1Non sans raison, les organisateurs d’un hommage à Georges Duby, rendu l’an dernier au Musée de Cluny, ont fait remarquer qu’il était encore trop tôt pour « analyser avec toute la profondeur souhaitable l’influence de sa pensée et la marque de son œuvre »1. Si l’on veut suivre, dans ses publications, son séminaire et son cours, les traces d’un thème - ici celui des femmes et de la condition féminine -, le recul est sans doute moins nécessaire. Je m’en tiendrai à la reconstitution d’un tel cheminement, sachant qu’il nous faudra bien, un jour, engager une réflexion critique sur l’ensemble des hypothèses avancées dans une perspective historiographique très large.
2Voici comment, dans un livre que l’on peut considérer comme un bilan, publié en 1991, Georges Duby situe le thème des femmes dans son travail : « Le chevalier et le prêtre affrontés. Entre eux, la femme. De la femme que savons-nous ? Sur cette interrogation se clôt le livre2. Je m’emploie, dans le moment même où j’écris ces réflexions, à donner réponse à cette question. Elle me retient depuis une dizaine d’années. Toutes mes recherches, tout mon enseignement tournent autour d’elle. C’est ici qu’aboutit la longue route que j’ai suivie, passant des paysans à la noblesse, de l’étude des outils de la production et du commerce à celle des liens de parenté, des systèmes idéologiques à celle des rêves. D’ailleurs le mouvement qui sous nos yeux bouleverse pour la première fois de fond en comble les relations entre le masculin et le féminin établies depuis les débuts de l’Histoire rend cette question plus pressante : le Moyen Age est-il aussi mâle qu’il paraît ? Enfin, comment puis-je prétendre porter un jugement global et sérieux sur une population dont je m’acharne depuis cinquante ans à découvrir les mœurs et les croyances si je néglige d’en observer de près une moitié ? Il est même étrange que j’aie tant tardé à m’inquiéter de l’histoire des femmes. Pourquoi ? »3
3C’est à partir de 1980 que Georges Duby extrait des structures englobantes - la société féodale, l’aristocratie, la parenté -, le thème des femmes pour en faire un objet en soi, sans pour autant l’isoler de l’ensemble des relations sociales, des mentalités et des institutions où il s’inscrit.
4Pour résumer, disons que dans son œuvre, le thème des femmes - femmes nobles, il va sans dire4 -, aux xie et xiie siècles, a d’abord existé à l’état de questions éparses formulées dans les écrits sur l’aristocratie - 1953-1973 -, se dessinant plus fermement, à partir de 1973, avec l’enquête sur les structures familiales et le mariage, pour se dégager enfin, après 1980, du massif principal dans lequel il se trouvait pris.
5Deux documents m’ont servi à repérer le parcours5 : la bibliographie, la plus complète à ce jour6, et l’Annuaire du Collège de France7. L’Annuaire est une recension annuelle des travaux réalisés par les Professeurs au Collège. Entre 1970 et 1991, Georges Duby y a publié les résumés du cours et du séminaire assurés dans l’année (année universitaire), définitions extrêmement précises des thèmes et des problèmes posés, petits textes synthétiques qu’il rédigeait avec le plus grand soin.
6En 1991, réfléchissant aux années passées au Collège de France - rappelons que sa chaire était intitulée Histoire des sociétés médiévales -, il a décrit les liens étroits entre les démarches respectivement propres au séminaire, au cours et aux publications : « Là, je me suis livré tout entier pendant vingt et un ans, porté par le petit groupe qui me rejoignait dans l’étroit espace où nous avions choisi de nous réunir, espérant que son inconfort découragerait les simples amateurs. […] Le séminaire fut le banc d’essai où je venais éprouver mes hypothèses, soumettre mes premiers brouillons à mes collègues de la Sorbonne ou des universités étrangères ; nous écoutions ensemble ce que de plus jeunes historiens voulaient bien proposer à nos réflexions et dont j’ai tiré quantité d’idées neuves, d’incitations à rectifier mes propres enquêtes. C’est dans cet atelier que la matière de tous mes ouvrages fut dégrossie. Je la reprenais, après l’avoir affinée, dans le cours. Pour ensuite, au calme, en Provence, procéder aux ultimes finitions. Ainsi fonctionna l’engrenage par quoi, tout au long de ma carrière, mon métier d’enseignant s’est conjugué à mon métier de chercheur et à mon métier d’écrivain. »8
7La période s’ouvre avec la publication de la thèse sur la société mâconnaise (xie-xiie siècles), soutenue en 1952, précédée de recherches entamées après l’agrégation (1942). En 1953, Georges Duby a 33 ans9. Il enseigne à la Faculté des Lettres d’Aix-en-Provence. En quelques années, il renouvelle l’approche des sociétés agraires et de l’économie rurale. Pendant la décennie 1960, il commence à s’intéresser de près à l’aristocratie occidentale, déjà finement analysée dans sa thèse sur l’espace restreint environnant Cluny. C’est le moment où Albert Skira lui passe commande de livres, son projet étant de replacer la création artistique dans l’histoire, donc dans le mouvement. Georges Duby ouvre un nouveau chantier avec L’Europe des Cathédrales (1140-1280) et Fondements d’un nouvel humanisme (1280-1440)10. Il confronte des architectures, des images, des objets, s’interroge sur leur fonction, établit les relations des créateurs, petits et grands, avec les sphères du pouvoir et avec ce fonds commun de formes, de pratiques, de croyances ou de préjugés qui font une civilisation11. C’est l’occasion d’une nouvelle réflexion sur les représentations du monde, dans laquelle il est engagé depuis longtemps, depuis l’Histoire de la Civilisation Française écrite avec Robert Mandrou à l’invitation de Lucien Febvre12. Plus tard, beaucoup plus tard, il dira combien le terme de « mentalités » proposé par ce dernier et repris alors par tous, finit par lui peser13. N’empêche qu’il puisa dans cette période féconde ses premières idées sur les représentations de la société et de ses divisions « fonctionnelles ».
8Au cours des années 1953-1973, dans les publications plus particulièrement consacrées à une noblesse qu’il invite à étudier, les femmes ne sont pas tout à fait absentes, mais elles restent encore vraiment des « ombres », et celles qu’il évoque ne sont que des « proies », héritières « convoitées » par les « jeunes » et les chevaliers14.
9Depuis sa leçon inaugurale au Collège de France, prononcée le 4 décembre 1970, et pendant trois ans, il entretient son public et invite à venir discuter de la classification sociale (les « Trois Ordres »), problème qui l’occupe depuis plus de dix ans. Les questions débattues dans le « petit groupe », évoqué en 1991, concernent plus précisément les notions de noblesse et de chevalerie, le vocabulaire social, le groupe des guerriers, la guerre et la paix.
10À la fin de l’année 1973, Georges Duby fait des structures familiales de l’aristocratie un objet central de recherches et de discussions. Il engage tous ceux qui l’entourent, tant au séminaire que dans l’équipe de recherche associée au CNRS (qu’il vient de créer dans ce but), à le suivre dans une enquête intitulée « Structures familiales et sexualité dans la chrétienté latine du xe au xiie siècle »15.
11Au cours de sept séances mémorables, il expose longuement l’objet d’étude et la méthode16. L’ambition du plan de travail, le cadre de recherche et la grille chronologique, le questionnaire témoignent de l’extrême énergie investie dans le nouveau projet et du désir de renouveler la problématique de la parenté. Il entend en discuter avec les maîtres d’autres disciplines (les anthropologues et les littéraires notamment), et, abandonnant un parcours déjà balisé (le thème n’était pas nouveau), invite à ouvrir de nouvelles pistes pour réfléchir autrement à l’aristocratie et à la famille des temps féodaux.
12On comprend pourquoi la question des femmes ne pouvait que devenir centrale. Le 25 janvier 1974, à l’issue des séminaires au cours desquels il présentait le programme et les méthodes, Georges Duby propose trois directions : les morts, la femme, la cellule conjugale (en fait, l’ordre dans lequel les questions seront ultérieurement traitées sera un peu différent : les morts - la mémoire des morts -, le mariage, la femme).
13Dans le cours, il expose son enquête sur l’aristocratie (qui sera conduite jusqu’au printemps 1977). Dans le séminaire17, entre 1974 et 1980, il entre dans le vif du sujet : il est question de la maison, du lignage et de la mémoire lignagère, mais surtout du mariage, dont on débat parfois ailleurs, en sa présence18. À Paris, il commente longuement deux récits généalogiques (Histoire des comtes de Guines par Lambert d’Ardres, et Histoire des Sires d’Amboise), conçus par leurs auteurs comme des monuments célébrant une mémoire familiale, dont il entend tirer des enseignements sur la condition féminine et les pratiques matrimoniales. Il leur consacre une vingtaine de séances. Pas moins. Des universitaires se succèdent, venus débattre des liens de parenté et de leur lexique, de lignages, de sexualité et d’éthique sexuelle, de morale ecclésiastique, de législation et de prescriptions matrimoniales, de littérature anti-matrimoniale19, tandis que le thème de la femme commence à pointer dans des exposés plus littéraires20.
14Fin 1978… il vient de publier Les Trois Ordres ou l’imaginaire du féodalisme 21.
15L’année 1979-1980 marque un tournant. Considérant sans doute que la question fermement posée six ans plus tôt avait été assez débattue, et exploitant les débats contradictoires des xie et xiie siècles sur la nature de la société (les Trois Ordres), Georges Duby expose les deux conceptions du mariage, les deux « modèles », ecclésiastique et laïque. Il commente l’affaire matrimoniale (le divorce et le remariage) du roi Philippe 1er. Le cours suivant décrit les pratiques matrimoniales dans l’aristocratie de la France du Nord : « La recherche a porté sur le xiie siècle, s’appuyant principalement sur les témoignages de Guibert de Nogent et d’Yves de Chartres, sur l’analyse de la littérature de divertissement et des écrits généalogiques. Dans les débuts de cette période, le conflit est au comble de son acuité entre les principes que les chefs de lignages s’efforcent de respecter et la morale que s’acharnent à imposer les dirigeants de l’église grégorienne. Peu à peu ce conflit s’apaise, dans l’aisance que le progrès général procure à la classe dominante. Les deux modèles s’ajustent. Des procédures se rodent, capables de résoudre ce qui subsiste de contradictions entre les exigences des prêtres et les conduites des guerriers. Tandis que les ecclésiastiques s’accoutument au célibat et que les jeunes chevaliers se marient davantage, tandis que le mariage prend place parmi les sept sacrements de l’Église, que se restreint le champ de l’inceste et que s’étend celui des bénédictions nuptiales, tandis que se déploient les jeux de l’amour courtois, des structures se mettent en place. Elles ont tenu jusqu’à nous22. » Georges Duby peut mettre en scène ces structures dans Le Chevalier, la femme et le prêtre 23.
16Il n’est plus nécessaire de suivre le thème, tel un fil rouge apparaissant et disparaissant au sein d’autres questionnements, en effet, il est devenu vraiment central.
17Il foisonne même. Les interrogations se multiplient, à commencer par celles qui ont trait à la vie privée, sujet du cours de l’année 1981-1982, après que Georges Duby l’ait abordé de front, à Sénanque, en juillet 198124.
18On pourrait presque penser qu’il sépare les questions : la « vie privée » sera traitée en Provence, avant d’être exposée, à son initiative, dans un livre collectif25, tandis qu’à Paris, sa réflexion se concentre dans deux autres directions. Il s’attache d’abord à la condition des femmes dans la société féodale, en centrant son propos sur l’amour - amour conjugal, amour courtois, amour adultère -, un débat qui occupera toute la décennie. À partir de la fin de l’année 1985, une question nouvelle l’occupe : la sainteté féminine.
19Que dire de la « découverte » de l’amour au xiie siècle ? Georges Duby la relie aux représentations d’un rapport nouveau entre le chrétien et son Dieu - une morale de l’intention, une relation plus intime, marquée d’affectivité26 - ainsi qu’à la morale prêchée par les clercs à propos des pratiques matrimoniales et de la relation amoureuse au sein de la conjugalité27.
20Le résumé du cours donné en 1983-1984 définit bien la problématique défendue à ce moment 28. À ses yeux, la situation de la femme dans la société féodale s’éclaire par l’étude « des rapports du féminin au masculin au sein de la relation amoureuse » dans l’aristocratie de la France du Nord, au xiie siècle, qu’il invite à observer dans les écrits de moralistes et dans des ouvrages de divertissement. Georges Duby exploite l’Histoire de Guillaume le Maréchal, qu’il vient de publier29. Il recherche dans cette littérature d’éloge ce qu’elle « révèle de l’attitude des hommes bien nés à l’égard des femmes » et de l’amour courtois, envisagé comme une forme de sociabilité, un « jeu mondain », dont les règles et les figures peuvent être recherchées ailleurs. Par exemple dans un traité de l’amour « honnête » composé par André le Chapelain, à la cour de Philippe Auguste. Loin d’être une initiative féminine, l’amour courtois renforce le pouvoir masculin, celui des princes surtout, et la morale ecclésiastique elle-même.
21Il interprète les changements dans l’expression de la relation amoureuse par la littérature courtoise au cours du xiie siècle, dans l’évolution d’ensemble de la culture : « Ils ne sont pas dissociables d’une promotion de l’individu au sein d’une société encore très grégaire, ni d’une prise de conscience progressive de la subordination, au sein de la personne, de la chair à l’esprit. Ces changements doivent être également situés dans l’évolution de la société dominante. Cette production littéraire est en effet d’abord étroitement liée au renforcement des principautés : les hauts seigneurs du temps en sont les promoteurs et les feux du désir masculin sont censés réchauffer une morale de l’amitié, de l’exploit viril sur quoi repose la renaissance de l’État. D’autre part, le problème de la société le plus aigu en ce temps est peut-être bien celui que pose la mise en place des institutions matrimoniales chrétiennes. Il apparaît donc bien, en premier lieu, que le code de l’amour dit courtois, et qui effectivement fut alors proposé par le jeu poétique aux jeunes hommes des cours, vise à affirmer la distinction entre la bonne société et l’autre et à resserrer le contrôle, sous l’œil du prince, du renouvellement de l’aristocratie. Il apparaît bien, d’autre part, que, selon ce modèle, la domina n’est que le substitut du dominus, qu’elle est l’expression féminine de sa largesse et que l’objet du sentiment amoureux est en vérité, consciemment ou non, le seigneur lui-même et non sa femme, le rapport de fine amour venant ainsi en renfort de l’amitié vassalique. La chevalerie enfin est masculine ; pour elle, les femmes forment une autre espèce, dangereuse, rétive et qu’il s’agit de tenir en bride. La fine amour aide à cela puisqu’elle propose aux femmes une morale sexuelle plus rigoureuse et parce que, peu à peu, elle est montrée s’insérant en préliminaire ou en supplément de l’affectus à l’intérieur du cadre matrimonial, lieu privilégié, non point de la promotion de la femme, mais de sa domestication par le pouvoir masculin 30. »
22Dans le séminaire, Georges Duby commente de nouveaux textes. En 1981-1982, c’est la Chronique de Hainaut rédigée par Gislebert de Mons, en ce qu’elle révèle des stratégies matrimoniales et des pratiques funéraires dans une maison princière ; puis le De moribus et actis primorum ducum Normanorum de Dudon de Saint-Quentin (Histoire des Normands), par ce qu’il confirme de l’enracinement de toute littérature princière, à cette époque, dans les relations de parenté. La lecture se poursuit, en 1982-1983 et en 1983-1984, avec les continuateurs de Dudon : Guillaume de Jumièges, Wace, Benoît de Sainte-Maure. Enfin, en 1984-1985, il exploite les écrits de deux moralistes dissertant sur les péchés féminins : Burchard de Worms (Decretum) et Étienne de Fougères (le Livre des Manières).
23Jusqu’à la fin du séminaire, qu’il assure jusqu’au printemps 1991, les discussions sur les structures de parenté (la mort, le lignage, l’exercice généalogique, le mariage, etc.) et sur la femme, se poursuivent31, avec deux interventions consacrées à l’amour courtois32.
24Annoncée dès l’hiver 1979-1980, dans un séminaire axé sur l’hagiographie féminine envisagée encore dans une perspective matrimoniale33, le thème sera évalué hors de ce cadre, dans sa nouveauté et son autonomie, quelques années plus tard, au cours de l’hiver 1985-198634. La plupart des communications qui se succèdent à partir de cette année-là, sont au cœur du sujet35.
25S’il est vrai que le coup d’envoi est donné dans le séminaire de l’année 1985-1986, le thème était annoncé plus tôt, par Georges Duby, lui-même, et par quelques-uns de ses invités36.
26Pendant les six dernières années, il analyse les modèles proposés et la situation faite aux femmes dans le christianisme occidental, entre la fin du xe siècle et le début du xiiie siècle. Dans ce but, il commente un corpus de lettres de direction adressées, aux xie et xiie siècles, par des prélats à des princesses, ainsi que le poème de Gauthier de Coincy (moine bénédictin de Saint-Médart de Soissons), recueil d’exempla en l’honneur de Notre Dame (composé entre 1218 et 1230), et des modèles de sermons construits par Alain de Lille, Jacques de Vitry, Guibert de Tournai et Humbert de Romans. La dernière année (hiver 1990-1991), il analyse quelques-uns des commentaires de la Genèse composés aux xie et xiie s., pour ce qu’ils disent du personnage d’Ève.
27Au printemps 1991, une journée est conduite sur le thème : « Modèle marial et condition des femmes (ixe-xiiie s.) », animée par Georges Duby et des familiers du séminaire. Journée extrêmement dense où s’esquisse ce qui deviendra un livre majeur, publié en 1996 : Marie. Le culte de la Vierge dans la société médiévale37. Dans la préface qu’il lui donne, Georges Duby situe l’ouvrage collectif dans le prolongement du séminaire de la décennie 1980 : « Certaines des études réunies dans ce livre représentent le dernier état, remanié, enrichi, de contributions qui ont été d’abord présentées, puis discutées dans mon séminaire du Collège de France. J’avais concentré les recherches dont ce séminaire constituait le banc d’essai sur une question très générale : quelle situation la société faisait-elle aux femmes en France aux xie et xiie siècles ? Le problème était ardu. Nous l’avons attaqué par diverses faces. Je me suis ainsi demandé si nous ne pouvions pas tirer parti des témoignages très abondants portant sur la vénération dont furent entourées deux femmes, Marie, mère de Jésus d’une part, et d’autre part les trois personnages féminins du récit évangélique alors confondus sous le nom de Marie Madeleine 38. »
28Au fil du temps, les matériaux pour de nouveaux livres s’engrangeaient. Point de retraite, malgré le départ du Collège. En 1990, une Histoire des femmes, sous sa direction et celle de Michelle Perrot, était publiée à laquelle il avait pris une part très active comme auteur, notamment dans le volume consacré au Moyen Âge39. Entre 1995 et 1996, année de sa mort, paraît la trilogie consacrée aux femmes - Dames du xiie siècle - aux titres éloquents : I. Éloïse, Aliénor, Iseut et quelques autres, II. Le souvenir des aïeules, III. Ève et les prêtres.
29Ce qui frappe, dans l’œuvre de cet immense historien, de ce grand écrivain, c’est la cohérence du projet et son aboutissement : forte architecture, pensée, ordonnée, achevée. C’est la limpidité de l’» exposition », servie par un style : l’écriture, la voix, la parole.
30Bien sûr, le chantier n’est pas fermé, toutes les pistes n’ont pas été explorées et par ailleurs il faudra bien soumettre cette pensée à la relecture de corpus particuliers. Voyons la lyrique des troubadours. Georges Duby a exprimé ses réticences à admettre l’éclosion d’œuvres écrites par des femmes, les trobairitz. Il y voyait plutôt un discours masculin, un déguisement, l’effet induit d’une structure efficace, triangulaire - le chevalier, le seigneur et la dame - dans laquelle la « dame », la domna, occuperait une place nécessaire mais très proche du leurre, l’essentiel, y compris dans la fine amour, se produisant entre mâles. Azalaïs de Porcairagues, Na Bieiris de Romans, Na Castelloza, Na Clara d’Anduza, la Comtesse de Die et Na Tibors de Sarenom, seraient-elles, elles aussi des ombres ? Plus encore, une fiction ? L’explication ne m’a jamais vraiment convaincue.
31Et pourtant, comment se passer de ses hypothèses sur l’aristocratie, incontournables si l’on veut comprendre quelque chose au fonctionnement des cours méridionales où cette littérature est produite et diffusée. Comment continuer à réfléchir à la condition féminine au Moyen Âge - en la dégageant, pourquoi pas, du pessimisme dont Georges Duby ne s’est jamais départi -, comment le faire, sans avoir intégré son discours de la méthode ?
32Ainsi, devons-nous, me semble-t-il, sans tomber dans la révérence hagiographique vis-à-vis d’un très grand maître, poursuivre une réflexion à propos de plus ou moins grands chantiers, avec les instruments intellectuels qu’il nous a donnés et malgré le sentiment de perte que nous sommes nombreux à éprouver.