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Nous aimerions, dans le présent article, étudier la thèse selon laquelle la pensée luthérienne aurait rouvert la dimension de l’existence terrestre à l’homme, en lui permettant de retrouver sa mondanité et d’en faire l’objet de sa préoccupation. L’extériorisation complète de Dieu hors de l’humanité aurait permis de concevoir la communauté des hommes telle que réalisée par la modernité. Faut-il cependant, comme le fait Luther, couper Dieu de l’humanité pour restaurer la considération du développement de la société humaine ? L’action humaine ne gagne-t-elle ses lettres de noblesse que lorsque l’homme est comme rendu à lui-même par la disparition d’une médiation possible entre son être et le divin, par la suppression de la relation homme-Dieu ?

Pour discuter de la capacité de la vision luthérienne à permettre l’institution de la société moderne, nous la comparerons à celle de Vitoria, membre de l’Ordre des Frères Prêcheurs et grand professeur de l’École de Salamanque, dont il est à l’origine du prestige. En refusant tout antagonisme radical entre les différentes réalités, en pensant les intermédiaires plutôt que les extrêmes, nous souhaitons montrer comment Vitoria rend compte du champ des possibles ouverts à l’action humaine. En faisant ressortir ce qui appartient essentiellement à l’homme en tant que créature divine, Vitoria met en valeur la relation intrinsèque entre l’agir humain et la loi naturelle, ce qui lui permet d’aborder pour elle-même la dimension mondaine de l’existence humaine. C’est dire qu’il est possible de considérer l’activité temporelle en propre sans séparer radicalement Dieu des hommes. Cette réinscription de l’homme dans l’ordre de la nature permet à Vitoria de donner à l’homme les moyens de s’orienter sur le plan de sa vie pratique et théorique.

Nous nous proposons de développer ces idées en travaillant successivement trois points précis chez Luther et Vitoria : leur intelligence de la nature divine et de la relation homme-Dieu, leur compréhension subséquente de l’action humaine, et la relation entre la loi naturelle et le pouvoir politique qui s’en dégage.

I. Luther ou la défaite de la raison. une anthropologie négative justifiant un absolutisme politique

La Réforme protestante a profondément modifié le paysage européen. Elle est à l’origine du schisme opéré dans la tradition chrétienne occidentale et du développement de mouvements qui allaient effectuer plusieurs ruptures — celle de la médiation entre la raison et la foi, entre la nature et la grâce, entre ce monde et l’autre — marquant, de façon indélébile, l’esprit occidental. Et pourtant, ce grand bouleversement ne s’inscrivait pas, à l’origine, dans le parcours suivi par Luther. La première partie de sa vie est une méditation des Écritures, et il fera porter son enseignement sur l’Épître aux Romains. C’est la condamnation de ses 96 thèses et son excommunication à la diète de Worms, en 1521, qui vont conduire à la radicalisation de ses positions concernant l’autorité papale, à sa critique de l’intervention indirecte de l’autorité ecclésiastique sur la sphère politique, et à l’exacerbation, dans ses écrits, de la suprématie du pouvoir politique. La critique de l’Église et de ses ministres sera dès lors sans appel. Le salut ne se « gagne » pas comme on pourrait espérer gagner les faveurs d’un juge en montrant sa bonne conduite. Le premier angle d’attaque adopté par Luther sera en conséquence de méditer la signification de la justice divine. Viendra ensuite la découverte du seul moyen permettant aux hommes d’accueillir Dieu, dans l’acte suprême de foi et la reconnaissance de leur complète impuissance. S’en dégage une repensée complète de la dimension terrestre et de la façon dont les hommes vont parvenir à coexister. Nous reviendrons ici successivement sur ces trois points.

1. La dichotomie de l’ancien et du nouvel homme

On trouve la pensée religieuse de Luther constituée dès son Commentaire sur l’Épître aux Romains de 1515[1]. Ce travail d’explicitation de l’Épître de saint Paul présente dès ses premières pages l’élément qui fera l’originalité et la fécondité de la pensée luthérienne : « Car Dieu ne veut pas nous sauver par une justice qui nous serait propre mais par une justice et une sagesse venue du dehors : ce n’est pas la justice qui vient de nous ou qui naîtrait de nous-mêmes, mais celle qui, issue d’ailleurs, vient en nous ; ce n’est pas celle qui germe dans notre terre, mais celle qui vient du ciel[2] ». Autrement dit, la notion cruciale de la justice divine ne doit pas être comprise comme on le fait traditionnellement, en relation avec l’idée de loi ou de droit, mais telle qu’elle peut avoir un sens pour Dieu. On ne peut de fait pas demander compte à Dieu pour expliquer pourquoi tel est sauvé, par exemple, et non tel autre, de même qu’on ne peut soumettre Dieu à notre jugement si un homme pieux est assailli par la mauvaise fortune, et non un malhonnête.

Mais la faute adamique laisse bien peu de ressources à l’homme pour parvenir à comprendre cette signification. La conséquence du péché

n’est pas seulement la privation de la qualité dans la volonté, bien mieux ce n’est pas seulement la privation de lumière dans l’intellect, de force dans la mémoire, mais absolument la privation de toute rectitude et de toute la puissance qui pourrait émaner de toutes les forces tant du corps que de l’âme et de l’homme tout entier, intérieur et extérieur. En plus de cela, c’est aussi l’inclination même vers le mal, le dégoût pour le bien, la répugnance pour la sagesse […] et la course vers le mal[3].

La tâche la plus difficile du croyant sera en conséquence de savoir comment, dans ces conditions, il peut accéder à l’intelligence de cette référence. Saint Paul écrit qu’elle « se manifeste par la foi en Christ[4] », et Augustin explique qu’elle ne renvoie pas à la justice telle que comprise par la raison humaine, mais à celle dont Dieu fait preuve lorsqu’Il sauve les pécheurs[5].

Luther creuse un peu plus cette voie pour en déduire que l’expression « justice de Dieu » ne renvoie pas à la justice dont ferait preuve Dieu, qui n’a pas à se justifier auprès des hommes, mais au fait qu’Il étende son pardon sur les pécheurs qui, dans un acte de foi absolu, reconnaissent leur irrémédiable impuissance à être bons et en appellent à Lui pour les aider :

Mais c’est dans le seul Évangile que se révèle la justice de Dieu […]. C’est par la foi seule que cela se fait, la foi par quoi l’on croit à la Parole de Dieu. […] Car c’est la justice de Dieu qui est la cause du salut. Ici encore, la « justice de Dieu » ne définit pas une qualification propre de Dieu, vue en sa personne, mais la justice qui, venant de Dieu, nous justifie, ce qui a lieu par le moyen de la foi de l’Évangile. De là vient ce que dit Augustin : « Elle est appelée justice de Dieu parce que c’est en la communiquant qu’il justifie »[6].

Il ne s’agit plus de savoir comment les hommes vont justifier leur comportement pour mériter la justice divine, mais de savoir appeler sur eux la justice qu’Il déploie en les justifiant. La chair et l’esprit pervertis par la nature pécheresse de l’humanité ne parviendront à être dépassés que par l’acte suprême du coeur qui croit, qui accueille la foi dans toute sa différence[7]. Et ceux-là seuls qui voient que la justice vient de la mort et de la résurrection du Christ seront sauvés[8]. Le don de foi engendre un homme nouveau, qui est « tout à la fois pécheur et juste[9] » puisque la faute adamique a inéluctablement affecté toute l’humanité, mais qui peut, par la foi, et en « implorant avec inquiétude sa miséricorde[10] », mériter la justice divine.

La justification n’a en conséquence aucun rapport avec l’existence mondaine. Elle est pour Luther forensique, extérieure à l’homme, en ce qu’elle se produit extra nos, en dehors de nous, selon une de ses fréquentes expressions, « lorsque nous nous trouvons purement passifs à l’endroit de Dieu tant pour les actes qui nous sont intérieurs que pour ceux qui nous sont extérieurs[11] ». Mais la nature humaine de la personne justifiée ne change pas pour autant. Ce qui se produit est que, tout en demeurant fautive, Dieu l’a pardonnée. Autrement dit, le salut fait de l’homme un coupable gracié, ou amnistié, et non un innocent, ou quelqu’un qui aurait racheté sa bonne conduite. Le fidèle, comme le dit Luther en une formule célèbre, est simul justus simul peccator, en même temps juste et pécheur. La justification qui gracie est un changement d’attitude de Dieu à l’égard de Sa créature, une décision qu’Il prend de ne pas lui tenir rigueur de son péché.

Pensant se rapprocher de Dieu en observant Ses commandements, les hommes se sont servis de la loi mosaïque pour justifier leur rédemption. Pourquoi aurait-Il cependant envoyé Son Fils s’il avait suffi aux hommes de la respecter pour être sauvés ? Les commandements « ne sont par conséquent établis que pour une chose : pour que l’homme voie en eux son impuissance à faire le bien et qu’il apprenne à désespérer de lui-même[12] ». Elle exhorte l’homme à mesurer sa petitesse, le fier et le prétentieux à prendre conscience des défauts de leur nature, car personne n’est capable de les respecter. Puis, lorsqu’il est « réduit à néant, dépouillé de tout et défait de lui-même[13] », lorsqu’il prend conscience de son impossibilité à avancer seul vers la sainteté, l’homme est en position d’accueillir la Parole christique de tout son être, et de recevoir la foi par la grâce de Dieu.

Il n’est pas nouveau d’expliquer la tendance des hommes à préférer l’attrait des objets sensibles à ceux qu’ils devraient moralement appéter par la thèse d’une conjonction entre péché et faiblesse de la nature humaine. La réflexion morale prend son origine dans le constat du divorce entre l’être et le devoir être. « Video meliora, proboque, deterioraque sequor », disait déjà Ovide. Pour Luther, cette situation traduit une alternative insoluble entre l’homme indéfectiblement perverti et mauvais et celui que la grâce va faire sortir de cette humaine condition pour composer la communauté des saints. Une raison épistémique permet de comprendre pourquoi la position luthérienne est si radicale. La morale est proprement ce champ de réflexion où l’homme s’interroge sur la validité des principes dont il use pour agir et sur la façon de distinguer ce qui relève du nuisible, et donc du mal, de ce qui est bien. Faisant de la raison le guide à suivre pour régler droitement son comportement, l’homme pense avoir en lui l’outil adapté à la gouverne d’une juste conduite. Mais Luther, partant d’une absolue dégénérescence de l’être humain comme condition d’une rédemption par la grâce divine, ne pouvait laisser à l’homme aucun moyen de sortir seul de son néant. La raison est l’indice premier de la perversion intrinsèque de la nature humaine, en ce qu’elle lui permet de s’enorgueillir d’un possible rapprochement avec Dieu, voire de se penser similaire à lui. Quel intérêt à ces constructions intellectuelles lorsque le Christ n’a jamais dit qu’il fallait raisonner pour le trouver[14] ?

Sans se référer explicitement à Augustin, on sent bien que Luther reprend la problématique de la possible conciliation entre l’amour infini de Dieu et la liberté de Ses créatures. Pour rendre compte de l’acte libre qu’il pensait indissociable de l’humanité, Augustin distinguait le libre choix (liberum arbitrium) et le libre choix méritoire (arbitrium laudabiliter liberum)[15]. Lorsqu’on envisage l’action libre à partir des seules compétences humaines, on est incapable de sortir de la logique déterministe ; mais si l’on relie la capacité de choix à Dieu, dès que l’on perçoit en quoi Dieu peut être présent en l’homme pour soutenir sa nature, la liberté humaine devient possible[16]. C’est ce qu’il appelle le libre choix méritoire, où la volonté n’est plus la faculté rendue défectueuse par le péché, mais la volonté restaurée par la grâce.

Augustin, comme saint Paul, reconnaît la perversion fondamentale de la nature humaine induite par le péché originel. Ils donnent tous deux la même cause de persévérance des hommes dans le péché : l’orgueil, péché fondamental qui détourne la créature de son Créateur en le rendant incapable de manifester le divin en lui[17]. Mais là où pour Augustin l’esprit humain doit se faire humble en acceptant ne pas comprendre la contradiction, Luther ontologise l’opposition pour reconnaître deux façons d’incarner l’humanité[18], l’une, correspondant à « l’homme ancien », persévérant dans le péché, et l’autre, composée par « l’homme nouveau », renvoyant aux rares élus vivant sur terre par la grâce de Dieu[19].

On peut supposer que Luther utilise ces alternatives pour pointer ce qui fait pour lui fondamentalement obstacle à Dieu : l’orgueil de raison[20]. La principale cause du détournement de Dieu réside dans la confiance accordée par l’homme à sa raison. Ici encore, Luther n’est pas entièrement novateur. Mais si, pour Augustin par exemple, l’orgueil fait sortir l’âme d’elle-même et la perd en la répandant dans l’extériorité, la charité, à l’inverse, elle-même élan premier de l’âme, « est ce mouvement de l’âme qui la porte à jouir de Dieu pour lui-même, du prochain et de soi-même par rapport à Dieu[21] ». La dynamique augustinienne est cependant rompue par Luther ; seuls restent les termes opposés de l’orgueilleux et de l’humble avec impossibilité de les relier. C’est la foi en soi qu’il faut anéantir, l’orgueil de croire que l’on peut partir de soi pour retrouver Dieu ou, plus simplement, pour être heureux. Chez celui qui ne refuse pas d’abandonner l’usage de la raison pour accéder au vrai, on peut être certain que « vit encore en lui Adam et le “vieil homme”, et que le Christ n’est pas encore ressuscité en lui[22] ».

Les philosophes en sont l’archétype qui, par leur mécompréhension des conséquences du péché, « n’arrêtent pas de jacasser en prétendant que [Paul] n’avait absolument aucun péché[23] ». Comme le remarque P. Büttgen, la radicalité de la critique luthérienne faite à l’encontre de la philosophie s’étend à la critique de toute l’Église, dans la mesure où la philosophie serait une science romaine, dont les extensions sont la scolastique, incluant le système entier de l’Église[24]. À l’origine, elle débute par une critique de la façon classique d’interpréter la première expression de la Genèse, « Au commencement », qui « est simplement adverbial et signifie selon Luther “Au temps où il n’y avait pas de temps” ou “Quand le monde commença”[25] ». Pour défendre son point de vue, Luther recourt trois fois à l’expression sine verbo. Alors s’établit la différence entre ceux qui veulent accéder à Dieu par la prétendue puissance de leurs démonstrations, ces « bavardages » sans raison qui prouvent l’orgueil de ceux qui les professent, et une théologie de la Parole que Luther centrera sur l’unique voie de la révélation[26]. Une fois en possession des trois éléments centraux de sa pensée — la justification que Dieu veut bien donner à certains, la distinction entre le vieil homme et l’homme nouveau et la source fournie par les Écritures pour creuser l’humilité —, on peut considérer par quels biais la majorité des pécheurs va néanmoins parvenir à coexister.

2. L’absolutisme politique requis pour neutraliser l’humanité pervertie

2.1. La dévaluation de la loi et du droit naturels pour une exaltation de la loi divine

Les propos de Luther concernant la loi sont assez contradictoires. Il considère que la raison, pervertie par le péché, nourrit chez les hommes l’orgueil de prétendre accéder au vrai alors qu’elle leur ferme à l’inverse la porte d’accès à Dieu[27]. Et pourtant, lorsqu’il compare la loi ancienne et la loi nouvelle, il signale que l’obéissance à la loi morale ne découle pas d’un respect de l’autorité du Décalogue, mais de la reconnaissance de la puissance de la loi naturelle[28]. Cette dernière ne serait ainsi pas seulement à l’origine des lois positives, mais elle dominerait encore la loi divine révélée, en résumant le droit tout entier[29]. Alors que la loi mosaïque a explicitement le but de rendre manifeste à l’homme son irrémédiable impuissance à l’accomplir — ce qui revient à lui apprendre « à reconnaître le péché », car « elle humilie l’homme en vue de la grâce et de la foi en Christ[30] » —, la loi christique n’est pas un code de lois, mais ce qui permet de saisir le Christ, sa parole et son oeuvre, par un total abandon de l’homme à la puissance et justice divine[31]. Pourquoi une telle oscillation contradictoire ? À y regarder de plus près, on peut comprendre en quoi la notion de la loi naturelle pouvait sembler suspecte à Luther. Si l’on considère son aspect naturel, en effet, on reconnaît une trop grande importance à la raison humaine chargée d’en dégager les principes essentiels ; et si l’on accentue la référence à la loi, qui fait porter l’accent sur la fixité et stabilité de l’ordre voulu, on empiète sur la volonté toute-puissante et absolue de Dieu, qui pourrait décréter une autre loi sans se contredire.

On retrouve la même ambivalence contradictoire lorsqu’il aborde la loi positive. On ne peut en retirer une définition précise de ses écrits[32]. Il en parle pour en vanter les mérites et regretter qu’elle soit obscurcie par des déformations juridiques[33], en reconnaissant que toute loi est oeuvre de la raison humaine[34]. Mais il soutient aussi que ces lois romaines, critiquées par ailleurs, sont l’exemple de la perfection et qu’elles peuvent être proposées en modèle aux chrétiens[35]. D’un côté elles lui semblent être propices à gouverner les rapports entre les hommes[36], et d’un autre il soutient qu’un homme sage n’a pas besoin d’elles pour accomplir cette mission et « qu’aucun État ne saurait être bien administré par le moyen de lois écrites[37] ». Alors qu’il semble reconnaître dans la loi naturelle l’origine de toute loi positive, elle ne lui transmet pas ce qui la caractérisait jusqu’alors, à savoir son pouvoir d’ordonnancement. La seule fonction que reconnaît Luther à la loi positive est un pouvoir de contrainte, puisque « “[l]a loi n’est pas faite pour les justes, mais pour les injustes”. Pourquoi cela ? Parce que le juste fait de lui-même tout et même davantage que ce que réclament tous les droits. Mais les injustes ne font jamais ce qui est juste, c’est pourquoi ils ont besoin du droit qui les instruit et les force à bien faire[38] ».

La loi est ici abordée sous le simple angle négatif d’obliger à respecter un commandement. Pourtant, la longue tradition de réflexion sur la fonction de la loi voyait en elle un pouvoir d’ordonnancement, soit la capacité d’organiser les relations entre les hommes. La vis directiva de la loi forme « la règle des actes humains[39] », soit la mesure permettant de justement répartir les différents éléments de la république. Son second sens, la vis coactiva, est « une force de coercition[40] ». Thomas remarque, comme Luther, que « les hommes vertueux et justes ne sont pas soumis à la loi, mais seulement les mauvais. En effet, ce qui est imposé par la contrainte et la violence est contraire à la volonté. Or la volonté des bons s’accorde avec la loi ; c’est la volonté des mauvais qui s’y oppose. En ce sens, ce ne sont pas les bons qui sont sous la loi, mais uniquement les mauvais[41] ». Cependant, sa justification est différente. La finalité de la loi étant pour Thomas de viser le bien commun pour préparer les hommes à la vie éternelle, il s’agit de corriger les mauvais tempéraments par la loi, à qui l’on doit reconnaître un effet sur la conscience. Les hommes doivent être transformés de l’intérieur pour être conduit vers leur fin ultime, et la loi a par conséquent pour but d’engager ce travail intérieur.

Luther abandonnera complètement ce mode d’intériorisation des normes sociales que décrivait Thomas. La loi ayant uniquement pour lui la fonction de contraindre les hommes aux respects des commandements politiques, elle se réduira à être un pouvoir extérieur de sanction. « Le pouvoir temporel possède des lois qui ne concernent que les corps et les biens et tout ce qu’il y a, sur terre, de choses extérieures[42]. » Elle ne peut donc avoir qu’une force coactive, ou puissance de contraindre, qui n’a prise que sur les corps et laisse les âmes inchangées[43].

Concernant le droit naturel, Luther reprend d’Augustin l’idée qu’il évoque l’obéissance aux lois divines positives, mais pour en faire un pâle reflet d’une justice absolue dont ne nous parviennent que de rares lueurs. « Le droit naturel, pour Luther, c’est la loi divine révélée qui, selon la théologie augustiniste traditionnelle, se substitue avec avantage, pour les juifs et pour les chrétiens, à la loi naturelle païenne, elle-même dictée par Dieu ; avec le même contenu, primitivement donné à la conscience, mais dont nos consciences corrompues n’ont plus qu’une connaissance obscure[44] ». La relation de l’homme à la nature a cessé de l’informer sur sa place en son sein et sur la norme de ses actions. Il est devenu étranger au monde. Les instruments dont les théoriciens s’étaient servis pour construire et pérenniser la sociabilité, pour développer les liens sociaux de concert avec un travail intérieur sur les potentialités humaines, sont balayés pour ne voir être retenues que les forces négatives dont il faut contrer les tendances négatives.

C’est pourtant bien une dimension du droit que l’on néglige en focalisant sur la pénalité. Comme le remarquait H.L.A. Hart, les règles de droit ont aussi pour but de préciser les formes de l’échange. Elles ont une fonction sociale essentielle consistant à procurer aux individus les moyens de réaliser leurs intentions en leur conférant le pouvoir juridique « de créer, par le biais de procédures déterminées et moyennant certaines conditions, des structures de droits et de devoirs […][45] ». Autrement dit, le droit a aussi pour finalité d’engendrer un espace où les décisions humaines pourront être médiatisées par la puissance des contrats légaux, tels les testaments ou les contrats de mariage. Hart remarque cependant qu’« il s’agit d’une caractéristique du droit que l’on rejette dans l’ombre, quand on représente toute règle de droit sous les traits d’ordres appuyés de menace[46] ». Et c’est bien la voie que suivra exclusivement Luther.

2.2. L’État absolutiste comme remedium peccati

Luther, en concevant la nature humaine comme irrémédiablement pervertie, va pousser la thèse selon laquelle « Tout pouvoir vient de Dieu », énoncée par Paul[47], à son paroxysme. Le pouvoir doit faire régner une « justice extérieure[48] » où la perversité sera le plus possible amoindrie. L’absence de perspective de la cité temporelle est cependant contrebalancée par la possibilité d’être membre de la cité céleste. À cette première fait en effet pendant la communauté des croyants, qui n’ont pas besoin de l’autorité pour accomplir la justice divine. Ces deux ordres répondent explicitement à la théorisation par Augustin de deux formes distinctes d’existence, où « deux amours ont donc bâti deux cités, l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité de la terre ; l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la cité de Dieu[49] ». Cependant, Augustin considère que, si la cité terrestre est bien corrompue et disloquée, les hommes n’en sont pas moins attirés les uns par les autres, et de fait conduits à rechercher l’ordre[50]. L’Église aura pour fonction de conduire les hommes à deviner quelle peut être « la paix de la cité céleste, [qui] est l’ordre et la concorde, une société dans la jouissance de Dieu, dans la jouissance mutuelle de tous en Dieu[51] ». Les deux communautés répondent à des logiques différentes, mais elles ne sont pas radicalement hétérogènes[52].

Lorsque Luther reprend la distinction entre les deux cités, il retire la tension de la première vers la seconde en supprimant la naturalité de la vie sociale[53]. Rigidifiant l’antagonisme entre les deux cités, il en postule l’extériorité radicale, en faisant de la cité terrestre l’expression du péché[54], lorsque la cité céleste manifestera la grâce[55]. Pour Luther, le pouvoir ne permet pas, ne facilite pas ; il contraint. La finalité essentiellement pénaliste du pouvoir oblige à le concevoir comme absolu. Le pouvoir absolutiste surveille un homme extrait du monde naturel et qui n’a aucun modèle pour en discuter la légitimité. Mais que peut-on attendre d’un absolutisme mis entre les mains d’hommes tout aussi pervertis que ceux à qui ils doivent imposer la moralité ? « En général, les princes sont les plus grands déments ou les pires vauriens sur terre. Aussi faut-il s’attendre au pire de leur part et ne rien espérer de bon, surtout dans les affaires divines qui touchent au salut des âmes[56]. » On ne peut mieux dire que tout espoir est vain, et qu’à défaut de tenter d’être heureux ici-bas, ne reste que l’espérance en un bien futur éternel.

II. Vitoria ou l’oeuvre de raison. Le bonheur terrestre comme finalité du pouvoir politique

La figure intellectuelle de Francisco de Vitoria (1492-1546) est assez singulière. Il commence en 1506 ses études supérieures à l’Université de Paris, que l’on considère à l’époque comme l’école du nominalisme, et dont Crockaert, qui formera Vitoria à la philosophie avec Celaya, est un fervent partisan. Crockaert lui transmettra aussi son souffle décisif en remplaçant les Sentences de Pierre Lombard comme manuel d’enseignement par la Somme théologique de Thomas d’Aquin[57]. Après son retour en Espagne, en 1522, où il aura pendant trois ans la charge de lecteur de théologie au Collège San Gregorio de Valladolid, il se présente au poste de théologie de Prime qui vient de se libérer à l’Université de Salamanque, l’obtient en septembre 1526, et l’occupera jusqu’à sa mort.

Vitoria est au coeur d’une époque en proie à un profond bouleversement. L’unité du monde chrétien occidental vient de voler en éclat ; l’unité du genre humain assurée par la puissance impériale perd sa légitimité ; comment dès lors aborder la société civile et l’humanité qu’elle sollicite ? Partant de l’idée d’un homme créé à l’image de Dieu, précisant les domaines de compétence des différents savoirs, et en particulier du droit et de la théologie, il va reprendre la distinction faite par Thomas entre force ordonnatrice et force contraignante de la loi pour montrer comment elle peut, si l’on n’en vicie pas la nature, ordonner justement la communauté humaine. Il se donne ainsi les moyens d’appréhender l’humanité en tant qu’elle se déploie concrètement sur terre, sous la forme de sociétés distinctes appelées à coexister en partageant le « droit de société » qui leur est commun[58]. Dans la perspective comparatiste suivie par cette recherche, nous reprendrons ici l’intelligence vitorienne de la relation homme-Dieu, la compréhension de la nature humaine qui s’en dégage, et la pensée subséquente de la loi naturelle et du pouvoir politique.

1. Une anthropologie positive fondée sur la bonté divine

Prenant le contre-pied du pessimisme luthérien qui voit dans l’Épître aux Romains le point névralgique des Écritures, Vitoria reprend, pour la faire jouer sur le plan temporel, la phrase de l’Aquinate, « fides naturam non tollit, sed perficit[59] » : « La liberté apportée par l’Évangile ne fait pas obstacle au pouvoir royal, comme des hommes intrigants le font entendre aux oreilles d’un peuple ignorant. Car, on le montre ailleurs, l’Évangile n’interdit rien de ce qui a été permis par la loi naturelle et c’est en cela que réside principalement la liberté de l’Évangile[60] ». On ne peut distinguer en l’humanité deux régimes anthropologiques fondamentalement hétérogènes, l’un accomplissant le règne de Dieu, et l’autre persévérant dans la malice. La révélation christique ne permet pas de distinguer deux rapports hétérogènes à l’existence. Elle ne nie pas la loi ancienne, mais elle l’accomplit. Elle la comprend en ce qu’elle en englobe la vérité[61].

Les hommes, qui ont en eux, gravé dans leur coeur, la loi nouvelle, complètent leur inclination naturelle, exprimant la loi naturelle, pour accomplir la fin suprême. Mêlant plus étroitement que Thomas la loi divine et la loi naturelle, Vitoria montrera que tous les hommes sont dépositaires de la loi divine, à laquelle ils peuvent accéder par la loi naturelle, et que tous peuvent en conséquence l’écouter et la suivre. Il faut en déduire que la création possède une propension naturelle pour le bien. À l’opposé de l’infléchissement nominaliste ne voyant en Dieu que Sa puissance, la gageure vitorienne consiste à restaurer l’intelligence thomasienne de la faculté rationnelle de l’homme, ouvrant la possibilité de retrouver l’ordonnancement divin dans la réalité terrestre ; mais à la finalité cosmologique et théologique de Thomas, Vitoria va préférer l’étude approfondie de l’humanité en tant que telle, dont nous retrouvons les points centraux, que nous reprendrons ici, dans deux de ses Relectiones, la Leçon sur l’homicide[62] et la Relectio De eo, ad quod tenetur homo ueniens ad usum rationis[63], ou Leçon sur ce à quoi est tenu l’homme parvenant à l’usage de la raison, et dans le commentaire qu’il a fait de la Somme théologique I-II, QQ. 90-108, de Thomas d’Aquin[64].

1.1. L’humanité caractérisée par sa capacité de choisir en raison

À l’inverse de Luther, Vitoria raisonne et argumente en référence à l’état originaire de la création[65]. Suivant l’angle interprétatif thomasien, l’homme n’a pas complètement perdu après le péché adamique sa puissance rationnelle et sa capacité à s’orienter suivant le bien. Il en est certes pour dire que « l’homme ne peut qu’accomplir le mal, […] que toutes les oeuvres humaines sont des péchés et dignes d’un châtiment éternel […]. Tel est l’un des dogmes des Luthériens[66] ». Et cependant, comment un Dieu de bonté, créateur de toutes choses, aurait-Il pu façonner une créature naturellement mauvaise ?

Mais en sollicitant le pardon d’hommes si éminents et leur bienveillance, ni par les arguments avancés, ni par n’importe quel autre argument, je ne suis porté à croire que la nature humaine créée par Dieu tout-puissant et très sage, à son image et à sa ressemblance, a été formée et produite avec un esprit si mauvais et des conditions si dépravées que, alors que toutes les autres choses selon leurs dispositions naturelles et leur nature tendent vers leurs fins et leurs opérations, seul l’homme serait enclin au mal et, par là même, à sa propre perte et à sa condamnation[67].

Il n’est pas possible qu’un Dieu d’amour et de justice ait pu permettre à sa créature d’errer parmi le mal sans pouvoir s’en détacher. Vitoria va en conséquence démontrer que ce que la tradition, après Augustin et l’interprétation radicale donnée par Luther, considère comme une conséquence du péché originel, à savoir l’attirance de l’homme pour le mal, n’est pas une tendance naturelle en l’homme, mais une conséquence d’un mauvais usage de ses capacités naturelles. La perfection divine permet ici de contrer l’objection d’un penchant pour le mal présent en l’être humain. Dieu, infiniment bon, juste et vérace, ne peut avoir créé celui qui sera comme à Son image en lui donnant une tendance naturelle au mal, à l’injustice, ou au faux ; une telle affirmation est hérétique. On doit alors « nécessairement concéder que la nature rationnelle a été créée par Dieu avec la nécessité et l’inclination à admettre les premiers principes, tout en restant manifestement convaincu que de tels principes sont vrais[68] ».

À ceux qui refusent la médiation des arguments rationnels pour soutenir le débat, Vitoria expose trois sentences tirées des Saintes Écritures prouvant que Dieu a justement, et donc avec bonté, ordonné à Sa création[69]. Mais la réponse décisive à l’interprétation luthérienne de la Parole divine, Vitoria va la tirer de l’Épître aux Romains elle-même. La double nature dont parle Paul, qui fait dire à Luther que la nature humaine est intrinsèquement pervertie et soumise au mal, est décrite après le constat d’un attrait irrépressible pour ce qui ne devrait être : « Pour ce qui est du beau, je sais qu’il n’habite pas en moi, je veux dire dans ma chair. Ainsi le vouloir est à ma portée, mais pas l’accomplir, puisque je ne fais pas le bien que je veux, mais le mal que je ne veux pas[70] ». Faut-il en déduire que la notion de bien est inaccessible à la conscience humaine ? Dans ce cas, comment pourrait-on savoir que l’on ne fait pas ce que l’on devrait faire ? La connaissance de la loi ne suffit pas, parce que l’homme a une conscience intime du mal lorsqu’il le commet. Comment saint Paul peut-il savoir qu’il finit par suivre une autre loi que celle qu’il devrait adopter s’il ne disposait pas du savoir de ce qui devrait être, et donc du bien ?

Et c’est effectivement ce qu’il observe, pour placer son intériorité dans cette conscience du bien trahie par ses actes, qui n’exprimeront pas sa nature, mais le péché en lui, et donc l’homme extérieur à lui-même :

Or, si je fais précisément ce que je ne veux pas, ce n’est plus moi qui accomplis l’acte, mais le péché qui loge en moi. Je trouve donc une loi qui s’impose à moi quand je veux faire le bien, et c’est le mal qui est à portée de mes mains. Car l’homme intérieur, en moi, se complaît dans la Loi de Dieu, mais c’est une autre loi que je vois dans mes membres, qui lutte contre celle de mon intelligence et m’enchaîne à la loi du péché qui règne dans mes membres[71].

Lorsque Paul signale avant ce passage l’orgueil des hommes « emplis d’injustice, de malignité, d’avarice, de vice, pleins d’envie, de folie meurtrière, de jalousie, de vilenie, de dépravation, médisant, malfaisants, défiant Dieu[72] », il décrit la situation de l’humanité extérieure à elle-même, qui ne parviendrait pas à se révéler à elle-même si elle n’avait, en son principe, la clé de son intériorité. Il l’oppose en conséquence à une autre situation, où l’humanité agit conformément à son principe intérieur, manifestant ainsi sa nature de créature divine.

C’est le sens profond, pour Vitoria, de l’Épître de saint Paul aux Romains. L’apôtre rappelle que l’homme est composé d’une double nature, rationnelle et sensitive. « Or, ceci ne doit pas être compris comme si l’âme elle-même s’identifiait à l’homme intérieur ou à la nature rationnelle, et le corps à la nature sensitive. Mais l’homme dans sa totalité selon l’esprit est l’homme intérieur, et selon la chair, il s’identifie à l’homme extérieur et à la nature sensitive[73] ». L’homme ne peut abriter en lui une antinomie essentielle, puisque, la division étant l’indice du mal, cette dualité en serait l’incarnation. Il s’agit bien plutôt de distinguer, au coeur du comportement humain, deux modes de fonctionnement radicalement différents. Lorsque l’homme utilise une conduite intellectuelle et pratique ordonnée dont il est à l’origine, s’il est cause de ses actes intellectuels et pratiques, son existence se déroulera selon l’esprit, ou sur le mode de l’intériorité, de la liberté. À l’inverse, s’il se laisse déterminer par l’extérieur, par des causes étrangères à son être, il vivra selon la chair, sur le mode de l’aliénation. Un comportement engendré selon cette logique ne traduit pas l’essence humaine ; les actes d’un homme saoul ne sont ainsi pas, pour Vitoria, ceux d’un homme[74].

Cette intériorité est l’essence même de l’humanité, au sens aristotélicien de ce sans quoi l’humanité ne saurait être. Vitoria la désigne en parlant de « l’intégrité de l’homme en tant qu’il est un homme[75] », soit de son inclination au sens absolu, celle de sa volonté et de son intellect, qui l’incline naturellement à la vertu. Elle est la marque du divin en l’homme. Le choix d’une définition de l’humanité en termes de capacité rationnelle, explicitement anti-nominaliste, restaure la jonction entre Dieu et l’homme. L’homme actualise son essence lorsque, confronté à un choix, il appréhende les voies possibles avant de se déterminer pour la plus rationnelle[76]. Et l’on ne peut parler de façon cohérente d’obligation sans la possibilité pour l’homme de choisir potentiellement une autre option ; car que signifie obliger si ce n’est influer sur une dynamique dont le mouvement n’est pas tracé a priori[77] ?

1.2. La compétence rationnelle comme conjonction du travail de l’intellect et de la volonté

Une autre distinction cruciale sépare la réflexion vitorienne de celle de Luther. Il s’agit du positionnement et du jeu des différentes instances rationnelles les unes par rapport aux autres, et en particulier de la relation entre l’intellect et la volonté. Son commentaire de la Somme théologique I-II, 90-108, où ressort sa critique de l’interprétation luthérienne et occamienne de la loi divine exprimée dans les termes de la volonté divine, est décisif. La question est de savoir si en Dieu prime l’intellect ou la volonté. Nous avons vu Luther affirmer que l’action humaine réalise naturellement la volonté divine grâce à l’acte de foi. Mais la volonté divine ne s’exprime-t-elle pas dans la forme de la loi ? Est-il vain de tenter de réaliser la volonté divine en appliquant Ses commandements ou en appliquant les lois divines ? Ces questions soulèvent un débat de fond, puisqu’il s’agit de savoir ce que l’on peut connaître de Dieu, et comment l’on peut accomplir Sa Parole.

C’est en regard du puissant courant nominaliste que Vitoria va expliquer le texte thomasien consacré à la loi. Reprenant la question de savoir ce qu’est la loi, il commence par se demander d’où vient son caractère impératif. Elle prend en effet avant tout la forme d’une prescription. Mais un commandement, ce n’est pas simplement l’expression d’une volition. Lorsque le pape dit qu’il veut voir les croyants observer le jeûne tel jour, il ne formule pas un impératif. Ce qui contraint à l’obéissance est l’expression d’un commandement. Le fait de vouloir n’est donc pas similaire au fait de commander, qui est le propre de la loi[78]. Il s’en déduit que la loi ne saurait être uniquement le fait de la volonté. D’autre part, pour prescrire, il faut utiliser des mots, ce qui n’est pas du ressort de la volonté, mais de l’intellect. La volonté est incapable de formuler un commandement ; seul l’intellect peut verbaliser un impératif. Pour avoir force contraignante, la loi doit en conséquence solliciter l’intellect, plus que la volonté.

Vitoria formulera ensuite une remarque à partir des données de l’expérience. Si l’on devait donner à la volonté un rôle moteur dans l’action humaine, il faudrait s’assurer de son aptitude à guider droitement. Or « la volonté n’est pas inclinée à respecter la loi naturelle. On sait en effet qu’elle est bien plutôt encline à aller dans le sens contraire. La loi naturelle n’est donc pas dans la volonté, mais dans la raison et sa lumière[79] ». Outre sa propension à s’allier aux passions plutôt qu’aux impératifs de la raison, la volonté ne facilite pas la compréhension de l’impératif formulé par la loi. La prescription ayant la double finalité d’ordonner et de permettre ou d’interdire, elle doit en effet être comprise par celui qui va lui obéir, ce qui ne peut être le fait que de l’intellect. Les « modernes[80] », comme les appelle Vitoria, se sont en effet servis d’une supposée antinomie entre ces deux facultés pour rendre compte du poids des passions dans l’agir humain. La propension au mal traduirait ainsi une prédominance de l’acte de la volonté sur celui de l’intellect[81]. Mais une telle explication, scindant l’intellect et la volonté, revient à les affaiblir tous deux sans rendre compte de l’action libre. Car cette dernière requiert à la fois le travail de clarification et de formalisation de l’intellect et l’acte volitif d’adhésion à cette option. Il n’y a en conséquence pas de faculté rationnelle exclusive, mais tension et coopération au sein de la raison entre l’intellect et la volonté : coopération parce que l’intellect clarifie ce qu’il reviendra à la volonté d’embrasser, et tension parce que la volonté, comme nous l’avons vu, se plie difficilement aux options résultant du travail délibératif de l’intellect.

2. Le bonheur terrestre comme fin de l’action politique

2.1. La puissance normative de la loi et la restauration du droit naturel

En cherchant quelle est la nature de la loi, Vitoria va d’abord en donner les éléments définitionnels. Il distingue trois formes de loi, la loi divine, la loi naturelle et la loi positive[82]. Concernant les lois naturelles, elles sont connues de tous et obligent donc inconditionnellement, indépendamment de leur promulgation[83]. Les lois positives, comme la loi humaine, à l’inverse, requièrent d’être promulguées ; on ne parle de loi que lorsqu’un commandement est formulé de façon générale, ordonné au bien commun et promulgué. Si une soi-disant loi ne recouvre qu’un intérêt particulier, elle ne pourra être considérée comme une loi et les hommes ne seront pas obligés de la respecter. Concernant ses effets, Vitoria en appelle au bon sens : soit les hommes se pensent auto-suffisants et sans rapports nécessaires les uns avec les autres, et dans ce cas ce sont des bêtes qui doivent faire le choix d’aller vivre solitairement en pleine nature ; soit ils mesurent la dépendance qui les lie à leurs semblables, « parce qu’un homme seul ne se suffit pas à lui-même. […] L’homme ne peut ainsi pas vivre seul, mais a besoin de l’aide mutuelle des autres hommes[84] ».

En décalage ici avec Thomas d’Aquin, Vitoria ne considère pas que les hommes se regroupent en société parce qu’ils visent un bonum morale servant de prémisse à la vie éternelle vers laquelle le législateur doit les orienter. Pour Vitoria, c’est l’indigence qui pousse les hommes à s’associer. Les hommes ne se regroupent pas, à l’origine, pour former une communauté de vie bonne, mais parce que seuls ils sont par trop impuissants, et entendent pallier cette incomplétude en se venant en aide les uns aux autres[85]. « Mais la finalité de la société est la même que celle du législateur. La fin et l’intention de ce dernier n’est en conséquence pas de conduire les hommes vers le bien moral, mais vers leur bien naturel, et de combler leur impuissance[86]. » Le gouvernant temporel aura ainsi à « leur donner simplement un bonheur humain[87] ». Mais la considération du bien vivre est d’autant plus importante, avec le temps, qu’une fois l’état de survie assuré, les individus aspirent naturellement à une vie plus haute, soit à la vie bonne, dont les prémisses de la vie sociale leur auront donné le principe.

C’est en ce sens que Vitoria s’opposera nominalement à Luther qui, d’après lui, ne comprend pas la finalité de la politique temporelle. C’est ici-bas, par la culture du bonheur humain, que commence le souci de soi par et pour les autres. Et c’est en cela que réside la vertu éducatrice de la loi : elle oblige en conscience parce qu’elle pousse l’être humain à se poser la question des conditions de son existence avec ses semblables. Par ce travail d’intériorisation auquel tous les hommes devraient se soumettre, ils façonnent progressivement les habitus d’une vie commune harmonieuse. Il ne s’agit pas ici d’une intégration de la contrainte, mais d’une prise de conscience de ce que requiert la vie commune. L’infléchissement des actions humaines par une loi normative permet un développement juste de la société, et la loi contraignante assure une protection juridique de tous ses membres[88].

Cette compréhension de la fonction législative est inséparable de la rénovation de l’idée de droit naturel opérée par Vitoria. Il ne s’agit pas ici à proprement parler d’une reprise du concept thomasien[89]. Alors que le droit naturel découlait pour Thomas d’Aquin du dégagement, par la raison, de l’ordre implicite de la nature découlant du geste créateur divin, Vitoria l’abordera comme la condition de possibilité de la vie sociale. La communauté politique ne peut ainsi découler de la volonté humaine parce que les hommes ne peuvent créer le pouvoir ; on ne peut décréter vouloir être puissant et l’être effectivement parce qu’on le souhaite. Il y a, dans le fait du pouvoir, quelque chose qui dépasse l’ordre des créations humaines. C’est en cela qu’il faut en voir l’origine en Dieu. Le pouvoir dont est investi le législateur est donc de droit naturel, au sens où, sans lui, l’homme ne pourrait développer sa nature rationnelle et sociale[90].

2.2. Société civile et pouvoir public

La réflexion politique de Vitoria se développe à travers la représentation d’une société territorialisée autonome et indépendante, qui marquera l’émergence de la modernité. Contrairement à l’opinion de Luther, pour qui le pouvoir instauré par Dieu rend compte à lui seul de l’État, l’origine de la société est, pour Vitoria, analysable. Il remarque, comme nous le signalions plus haut, que les hommes s’associent pour pallier leurs insuffisances respectives. Ce faisant, ils acquièrent le langage sans lequel ils ne pourraient échanger et développer leur faculté rationnelle. Au contact les uns des autres, ils accèdent aux notions de juste et d’injuste, de bien et de mal, ils expérimentent l’amitié, et apprennent à former leur volonté[91]. Cette société naturelle permet aux hommes d’exercer leurs facultés, mais elle n’est pas autarcique parce qu’elle ne peut se défendre des attaques extérieures. Elle va donc chercher le moyen de « repousser la violence et l’injuste[92] ». Pour passer à ce deuxième stade, elle doit reconnaître une autorité supérieure à qui elle accepte d’obéir. Cette étape n’est pas naturelle, parce que tous les hommes sont nés libres ; l’obéissance à une autorité supérieure doit donc être consentie. Elle transfère donc à un gouvernant le pouvoir nécessaire « pour veiller et pourvoir au bien commun[93] », et en est ainsi la cause instrumentale.

Vitoria est très net sur le fait du pouvoir. Il ne s’agit pas d’une oeuvre ou d’une production humaine ; nul homme ne peut décider par lui-même d’être puissant. Il s’agit donc d’un attribut donné par Dieu. Mais le peuple ne lui est pas soumis comme s’il devait porter toute son existence le poids d’un fardeau. Le souverain a pour fonction de le protéger, d’assurer l’autonomie de la société et de la rendre indépendante des conjonctures extérieures. Cependant Vitoria ne fait pas du pouvoir la clé de la vie sociale. Proche de l’état de nature tel que conçu un siècle plus tard par Locke, Vitoria considère que la sociabilité est première chez les hommes, ce qui lui permet de poser au fondement de l’existence humaine un « droit naturel de société et de communication[94] » inviolable, qui amène l’homme à dépasser les limites relationnelles de sa société particulière pour commercer avec les autres membres de la société humaine. Le pouvoir est en conséquence un outil dont se servent les hommes pour instituer leur vie commune, un « moyen de protection et de conservation[95] », et non la raison ultime de la vie sociale.

Le prince ne tire en conséquence pas sa légitimité directement de Dieu, mais médiatement de Dieu par son peuple. La vie commune ne requiert pas l’absoluité du pouvoir politique, mais « qu’il y ait une institution pour veiller et pourvoir au bien commun[96] ». Si le souverain n’est pas soumis à la loi en tant que vis coactiva, puisqu’il ne peut se contraindre et se juger lui-même, il est soumis, comme ses sujets, à sa vis directiva[97]. La norme de son exercice est en outre assez bien dégagée par Vitoria, puisque, s’appuyant sur la tendance naturelle des hommes à vivre ensemble, il devra viser le bien des individus résidant en l’accomplissement du bonheur : « […] la fin du pouvoir civil est le bonheur de la société[98] ». On voit ainsi Vitoria déduire rationnellement, d’une intelligence positive de l’anthropologie humaine, la nécessité de l’institutionnalisation politique à partir du droit de société inhérent à l’humanité.

Conclusion

Nous nous demandions jusqu’où pouvait être soutenue la thèse selon laquelle la pensée réformatrice aurait été à l’origine de l’ouverture de l’humanité à sa dimension sociale. Si, comme le dit Weber, l’investissement des champs sociaux peut être consécutif au développement de certaines activités déconsidérées par le catholicisme, comme la notion de Beruf appelle à le faire, comment cependant envisager le développement des potentialités humaines dans le champ pratique si l’on envisage l’humanité comme incapable de la moindre initiative heureuse ? Comment envisager même la possibilité d’agir en complément des autres compétences humaines en présence si la multitude des hommes doit constamment être surveillée par les hommes vivant dans la justice divine et qui doivent éviter qu’elle ne s’enfonce dans le péché ? Comme le constate M. Mesnard, cette théorie « nous montre l’impossibilité absolue de construire une politique satisfaisante sur une métaphysique pessimiste. Lorsqu’on pense avec Luther que “Dieu nous a jetés dans le monde sous la puissance du diable”, toute issue est désormais fermée à une éthique, même sociale[99] ».

On retiendra cependant que, si la loi perd pour Luther toute capacité à ordonner les relations humaines, le fait qu’elle n’ait pas de pouvoir sur la conscience des sujets et doive se limiter à contrôler les actions extérieures inaugure le sens qu’elle aura pour la modernité. On comprend bien pourquoi Luther lui refuse sa capacité à punir les mauvaises intentions ; nul homme ne peut en juger un autre, aucun instrument humain ne peut s’arroger la compétence de passer au tamis les consciences individuelles. La loi ne peut donc légitimement revendiquer cette fonction ; Dieu seul connaît l’intériorité des individus. La sphère des pensées subjectives échappe ainsi au contrôle extérieur. Quant à ses positions sur la nature du droit et de la loi, nous avons vu qu’elles ne permettaient pas d’en donner une définition précise. Peut-être est-ce ce discours paradoxal qui permit de faire dire à Luther une thèse et son contraire, puisque l’on peut trouver dans ses écrits des propositions ventant les vertus du droit naturel et d’autres dénonçant cette notion, ou des paragraphes disqualifiant la référence à la loi naturelle, et d’autres l’utilisant pour montrer de quoi serait capable l’homme s’il n’était pas intrinsèquement pécheur[100].

Nous émettions l’hypothèse qu’une intelligence plus féconde de l’action humaine, de la fonction politique et du but de la société pouvait découler d’une approche positive de la nature humaine. Pour préciser les compétences dont l’homme peut user pour guider son action, Vitoria partira ainsi de la portée de la thèse selon laquelle l’homme est une créature divine. En pointant ce qui fait la grandeur de l’homme et ce qui cause ses égarements, il nous introduit à une éthique des relations humaines où le souci du bien collectif passe par le soin apporté aux besoins de chacun. Ce faisant, Vitoria construit une théorie politique sur la base d’un respect de l’humanité en chaque homme. En travaillant le sens et la portée de la loi naturelle, en cherchant la finalité de la vie sociale et en concevant l’action humaine essentiellement dans son cadre rationnel et intersubjectif, sans en appeler ou se référer à la dimension céleste, Vitoria permet de comprendre l’institution de la vie terrestre comme dimension essentielle de la nature humaine. Il ouvre ainsi la considération d’une pluralité de sociétés sur fond d’universalisme anthropologique.

Il nous semble que cette voie argumentative et cette attitude intellectuelle rendent à l’humanité et à la société toute leur densité, et rouvrent les possibilités de leur développement positif. La pensée n’a pas besoin d’exclure Dieu du monde pour développer son autonomie, et seule la considération positive de l’humanité permet de la ressaisir comme principe de sa dimension terrestre[101].