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BY 4.0 license Open Access Published by De Gruyter (A) June 8, 2021

Jan B. Meister, ‚Adel‘ und gesellschaftliche Differenzierung im archaischen und frühklassischen Griechenland, Stuttgart (Franz Steiner Verlag) 2020 (Historia Einzelschriften 263), 443 S., ISBN 978-3-515-12715-8 (geb.), € 80,–

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Meister Jan B. ‚Adel‘ und gesellschaftliche Differenzierung im archaischen und frühklassischen Griechenland Stuttgart (Franz Steiner Verlag) 2020 (Historia Einzelschriften 263) € 80,– 978-3-515-12715-8(geb.) 1 443


Quoi de neuf en matière d’« aristocratie grecque » ? Si l’idée d’un groupe social ayant monopolisé richesse et pouvoir sur une base héréditaire tout au long de l’époque archaïque constitue une chimère – « a modern fantasy », selon l’expression de Robin Osborne –, le sujet n’en est pas moins épuisé. Dans un livre paru en 2006, renonçant au mot « aristocrates », j’avais moi-même proposé de rassembler sous le terme délibérément vague d’« élites » l’ensemble des individus engagés dans une vaste compétition leur permettant de manifester ou de construire, à travers une série de « modes de reconnaissance sociale », un statut privilégié, concédé et reconnu par la communauté tout entière. Je restituais en ce sens une structure sociale extrêmement fluide, où la mobilité ascendante et descendante était la règle. En réintroduisant le concept de « noblesse » (Adel), connoté par une longue historiographie et par le modèle prégnant des sociétés d’Ancien régime, Jan B. M(eister) prend le risque de réintroduire l’idée d’une nobilitas archaïque, autrement dit d’une noblesse de naissance ayant dominé les cités grecques depuis le haut archaïsme.

Ceux qui prendront la peine de lire son livre constateront qu’il n’en est rien et que le concept de noblesse, enrichi par l’historiographie sur l’Europe moderne autant que par la sociologie de Georg Simmel, s’avère en réalité être une catégorie heuristique féconde, qui permet de prolonger la recherche sur la nature des élites grecques. Telle que définie ici, la noblesse repose sur l’avantage immuable que confère l’appartenance à un groupe dont les membres sont ainsi protégés à jamais de tout risque de déchéance sociale. L’ouvrage de M. consiste à interroger le parcours emprunté par la multiplicité des élites archaïques, qui aboutit à la formulation d’un modèle idéal de domination social, à la fois unique et partagé. De ce point de vue, la construction d’une noblesse doit être envisagée comme une quête de stabilité de la part des élites. Mais l’ouvrage se veut aussi une enquête historiographique, qui déconstruit les représentations modernes traditionnelles de la noblesse grecque à travers une étude des processus de formation de l’idéaltype antique. Le plan de l’ouvrage est de fait ardu, en ce qu’il entretient un va-et-vient constant entre l’histoire de la Grèce archaïque et classique et les discours anciens et modernes sur celle-ci. Ainsi, si la première partie du livre s’attache aux transformations induites par le passage des communautés agricoles du VIIe siècle aux sociétés urbaines des VIe et Ve siècles, la deuxième discute la nature du modèle nobiliaire dans l’historiographie moderne et les dynamiques d’institutionnalisation de la compétition à l’œuvre en Grèce ancienne, tandis qu’une troisième partie, consacrée à Athènes, combine les deux perspectives à travers un cas d’étude qui offre aussi une colonne vertébrale à la trame historique.

Reprenons les choses en détail. Pour M., dans la Grèce d’Homère et d’Hésiode, la prééminence sociale reposait sur la relation à la terre, qui séparait au sein des communautés villageoises les grands propriétaires fonciers, dotés d’une forte assise économique, des petits agriculteurs et des travailleurs journaliers. Dans nombre de cas, toutefois, le succès n’était pas loin de l’échec, engendrant une forte instabilité sociale liée aux aléas de la vie économique. Selon M. l’émergence de sociétés urbaines, tant au sens matériel que politique, entraîna de profonds bouleversements liés à l’apparition des charges politiques et à de nouveaux modes de vie, où la consommation ostentatoire et les stratégies de distinction déstabilisèrent la hiérarchie sociale villageoise, conduisant peu à peu à la désintégration de l’élite rurale basée sur la seule possession de richesses. La ville et la présence en ville offraient en ce sens une nouvelle centralité sociale par rapport à des campagnes périphériques, tournées vers le passé et éloignées du luxe. À ce stade, il n’est pas encore question d’une noblesse unie et fermée, car la rivalité était plus que jamais la règle. On prendra garde, malgré tout, à ne pas surestimer l’importance du phénomène urbain dans la Grèce archaïque – les données archéologiques, dont il n’est pas fait état ici, pourraient apporter de multiples nuances à ce tableau, notamment en montrant l’ancienneté de certains habitats étendus jusque dans les « âges obscurs » ou, à l’inverse, la modicité urbaine de certaines cités archaïques –, ni à opposer un centre urbain à une périphérie rurale dans une vision trop verticale et dichotomique de la société.

Passant à l’histoire des idées, M. montre que la thèse d’une culture noble assimilée à l’agôn et propre aux élites archaïques, qui a dominé l’historiographie contemporaine, est en réalité incompatible avec l’idée même de noblesse. En effet, l’existence de valeurs concurrentes et les multiples champs de différenciation sociale alors en vigueur – incluant d’ailleurs la prétention à une bonne naissance – empêchèrent pendant longtemps l’émergence d’une conception unique et partagée de la noblesse, qui aurait permis à ses membres de faire corps (au sens de Pierre Bourdieu). Face à la pluralité des élites archaïques aux contours et aux comportements distincts, le recentrage qui s’opère et le consensus qui s’établit progressivement entre elles autour du prestige lié aux concours panhelléniques et aux charges publiques constituent un processus d’institutionnalisation – au sens de Simmel – des principes et modes de vie susceptibles d’entraîner la constitution d’une noblesse de « dignitaires » civiques (Honoratiorenherrschaft, au sens de Max Weber), dont l’existence s’affirme surtout au Ve siècle. Il en résulte aussi une image originale de la polis archaïque et classique qui, loin de se construire contre les élites, bénéficia au contraire du processus d’institutionnalisation de la compétition initié par ces mêmes individus en quête d’une situation stable. Le livre de M. s’inscrit de ce point de vue dans la perspective heuristique du groupe de travail qu’il a contribué à animer ces dernières années au sein de la recherche germanophone et qui débouche simultanément sur la publication d’un très bel ouvrage collectif coédité avec Gunnar Seelentag (Konkurrenz und Institutionalisierung in der griechischen Archaik, Stuttgart 2020).

Enfin, afin d’illustrer ces divers mécanismes historiques et historiographiques, M. détaille le cas athénien. Il montre tout d’abord – après quelques autres – que l’image d’une cité archaïque dominée par les Eupatrides – archétype même de la noblesse de naissance grecque – résulte avant tout d’une construction socio-idéologique de l’époque classique. Une fois ce processus déconstruit et la chimère d’une nobilitas archaïque abandonnée, M. peut retracer le parcours d’une élite athénienne de plus en plus urbaine qui, de Solon à Clisthène, consolide sa position à la tête de la cité. Quant à Clisthène, son action ferait de lui, non pas le révolutionnaire artisan du régime démocratique que l’on décrit habituellement, mais bien l’agent d’une intégration de la périphérie au centre, qui caractérise, selon M., l’évolution des élites archaïques. En retour, l’avènement de la démocratie permit de renforcer, par contraste, la définition d’une noblesse soudée, telle qu’elle apparaît dans la seconde moitié du Ve siècle à travers de multiples néologismes (kaloi kai agathoi, chrestoi, beltistoi) ou dans le pamphlet du Vieil Oligarque. Davantage que la rivalité, c’est en effet l’image d’un groupe homogène qui pouvait assurer le maintien au pouvoir de ses membres. Dès le IVe siècle, c’est cette utopie d’un groupe nobiliaire immuable et partageant les mêmes intérêts qui fut projetée, de manière parfaitement anachronique, sur la Grèce archaïque, entraînant les savants modernes dans des reconstructions historiques malheureuses. Parallèlement, à partir de 415, pour faire oublier les aspects négatifs associés aux régimes oligarchiques et bientôt aux coups d’État, cette noblesse élabora un contre-modèle à la démocratie, celui de l’« aristocratie » (aristokrateia), qui n’a donc rien d’une forme de constitution propre à l’époque archaïque.

À travers cette riche enquête, tant historique qu’historiographique, qui montre par ailleurs tout l’intérêt des concepts sociologiques, M. offre une image convaincante des élites grecques archaïques et classiques, de leur évolution vers une fermeture sociale destinée à les protéger, autant que des mécanismes par lesquels les représentations élaborées à l’époque classique furent projetées dans le passé. Au fond, d’un point de vue historique, comme le suggérait naguère Félix Bourriot, l’histoire grecque ne fut pas celle de l’inexorable affaiblissement d’une caste toute puissance, mais semble au contraire avoir été celle d’un lent et profond mouvement de stratification et de consolidation sociale, dont Meister fixe l’aboutissement en pleine Athènes démocratique. Il y a là une thèse fort originale et solidement argumentée, qui fournira – il faut l’espérer – matière à prolonger la discussion.

Published Online: 2021-06-08
Published in Print: 2021-06-26

© 2021 Alain Duplouy, published by De Gruyter

This work is licensed under the Creative Commons Attribution 4.0 International License.

Downloaded on 23.4.2024 from https://www.degruyter.com/document/doi/10.1515/klio-2021-2026/html
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