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CLIO a lu

Terrain n° 24, mars 1995, Carnets du patrimoine ethnologique, « La fabrication des saints ».

Lucie DESIDERI
Référence(s) :

Terrain n° 24, mars 1995, Carnets du patrimoine ethnologique, « La fabrication des saints ».

Texte intégral

1« Le formalisme juridique conduisant à la reconnaissance officielle d’un saint n’a cessé de se durcir entre le XIIe et le XVIIIe siècle. Il n’a été quelque peu allégé que depuis 1969, en raison peut-être de l’engorgement de l’administration pontificale face au flot grossissant des causes introduites - une quarantaine par an en moyenne - ces dernières décennies » (J. P. Albert, « Hagiographie. L’écriture qui sanctifie », pp. 75-83). Résultat : « entre 1978 et 1989, Jean Paul II a procédé à 123 béatifications et à 23 canonisations » (G. Charuty, « Logiques sociales, savoirs techniques, logiques rituelles », pp. 5-15). L’Église orthodoxe n’est pas moins productive : en juillet 1992, on pouvait assister dans le monastère de Putna (Moldavie) à la canonisation de 17 saints roumains. Et la liste d’attente des candidats à la sainteté laisse présumer que le marché ne manquera pas à l’avenir de saints tout neufs et tout frais. Quand on connaît le poids financier et juridique d’une telle procédure, ainsi que les investissements de tous ordres nécessaires à la consécration d’un saint, on prend déjà la mesure de l’importance des enjeux qu’il incarne. Ajoutons qu’en marge des canonisations officielles, continuent de fleurir, comme par le passé, de nombreuses canonisations populaires « spontanées » : c’est, par exemple, le cas aujourd’hui, dans le cimetière municipal de Toulouse, d’une certaine Héléna (E. Blanc, « Héléna : la sainte du cimetière », pp. 33-43).

2Les sociétés chrétiennes occidentales et orientales n’ont pas le privilège d’assurer une production abondante et continue de saints. D’autres « cultures à sainteté » « font, défont, refont » leurs saints au gré de leurs besoins, comme c’est le cas chez les Meo d’Inde du Nord, une communauté musulmane immergée dans la culture religieuse indoue, étudiée par Raymond Jamous (« Faire, défaire et refaire les saints. Les pire chez les Meo d’Inde du Nord », pp. 43-57). Et Marine Carrin rencontre, en Inde, ces femmes qui ont choisi le métier de sainte et ont eu recours à un imprésario pour construire leur carrière (« Saintes des villes et saintes de champs. La spécificité de la sainte en Inde », pp. 107-119). Loin d’être dépassé ou saturé l’espace de la consécration religieuse manifeste une vitalité remarquable.

3Pour transformer l’obscure Thérèse Martin en sainte Thérèse de Lisieux (M. Lavabre, « Sainte comme une image. Thérèse de Lisieux à travers ses représentations », pp. 83-91, et J. P. Albert, article cité), un déshérité des faubourgs d’Avila dit « le bronzé » en saint Segundo (M. Càtedra, « L’invention d’un saint. Symbolisme et pouvoir en Castille », pp. 15-33), cette sorcière du Vendredi, redoutable comme les « dames de la nuit » du folklore roumain, en lumineuse Paraschiva, sainte (et star) nationale de la Moldavie (Cl. Fabre-Vassas, « Paraschiva-Vendredi : la sainte des femmes, des travaux et des jours », pp. 83-91), ou porter jusqu’à la canonisation le brave Padre Pio (Ch. McKevitt, « Contestation d’un culte. Le cas de Padre Pio de Pietrelcina », pp. 91-103), l’ensemble des dispositifs, procédés et procédures mis en œuvre est désigné, ici, par le terme « fabrication », un terme qui englobe le saint dans la catégorie des objets manufacturés ordinaires, ne nécessitant donc aucune intervention surnaturelle et relevant uniquement des savoirs et des techniques des hommes. Le saint « fabriqué » (sous-entendu, de toutes pièces), ne serait autre qu’un objet artificiel, « inauthentique ». Un vrai saint, tout compte fait, ne serait qu’un « faux » (comme on dit d’un faux en écriture) (cf. J. P. Albert, article déjà cité).

4Serait-ce de là que le saint, précisément, tirerait sa puissance extraordinaire, ce charisme qui lui vaut une telle reconnaissance collective, une telle consécration ? Le saint subit-il, pour accéder à la légitimité que lui reconnaissent hautement les autorités officielles et la ferveur populaire, un travail de désenchantement ou de désacralisation comme l’implique le terme de fabrication ? Si on observe au plus près les opérations qui se déroulent dans le « laboratoire » de la sainteté, les moyens de saisir de quoi le sacré est fait deviennent disponibles, car c’est précisément « parce que les objets légitimes sont protégés par leur légitimité contre le regard scientifique et contre le travail de désacralisation que présuppose l’étude scientifique des objets sacrés » (P. Bourdieu, Questions de sociologie, Éd. de Minuit, 1984, p. 196) que la démarche pertinente est celle qui a été adoptée par chacun des auteurs qui ont contribué à ce numéro de Terrain. Cette démarche s’inscrit dans le prolongement des travaux d’anthropologie religieuse dont la richesse et la fécondité témoignent de la validité des outils forgés, tout au long de ce siècle, par l’École française de sociologie, l’anthropologie sociale anglo-saxonne, ou l’anthropologie historique, et dont Giordana Charuty retrace l’essentiel des acquis théoriques et méthodologiques (cf. article cité).

5Le beau dossier de « la fabrication des saints » comporte neuf études : les unes partent du « produit fini » (le saint) pour remonter « aux sources » de son « invention », refaisant le chemin qu’il a parcouru, en suivant les traces inscrites non seulement dans les archives, les reliquaires, le légendaire, mais aussi dans les gestes actuels qui, dans les cultes et par les cultes, réactivent et manipulent ce qui a « donné lieu » au saint, ce qui a fait et continue de faire sa raison d’être. D’autres - et c’est une aubaine - saisissent le processus au moment de son émergence, aujourd’hui même, sous nos yeux. D’autres encore s’attachent au saint en personne, en chair et en os, au saint pratiquant son métier de saint, conformément au modèle qu’il partage avec ceux qui l’ont reconnu et élu.

6On voit se croiser les saints à l’ancienne, les nouveaux saints (récents ou contemporains), les saints morts, les saints naissants, les saints vivants… les saints du christianisme (oriental et occidental), ceux de l’islam et ceux de l’Inde. On voit alors se dessiner, grâce à ces matériaux puisés dans des époques et des cultures religieuses différentes, de grands schèmes qui sous-tendent et structurent la chaîne de leur fabrication. On découvre même, au passage, que l’« incroyable » Berlusconi, habile connaisseur des procédés de chaînes, tente de pirater le moule hagiographique et, « miracle à l’italienne » !, de se faire passer pour un saint thaumaturge, confondant les grosses ficelles et la subtilité des montages symboliques (S. Boesch Gajano, « Miracle et miracles. Réflexions sur le phénomène Berlusconi », pp. 130-107).

7En reliant les fabriquants, les promoteurs et les usagers, la chaîne (vite collective) de fabrications des saints fait tenir ensemble, sous le mode pacifique ou conflictuel, les intérêts les plus divers, ceux des pauvres et ceux des riches. Tout le monde y trouve son compte. Le saint est une valeur sûre que parfois l’on s’arrache, d’un quartier à l’autre, d’un monastère ou d’une église à l’autre… C’est un excellent investissement même si le capital investi est considérable, car la plus-value matérielle et symbolique qu’on en tire est largement et durablement garantie. Ce que l’on donne pour un saint, le saint le rend au centuple. Dans « la fabrique » on voit circuler les dons et les contre-dons les plus divers, des plus matériels aux plus spirituels.

8En quoi et comment le saint est-il une figure particulièrement apte à « incarner » le lieu de ces transactions ? Est-ce parce qu’il scelle ou greffe dans son propre corps (la rendant ainsi particulièrement sensible) la présence d’une dimension autre, d’une altérité sacrée comme celle que Mauss appellerait le mana ? Ce moteur de l’échange fondateur du social est, on le sait, d’autant plus actif, exigeant et efficace, qu’il se masque en s’incorporant aux choses qu’il transforme magiquement en valeurs. Fondu en elles, confondu avec elles, il est méconnaissable. Or le saint, me semble-t-il, retourne ce principe d’invisibilité et d’incorporalité du mana. Lui ne confond pas. Il n’incorpore pas. Il incarne. Dans les cultures « à sainteté » ici interrogées, et tout particulièrement dans le christianisme, le saint est essentiellement un renonçant, « détaché » des biens de ce monde, détachement qui rend visible ou manifeste l’altérité latente incorporée ailleurs aux êtres et aux choses. Il inscrit sa vie sur le fil même de la séparation. Il installe dans son propre corps (à son corps défendant) une vérité d’un « autre monde » qui le pousse hors de la filiation et l’écarte de l’alliance. Sa « sainte » horreur du mariage peut se lire jusque chez ces veuves hindoues qui ne s’y font pas reprendre deux fois. Préférant l’ascétisme des temples aux joies du foyer, elles s’y découvrent un corps « émotionnel » tout vibrant et rayonnant de prophétiques savoirs (M. Carrin, article cité). Il en est, d’une certaine manière, de même chez les Meo musulmans chez qui celui qui a « raté » son destin en ne se mariant pas tombera dans la catégorie des mauvais morts, transformables donc en saints (R.Jamous, article cité).

9Cette altérité qui s’empare du saint illumine la marque de la séparation, lieu de toutes les fulgurances : extases, martyres, transes prophétiques ou effacement extrême, abolissant… c’est le corps qui paie et en porte les stigmates. Il est comme le temple de son épiphanie. Elle se manifeste en lui comme une miraculeuse et fascinante apparition. Elle y prend corps, altérant le corps saint.

10Cette miraculeuse opération de « mise-en-corps », signe paradoxal de la plus haute spiritualité, constitue-t-elle la pièce maîtresse de la fabrication des saints ? Les fabriquants avec leur œil (conscient ou inconscient) de connaisseurs ne s’y trompent pas. Ils savent bien que ce qu’il réussit en lui-même, le saint le réussira hors de lui. Cultes, processions, pèlerinages en sont la démonstration éclatante. Des foules entières se pressent, se serrent, se soudent comme faisant corps avec le corps de celui qui leur permet de se ressentir comme ne faisant - elles aussi - qu’un seul corps. Un corps aguerri aux vicissitudes de la vie et qui, à l’image de celui qu’elles vénèrent ici et maintenant, devrait ne pouvoir craindre ni la misère, ni la maladie, ni la mort. Un corps affranchi. Mais comme par enchantement, comme par miracle.

11Et d’où les connaisseurs tirent-ils leur connaissance ? Autrement dit, qui fabrique les fabriquants de saints ? Qu’est-ce qui les pousse à investir dans la production et la reproduction d’un produit miraculeux destiné à faire croire au miracle, un produit susceptible de miraculer non seulement les corps individuels, mais le corps social lui-même ? À produire un « faux » si vraisemblable, si crédible, si conforme… (mais conforme à quel « vrai », puisqu’on est en pleine invention ?), que les notions de vrai et de faux en deviennent impertinentes et sont renvoyées, dos à dos, du côté des indiscernables. À cela, on reconnaîtra l’une des opérations majeures de la culture en tant que telle, « Deus ex machina » destiné à être perdu de vue dans la trame de la chaîne et qui manipule les manipulateurs de sainteté, le saint, ses fabriquants, ses usagers. Tous ces acteurs se trouveront d’ailleurs dépassés par l’événement créé. En sont-ils la cause ou l’effet ? Ce qui les dépasse réinstalle encore une fois de l’indiscernable. On sait bien qu’un saint, pas plus que le père Noël, ne tombe pas du ciel, mais quand même ! Et plus grande sera la méconnaissance de sa fabrication, plus grande sera la reconnaissance dont il bénéficiera. Un saint réussi est celui dont on pourra dire : « ça ne s’invente pas ! ». Confisqué, le secret de fabrication ! subtilisé au nom d’un secret plus précieux encore, le secret de non-fabrication, qui plus qu’un secret résonne comme un décret s’imposant aux hommes et à leurs prétendues inventions. À travers les affaires humaines, en dépit des affairistes, ce secret-décret nous entraîne du côté des forces obscures, inconscientes, structurelles de la dénégation. Elles courcircuitent les médiations humaines, en transfigurent les ingrédients sociaux (économiques, politiques, religieux ou artistiques) versés dans le moule (préfabriqué) des fabrications, et transmuées alors en « purs » objets symboliques qu’elles placent au-dessus de tout. Le moule à sainteté fait partie de ces creusets où cette opération alchimique peut « prendre », où le social peut recharger puis redéployer sa puissance symbolique. Le saint produit en ressort tout sacralisé.

12Observer, décrire, analyser la fabrication des saints, c’est plus que démasquer une mystification, c’est aborder un champ où cette dernière reçoit, curieusement, une sanction sociale des plus prestigieuses et des plus spectaculaires : ses produits sont, par dénégation, considérés comme sacrés. Ce qui, tout compte fait, dénie à la mystification elle-même le droit d’en être une. Et le tour est joué !

13Un tout qui a d’emblée la tournure d’un miracle.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Lucie DESIDERI, « Terrain n° 24, mars 1995, Carnets du patrimoine ethnologique, « La fabrication des saints ». »Clio [En ligne], 2 | 1995, mis en ligne le 10 septembre 2013, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/clio/504 ; DOI : https://doi.org/10.4000/clio.504

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