations utiles » (Prologue 2, p. 110-111). La cinquième section, intitulée « La nature humaine de l’épouse », souligne quelques traits de la spiritualité qui se dégage du commentaire : l’homme dans l’univers, le péché, le désir, la liberté, la communion dans l’Église. Cette analyse se poursuit dans la sixième section portant sur la doctrine spirituelle des Homélies sur le Cantique, dans laquelle sont abordés les thèmes du progrès indéfini de l’âme, un des aspects les plus originaux de la spiritualité de Grégoire de Nysse, de l’indicibilité de Dieu, des sens spirituels, de l’Église et de la christologie. La dernière section résume les données de la tradition manuscrite et de l’histoire de l’édition de l’oeuvre. La reprise de l’édition de Langerbeck indique en marge la pagination de cette édition, ainsi que les colonnes de Migne, ce qui est très utile étant donné que le Patristic Greek Lexicon (Lampe) référencie le commentaire d’après la PG. La lecture de cette excellente traduction, accompagnée d’une légère annotation, est facilitée par les manchettes qui découpent le texte. Espérons que nous pourrons lire bientôt la suite de ces très riches Homélies sur le Cantique des cantiques de Grégoire de Nysse.

Paul-Hubert Poirier

34. Helmut Seng, éd., Oracula Chaldaica Latine. Heidelberg, Universitätsverlag Winter GmbH (coll. « Bibliotheca Chaldaica », 9), 2021, 320 p.

Le dernier volume paru de la « Bibliotheca Chaldaica » est consacré aux traductions latines des Oracles chaldaïques[62] produites vers la fin du Moyen Âge et au début de la Renaissance, aux xve-xvie siècles. Il s’agit de traductions d’éléments tirés des recueils des deux transmetteurs et commentateurs byzantins des Oracles, Michel Psellos (ou Psellus, 1018-après 1081) et Georges Gémiste Pléthon (1355/1360-1452). Du premier, on possède 1) une Ἐξήγησις τῶν χαλδαϊκῶν ῥητῶν [Commentaire des Oracles chaldaïques], 2) une Ἔκθεσις κεφαλαιώδης καὶ σύντομος τῶν παρὰ Χαλδαίοις δογμάτων [Exposition sommaire et concise des croyances chez les Chaldéens] et (3) une Ἔκθεσις κεφαλαιώδης καὶ σύντομος τῶν παρ’ Ἀσσυρίοις δογμάτων [Exposition sommaire et concise des croyances chez les Assyriens][63]. De Pléthon, on a 1) des Μαγικὰ τῶν ἀπὸ Ζωροάστρου μάγων [Oracles magiques des mages disciples de Zoroastre], 2) l’Ἐξήγησις εἰς τὰ αὐτὰ λόγια [Commentaire sur ces Oracles] et 3) la Βραχεῖά τις διασάφησις τῶν ἐν τοῖς λογίοις τούτοις ἀσαφεστέρως λεγομένων [Brève explication de ce qui est dit de plus obscur dans ces Oracles][64]. Dans cet ouvrage, Helmut Seng, cheville-ouvrière de la « Bibliotheca Chaldaica » et spécialiste reconnu des Oracles chaldaïques, professeur à la Goethe Universität de Francfort, présente seize traductions latines des oeuvres mentionnées de Psellos et de Pléthon. Chacune des traductions, dont plus de la moitié est anonyme ou non signée, fait l’objet d’une notice de présentation qui se termine par la mention du (ou des manuscrits) qui la transmette, l’identification, s’il y a lieu, de la Vorlage grecque manuscrite, le signalement de l’editio princeps ou des éditions anciennes ou courantes, et par des éléments de bibliographie. La notice est suivie de l’édition de la traduction. Pour six de ces traductions, l’édition donnée par Seng est inédite. L’édition des traductions latines comporte, pour plusieurs de celles-ci, un apparat des adnotationes et des variantes textuelles. Un cas particulier est celui du philosophe et savant vénitien Francesco Patrizi (1529-1597), qui a élaboré une collection indépendante d’oracles, laquelle non seulement puise à Psellos ou à Pléthon, mais inclut également de nombreux fragments tirés d’auteurs tels que Proclus, Porphyre ou Damascius, que Patrizi a rassemblés, en appendice à sa Nova de universis philosophia, sous le titre de Zoroaster et eius CCCXX Oracula Chaldaica et, dans un deuxième temps, classés par thèmes. Seng reproduit l’ensemble d’après l’édition de Ferrare de 1591 (chap. 12). Complété par un index des noms et par une bibliographie, cet ouvrage enrichit singulièrement, pour le versant latin, le dossier déjà complexe des Oracles chaldaïques, la « bible des derniers néoplatoniciens », selon la formule de Franz Cumont, et fait mieux connaître la survie occidentale de Psellos et de Pléthon.

Paul-Hubert Poirier

35. Libératus de Carthage. Abrégé de l’histoire des nestoriens et des eutychiens. Texte latin E. Schwartz. Introduction et notes Philippe Blaudeau. Traduction François Cassingena-Trévedy, Philippe Blaudeau. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 607), 2019, 445 p.

Libératus était un diacre de Carthage, en Afrique byzantine depuis la reconquête justinienne sur les Vandales. Actif vers 535, il est né vers le début du vie siècle. À titre de diacre, il fut sans doute chargé de diverses missions pour le compte de son évêque et de son Église. Ce qui est sûr, c’est qu’il voyagea beaucoup, de Rome à Alexandrie. Il avait reçu aussi une solide formation scolaire et il possédait une très bonne maîtrise du grec, lui permettant de recourir à une documentation dans cette langue et même de la traduire en latin. C’est ainsi qu’il nous livre, en une version latine intégrale, l’Hénotique ou « acte d’union » (unitiuum), document datant de 482 et publié par l’empereur Zénon à l’instigation d’Acace, l’archevêque de Constantinople, dans le but de contrecarrer l’opposition des miaphysites (ou monophysites) au concile de Chalcédoine. Libératus fut aussi très préoccupé par les questions christologiques et par les déchirements qu’elles provoquèrent partout y compris dans l’Église carthaginoise et africaine en général, depuis l’entrée en scène de Nestorius en 428 jusqu’à la mort de Justinien en 565. Sur le plan dogmatique, Libératus est un chalcédonien et un défenseur des « Trois Chapitres », c’est-à-dire de trois évêques de l’empire romain oriental, Théodore de Mopsueste, Théodoret de Cyr et Ibas d’Édesse, que Justinien, par un édit de 544, condamna post mortem pour avoir été les inspirateurs et les soutiens de Nestorius, et cela, pour complaire aux miaphysites que l’empereur cherchait à amadouer pour des raisons autant politiques et stratégiques qu’ecclésiales et théologiques. La condamnation des Trois Chapitres, fondamentalement orthodoxes, entérinée par le pape Vigile en 548, entraîna des résistances, notamment en Afrique, et un schisme qui ne prit fin que vers la fin du viie siècle. Il se trouve que par ses contacts, ses fonctions et sûrement aussi par inclination et conviction personnelle, Libératus fut un témoin privilégié, et non seulement d’un point de vue africain, de ces débats. Sur la base d’une documentation de première main, il en rédigea en quelque sorte la chronique dans un ouvrage intitulé Breviarium causae nestorianorum et eutychianorum, que l’on a traduit très justement par « Abrégé de l’histoire des nestoriens et des eutychiens », ceux qui occasionnèrent les conciles d’Éphèse (431) et de Chalcédoine (451). Le Breviarium a été pour cette raison exploité par les historiens des conciles, dont Eduard Schwartz qui en a procuré une édition critique dans ses Acta conciliorum oecumenicorum, dans le tome (II, 5) réservé à la collectio Sangermanensis (Berlin, 1936), édition reprise dans le présent volume. Le Breviarium a en effet été conservé dans un recueil dont le principal témoin est un manuscrit de la Bibliothèque nationale de France (Paris) autrefois propriété de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés (après Reichenau et Corbie), d’où l’appellation que lui a donnée Schwartz. « Délibérément favorable aux Trois Chapitres » (p. 82), la collectio Sangermanensis, compilée en Italie du Sud, vers la fin du vie siècle, est à l’origine de la tradition manuscrite du Breviarium.

L’édition signée par Philippe Blaudeau, avec la collaboration de François Cassingena-Trévédy, nous offre la première traduction française du Breviarium, et la deuxième, toute langues confondues, après celle en italien de F. Carcione parue en 1989. L’édition du texte latin et la traduction sont ici précédées d’une introduction par P. Blaudeau. Celui-ci est un spécialiste reconnu de l’histoire de l’Église des ve-vie siècles, sur laquelle il a énormément publié. On lui doit notamment une monographie portant sur Alexandrie et Rome de 451 à 491, publiée en 2006 dans la « Bibliothèque de l’École française de Rome » (vol. 327), et une autre sur le Siège de Rome et l’Orient, de 448 à 536 (« Collection de l’École française de Rome », vol. 460, 2012). Son introduction au Breviarium comporte cinq parties. La première, intitulée « Un diacre voyageur », retrace le parcours de Libératus et sa carrière ecclésiastique auprès de son évêque Réparatus et après le décès de celui-ci. Le Breviarium, « une narration rendant sobrement compte des origines d’une controverse dont, comme nombre d’autres Africains, évêques, clercs ou moines, il avait eu à payer dans sa chair et dans son esprit, le prix, puisque ses convictions s’avéraient irréductibles à la volonté impériale » (p. 14), fut peut-être achevé à Vivarium, le monastère fondé par Cassiodore en Italie du Sud, vers le milieu du vie siècle, selon une hypothèse de Schwartz que Blaudeau reprend avec réserve (p. 15-17). La deuxième section de l’introduction, la plus ample et la plus touffue (la lecture en aurait été facilitée par davantage d’intertitres), est spécifiquement consacrée au Breviarium, « un ouvrage attestataire, solidaire d’un combat difficile ». L’auteur en précise l’objet et le contexte, « une controverse de longue durée », dont il rappelle les étapes et les rebondissements. Il présente ensuite « l’intention bien définie » et la « perspective clairement tracée » du Breviarium, défendre les Trois Chapitres et le bien-fondé de la résistance africaine par « un récit centré sur le déroulement des controverses en Orient, depuis la prédication de Nestorius jusqu’à la promulgation du 1er édit de Justinien (428-544) ». La troisième partie, « Le choix d’un genre ? », très instructive, justifie le choix du titre retenu par Libératus pour son écrit. Blaudeau montre que ce choix n’est pas anodin et qu’il se situe dans une tradition légale et littéraire, qui voit dans le Breviarium « un ouvrage censé faire référence, qui propose un récit ramassé d’une histoire en puisant à plusieurs sources, tandis que l’auteur, s’il peut exprimer certaines appréciations, évite le ton personnel et s’interdit excursus et descriptions ornées » (p. 55). Dès lors, comme l’écrit fort justement Blaudeau, le Breviarium « n’est pas seulement un insolite objet historiographique : il se distingue par une richesse d’information peu commune et dispense une connaissance d’autant moins partagée par ses contemporains, clercs et laïcs, de Proconsulaire et des autres provinces voisines, qu’elle procède d’un cours événementiel dont ils ont été largement tenus à l’écart » (p. 64). Dans la quatrième partie, « Une composition documentée », Blaudeau montre que le Breviarium, « un ouvrage plus destiné à informer et conforter qu’à plaire » (p. 65) repose sur une vaste documentation, comme Libératus lui-même le dit dès les premières lignes de son ouvrage (chap. I). Parmi ces sources figure l’Historia tripartita, un condensé en douze livres des histoires ecclésiastiques de Socrate, Sozomène et Théodoret de Cyr, élaboré par Cassiodore et son secrétaire Épiphane. Comme le note l’éditeur, le travail de documentation réalisé par Libératus impressionne par sa diversité et son ampleur, comme aussi le fait qu’il ait réussi à fondre ces sources en « un récit historiographique cohérent et démonstratif », dont le dessein était « une opposition à la reconfiguration ecclésiale voulue par Justinien, qu’elle corresponde à l’extension du patriarcat alexandrin à l’Afrique, un temps envisagé, peut-être ou, plus encore, à condamnation des Trois Chapitres » (p. 76). La cinquième partie de l’introduction, « Une tradition liée à une collection singulière, la Sangermanensis », donne une présentation détaillée de ce recueil en relation avec la transmission du Breviarium. Finalement, dans « Des éditions systématiquement attachées à la publication des actes conciliaires », Blaudeau rappelle l’histoire éditoriale du Breviarium de Libératus, jamais traité « comme une oeuvre spécifique et autonome » jusqu’à la traduction italienne de Carcione et la présente édition.

La traduction du Breviarium, fruit du labeur commun de P. Blaudeau et de F. Cassingena-Trévedy, est accompagnée d’une assez généreuse annotation, qui signale les sources et les points dignes d’intérêt (un seul exemple, la très intéressante note 2 des p. 305-307, sur une variante de 1 Tm 3,16 et de Mt 27,49[65]). Les Capitula qui figurent en tête de l’ouvrage ont été repris comme intertitres de la traduction française. Celle-ci se distingue par sa lisibilité ; il faut dire qu’elle est aidée par le texte lui-même, dont le rythme soutenu tient sans cesse le lecteur en haleine. Outre une qualité littéraire indéniable que des puristes lui ont parfois refusée (cf. p. 64-65), le Breviarium se distingue par sa richesse documentaire unique, par exemple sur les circonstances du « brigandage d’Éphèse » de 449, « ce qu’il ne faut pas appeler “Second concile d’Éphèse” », comme l’écrit Libératus (XII,92).

Cette édition et traduction du Breviarium complète d’heureuse façon la liste des sources documentant l’histoire doctrinale des cinquième et sixième siècles accessibles en français. Que ses artisans en soient remerciés.

Paul-Hubert Poirier

36. Cyrille d’Alexandrie. Commentaire sur Jean. Tome I (Livre I). Texte grec, introduction, traduction, notes et index de Bernard Meunier. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 600), 2018, 634 p.

Composé entre 425 et 428/429, le Commentaire sur l’Évangile de Jean de Cyrille d’Alexandrie (344/349-497) est l’un des plus importants et des plus longs commentaires du quatrième évangile que nous ait transmis l’Antiquité, après celui d’Origène en 32 livres (dont 9 seulement sont conservés), les 88 Homélies sur Jean de Jean Chrysostome et les 125 Tractatus d’Augustin. Intitulé dans la tradition manuscrite Explication ou commentaire sur l’Évangile selon Jean (ἑρμηνεία ἤτοι ὑπόμνημα εἰς τὸ κατὰ Ἰωάννην εὐαγγέλιον), l’oeuvre compte douze livres, conservés intégralement sauf pour les livres VII et VIII qui ne sont plus attestés que par des fragments caténiques. Le Commentaire couvre la totalité de l’évangile johannique, sauf la péricope de la femme adultère (Jn 8,1-11), qui ne figure pas dans Jean pour une bonne partie de la tradition manuscrite de l’évangile, y compris le texte alexandrin qu’utilise Cyrille. Transmis par cinq manuscrits datés des xiie au xviie siècle, si l’on exclut les chaînes, les florilèges et les copies tardives, le Commentaire a circulé dès l’Antiquité sous deux formes, l’une en deux volumes, l’autre en trois volumes. En raison de pertes, aucune de ces deux formes n’est complète et l’éditeur doit les combiner pour obtenir un texte complet. Le Commentaire a fait l’objet de deux éditions qui se recommandent encore aujourd’hui par leur valeur, celles de Jean Aubert, editio princeps du texte grec, parue en 1638, et de Philip Edward Pusey, publiée en 1872. Pour le livre I, l’édition de B. Meunier ne présente que 30 différences (voir p. 163-164) avec l’édition de Pusey. La nouvelle édition dont les « Sources Chrétiennes » inaugurent la publication par ce volume est issue d’un projet coordonné par deux « cyrilliens » confirmés, Marie-Odile Boulnois, directeur d’études à l’École pratique des Hautes études (Paris), et l’auteur du présent volume, chercheur au CNRS (Lyon, Institut des Sources Chrétiennes). L’édition des autres livres est en cours. Il s’agira à terme de la première traduction française du commentaire cyrillien. Le livre I comporte 10 chapitres et couvre Jn 1,1-28. Contrairement à beaucoup d’ouvrages antiques pour lesquels les indications paratextuelles sont dues à des copistes et non à l’auteur, dans le cas du Commentaire et comme l’auteur lui-même nous en avertit dans sa préface, les titres et la numérotation des chapitres (κεφαλαία) sont de la main même de Cyrille.

L’ouvrage s’ouvre par une introduction qui porte à la fois sur le Commentaire dans son ensemble et sur le livre I. Dans un premier chapitre, B. Meunier situe le Commentaire dans l’oeuvre de Cyrille : sa datation (entre 425 et 428-429) et sa place au sein de l’oeuvre exégétique et trinitaire cyrillienne, le genre du Commentaire (un écrit savant et non homilétique), les commentaires sur Jean avant Cyrille, d’Héracléon à Augustin. Le deuxième chapitre, « Cyrille et l’Écriture », présente tout d’abord Cyrille commentateur, qui se situe au-delà du clivage « Alexandrie - Antioche » et qui pratique une lecture plutôt dogmatique de Jean, avec une nette orientation antihérétique, ce qui transparaît dans les titres dont Cyrille a doté les chapitres des livres, qui trahissent une préoccupation doctrinale, celle de la consubstantialité des personnes divines pour le premier livre. B. Meunier soulève aussi une question intéressante, celle de l’existence, au sens où on l’entend aujourd’hui, d’un « Prologue de Jean » pour Cyrille. Quant au texte biblique que l’archevêque d’Alexandrie commente, il s’agit du texte dit « alexandrin », qui représente un état antérieur au texte « byzantin », qui s’imposera comme « texte reçu ». L’examen de la doctrine du Commentaire sur Jean fait l’objet du troisième chapitre de l’introduction. La perspective du livre I est nettement christologique et antiarienne. Outre les ariens, Cyrille épingle les monarchianistes, Eunome et ses disciples, les Grecs et le polythéisme, les origénistes, les pneumatomaques et Apolinaire de Laodicée. Il cite quelques textes d’Eunome, qui, citations véritables ou non, méritent de figurer dans le maigre legs littéraire d’Eunome. À propos d’Eunome, Cyrille aborde aussi la question des « deux Verbes », « intérieur » au Père et « proféré », une thématique qui remonte aux apologistes du deuxième siècle et qui resurgira dans le contexte de la controverse arienne. Une caractéristique du Commentaire, que Cyrille partage avec d’autres auteurs, est le recours à des syllogismes comme support et outil de l’argumentation dogmatique, une véritable « méthode de combat », comme l’écrit B. Meunier. Celui-ci présente également le vocabulaire christologique de Cyrille et aborde la délicate question de son attitude face aux Juifs. Le troisième et dernier chapitre de l’introduction est dévolu à l’histoire du texte, la tradition directe (voir le stemma des deux formes anciennes du Commentaire, p. 126) et indirecte (chaînes exégétiques, manuscrits-recueils tardifs, florilèges, reprises byzantines d’Euthyme Zigabène et de Jean Veccos), les traductions anciennes (exclusivement latines, aucune version orientale n’étant attestée) et modernes.

La présentation typographique du texte grec met bien en valeur les titres et sous-titres qui sont attribuables à Cyrille lui-même. En plus des manchettes habituelles qui font ressortir les thèmes abordés au fil du texte, la traduction est accompagnée d’une annotation plus ou moins développée selon les passages. Les douze « notes complémentaires » qui abordent des points de lexique ou de contenu méritent d’être portées à l’attention des lecteurs : 1. Les motivations du quatrième évangéliste (d’après Cyrille, « compléter les données des trois autres évangiles, faire entrer davantage dans le mystère de la génération éternelle du Fils, et surtout prémunir contre les déviances doctrinales ») ; 2. Principe (le terme ἀρχή, dont Cyrille écarte toute dimension spatiale ou temporelle) ; 3. Ἀπαράλλακτος (signifiant « non différent », « immuable », cet adjectif est fréquent chez Cyrille pour insister sur la consubstantialité du Père et du Fils) ; 4. Jean 10,30 (« Moi et le Père sommes un », verset qui fait partie de la controverse antimonarchianiste depuis le iiie siècle) ; 5. Mode d’être et substance (sur l’expression κατὰ τὸν τοῦ εἶναι λόγον) ; 6. Λόγος προφορικός (rappel de l’histoire du thème du Verbe intérieur et du Verbe proféré) ; 7. Être ou essence (ce que signifie, pour le Père, de ne pas être privé « de la différence d’être ce qu’il est ») ; 8. La volonté divine dans l’arianisme (sur l’affirmation arienne de la naissance du Fils de la volonté du Père, identifiée, chez Eunome et ses disciples, au « Verbe intérieur » au Père et différent du Fils ou du Verbe incarné) ; 9. Ὑπερούσιος (terme typiquement néoplatonicien, récurrent dans l’hymnologie byzantine, dont Cyrille est, avec Synésius de Cyrène et Didyme d’Alexandrie, l’un des témoins de son usage théologique avant le vie siècle) ; 10. Jean 1,9 (pour Cyrille comme pour beaucoup d’auteurs anciens, les mots « venant dans le monde » s’applique à l’homme et non à la lumière) ; 11. Jean 1,18 (Cyrille lit μονογενὴς θεός et non μονογενὴς υἱος) ; 12. Les Juifs meurtriers du Seigneur, κυριοκτόνοι (sur le thème des Juifs déicides, qui remonte au iie siècle et qui revient une bonne cinquantaine de fois sous la plume de Cyrille).

Cet ouvrage ouvre de belle façon la sixième centaine des « Sources Chrétiennes » avec le premier livre de ce commentaire majeur du quatrième évangile, dont la qualité augure bien pour la suite.

Paul-Hubert Poirier

37. Grégoire de Nysse. Trois oraisons funèbres et Sur les enfants morts prématurément. Texte grec d’Andreas Spira (GNO IX) et Hadwiga Hörner (GNO III.2). Introduction, traduction et notes de Pierre Maraval. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Sources Chrétiennes », 606), 2019, 211 p.

Dans ce livre publié aux Éditions du Cerf, Pierre Maraval présente une nouvelle édition et une nouvelle traduction de quatre oeuvres du penseur et théologien chrétien du ive siècle Grégoire de Nysse. Écrite dans un style clair et direct, l’introduction de Maraval sur les Trois oraisons funèbres et Sur les enfants morts prématurément aide à situer ces textes dans leurs cadres conceptuel, historique, littéraire et religieux respectifs. L’auteur y met en effet en lumière les circonstances et les questionnements sociaux et théologiques qui ont mené à la composition de ces textes. Il y analyse la structure littéraire, rhétorique et sophistique de ces derniers et en explique les différentes parties (ἐγκώμιον, ἔπαινος, θρῆνος, παραμυθίκος λόγος). Il démontre comment, mises en relation les unes avec les autres, elles contribuent à former des oeuvres fidèles au modèle classique traditionnel dont s’inspire Grégoire de Nysse dans sa rédaction. L’introduction lui sert également à justifier sa position quant à la datation de ces écrits par une utilisation réfléchie des sources, suivant la méthode historico-critique. Maraval offre ainsi aux lecteurs, initiés ou non à ce genre de littérature scientifique et académique, une fondation solide leur permettant de pleinement apprécier la portée et la profondeur de ces oeuvres antiques qui traitent de thématiques universelles et communes à toutes les époques, comme la mort et la souffrance.

À la suite de cette introduction, les quatre oeuvres sont présentées dans leur version originale en grec accompagnée de leur traduction en français. La première oraison funèbre porte sur Mélèce, qui était évêque d’Antioche. Les deux éloges suivants ont été respectivement écrits pour Pulchérie, la fille de l’empereur Théodose et pour l’épouse de ce dernier, Aelia Flavia Flaccila. Comme l’explique Maraval dans son introduction, ces trois oraisons suivent un modèle classique bien précis et se ressemblent donc dans leur forme et dans leur fond. Grégoire de Nysse y mentionne en effet la difficulté d’écrire et de traiter d’un sujet aussi sensible que la mort. On y lamente la perte du défunt et on y exalte son caractère pieux et vertueux et ses accomplissements passés. La dévotion du mort à l’Église, à sa communauté et à sa famille est également mentionnée. Il est aussi possible d’y retrouver un discours qui cherche à légitimer la peine et la souffrance engendrées par un décès. Ce type de texte essaie de consoler ceux et celles affectés par la mort et, à cet effet, offre donc différents sermons de nature ecclésiastique ayant pour but d’édifier le fidèle dans sa foi. Grégoire de Nysse se sert de nombreuses références bibliques pour illustrer et agrémenter ses propos. Pierre Maraval cite en note de bas de page toutes ces références aux écritures judéo-chrétiennes, ce qui permet de s’y référer plus aisément et rapidement.

Quant à Sur les enfants morts prématurément, ce texte se présente sous la forme d’un traité adressé à un certain Hiérios, un gouverneur chrétien à qui Grégoire de Nysse avait déjà écrit une lettre par le passé. Sur les enfants morts prématurément cherche à répondre, par le raisonnement, la logique et la philosophie, à plusieurs questions sur la mort, la justice et l’économie divine. On tente en effet d’y expliquer et d’y justifier ce qui semble être des anomalies dans la gouvernance divine du monde, comme l’inégalité des vies humaines, leur rétribution ainsi que la destinée des enfants mort prématurément. Grégoire de Nysse tente de répondre aux différentes questions et problématiques posées par Hiérios au moyen d’une méthodologie axée sur le raisonnement discursif. La méthode du théologien chrétien se base sur une compréhension anthropologique et philosophique de l’homme et de sa véritable nature ainsi que de la relation qu’il entretient avec Dieu. Elle se fonde aussi sur des idées empruntées au stoïcisme, notamment celle de la providence divine et de la finalité universelle.

Parmi les thèses proposées par Grégoire pour expliquer ce qu’il advient aux enfants morts prématurément, on retrouve l’idée que ces derniers accèdent directement à la béatitude puisqu’ils n’ont pas pu accomplir de bonnes ou de mauvaises actions. Selon le penseur chrétien, ceux-ci continueront à exercer dans l’au-delà l’activité naturelle de leur l’âme, c’est-à-dire la contemplation du divin. Il y affirme également que leur connaissance de Dieu continuera à croître après leur mort. Quant aux raisons qui expliquent les inégalités dans les vies humaines, Grégoire soutient que ce sont la providence et l’omniscience divine qui les expliquent. Selon celui-ci, c’est Dieu qui, parce qu’il sait qu’un homme deviendra mauvais au cours de sa vie, le fait mourir très jeune ou bien encore le laisse vivre une longue vie, sachant que le mal causé par ce dernier conduira, à terme, à un plus grand bien.

Comme pour les trois oraisons funèbres, Grégoire fait référence à la fois à des auteurs anciens classiques, comme Plutarque et Platon, à des auteurs chrétiens, comme Irénée et Athénagore, ainsi qu’aux Écritures pour appuyer et illustrer ses propos. Quant à la traduction qui est faite de ces quatre textes, celle-ci suit de près le texte grec d’origine, sans être difficile à lire. Les libertés prises par Maraval permettent de bien rendre en français certaines particularités de la langue grecque, sans trop s’éloigner du sens original. Une attention particulière est donnée à la mise en page, ce qui rend la lecture plus agréable tout en facilitant l’accès aux références bibliographiques et aux citations vétéro- et néotestamentaires. L’index scripturaire ainsi que la présentation qui est faite des sources chrétiennes contribuent au caractère ordonné, minutieux et détaillé de l’ouvrage.

Simon St-Arnault-Chiasson