Le Moyen Âge fait vendre. Les objets médiévalistes ou médiévalisants1, terme par lequel nous subsumons les objets artisanaux de fabrication locale et les produits industriels diffusés par l’économie globale du divertissement, constituent sans nul doute le marché de l’histoire le plus florissant actuellement. Anodine en apparence, cette commercialisation du passé cristallise un paradoxe temporel étonnant : grâce à elle, des hommes et des femmes du xxie siècle s’approprient quotidiennement, grâce à des achats de plaisir et de loisir, une période millénaire (ve-xve siècles selon la plupart des traditions universitaires occidentales). Pourquoi éprouvons-nous le désir de consommer un Moyen Âge aussi long et distant sous la forme de produits dont la durée d’utilisation est, quant à elle, souvent brève ?
Cette question, qui touche à des enjeux économiques et socio-anthropologiques, a jusqu’ici relativement peu retenu l’attention des scientifiques. Or elle est complexifiée par un deuxième paradoxe, en lien cette fois avec la durabilité. Les objets médiévalisants véhiculent en général des valeurs commerciales « vertes » : leurs matériaux naturels, leurs modes de production artisanaux ou présentés comme tels feraient écho au respect écologique que l’on associe au Moyen Âge préindustriel. Pourtant, en pratique, nombre de produits, notamment ceux qui sont réputés « bas de gamme », sont fabriqués à l’échelle industrielle et sont vite frappés d’obsolescence, contredisant leur dimension durable. Ce caractère relativement éphémère les rend en outre difficiles à étudier pour les chercheuses et les chercheurs. Comment garder trace de telles matérialités ? Comment archiver et rendre exploitables ces données encore sous-utilisées ?
L’absence actuelle d’archivage pointe, selon nous, un troisième paradoxe. Dans les universités, notamment francophones, le médiévalisme est un domaine de recherche en pleine expansion ; toutefois toutes les productions n’y sont pas analysées à part égales. Celles qui relèvent d’un geste créateur — séries télévisées, jeux vidéo, romans, bandes dessinées, etc. — font l’objet d’enquêtes fouillées (Gautier & Vissière, 2020 ; Besson et coll., 2022). Mais les épées en bois, licornes en peluche, bijoux vikings et autres bouteilles d’hydromel ont été jusqu’ici rarement considérés comme des sources pertinentes pour une recherche scientifique.
C’est à l’exploration de ces trois paradoxes que s’est attaché Archives Rhône-Alpes Romandie des objets éphémères médiévalisants (ARAROEM), un projet porté pendant une année par une dizaine d’étudiantes et étudiants de licence et de master des Universités de Lausanne et de Grenoble Alpes, sous notre supervision. Son ambition a été de mieux comprendre les enjeux socio-anthropologiques, économiques et de durabilité que cristallisent ce que nous avons nommé les objets éphémères médiévalisants (désormais OEM). Pour atteindre cet objectif et offrir à la communauté scientifique de premiers outils d’analyse, nous avons mené l’enquête sur les circuits de production, de vente et de consommation des OEM dans le sillon alpin en 2021-2022, d’une part en collectant les métadonnées de plusieurs centaines d’objets, d’autre part en recueillant et en analysant les témoignages des personnes qui les ont fabriqués, diffusés ou encore achetés. Le présent article vise à présenter le socle épistémologique de ce travail, la méthodologie mise en œuvre pour les enquêtes ainsi que leurs principaux résultats.
Le « consommable médiévalisant » au xxie siècle : valeur symbolique, durée et durabilité
Le régime d’historicité de notre époque, à savoir « [la] façon de traduire et d’ordonner des expériences du temps — des manières d’articuler passé, présent et futur — et de leur donner sens » (Hartog, 2003, p. 147), est sans aucun doute le présentisme. Cette omniprésence du présent, assurée par les rythmes accélérés des médias, de la consommation et du travail qui caractérisent les sociétés néo-libérales, influence de manière profonde la représentation que l’aujourd’hui se fait du passé (Hartmut, 2005). Or la mise en valeur de la mémoire, associée à celle de l’histoire mais qui a aussi vocation à remplacer celle-ci dans la conscience collective, s’est souvent traduite par la valorisation de certains lieux emblématiques — souvent ceux qui sont « chargés de passé » — et de leur symbolique, comme l’a dûment montré en particulier Maurice Halbwachs (1925) ou, plus récemment, Marc Augé (2001). Lorsque cette charge symbolique devient une surcharge, une sur-représentation, les « lieux de mémoire » (Nora, 1984-1992) deviennent aussi des « non-lieux » dans la perception contemporaine2. Aussi le tourisme, autre manifestation typique du présentisme, est-il une forme privilégiée de médiation entre le présent et le passé3. De ce fait, nous avons décidé que la majeure partie de nos terrains d’enquête seraient des lieux touristiques représentatifs de la valorisation du passé médiéval, tels que châteaux, abbayes et villages anciens.
À l’ère du consumérisme — élément essentiel du présentisme —, ce rapport avec le passé médiéval passe également par les objets de consommation, qui sont les avatars par excellence de ce rapport utilitaire au temps reculé. L’OEM, version consumériste et parfois symboliquement dégradée de ce Moyen Âge commercialisé, fonctionne comme un « réplicateur » (Blanc, 2023). Il est une icône ambivalente, qui peut connoter par exemple différentes attitudes politiques ou existentielles des personnes qui se l’approprient, mais aussi polyvalente, c’est-à-dire aisément adaptable à plusieurs contextes (ludiques ou sérieux) invitant à goûter et à performer le Moyen Âge. Ces actions, que toute personne qui consomme les OEM peut accomplir, structurent une expérience du passé ; la vision du Moyen Âge qui en découle sera donc influencée par ces formes d’expérience (Agnew, 2007).
L’empirisme, autre phénomène-clé du présentisme, entretient en effet un rapport direct avec l’objet, sa matérialité et sa valeur symbolique. En d’autres termes, la distance et l’étendue historiques en quelque sorte extrêmes que représente le Moyen Âge pour nos sociétés se prêtent à des formes de consommation inscrites à double titre dans la durée : la durée de l’écart entre le consommateur d’aujourd’hui et l’horizon médiéval, et la durée de vie de l’objet médiévalisant lui-même. C’est là en quelque sorte un deuxième régime d’historicité qui s’enchevêtre avec le présentisme, se superpose à celui-ci mais partiellement aussi l’annule. Mémoire et patrimonialisation du passé réagissent comme antidotes à la toute-puissance du présent, tout en la réaffirmant à travers un usage de l’objet qui s’inscrit dans le temps en termes de durée.
Ce retour à la valorisation du passé en régime de présentisme s’incarne de manière emblématique dans les OEM. Leurs usages se caractérisent par une obsolescence programmée à plus ou moins court terme. La nature même de l’OEM, en termes de matériaux de fabrication ou de gamme de prix, par exemple, influence ses modalités d’appropriation : cette forme de Moyen Âge à consommer, souvent immédiatement, estompe le caractère nostalgique qui caractérise nombre d’appropriations médiévales de tradition romantique. L’OEM peut disparaître en ne laissant que peu de traces et être aisément remplacé par d’autres produits répondant à de nouvelles tendances ou modes. L’un de nos objectifs a donc été de collecter, de décrire et d’archiver ces éphémères. En effet, alors que des publics de plus en plus nombreux participent au « goût de l’archive » (Farge, 1989) qui va de pair avec la patrimonialisation à laquelle on assiste en régime de présentisme, les modalités et les enjeux de l’archivage lui-même se font plus urgents — et nécessairement plus souvent négligés — lorsque nous portons notre attention sur le produit éphémère, singularisé par un cycle court entre mise sur le marché et fin d’utilisation.
Le terrain d’action bi-régional d’ARAROEM a permis de démontrer que local ne veut pas forcément dire localiste, loin de là. En effet, la présence d’un certain nombre de hauts-lieux du médiévalisme dans nos régions — le château de Chillon par exemple, visité par une clientèle internationale — a pour conséquence une ouverture du médiévalisme pratiqué en Auvergne-Rhône-Alpes et en Romandie sur les horizons globalisés du « mass market medievalism » (Marshall, 2007). Le contexte que nous avons eu l’occasion d’étudier, en effet, montre la présence d’une série de récits commerciaux provenant du médiévalisme mondial, mais qui sont souvent déclinés dans une dimension locale, notamment à travers les réseaux de production et de distribution des produits. Les lieux touristiques qui ont fait l’objet de recherches de terrain se sont ainsi montrés un bon amalgame de constantes typiques du médiévalisme globalisé — mise en avant de lieux, figures, objets topiques, souvent stéréotypés — et de tendances inverses qui vont dans le sens d’une célébration du produit du terroir, de la tradition et de l’histoire locale. Au sein de cette dynamique complexe, « spatial » et « temporal global medievalisms » (Barrington, 2016) trouvent des résonances impensées dans la production et la consommation locale des OEM.
Des objets situés : risques méthodologiques et choix des terrains
Une fois posé ce cadre de réflexion, il s’est agi d’inventer une méthode de travail pour cerner et surmonter les difficultés auxquelles peut se heurter une enquête sur les OEM.
Un premier risque est de voir une telle recherche disqualifiée dans les universités elles-mêmes dans la mesure où la vie des produits de consommation ordinaires qui font référence à la « marque médiévale » (Utz, 2017) peine encore parfois à être considérée comme un sujet sérieux. Certes, le soupçon d’illégitimité ne cesse de décroître au sein des institutions académiques. Les établissements voisins de Grenoble Alpes et de Lausanne abritent ainsi des équipes de recherche, respectivement Imaginaire et Socio-anthropologie et le Centre d’études médiévales et post-médiévales4, qui promeuvent les études culturelles et le médiévalisme et dont les membres ont l’habitude de travailler ensemble.
De ce contexte favorable, ARAROEM a tiré l’essentiel de ses ressources. Ressources matérielles d’abord, le projet ayant été financé par l’Alliance Campus Rhodanien, un dispositif de soutien à la recherche transfrontalière franco-suisse5. Ressources intellectuelles ensuite, grâce à plusieurs collègues de Grenoble et de Lausanne qui ont accepté d’entrer dans le comité scientifique du projet6. Ressources humaines enfin, puisque le travail n’aurait pu être effectué sans des étudiantes et étudiants de niveaux licence et master désireux de participer à une recherche exploratoire. Aux côtés de la porteuse et du porteur d’ARAROEM a été réunie une équipe de neuf stagiaires venus de France, d’Italie et de Suisse et présentant toute la gamme des compétences disciplinaires utiles au travail collectif (cultures médiévales, littérature comparée, histoire, socio-anthropologie)7.
L’intérêt montré par des universitaires pour les produits dérivés du Moyen Âge a aussi pu susciter au premier abord quelque incompréhension de la part des personnes impliquées dans leur fabrication, leur vente et leur utilisation8. Pour faciliter l’acceptation de la démarche, un protocole de prise de contact a été élaboré, associant des rencontres entre les stagiaires et les personnes enquêtées à une présentation institutionnelle détaillée d’ARAROEM par les responsables du projet. La conception d’enquêtes en immersion, d’une durée de plusieurs jours, parfois semaines, a ensuite permis de consolider ce lien de confiance. La jeunesse, le dynamisme et la rigueur scientifique des stagiaires se sont révélées, sur ce point, un atout précieux.
Une fois les ressources d’ARAROEM assurées, une deuxième étape du travail a consisté à sélectionner des terrains d’enquête. Les OEM sont souvent commercialisés dans des lieux dotés d’une « inscription de médiévalité » (Fraysse, 2012, 2017). La première échelle spatiale choisie a été celle de territoires à patrimoine médiéval. La dynamique des marchés du passé historique repose en effet sur la logique d’attente que Gérard Chandès a associée à « l’envie de patrimoine » (Chandès, 2006), soit le désir de faire l’expérience d’identités culturelles spécifiques par le biais de biens dont la consommation est vécue à la fois comme un dépaysement loin de la vie du xxie siècle et comme un enracinement dans des cultures locales. Cette envie n’est pas spécifique aux clientes et clients de France et de Suisse. Dans la boutique du château de Chillon, le choix de proposer à la vente des artefacts fabriqués localement répond aussi au désir des touristes, venus notamment d’Asie, de ne pas acquérir des objets évoquant l’Occident médiéval qui auraient été manufacturés ailleurs qu’en Europe9.
Dès lors, il est apparu de bonne méthode de déployer nos enquêtes comparatives dans des régions pourvues d’une mémoire médiévale commune, ou du moins proche. Le sillon alpin, en particulier la partie qui s’étend de Lyon à Genève et celle qui va de Grenoble à Lausanne, est apparu comme un espace intéressant à cet égard. Aujourd’hui réparties de part et d’autre de la frontière franco-suisse, les régions qui le constituent ont, à certaines périodes du Moyen Âge, appartenu à des entités géopolitiques voisines, voire identiques, tels que les royaumes de Haute et Basse-Bourgogne au xie siècle, ou le duché de Savoie au xve siècle. L’une de nos hypothèses de départ a été qu’y circulaient des discours de médiation cohérents sur le patrimoine médiéval, modulés par les différences culturelles entre France et Suisse. Cependant, le travail de terrain a en partie démenti cette attente : les transactions étudiées ont moins fait référence à la notion de patrimoine local partagé qu’à celle de médiévalité. Plus que d’autres époques, la synthèse de passés très divers, des Vikings à la Guerre de Cent Ans, que nos imaginations modernes fusionnent sous le nom de Moyen Âge, apparaît en elle-même comme un lieu étranger à visiter (Bartholeyns, 2010).
Une deuxième échelle spatiale, plus précise, a permis le repérage de sites de vente des OEM. Parmi eux, nous avons sélectionné les boutiques des sites touristiques ainsi que les stands des festivals et marchés. Ces deux lieux, qui incitent à différents modes de vente et d’achat, ont formé la majorité des terrains d’enquête ; ils ont été comparés ponctuellement avec des espaces de ventes moins spécialisés, comme ceux des grandes surfaces et de certaines librairies. La boutique, dont un exemple a été analysé lors d’une enquête en immersion à Chillon, s’offre en général comme un espace où sont dûment croisées la modernité (architecture intérieure du magasin, agencement des rayons, présentation des personnes aidant à la vente) et l’ancienneté (localisation dans la cour d’entrée du château, par exemple). Des parcours d’achat y sont sciemment mis en œuvre : des pièces d’armure, objet rarement acquis mais fortement évocateur, sont par exemple placées en devanture pour attirer l’attention des visiteurs, ensuite guidés vers des présentoirs où sont disposés jouets, figurines et autres ustensiles de cuisine d’inspiration médiévale. Quant à la vente de stand, étudiée grâce à plusieurs recherches aux fêtes de Péronnas, de Pérouges, ou encore au marché médiéval de Romainmôtier en 2022, elle s’inscrit dans un habitat ancien (village médiéval, château) qu’elle vient animer lors d’événements ponctuels. Une consommation de loisir s’épanouit dans les festivals et marchés médiévaux, hétérotopies festives qui suspendent à fréquence régulière le temps quotidien du xxie siècle au profit d’une atmosphère dépaysante (Hugot, 2022, p. 67-71). La médiévalité se concentre alors dans l’aspect des stands, souvent des édicules en toile et bois brut, où les étiquettes manuscrites imitent des écritures médiévales (calligraphie gothique, runes). La promenade des visiteurs qui passent de stand en stand favorise le contact physique avec les producteurs et les vendeurs, parfois porteurs d’habits médiévalisants.
La vingtaine de missions effectuées par l’équipe10 a cependant montré que les manières de commercer et les objets vendus dans ces différents lieux ne peuvent être radicalement opposées. Certains sites culturels jouent d’ailleurs de leur complémentarité : avant les restrictions de mobilité de 2020, le château de Chillon avait associé à sa boutique un marché médiéval de Noël. En outre, ce que l’on vend sur stand varie en fonction des publics visés. L’artisanat d’art, l’alimentation biologique sont davantage à l’honneur dans les villages médiévaux que dans les rassemblements d’heroic fantasy, comme l’Yggdrasil Festival à Lyon ou l’Epic festival de Morges, qui sont plutôt tournés vers l’acquisition d’objets ludiques et l’offre de street food11. Comme en a témoigné une artisane interrogée en 202212, si les orientations thématiques des sites de vente ont bien une influence sur le chiffre d’affaires, elles n’empêchent pas les teneurs de stand de circuler régulièrement d’une manifestation à une autre dans toute la région alpine.
Plusieurs paramètres pratiques, eu égard à la courte durée des missions, ont également délimité les terrains de l’enquête. Nous avons privilégié la proximité (lieux accessibles en transports en commun pour réduire l’impact carbone, le coût et l’investissement personnel pour les personnes chargées de la collecte de données) mais aussi l’hétérogénéité dans la typologie des manifestations. En alternant et en comparant des événements tout-public, célébrant génériquement le passé et son reenactment, avec des terrains plus spécialisés sur le Moyen Âge « historique » ou évoquant un passé teinté de fantasy, nous avons cherché à reconstruire, de la manière la plus exhaustive possible, le tissu de la narration commerciale autour des OEM dans les deux régions frontalières.
Parti-pris des choses, compte tenu des mots : protocoles d’enquête et structuration des métadonnées
Les contraintes liées à la pandémie ont fortement impacté les premières phases du projet, la plupart des lieux intéressants étant encore fermés ou d’accès limité en 2021. Une fois l’activité touristique et festivalière revenue à la normale ou presque, il s’est agi avant tout de fixer une feuille de route des missions.
Tant dans les lieux permanents que dans les événements éphémères, nous avons en premier lieu eu une visée d’observation. L’étude de l’espace commercial et la scénarisation du produit médiévalisant dans ses contextes d’exposition ont été d’une importance cruciale. Il est en effet apparu que les lieux de vente généralistes, de type librairie ou grande surface, ou encore ceux qui mélangent un médiévalisme historicisant avec une dimension d’hybridation imaginaire plus ou moins forte, permettaient une série d’observations étonnamment plus fines que des espaces de vente dédiés au « tout médiéval », comme les boutiques de château ou de musée, ou encore la foire et le marché. L’abondante documentation iconographique collectée pendant les missions a permis de confirmer a posteriori cette impression.
L’observation de terrain a été combinée, pour les stagiaires du projet les plus familiers avec le milieu des reconstitutions historiques, avec des dispositifs d’observation participante, en habits d’époque ou pas — à nouveau selon les envies de chacun. Il n’a été guère surprenant de constater que les enquêtes menées en immersion ont permis de passer souvent d’une observation de type exotérique à une position plus ésotérique par rapport aux enquêtés. Là encore, la variété de ces personnes et de leurs rôles a été prise en compte : les questionnaires ont été soumis aux gérants de boutiques ou de stands, et, lorsque cela a été possible, aux distributeurs et grossistes. Ceux qui se sont montrés particulièrement intéressés par la démarche et les finalités d’ARAROEM ont été contactés ultérieurement pour des entretiens. D’autres formes d’interaction, notamment avec la clientèle acheteuse, ont été menées directement sur le terrain, sous forme d’échanges plus spontanés et de durée plus brève.
À ces enquêtes qualitatives s’est ajoutée une démarche plus quantitative grâce à la collecte des métadonnées de quelques centaines d’OEM. L’établissement de leur protocole de description en vue de leur structuration et de leur archivage numérique a été un enjeu de taille pour l’équipe, surtout à cause de la grande hétérogénéité des OEM repérés — armes factices, accessoires décoratifs et vestimentaires, publications papier, produits alimentaires, etc. Le modèle constitué par les champs de Dublin Core a été choisi, au prix de quelques adaptations, pour assurer l’interopérabilité des métadonnées collectées13. Après plusieurs essais, nous avons en effet conçu une fiche descriptive aux items modulables pour pouvoir décrire puis comparer des OEM très différents14. Il a été nécessaire de combiner à notre volonté de précision dans la description une réflexion sur l’ergonomie et l’intuitivité de la fiche elle-même, et ce en vue de faciliter le travail des stagiaires, qui ont parfois dû renseigner ces fiches dans le contexte constamment changeant des terrains, et le nôtre, lors de la réflexion sur l’ontologie de la base de données. Le travail sur site a en général permis une première collecte sommaire de métadonnées. Elles ont été retravaillées par la suite sur la base d’informations fournies par les producteurs et vendeurs, ou de la documentation recueillie pendant les entretiens.
La base, actuellement en cours de construction, devrait offrir, à terme, des ensembles structurés de données réutilisables pour d’autres recherches. La cartographie des terrains explorés, les outils de l’enquête (questionnaires, grilles d’entretien, fiches descriptives) et les premiers résultats d’ARAROEM sont d’ores et déjà accessibles via un carnet de recherche open access15.
Médiévalité, éphémérité, durabilité : enjeux des OEM pour hier, aujourd’hui et demain
Ces résultats concrets, même s’ils sont partiels étant donné la brièveté et le caractère exploratoire du projet, permettent désormais de repenser à nouveaux frais les paradoxes que nous avions d’abord choisis de résumer par la notion d’objet éphémère médiévalisant. La médiévalité est le principal trait définitoire et l’attrait commercial le plus évident de ce type d’objet. En ce sens, les OEM illustrent bien le fonctionnement du « passé contemporain » (Tuaillon Demésy, 2014) qu’étudient les socio-anthropologues du temps. Mais la perspective du marché adoptée dans ARAROEM les aborde sous un angle moins étudié : comment cerner les enjeux de la perception temporelle qu’est la médiévalité quand elle se cristallise dans le cycle de vie d’un produit de consommation ?
L’un des apports de cette recherche a été de démontrer les liens qui existent entre définitions de la médiévalité, lieux et occasions de vente, et types de transactions entre fabricants et usagers. Autour du stand d’artisanat, par exemple, se joue souvent un achat-vente entre connaisseurs ; le commerce des OEM est légitimité par une conception savante de la médiévalité, qui se traduit par un même goût pour les reconstitutions respectueuses d’artefacts historiques conservés dans des musées. Comme l’atteste un reconstituteur à Alby-sur-Chéran, « il faut toujours, lorsqu’on parle d’une époque, rester le plus… crédible possible » (Hugot, 2022, p. 45). Un amateur reconnaîtra ainsi un jeu de plateau « authentique » grâce à sa capacité à reproduire les jeux scandinaves de l’époque viking : matériaux naturels (bois et perles de verre), caractère manufacturé (ornements à la main), désignation du produit par son appellation historique (Hnefatafl). En revanche, les épées de bois destinées aux enfants proposent une médiévalité qui relève de l’évocation imaginaire, voire du stéréotype culturel, ici celui des chevaliers de l’époque féodale. Leur matérialité peut sembler proche de l’exemple précédent, mais leurs sites de vente, stands des festivals heroic fantasy ou encore boutiques touristiques, sont souvent différents. Changent aussi leurs publics, ces jouets visant surtout les plus jeunes et leurs parents acheteurs, ainsi que les usages auxquels on les destine, comme en témoigne cet extrait d’entretien réalisé à la boutique du château de Chillon en juin 2021 :
Avez-vous acheté un article en lien avec le Moyen Âge ? Si oui, qu’avez-vous acheté ?
Oui, un casque argenté, une épée en mousse, motif lion, un bouclier en mousse, également motif lion.
L’achat est-il pour vous ? Sinon, pour une personne de quel âge ?
J’achète pour ma fille de quatre ans et demi, qui a choisi les articles.
Combien de temps envisagez-vous d’utiliser cet objet ?
Au minimum pendant toutes les vacances, peut-être plus longtemps.
Que pensez-vous de l’ambiance médiévalisante de la boutique ?
Ma fille adore, nous sommes venues au château le jour précédent et ma fille a insisté pour revenir au château et faire des achats à la boutique.
Êtes-vous satisfaite de votre achat ?
Oui, très satisfaite. Ma fille n’est pas intéressée par les épées et boucliers avec des motifs de licorne, ni par les accessoires de princesse ; elle veut être un chevalier et prend les accessoires marketés pour les garçons.
Avez-vous l’habitude d’acheter des objets médiévalisants ?
Oui, mais c’est une habitude récente : ma fille commence à beaucoup aimer le thème des chevaliers16.
Dans ces perceptions diverses de la médiévalité peut se jouer un geste de distinction, au sens bourdieusien du terme. Les objets qui appellent à consommer un Moyen Âge de fantaisie ont été à plusieurs reprises qualifiés de « merd’iéval », soit de produits de consommation de masse, par la clientèle, française comme suisse, amatrice d’objets reconstituteurs17. Pour autant, cette opposition entre consommation experte et non-experte ne doit pas être surestimée, comme le soulignent d’autres personnes interrogées : « Si on devait se contenter de reproduire les sources de l’époque, on ferait tous la même chose. La reconstitution ne colle pas avec le fait de créer de nouvelles choses, alors on choisit l’évocation18. » Le succès commercial actuel des objets médiévalisants semble donc tenir, à parts égales, à la créativité dans la production, au plaisir dans l’acquisition et à la pluralité des perceptions du Moyen Âge qu’activent ces produits, propres à satisfaire les envies de tout type de public.
Reste ce paradoxe : les OEM, porteurs d’un rapport privilégié à l’ancestralité millénaire que symbolise le Moyen Âge, ont souvent un cycle de vie court, qui nous a incité à les qualifier d’éphémères. Sans doute, à l’issue de cette première recherche, faut-il préciser le terme. Certains OEM sont de fait frappés d’une obsolescence qui leur promet, dès leur acquisition, une rapide mise au rebut. C’est le cas bien sûr pour les consommables alimentaires, qui s’écoulent surtout sur stands et lors des occasions festives19. Mais aussi, comme le suggère l’entretien cité ci-dessus, pour les jouets et les accessoires vestimentaires pour enfants, destinés à des tranches d’âge assez précises. En revanche, petits bijoux et bibelots précieux sont en général promis à une conservation plus longue car ce qui motive leur acquisition est un désir de faire siens des artefacts historiques, par le biais de leurs reproductions.
S’il est donc nécessaire de nuancer la notion d’éphémère, qui n’est pas également pertinente pour toutes les données analysées dans ARAROEM, le cycle de vie de ces objets s’est révélé, au fil du travail, une question centrale. Un autre apport de cette recherche est donc, nous l’espérons, d’attirer l’attention sur les enjeux de durabilité des OEM, véritables révélateurs des défis économiques et écologiques contemporains. Leurs circuits de production, très variés, vont en effet de l’artisanat local à la production industrielle mondialisée. Leurs matériaux peuvent être aussi bien naturels (bois, tissus) qu’artificiels (plastiques). Quant à leur durée d’usage, il faudrait certainement en affiner l’étude par une analyse complémentaire des pratiques du jetable et du recyclable chez les consommateurs et consommatrices des OEM. La durabilité des objets médiévalisants deviendra-t-elle bientôt un critère-clef de leur marché ? Leur rapport singulier au temps — référence au passé médiéval, consommation au présent, question des recyclages à venir — pourrait-il nous aider à repenser nos pratiques de consommation alors que se profile, ces prochaines décennies, l’urgence d’une décroissance pour nos sociétés néo-libérales ? Ces questions, sans réponse à ce stade, ouvrent des pistes prometteuses et susceptibles d’intéresser largement20.