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AccueilDossiers2Le droit de ne pas croire

Résumés

Dans cet article, je défends la position évidentialiste à propos des croyances religieuses, à la suite de la fameuse maxime de Clifford et contre l'interprétation pragmatiste de l'éthique des croyances. Je défends, en suivant Shah (2005) que le test de transparence est mieux expliqué par l'existence d'une norme de correction de la croyance. Les croyances religieuses, si elles sont des croyances, doivent obéir à cette norme. Si elles n'y obéissent pas, ce ne sont pas des croyances. Et la non croyance est une attitude parfaitement légitime.

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Notes de l’auteur

Cet article est issu de mon exposé au colloque de Genève en 2010. Je remercie Anthony Feneuil et Ghislain Waterlot de leur invitation. Une partie de ce texte reprend, mais en le modifiant, mon article « Une théorie subversive de la croyance », Cahiers rationalistes, sept 2011, N° 614.

Texte intégral

Le principe des raisons suffisantes

1Bertrand Russell écrit, non sans une sérieuse dose d’ironie :

Je voudrais proposer à la considération bienveillante du lecteur une doctrine qui, je le crains, peut apparaître comme étant brutalement paradoxale et subversive. La doctrine en question est : il n’est pas souhaitable de croire une proposition quand on n’a aucune raison que ce soit de supposer qu’elle soit vraie. Je dois bien sûr admettre que si une telle opinion devenait commune, elle transformerait totalement notre vie sociale et notre système politique, et comme ces derniers sont dans leur état actuel dénués de tout défaut, ils doivent être d’un grand poids contre elle. [Russell 1935, p. 9]

  • 1 Voir Wolterstorff 1996.
  • 2 Voir un exemple récent dans une déclaration au Magazine Le point du “rumorologue” Laurent Gaildraud (...)

2Cette doctrine subversive n’est autre que la règle, qu’on attribue le plus souvent à John Locke [1975, IV, 17]1, mais qui est présente tout autant chez les classiques – par exemple Pascal – de ne pas croire sans preuves et sans raisons, et de ne croire qu’à proportion des données dont on dispose. Dans la littérature épistémologique contemporaine, elle porte plus couramment le nom d’évidentialisme, et je garderai cet inélégant anglicisme, mais il vaudrait mieux l’appeler le principe des raisons suffisantes (du croire). Clifford lui a donné sa formulation en termes de l’éthique de la croyance : « On a tort, partout et toujours, de croire sur la base de données insuffisantes ». Au cas où l’on douterait que la doctrine soit subversive et étonnante, rappelons que l’on oppose souvent la croyance et la preuve, et qu’il vient à l’esprit de peu de gens que les croyances puissent être fondées sur des preuves2.

3On oppose en général deux sortes d’arguments à l’évidentialisme au sujet de la croyance. Le premier est l’argument pragmatiste selon lequel on peut être justifié à croire pour des raisons pragmatiques ou prudentielles plutôt que pour des raisons épistémiques et évidentielles. Le second est l’argument relativiste selon lequel deux individus peuvent être également et sans faire d’erreur apparente justifiés à croire des propositions de prime abord contradictoires. Chacun de ces arguments rejette un principe qui a été formulé clairement par l’un des défenseurs contemporains de l’évidentialisme, la « thèse d’unicité » :

  • 3 Voir aussi aussi Conee 2004.

Un ensemble de données probantes (evidence) justifie au plus une proposition au sein d’un ensemble de propositions qui entrent en conflit (par exemple une théorie au sein d’ un ensemble de théories rivales) et justifie au plus une seule attitude relativement à une proposition particulière. Selon moi, nos options relativement à une proposition sont celles qui consistent à la croire, à refuser de la croire, et à suspendre son jugement. La thèse d’unicité dit qu’étant donné un certain ensemble de données probantes une seule de ces attitudes est celle qui est rationnellement justifiée. [Feldman 2007]3

  • 4 Par exemple, comme le rappelle Lucien Fèbvre, l’incroyance n’est pas le rejet d’une seule propositi (...)

4Les différences entre les attitudes doxastiques de croyance, d’incroyance et de suspension du jugement soulèvent des problèmes familiers. Il y a, en particulier, deux sortes d’incroyance. Ne pas croire au sens de refuser de croire, ne pas vouloir croire, être un mécréant ou un esprit fort, est-ce croire le contraire de ce que l’on croyait ou de ce que croient les autres ?4 Quoi qu’il en soit, ce n’est pas la même chose que de ne pas croire au sens de ne pas parvenir à croire que, ou d’ignorer si P est le cas, au sens du doute et de l’agnosticisme. Mais la différence, qui semble être claire dans le cas de croyances pleines ou catégoriques, devient plus difficile à cerner si l’on admet des degrés de croyance. S’il y a, comme Locke le pensait, des degrés d’assentiment à une proposition, et s’il y a un seuil à partir duquel un degré est considéré comme suffisant pour croire et au-dessous duquel on n’est pas autorisé à croire, que se passe-t-il quand le degré d’assentiment est très en dessous de ce seuil ? A-t-on affaire à un cas d’incroyance ou à un cas de refus de croire ? Nicolas Wolterstorff a montré dans Locke and the Ethics of Belief que Locke défendait l’évidentialisme au sens où il est rationnel de croire une proposition seulement s’il est rationnel d’avoir un degré de croyance suffisant pour la croyance.

5Mais la thèse lockéenne se heurte au paradoxe de la loterie  : dans une loterie non truquée de 1000 tickets parmi lesquels il n’y a qu’un seul gagnant, il est rationnel de croire à un degré 0,99 que le ticket 1 ne gagnera pas, rationnel de croire au degré 0.99 que le ticket 2 ne gagnera pas, et ainsi de suite pour tous les tickets. Mais si la croyance rationnelle est close sous la conjonction, il est rationnel également pour vous de croire que le ticket 1 ne gagnera pas, et que le ticket 2 ne gagnera pas, etc., et que le ticket 1000 ne gagnera pas, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de ticket gagnant. Selon la thèse lockéenne, il est rationnel pour vous d’avoir un degré de confiance suffisant pour croire et il est irrationnel de croire des propositions contradictoires. Mais si un degré de 0.99 est insuffisant pour croire, ce degré compte-t-il comme un refus de croire ? Non, et c’est l’une des raisons pour lesquelles les théoriciens des degrés de croyance nient que les croyances pleines soient nécessaires pour la croyance [Foley 1993, Kaplan 2000].

6Une autre difficulté bien connue est celle de la théorie fonctionnaliste de la croyance, qui identifie les croyances par leurs causes et leurs effets, et non par leur contenu. Ainsi Ramsey soutient-il que croire que non P et refuser de croire que P sont la même chose car les deux conduisent aux mêmes types d’actions et ont les mêmes causes et les mêmes effets.

Il me semble que l’équivalence entre croire « non-P » et ne pas croire « P » doit être définie en termes de causalité [causation], les deux occurrences ayant en commun nombre de leurs causes et nombre de leurs effets. Il y aurait de nombreuses occasions dans lesquelles nous devrions nous attendre à ce que l’une ou l’autre survienne, sans savoir laquelle, et quelle que soit celle qui est survenue nous devrions nous attendre au même type de comportement en conséquence. Être équivalent, pourrions-nous dire, c’est avoir en commun certaines propriétés causales, que j’aimerais pouvoir définir précisément. [Ramsey 2003, p. 221]

  • 5 Husserl accepte cette thèse, mais pour les jugements : juger que non P et rejeter P sont la même ch (...)

7Selon cette thèse, le fait de s’abstenir de croire que P et de croire que non P ont les mêmes conséquences et les mêmes causes. Mais cela oblitère complètement la différence entre être dans le doute ou agnostique vis-à-vis de P et ne pas croire que P. Cela rend aussi problématique la thèse d’unicité si ne pas croire, suspendre son jugement et croire sont, selon l’évidentialisme, supposés exclusifs. Un évidentialiste semble donc n’avoir pas intérêt à être fonctionnaliste quant à la croyance5.

8Je voudrais prendre mon point de départ dans une intéressante asymétrie dans la relation entre la croyance et ses raisons, selon qu’on a affaire à une croyance ou à un refus de croire et une absence de croyance. Il y a une asymétrie entre le fait de croire sans avoir de raisons suffisantes ou sans preuves (c’est la définition traditionnelle de la foi comme « preuve des choses que l’on ne voit pas », Hébreux 11, 1) et le fait de ne pas croire, ou de refuser de croire pour des raisons ou des preuves ; que l’on peut formuler ainsi. En général, c’est parce que les preuves, les données ou les raisons sont insuffisantes que la maxime évidentialiste est supposée sujette à des exceptions. C’est l’absence de raisons, ou leur insuffisance, qui est invoquée pour justifier l’assentiment volontaire en lequel consiste, selon bien des conceptions, la foi, et le « saut » en quoi elle est supposée consister. En revanche l’attitude opposée, celle de l’athée ou du sceptique, qui refuse de croire ou qui ne croit pas, est toujours invoquée sur la base de raisons évidentielles suffisantes. A ma connaissance personne n’a jamais suggéré que l’on fasse le saut de la non foi en Dieu quand les preuves et les raisons manquent en faveur de l’existence de Dieu. Un athée peut être véhément ou fanatique dans l’expression de sa croyance, mais il justifie toujours sa position par des raisons : l’absence de croyance ou le refus de croire se basent toujours sur des raisons. Thomas doute que Jésus soit devant lui et veut des preuves. L’insensé qui dit en son cœur qu’il n’y a point de Dieu est peut-être insensé, mais il a des raisons et il n’est pas fou. En d’autres termes, il semble bien moins aisé de défendre le saut de la non foi que celui de la foi. Inversement les cas dans lesquels on refuse de croire malgré l’évidence, ou en dépit de fortes raisons pour croire le contraire – comme la duperie de soi ou quand on prend ses désirs pour des réalités – sont considérés comme des cas d’irrationalité. Pourquoi semble-t-il possible – et même rationnel quand la croyance a des effets avantageux – de croire quand les raisons manquent ou sont faibles, alors qu’il semble impossible ou irrationnel de croire le contraire quand les raisons sont fortes, voire concluantes ? A quoi tient cette asymétrie ? Dans le cas de la croyance religieuse est-ce dû au fait – peut-être contingent et lié à nos limitations cognitives – qu’il y plus de raisons de ne pas croire en l’existence de Dieu qu’il y a de raisons d’y croire ? Ou est-ce parce qu’il y a une priorité conceptuelle du critère des raisons suffisantes et des données probantes quand il s’agit d’évaluer une croyance ? Je suspecte que la seconde réponse est la bonne.

9J’ai soutenu ailleurs [Engel 2002a ; 2005 ; 2007a ; à paraître] que la croyance est sujette à une norme, celle de la vérité – une croyance est correcte si et seulement si elle est vraie – en fait la norme de la connaissance est qu’une croyance est correcte si et seulement si elle peut prétendre à être une connaissance et que la norme de vérité pour la croyance est la meilleure explication possible du slogan selon lequel les croyances « visent la vérité ». Mais nombre de croyances ne visent-elles pas tout autre chose que la vérité et n’obéissent-elles pas à des causes qui n’ont rien à voir avec une norme de vérité ? Celui qui se dupe lui-même en croyant que non P parce qu’il désire croire que non P alors même qu’il croit que P sur la base d’excellentes raisons, semble carrément ignorer, peut-être de manière volontaire, peut-être plus ou moins inconsciemment, la norme de correction de la croyance, et il semble même se laisser guider par un objectif foncièrement distinct – le fait que cette croyance est désirable, rassurante ou en quelque manière bonne à avoir. De même les croyances délirantes semblent parfaitement étrangères à des normes comme celle de vérité. Les sujets victimes de l’illusion de Capgras se soucient bien peu de savoir s’il est vrai, et s’il est correct de croire, que leur femme ou leur mari a été remplacée par un imposteur ; ils le croient, simplement. Les croyances religieuses aussi semblent ne pas relever de la norme de vérité. On interprète même souvent la phrase de Tertullien – credo quia absurdum – comme professant le contraire. Selon le fidéisme, il n’est pas nécessaire d’avoir des raisons probantes de sa foi. Lorsque Kant prétendit avoir remplacé le savoir (Wissen) par la foi rationnelle (Vernunftglaube), il entendit désigner par là une sorte d’attitude qui ne vise pas la vérité ni ne prend le vrai, ni même les preuves, comme norme de la croyance. La norme de la croyance semble ici n’être ni la raison ni la vérité, mais la croyance elle-même. Selon la conception kantienne, la foi rationnelle est aussi une croyance essentiellement pratique : un engagement que nous prenons, au nom de nos intérêts de croyants. Le pragmatisme se marie aisément avec le kantisme sur ce point. Cette conception s’exprime aujourd’hui chez des penseurs comme Richard Rorty ou Stanley Cavell, pour qui à la racine de la croyance, il y a l’action et la confiance en soi. Le chemin est alors libre pour ce que l’on peut appeler un néo-fidéisme. Comme le fidéisme, il ne demande pas de raisons de croire autres que pratiques, et conçoit la foi comme un engagement personnel et libre. De William James à Luc Ferry, de Gianni Vattimo à Ratzinger et à Charles Taylor, on nous demande de sortir de la conception étroite et rationaliste de la croyance, et de mettre l’éthique à la racine de l’épistémologie, en concevant la foi, à la manière pragmatiste, comme un engagement actif et volontaire et non comme répondant à des preuves ou à des raisons [Vattimo et Rorty 2005 ; Benoît XVI, André Glucksman et al. 2008 ; L. Ferry 1996, J.-M. Ferry 2010 ; Taylor 2011].

10Face à ce néo-fidéisme, la conception de Russell apparaît bien subversive, parce qu’il la tient, comme ses prédécesseurs, de Locke à Hume et Clifford, comme un principe de base de la raison. Je voudrais ici essayer d’en donner une justification, et soutenir la thèse selon laquelle le concept même de croyance implique l’existence d’une norme de vérité et de preuve, et que pour cette raison, la thèse pragmatiste et néo-pragmatiste quant à la croyance religieuse ne peut pas faire bon ménage avec la raison.

Croyance et transparence

11Le principe évidentialiste des raisons suffisantes défendu par Russell a en fait deux composantes :

  • la norme de vérité : une croyance n’est justifiée (correcte, légitime) que si elle est vraie (« il est indésirable de croire une proposition quand on n’a aucune raison de supposer qu’elle soit vraie »)

  • la norme de preuve ou de raison suffisante proprement dite : une croyance n’est correcte que si elle est basée sur des preuves.

12La seconde dépend de la première. On cherche des raisons suffisantes pour une croyance parce qu’on cherche des raisons suffisantes pour sa vérité, et le seul moyen d’établir sa vérité est d’avoir des raisons suffisantes.

13Ces deux principes sont ceux de la philosophie de l’examen et de la critique. Locke les énonce quand il propose son éthique de la croyance (« Celui qui croit selon ses propres fantaisies ne remplit pas ses devoirs vis-à-vis de la raison »), Hume quand il discute les miracles (« le sage doit proportionner ses croyances aux données probantes »), Fontenelle dans son Histoire des oracles (« On commença par faire des livres, et puis on consulta l’orfèvre »), et presque tous les penseurs de l’Aufklärung.

14Mais comment justifier ces principes ? Les penseurs des Lumières les posent et les illustrent, mais ils les expliquent rarement. L’un des problèmes fondamentaux d’une philosophie de la croyance est de justifier ces principes. Je voudrais suggérer qu’on peut les justifier à partir des traits constitutifs de la croyance, et en particulier si l’on considère un phénomène simple, accessible à l’introspection et au sens commun. Quand nous demandons si nous croyons quelque chose, le meilleur moyen de répondre est simplement de nous demander si la proposition correspondante est vraie. Par exemple si je me demande s’il va faire beau pour mon pique-nique, le meilleur moyen pour moi de répondre à cette question consiste simplement à me demander s’il va faire beau pour le pique-nique. En d’autres termes la question : Est-ce que je crois que P ? reçoit sa réponse la plus naturelle si l’on se demande : est-ce que P est le cas ? C’est ce trait que l’on a appelé la transparence de la croyance [Moran 2000 ; Shah et Velleman 2005 ; Engel 2007b, 2010]. Le meilleur moyen de se de demander si l’on croit que P est de se demander si P. Et comment répondons-nous à cette dernière question ? Simplement en nous demandant si nous avons des raisons ou des preuves pour P. C’est là un fait psychologique concernant la formation de la croyance : nous n’avons pas besoin de nous demander si nous croyons que P (croyance du deuxième ordre), mais seulement si P (croyance du premier ordre). Nous n’avons pas besoin de passer au niveau réflexif de nos croyances au sujet de nos croyances pour avoir nos croyances. La transparence implique que quand nous formons une croyance au sujet de P nous accédons directement à cette croyance en considérant si P, sans avoir à nous demander s’il est en quelque manière bon, ou justifié, de croire que P. Mais comment un fait psychologique, même aussi trivial, peut-il justifier un principe normatif, selon lequel on ne doit croire que sur la base de ses meilleures raisons ou preuves ?

15Il y a un lien direct entre la transparence et la norme de la croyance : si le fait que P – ou que P est vrai – est notre meilleure raison de croire que P, c’est parce que la croyance est l’unique attitude psychologique dont la norme de correction est la vérité. Le fait que la croyance soit « transparente » est le meilleur moyen de justifier le fait que la norme de la croyance est la vérité : une croyance n’est normativement correcte que si elle est vraie. Inversement, la norme de correction de la croyance constitue elle-même la meilleure explication du fait que la meilleure raison pour nous de croire que P est que P soit vrai. En d’autres termes, le fait psychologique de la transparence de la croyance est la meilleure justification possible de la norme de vérité de la croyance.

  • 6 Sur cette distinction, cf. Searle 1969.

16Cette thèse se heurte cependant à plusieurs objections. Tout d’abord si la vérité est une norme de la croyance, en quoi peut-elle être une norme ? Il est, semble-t-il, de la nature d’une norme qu’on la reconnaisse comme telle et qu’on soit en mesure de la suivre. Mais la plupart du temps, quand nous formons une croyance, nous ne nous demandons pas quelle est la norme que nous devons suivre, et encore moins nous ne nous la présentons à l’esprit. Un puritain victorien peut se demander au petit déjeuner : « Combien de croyances vraies vais-je former aujourd’hui ? », mais c’est une recette idiote, car on ne détermine jamais ces croyances ainsi. Mais cette objection repose sur une confusion. Une norme peut être constitutive ou régulatrice6. Une norme constitutive, pour une activité quelconque, définit l’essence ou l’objectif de cette activité. Ainsi la norme constitutive du jeu d’échec est de mettre mat l’adversaire. Une norme régulatrice est une règle en vue de parvenir cet objectif. Ainsi les règles particulières du mouvement des pièces aux échecs. La norme constitutive est la plupart du temps implicite, et elle n’est pas consciemment entretenue par ceux qui la suivent. Le joueur d’échecs ne se demande pas s’il doit mettre mat son adversaire : c’est le but même du jeu. En revanche il peut se demander, en telle occasion, comment appliquer telle règle particulière. Dans le cas de la norme de vérité pour la croyance, nous ne nous demandons pas s’il nous faut croire des propositions vraies, car c’est le but même de la croyance. Mais comment peut-on, même implicitement, suivre la norme de vérité ? Si elle revient à l’injonction « Ne croyez que ce qui est vrai », comment peut-on croire le vrai, si par définition on ne sait pas ce qui est vrai, et si par définition quand on sait on n’a pas besoin de croire ? La réponse est simple. Bien entendu la norme ne nous enjoint pas de croire ce que l’on sait déjà être vrai. Elle ne nous enjoint que de croire ce que l’on croit être vrai. Et pour cela il n’y a qu’un moyen, selon le principe des raisons suffisantes : s’appuyer sur les raisons ou les preuves. Ce n’est que si l’on a des raisons suffisantes pour croire que P est vrai que l’on peut légitimement croire que P. Il y a donc un lien intrinsèque entre la norme de vérité et la norme de raison suffisante. Le principe de transparence permet de comprendre comment cette norme régule l’activité de croire. Quand nous formons une croyance nous obéissons implicitement à cette norme. Bien entendu, nous ne formons pas toutes nos croyances consciemment. Mais quand nous les formons consciemment, le meilleur moyen pour nous de déterminer si nous devons croire que P est de voir si P est le cas.

17Pourtant – et c’est la seconde objection déjà énoncée plus haut – ne croit-on pas souvent sur la base de données insuffisantes, et ne croit-on pas souvent des choses que l’on sait être mal fondées ou même fausses ?

  • 7 Je n’entre pas ici dans le problème classique depuis au moins Locke de savoir à partir de quel degr (...)

18En troisième lieu nos croyances ne sont-elles pas susceptibles de degrés ? Si je crois seulement à un faible degré qu’il fera beau demain pour mon pique-nique, ou si je suspens mon jugement quant à savoir s’il fera beau ou pas, il semble impossible d’appliquer le critère de la transparence – est ce que je crois que P ? Voyons si P est le cas ? – puisque par définition dans ces cas je ne peux pas dire si P est le cas. Cette objection est mal conçue. Le fait que nos croyances aient des degrés n’entraîne pas que la norme de vérité et la norme de raison suffisante cessent de s’appliquer : ce sont simplement des cas où nos raisons sont insuffisantes pour emporter l’assentiment, et où tout simplement notre délibération doxastique est non concluante7.

19En quoi ces considérations peuvent-elles affecter le pragmatiste ? Celui-ci soutiendra qu’il n’est en rien tenu d’admettre que les croyances sont soumises à des normes épistémiques telles que celles de vérité et de raisons suffisantes. Il soutiendra seulement qu’il peut y avoir des cas dans lesquels nous ne formons pas des croyances pour des raisons théoriques, et surtout n’avons pas à le faire. Le pragmatiste, sauf dans ses versions les plus radicales, admet la plupart du temps que les raisons de croire épistémiques ne se réduisent pas à des raisons pratiques de croire. Ce qu’il soutient le plus souvent est que les deux types de raisons coexistent, et que quand il y a un conflit entre elles, les raisons pratiques peuvent l’emporter. Ce sont les cas où nos raisons de désirer croire quelque chose (en vue d’un but pratique ou prudentiel) l’emportent sur nos raisons de croire. Les pragmatistes aiment à donner des exemples du genre suivant. Si j’apprends que je suis atteint d’un cancer, et que je réalise que si j’acquiers la croyance que je vais m’en sortir j’aurai plus de chances de m’en sortir, alors il peut être pour moi bénéfique d’acquérir cette croyance, et celle-ci (acquise pour une raison pratique) l’emportera sur ma croyance rivale (que j’ai pour des raisons suffisantes épistémiques) que je suis en danger de mort. Le pragmatiste soutient que dans ces cas, il est raisonnable de chercher à acquérir des croyances pratiques de ce genre. C’est ce type d’argument qui sous-tend le pari de Pascal. Dans ce cas, les raisons pratiques l’emportent sur les raisons épistémiques. Mais que dira le pragmatiste dans l’autre type de cas, celui où les raisons de croire sont également balancées épistémiquement entre une croyance et son contraire ? Dans ces cas, en vertu du principe d’unicité, le principe des raisons suffisantes prescrit de suspendre son jugement. Mais, insiste le pragmatiste, que se passe-t-il s’il est urgent, ou en quelque manière vital, de se décider dans un sens ou dans l’autre et qu’on ne peut pas se payer le luxe de suspendre son jugement ? Dans ces cas le pragmatiste nous enjoint de rejeter la norme des raisons suffisantes, et la norme de vérité pour les croyances.

20Il doit aussi nier que la transparence régule nos croyances. En effet, rappelons-nous le point noté ci-dessus : la transparence de la croyance implique que celui qui se demande s’il doit croire que P n’a pas besoin, pour croire que P, de passer par une étape supplémentaire consistant à se demander : « est-il bon pour moi de croire que P ? » ou « P est-il justifié ? » Au contraire, il accède directement et sans intermédiaire réflexif à la réponse : P (ou : non P). Mais c’est ce que le pragmatiste, par définition, doit nier. Le pragmatiste doit admettre que les raisons que l’on a de croire que P sont quelques fois pratiques. Mais dans ce cas, nos raisons de croire deviennent des instruments au service de la formation de croyances qui servent elles-mêmes à un but ultérieur (un objectif pratique, ou prudentiel). Le pragmatiste, en délibérant sur la question de savoir s’il doit croire que P, doit se demander : « A quoi ma croyance que P m’est-elle utile ? » Et il doit nécessairement considérer l’obtention de cette croyance comme un moyen indirect en vue d’une fin donnée. Il doit considérer sa formation de croyance comme la conclusion d’un raisonnement pratique où il délibère sur des fins. Il doit donc nier le principe de transparence, puisque celui-ci demande au contraire une réponse sans intermédiaire [Shah 2006].

  • 8 Ce raisonnement a été explicité par Bernard Williams [Williams 1973 ; Engel 1999].

21Le pragmatisme quant à la croyance se heurte à au moins trois problèmes. Le premier est que si un agent est supposé délibérer pour agir de manière à maximiser son utilité, il doit au moins avoir certaines croyances au sujet des résultats de ses actions et des croyances instrumentales quant aux meilleurs moyens de parvenir à ses fins. S’il doit réussir, ses croyances doivent être vraies, ou au moins être fondées sur des raisons suffisantes, et non pas être simplement utiles, sans quoi on aboutit à une régression. Le second problème est que dans les cas où nous balançons entre deux jugements opposés mais tous deux étayés par des raisons suffisantes égales, ce sont toujours nos raisons épistémiques suffisantes, et non pas nos raisons pratiques ou pragmatiques, qui déterminent ce qu’il nous faut croire. La norme de vérité et de raison suffisante est toujours en place. Le troisième problème est étroitement associé aux deux autres et au trait de transparence. Si le pragmatiste entend soutenir que notre souci de la vérité n’est qu’un parmi d’autres qui nous poussent à former des croyances, il doit nier que quand nous délibérons en vue de croire que P notre seul objectif est de parvenir à une croyance vraie. Même si le pragmatiste n’est pas obligé d’admettre que l’on peut avoir un contrôle direct sur nos croyances il doit au moins supposer qu’il y a des circonstances où nous pouvons nous en causer nous-mêmes (par une forme quelconque de manipulation de soi-même : par l’habituation, par des drogues, par la méthode Coué, ou par quelque dispositif que ce soit de lavage de cerveau) et que si nous jugeons bon d’acquérir ainsi des croyances, c’est une bonne chose que de les acquérir. Mais alors le pragmatiste se trouvera pris dans un état contradictoire. Car d’un côté il devra admettre qu’il a acquis une croyance pour des raisons instrumentales – parce qu’il a décidé de croire – et donc que cette croyance n’est pas une croyance au sens ordinaire du terme, et de l’autre il admettra qu’il a bien acquis une croyance normale. En d’autres termes il devra considérer le résultat de son raisonnement pratique conduisant à sa croyance comme à la fois une croyance conforme aux normes de vérité et d’évidence et comme une « croyance » non conforme à ces normes, donc comme n’étant pas une croyance, puisque par définition elle aura été obtenue pour d’autres raisons que la vérité et les raisons suffisantes, et que le sujet en sera conscient8.

22Cela revient à dire que le pragmatiste doit nier que les croyances, dans de tels cas d’auto-manipulation volontaire, « visent  le vrai », et nier qu’elles aient le trait de transparence. Ou plus exactement le pragmatiste doit tenir ce trait comme une caractéristique psychologique purement accidentelle des croyances. Mais la transparence n’est pas un trait contingent des croyances : c’est au contraire un trait constitutif du concept de croyance, associé de manière intrinsèque à ce concept. Quelqu’un qui prétendrait avoir une croyance, mais ne reconnaîtrait pas ce trait n’aurait pas en fait le concept de croyance, parce qu’il lui manquerait tout simplement le moyen de reconnaître la condition sous laquelle une croyance est correcte. La différence entre le fait d’acquérir une croyance pour la « mauvaise » sorte de raison (pratique) et pour la « bonne » sorte de raison (épistémique) est associé au trait de transparence : quand on se demande si on va croire que P, la réponse – P ou non P vient directement, alors que les raisons pratiques de croire sont toujours indirectes. Le pragmatiste tente d’ignorer cette asymétrie, mais il ne peut l’ignorer. Par conséquent ou bien le pragmatiste échoue à rendre compte des propriétés les plus centrales de notre concept de croyance, ou bien il doit nier le trait de transparence. Mais c’est au prix d’une conception parfaitement incohérente de la notion de croyance. Les seules « bonnes » raisons – ou les seules raisons correctes – de croire sont les raisons suffisantes épistémiques.

Une conception évidentialiste de la croyance religieuse

23Essayons d’appliquer ce qui précède à la croyance religieuse. Est-elle une forme de croyance comme les autres, ou bien une forme distincte d’attitude doxastique ? Est-elle soumise aux canons de la raison suffisante et à la norme de vérité ?

  • 9 Pour une lecture récente en ce sens, voir par exemple Jordan 2006.

24Quand on considère l’histoire de la théologie et des conceptions de la croyance religieuse, on découvre que nombre de conceptions de celle-ci ont en fait reposé sur une ambiguïté entre « croyance » et « foi ». Augustin nous dit que la croyance (fides) est une forme d’assentiment et que comme l’assentiment est volontaire, la croyance est volontaire. D’autres, comme Thomas d’Aquin, tiennent la croyance vraie (credentia), quand elle vient d’une source intuitive (intuitu) comme ne dépendant pas d’un acte de la volonté – en fait comme une forme de savoir, alors que la foi (fides) dépend de la volonté. Thomas explique que si la foi ne dépendait pas de la volonté, nous ne pourrions pas en être responsables, ni sujets au mérite en l’acquérant ou au blâme en ne l’acquérant pas. La plupart des théologiens nous disent que quand nous n’avons pas de preuves suffisantes, il nous faut adopter volontairement nos croyances [Michon 2002 ; 2012]. On interprète souvent ainsi l’argument pascalien du pari, comme un problème de décision pratique sur la base de nos raisons prudentielles de croire9.

25Mais si ce qui précède est correct, ce genre de calculs en vue de croire est incapable de provoquer la croyance. Si c’est une norme de la croyance que l’on ne croit que sur la base de raisons suffisantes, et si cette norme est régulée par le principe de transparence, la seule manière possible de délibérer sur notre croyance en Dieu ne consiste pas à se demander s’il est bon, ou bénéfique, de croire en Dieu, mais seulement si l’on croit en Dieu. Celui qui adopterait la perspective d’un calcul pratique de ses raisons de croire devrait reconnaître d’emblée que l’état psychologique auquel il parviendrait ainsi ne serait pas une croyance, mais une pseudo-croyance.

26En fait, comme on sait, Pascal lui-même l’admet, puisqu’il soutient que l’argument du pari ne peut pas produire la croyance : autant aller à la messe, faire de génuflexions comme ceux qui croient – « cela vous abêtira ».

  • 10 Le Cardinal Newman, dans sa Grammaire de l’assentiment [Newman 1903] oppose en ce sens la croyance, (...)

27Très peu de pragmatistes en fait défendent l’idée qu’on doive ou même qu’on puisse croire sur la base d’un calcul pratique. Ils concentrent leur argument sur les cas où les raisons de croire ne penchent ni d’un côté ni de l’autre de la balance et où le fléau reste au milieu. En particulier dans les cas où une question vitale, comme celle de la croyance en Dieu, est en jeu, la foi est possible. Il y a nombre de versions de cet argument chez les penseurs qui écrivent après les Lumières, comme le cardinal Newman ou William James10.

28Mais la foi est-elle vraiment possible ? Elle ne l’est que s’il peut y avoir une comparaison et un équilibrage entre les raisons épistémiques de croire et les raisons pratiques de croire. Mais c’est impossible, selon l’argument de la transparence : il n’y a qu’une seule manière dont on peut évaluer les croyances. Les raisons pratiques et les raisons théoriques de croire ne sont pas commensurables, et on ne peut pas les peser dans la même balance.

  • 11 Cette distinction est bien marquée par C. S. Lewis [Lewis 1960].

29La conception subversive de la croyance de Russell n’est évidemment pas différente de celle des Aufklärer. Elle implique qu’il n’y a pas de différence entre les croyances religieuses et les croyances ordinaires ou scientifiques, dans la mesure où toutes obéissent aux normes de la croyance. Les croyances ne visent pas seulement la vérité, mais aussi la connaissance. Certes croire n’est pas savoir, mais la norme de raison suffisante implique que la croyance doit répondre à des raisons suffisantes et doit pouvoir devenir un savoir. Certes il y a des croyants qui ne croient que faiblement en Dieu et qui doutent, mais la plupart de ceux qui ont la foi croient fermement et ne doutent pas. Ils croient savoir, et ne tiennent pas leur croyance religieuse pour une simple hypothèse. Il s’ensuit qu’ils courent le risque de l’erreur, même si le problème est qu’à la différence des savants, ils ne semblent pas prêts à abandonner leurs croyances si on leur montre qu’elle repose sur des données faibles ou pas de données du tout. La question de savoir si la croyance religieuse repose ou non sur des raisons suffisantes ne se pose pas pour le croyant quand il forme sa croyance – il ne doute pas qu’elle soit confirmée, il estime avoir des raisons suffisantes et il ne la formerait pas si ce n’était pas le cas – et sur ce point il n’ y a pas de désaccord entre le tenant de la foi religieuse et son adversaire Aufklärer, à cette nuance près que le croyant estime avoir de bonnes raisons de sa croyance en Dieu alors que l’incroyant estime n’en avoir aucune. Mais la question de savoir si la croyance peut reposer sur des raisons insuffisantes se pose quand il s’agit pour le croyant de retenir sa croyance face à des données contraires ou face à des raisons faibles11. C’est à cette seconde étape que la question se pose de savoir s’il pourrait conserver sa croyance en dépit de l’évidence du contraire. Et c’est là qu’intervient la tentation pragmatiste ou fidéiste – celle d’une « croyance » qui ne répondrait plus aux normes de la croyance, ni au test de transparence. Beaucoup de ceux qui veulent maintenir l’enchantement de l’ancienne foi, ou réenchanter la foi dans notre monde sécularisé sont ici tentés par la réponse qui consiste à dire que le croyant doit « jouer un autre jeu » avec la croyance et abandonner les critères de l’Aufklärung. C’est là que les pragmatistes et les néo-fidéistes de tout poil veulent nous dire qu’on doit fonder la foi sur de tout autres critères.

30Mais le non croyant ne peut pas accepter cette porte de sortie. S’il ne croit pas, ce n’est pas parce qu’il adopte un autre sens du mot « croyance » ou parce qu’il joue un autre jeu, avec d’autres règles. C’est parce qu’il est en désaccord avec le croyant. Là où ce dernier donne son assentiment, il revendique le droit ou bien de suspendre son jugement, ou bien de ne pas croire.

Croire que et croire en

31Je voudrais indiquer pour finir quelles sont les limites de mon argument évidentialiste et anti-pragmatiste. Tout d’abord, dans la mesure où c’est un argument évidentialiste, il ne menace en rien le théisme quand celui-ci s’appuie sur un évidentialisme. Si le théiste parvient à montrer qu’il y a des données et des raisons suffisantes en faveur de la croyance théiste, je n’aurai rien à objecter. C’est notamment la position de Richard Swinburne, qui est un évidentialiste [Swinburne 2009]. La seule objection que j’aurais à lui opposer est celle de Russell, qui, parvenu au Paradis, et à qui Dieu demande pourquoi il n’a jamais cru en Lui, répond : «  Pas assez de preuves, Dieu, pas assez de preuves ».

32Mais l’évidentialisme ne s’oppose pas seulement au pragmatisme. Si l’on soutient, à la manière de Plantinga, une conception néo-fonctionnaliste et téléologique de la croyance en Dieu en termes de « fonctions propres », on s’oppose clairement à l’évidentialisme, et on définit la croyance religieuse en termes de ses causes et de ses effets. Plantinga est clair sur le fait qu’il rejette la conception évidentialiste des Lumières [Plantinga 2000, p. 92]. Il insiste sur le fait que les croyances religieuses consistent en des « croyances proprement  basiques ». Je ne peux examiner ici cette conception. Mais elle semble avoir en commun avec le fonctionnalisme le défaut que j’ai remarqué plus haut, à savoir de ne pouvoir distinguer nettement deux sortes de non croire : ne pas croire que P (parce qu’on ne sait pas si P, ou si on doute que P, doute ou agnosticisme), et croire que non P (refuser de croire que P). Mais, comme je l’ai signalé plus haut, certains philosophes, comme Ramsey et Husserl, refusent cette distinction. Selon Husserl, il n’y a qu’une seule attitude, le jugement, qui a deux pôles opposés : juger que P et juger que non P, et non pas deux attitudes opposées, juger que P et refuser que P. Selon Husserl, nier que P ou refuser que P (rejeter P) c’est seulement juger que non P [Mulligan 2012 ; Husserl 1979]. Cette classification différente des attitudes propositionnelles, qui rejette notamment la distinction entre croyance et acceptation telle qu’elle est comprise aujourd’hui, n’est cependant pas de nature à affecter l’argument évidentialiste de la transparence que j’ai donné ici, car si l’on ne croit pas que P, et si l’on croit que non P, la réponse reste toujours régie par la norme de vérité et celle des preuves.

33Une manière plus convaincante de répondre à l’argument évidentialiste consiste à nier que la croyance religieuse relève du croire que, ce que présuppose l’évidentialiste, mais relève du croire en. Plusieurs auteurs, parmi lesquels Husserl et Scheler, ont soutenu que ces deux sorte d’attitudes étaient d’espèce fondamentalement différentes et irréductibles l’une à l’autre [Mulligan 2012 ; Price 1969, p. 426-454]. Croire en semble en effet être une attitude de confiance ou de foi vis-à-vis d’une personne ou d’une entité que l’on considère comme fiable – croire en Barack Obama, en l’Europe, en sa bonne étoile, en la vie éternelle et… en Dieu – et non pas croire un contenu propositionnel. La croyance porte alors sur certaines qualités qui font l’objet d’une évaluation, et il y a une forme de croire en qui implique une attitude d’espèce non pas cognitive mais affective, qui ne semble pas réductible à une proposition ou un ensemble de propositions. Si la croyance religieuse est fondamentalement une forme de croire en de ce genre (comme l’ont soutenu nombre de philosophes), alors l’argument évidentialiste ne peut pas s’appliquer. Mais est-il certain que le croire en soit irréductible au croire que ? Croire en Dieu n’est-ce pas, au moins en un sens, croire qu’il existe ? Croire en l’Europe n’est-ce pas croire qu’une forme de fédération politique européenne est faisable ? Et certaines formes intellectuelles de croire en – croire en la théorie de la gravité quantique, aux bosons de Higgs, en la théorie des cordes – semblent parfaitement réductibles à des ensembles de propositions. Ces problèmes sont très intéressants, et je ne doute pas, tout comme Newman, que la question de savoir dans quelle rubrique de la classification des attitudes mentales classer la croyance religieuse est une des clefs du problème. Mais je dois ici les laisser en suspens, et me contenter de réaffirmer mon credo évidentialiste.

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Notes

1 Voir Wolterstorff 1996.

2 Voir un exemple récent dans une déclaration au Magazine Le point du “rumorologue” Laurent Gaildraud, « Le système de la rumeur est basé sur la croyance, et non sur la preuve » (http://www.lepoint.fr/chroniqueurs-du-point/laurence-neuer/rumeur-mode-d-emploi-24-06-2012-1477003_56.php).

3 Voir aussi aussi Conee 2004.

4 Par exemple, comme le rappelle Lucien Fèbvre, l’incroyance n’est pas le rejet d’une seule proposition, mais sans doute d’un ensemble de propositions, ne prenant sens que dans un vaste contexte : « “Ne pas croire”, la formule ne suffit pas. Ce qui nous occupe en ce moment, ce n’est pas l’incroyance abstraite en quelque sorte, l’attitude de l’homme qui ne croit pas qu’il existe un Dieu, de quelques attributs qu’on le dote, de quelques épithètes dont on le gratifie : Créateur, Conservateur (Servateur dit Rabelais) ou bien Providentiel, juste et bon et gardien d’une Morale par lui édictée. Ce qui nous occupe d’abord, c’est l’attitude d’un homme qui, né Chrétien, engagé tout entier dans le Christianisme, s’en dégage en esprit et secoue le joug commun, le joug de la religion professée, sans hésitation ni restriction, par la presque unanimité de ses contemporains » [Fèbvre 1947, La religion de Rabelais, conclusion]. Or dans cet article, je ne m’occupe que de l’attitude abstraite pour parler comme Fèbvre.

5 Husserl accepte cette thèse, mais pour les jugements : juger que non P et rejeter P sont la même chose, et le jugement n’a pas deux pôles opposés, accepter et rejeter.

6 Sur cette distinction, cf. Searle 1969.

7 Je n’entre pas ici dans le problème classique depuis au moins Locke de savoir à partir de quel degré ou de quelle quantité de raisons suffisantes on peut donner son assentiment. Pour une analyse générale de ces problèmes, voir Engel 1995.

8 Ce raisonnement a été explicité par Bernard Williams [Williams 1973 ; Engel 1999].

9 Pour une lecture récente en ce sens, voir par exemple Jordan 2006.

10 Le Cardinal Newman, dans sa Grammaire de l’assentiment [Newman 1903] oppose en ce sens la croyance, qu’il range du côté de « l’inférence », et l’ « assentiment », qu’il range du côté de la foi. Voir mon essai « La Grammaire de l’assentiment revisitée » [Engel 2002b]. C’est qui James parle de « questions vitales ».

11 Cette distinction est bien marquée par C. S. Lewis [Lewis 1960].

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Pour citer cet article

Référence électronique

Pascal Engel, « Le droit de ne pas croire »ThéoRèmes [En ligne], 2 | 2012, mis en ligne le 01 juillet 2012, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/theoremes/295 ; DOI : https://doi.org/10.4000/theoremes.295

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Auteur

Pascal Engel

Université de Genève

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Droits d’auteur

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