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Notes sur Deleuze

LA THÉORIE DE L’EXPRESSION CHEZ LEIBNIZ ET SPINOZA D’APRÈS LA RÉFLEXION DE DELEUZE

Morgana Farinetti

Dédicace

(Analyse de Théorie de l'expression chez Leibniz et Spinoza. L’expressionnisme en phi­losophie (Conclusion) pp. 299-311, dans G. Deleuze, Spinoza et le problème de l'expression, Paris, Les Éditions de Minuit, 1968, 336 p.).

Texte intégral

  • 1 G. Deleuze, Spinoza et le problème de l'expression, Paris, Les Éditions de Minuit, 1968, p. 299

1En 1969 Gilles Deleuze obtient son diplôme de doctorat grâce à deux thèses : l'une, principale, parue sous le nom de Différence et répétition, l'autre, secondaire, dédiée à l'analyse du concept de l'expression dans l’œuvre de Spinoza. Le titre de ce deuxième travail est en effet Spinoza et le problème de l'expression et son but concerne la volonté de préciser le rôle que ce concept joue dans la pensée spinoziste et de démontrer en quelle manière il se révèle central pour la compréhension du système de l’Éthique. De plus, l'un des enjeux théoriques de Deleuze est de rapprocher ainsi que de mettre en com­paraison les théories du philosophe d'Amsterdam avec celles d'une autre figu­re importante de son époque : Leibniz. Le travail présent vise ainsi l'analyse du dernier chapitre de l’œuvre de Deleuze, consacré à l'étude de l'usage différent que Spinoza et Leibniz font du concept de l'expression dans le cadre d'une relecture radicalement anti-cartésienne, qui implique une redécouverte de la Nature et de sa puissance1.

  • 2 Cfr. Ibidem, p. 300.

2Le concept d'expressionnisme ne naît pas au XVIIe siècle, mais s'inscrit déjà dans les deux grandes traditions théologiques médiévales qui avaient conçu les idées de l'émanation et de la création : en ce sens, l'expression intervient comme un troisième concept métaphysique et comme étant la condition à travers laquelle l'immanence pouvait se libérer des brides de la transcendance émanative et créationniste. L'expressionnisme concerne, donc, toujours une théorie métaphysique, mais il s'agit d'une métaphysique de l'immanence, qui redonne à la Nature sa puissance et, en même temps, rend l'homme capable d'y pénétrer entièrement2. L'idée d'expression implique que tous les aspects caractérisant la réalité constituent les manifestations d'une Nature commune : en effet, le terme indique la détermination et la forme de l’être tout entier en tant qu'il se manifeste. Quand Spinoza parle des attributs de la substance comme étant ce que l'entendement retient de l'essence de la substance, il veut dire qu'ils représentent les formes dans lesquelles la subs­tance se manifeste et à travers lesquelles l'entendement la connaît pour ce qu'elle est en soi. En ce sens, selon Spinoza il existe une correspondance d'identité entre l’être et l'expression d'une chose : en d'autres mots, la struc­ture de l’être et la manière dont il est connu ont la même forme.

  • 3 Ibidem, p. 299.

3Ensuite, il est nécessaire de remarquer que dans ce contexte les trois dé­ter­minations ou espèces de l'expression sont l’être, le connaître et l'agir ou produire. Comme le souligne Deleuze, c'est l'âge de la raison suffisante : les trois branches de la raison suffisante, ratio essendi, ratio cognoscendi, ratio fiendi ou agendi, trouvent dans l'expression leur racine commune3. Le fait d'entendre l'expression comme étant la racine commune de ces trois déterminations constitue le point de départ de la recherche d'une raison suffisante, c'est-à-dire d'une cause interne à l’être même, qui explique les mécanismes de la Nature. Ce que Spinoza et Leibniz reprochent à Descartes est d'avoir évité, ou au moins d'avoir laissé de côté, le discours concernant justement la raison suffisante, la vraie nature de Dieu, des idées et des individus.

  • 4 Ibidem, p. 301.

4En partant du premier sujet, il semble que la preuve ontologique car­té­sienne de Dieu se base sur la description du propre de la divinité, c'est-à-dire sur l'infiniment parfait: pourtant, cette constatation reste trop superficielle en tant qu'elle n'arrive pas à nous expliquer la nature, l'essence de Dieu, ainsi que la possibilité de son être. Pour démonter l'existence de Dieu il est néces­saire de déterminer sa propre nature, au delà de ses propriétés. Ensuite, par rapport aux idées, Descartes ne donne pas de renseignements à propos de la nature propre de l'idée, mais il ne fait référence qu'aux critères du clair et du distinct, qui restent des déterminations externes à l'idée même. Par contre, Spinoza vise la connaissance de l'idée vraie comme étant l'expression de la puissance absolue de la pensée : en effet, c'est à travers les idées que nous pouvons connaître la puissance de notre pensée. En citant Deleuze, Descartes rate ainsi le véritable contenu immanent de l'idée […]. Il nous dit que le vrai est présent dans l'idée claire et distincte, mais qu'est-ce qui est présent dans l'idée vraie ?4. L'idée claire et distincte ne saisit pas le contenu immanent de l'idée, mais n'exprime que l'effet momentané qu'un corps externe produit sur nous. En ce sens, Descartes ne fait que partir de la connaissance des effets pour atteindre leur cause, alors que Spinoza estime qu'aucune idée claire et dis­tinc­te pourrait donner lieu à ce passage et qu'il nécessaire de déterminer la cause comme étant la raison suffisante de tous ses effets. Enfin, en ce qui concerne les individus, Descartes imagine l'humain comme étant constitué d'une âme et d'un corps n'ayant aucun pouvoir d'agir l'une sur l'autre. Mais Spinoza ne peut que contraster cette thèse. Avant tout, parce que sa philosophie se base justement sur la négation d'une multiplicité de substances différentes et sur l'idée de l'existence d'une seule et unique substance : Dieu. Avec le terme de substance on entend une réalité qui fonde son essence en totale autonomie, qui est cause de soi et qui constitue la réalité de toute chose, ce qui signifie que Dieu coïncide nécessairement avec la Nature même toute entière. Dans ce cadre, l'homme se présente comme étant le lieu de rencontre de la mani­fes­tation de deux attributs de la substance divine unique : l’âme et le corps. Mais ce qui est important à souligner est que l’âme, chez Spinoza, se définit en tant que l'idée de son propre corps, ce qui signifie que les deux attributs de­meurent dans une parfaite correspondance à chaque instant de leur exis­tence. Il semble donc que Descartes n'ait pas assez investigué sur ces do­mai­nes déterminés et, en ce qui concerne l'idée, qu'il se soit surtout borné à son contenu représentatif au lieu de rechercher son essence immanente.

  • 5 Ibidem, p. 302.
  • 6 Spinoza, Éthique (1677), Paris, GF Flammarion, 1965, p. 21.
  • 7 Cfr. Deleuze (1969), p. 303.
  • 8 Idem.
  • 9 Leibniz, Discours de métaphysique, § 16, dans Deleuze (1969).
  • 10 Deleuze (1969), p. 304.
  • 11 Idem.

5En revanche, Spinoza et Leibniz, malgré leurs différentes interprétations, utilisent les deux le concept d'expression pour remarquer les insuffisances de Descartes et pour élaborer une nouvelle métaphysique immanente fondée sur l'idée de l'exigence de repérer une raison suffisante de l'absolu même. Avant tout, ils estiment que l'infiniment parfait comme propre doit être dépassé vers l'absolument infini comme nature5, ce qui signifie qu'il est nécessaire d'in­vestiguer sur la raison interne et la nature de la substance infinie, plutôt que sur ce qui lui est propre, c'est-à-dire sur ces propriétés. Dans la définition VI de la première partie de l'Éthique, Spinoza affirme que Dieu est un être abso­lu­ment infini, c'est-à-dire une substance constituée par une infinité d'attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie6 : cela signifie que Dieu est lui-même la seule substance qui rassemble en soi tout ce qui est et que les attri­buts correspondent aux formes infinies de manifestation de son être. Nous n'avons donc pas besoin de démontrer son existence puisque cette dernière suit de l'existence même de l’être. Ces formes sont constitutives de Dieu et partagent sa nature d’être infiniment parfait comme étant leur pro­priété: l'absolu, donc, s'exprime et se manifeste à travers ces formes, c'est-à-dire ses attributs. En ce qui concerne la connaissance de l'idée, Spinoza et Leibniz s'opposent de la même manière à Descartes en critiquant sa concep­tion du clair et distinct. Comme nous l'avons déjà souligné auparavant, la vraie con­nais­sance se constitue comme une espèce de l'expression7, ce qui signifie que l'on doit passer du contenu représentatif à l'essence immanente de l'idée, c'est-à-dire à la racine de son expression : pour citer les mots de Deleuze, l'automate spirituel présente l'identité de cette nouvelle forme et de ce nouveau contenu8. Qu'est-ce que c'est l'automate spirituel ? C'est l’Âme, qui coïncide essentiellement avec les idées mêmes qui s'expriment en son interne : en ce sens, nous sommes nous mêmes nos idées et leurs expressions. Pour cela, Deleuze reporte un bref passage du Discours de métaphysique de Leibniz, qui démontre sa pensée à ce propos : et on pourrait appeler notre essence ou idée, ce qui comprend tout ce que nous exprimons, et comme elle exprime notre union avec Dieu même, elle n'a point de limites et rien ne la passe9. Par rapport à la question de l'individu, Spinoza et Leibniz visent la remise en cause de la con­ception de l'humain comme étant composé d'une âme et d'un corps séparés et hétérogènes. Deleuze nous dit que le point sur lequel se fonde la théorie cartésienne sur l'homme est le rapport de causalité réelle qui relie ensemble le corps et l’âme, ce qui signifie que l'un pâtit ce que l'autre subit tout en restant deux res différentes. Pour Spinoza, par contre, le corps et l’âme re­pré­sentent deux expressions de la même chose. Chez Descartes, on a à la fois l'impression que l’âme et le corps ont une quasi-identité qui rend la causalité réelle inutile entre eux, et une hétérogénéité, une hétéronomie qui la rend impos­sible10. L'une, l'identité, coïncide avec un « invariant », qui corres­pond à ce qui est exprimé dans les expressions du corps et de l’âme ; l'autre, l'hétéronomie, est celle de deux séries variables, c'est-à-dire des expressions corporelles d'une part et des spirituelles de l'autre. Or, le rapport entre ces deux séries et l'invariant relève d'une correspondance qui n'est pas causale. C'est le concept de l'expression qui nous permet de saisir la réalité qui soutient celle de la cau­sa­lité et de concevoir l'individu comme étant le centre expressif qu'à travers ses expressions corporelles et spirituelles, étrangères l'une à l'autre, manifeste un même invariant. En effet, l'expression s'installe au cœur de l'individu, dans son corps et dans son âme, dans ses passions et ses actions […]. Et par monade Leibniz, mais aussi par mode Spinoza n'entendent rien d'autre que l'individu comme centre expressif11.

  • 12 Cfr. Ibidem, p. 305.
  • 13 Ibidem, p. 306.

6Pourtant, Deleuze souligne la nécessité de différencier quand-même les théories spinoziste et leibnizienne. Tout d'abord, il soutient que chez Spinoza nous ne retraçons aucune démonstration explicite du concept de l'expres­sion, bien qu'il soit évidemment impliqué dans son œuvre. Cependant, nous pourrions quand-même faire remarquer que les attributs de la substance divine sont explicitement définis en tant que deux des infinies formes pos­sibles de manifestation de Dieu, les seules dont la connaissance est accessible aux hommes. Et c'est justement grâce au fait qu'à travers les attributs la subs­tance divine s'exprime que nous pouvons connaître Dieu ainsi que nous-mêmes pour ce que nous partageons avec lui. Par contre, Leibniz consacre des textes précisément et explicitement à la compréhension de l'expression. Dans Quid est idea le philosophe donne une définition de l'expression comme étant une correspondance d'habitus entre deux choses, et distingue entre deux genres d'expressions naturelles : celles impliquant une similitude et celles qui relèvent d'une certaine causalité12. Mais il considère que celui qui exprime concentre dans son unicité tout ce que ses expressions dispersent, c'est-à-dire que l'expression est un « Un » par rapport à son exprimé multi­ple et variable. Et encore, le « Un » exprime de façon plus distincte ce que la multitude exprime plus confusément. Chaque monade trace son expression partielle distincte sur fond d'une expression totale confuse13, ce qui signifie qu'elle constitue un point de vue singulier et précis sur la totalité d'un monde varié. Chacun de ces atomes, les monades, tourne autour d'autres singularités qui expriment à leur tour leurs visions et qui constituent donc une multiplicité infinie de centres expressifs. Dieu, monade de toutes les monades, a recher­ché et choisi, entre les infinis mondes possibles, la combinaison d'éléments en mesure de produire la meilleure des harmonies possibles, c'est-à-dire la plus riche d'opportunités de développement et de variations en son interne. Il a créé ainsi le meilleur des mondes possibles en déterminant les monades capables de l'exprimer à son mieux. L'harmonie, chez Leibniz, exprime la ma­nière dont une multiplicité variée et infinie d'atomes singuliers correspond à son unité primitive, c'est-à-dire Dieu.

  • 14 Ibidem, p. 308.
  • 15 Cfr. Ibidem, p. 309.

7À ce point, nous pouvons donc retracer des différences importantes entre les deux philosophes. Avant tout, si chez Leibniz les monades représentent des essences auxquelles Dieu a donné existence, chez Spinoza les essences individuelles correspondent à des quantités intensives de la substance divine contenues dans les attributs, donc dans ses formes infinies, qui ont déjà une existence en elles-mêmes en tant que « morceaux » quantitatifs de Dieu, lequel existe nécessairement. Ensuite, comme nous l'avons vu, les essences leibniziennes sont choisies directement par Dieu pour qu'elles puissent expri­mer au mieux le monde, qui devient ainsi le meilleur des mondes possibles. Pour Spinoza, par contre, il n'existe aucun finalisme dans la Nature, mais elle se constitue d'un Tout où les quantités intensives et les forces ne sont que des expressions de la substance divine. Comme le souligne Deleuze, chez les deux philosophes le rapport d'expression concerne essentiellement l'Un et le Multiple14, mais dans l'Éthique on ne trouverait jamais l'idée selon laquelle le Multiple, en tant qu'imparfait, révèle une forme plus confuse par rapport à l'Un qui s'exprime en son interne. En effet, selon Spinoza le degré de per­fec­tion n'implique pas un changement de forme et la multiplicité des attributs représente formellement ce que la substance est ontologiquement. En d'autres mots, ils constituent les formes infinies de la substance divine. Mais ces formes n’introduisent évidemment aucune distinction numérique entre les substances, du moment que, comme nous l'avons vu, chez Spinoza il n'existe qu'une seule et unique substance absolument infinie. Le seul langage de Spinoza est donc celui de l'unicité : des attributs (en tant qu'ils représentent formellement l'essence de la substance), de la cause (en tant que la substance divine est en même temps cause de toute chose et cause de soi), de l'idée (en tant que la notion commune a la même forme dans la partie et dans le tout)15. Il y a donc bien une différence fondamentale et essentielle à faire remarquer entre les deux philosophes : l'un, Spinoza, élabore une théorie des expressions univoques de l'un, alors que la pensée leibnizienne s'explique dans une théorie des expressions équivoques de l'autre. En effet, si le premier configure la Nature comme l'Un qui s'exprime partout à travers les infinies manifestations formelles de son essence, l'autre considère le monde comme un composé de points de vue multiples et variés qui opposent chacun une vision propre du monde face aux autres.

8Mais qu'est-ce qu'on peut dire enfin des similarités qui relient Spinoza et Leibniz dans leur réaction radicalement anti-cartésienne ? On voit que chez Leibniz Dieu s'exprime dans des formes simples et absolues, lesquelles expriment à leur fois des qualités illimitées qu'on attribue à l'essence divine. Ensuite, au moment de la création du monde, Dieu s'exprime dans les monades, qui correspondent à chacun de ses points de vue, lesquels expriment à leur fois la totalité du monde choisi par Dieu. Donc, il est clair que chez Leibniz le monde existe à partir du moment où il y a des monades qui l'expriment mais, en même temps, Dieu donne existence au monde plutôt qu'aux monades. Deleuze fait remarquer qu'il n'y a pas de contra­dic­tion dans cet énoncé puisqu'il explique le mouvement double par lequel le monde est contenu dans les monades qui l'expriment, et par lequel les monades-mêmes se développent. De même, chez Spinoza, Dieu se manifeste dans les attributs, lesquels représentent les expressions formelles des qualités constituant l'essence de la substance. Ensuite, les attributs se ré-expriment dans les modes, lesquels expriment des affections finies de la substance et constituent un même univers à travers les attributs.

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Notes

1 G. Deleuze, Spinoza et le problème de l'expression, Paris, Les Éditions de Minuit, 1968, p. 299.

2 Cfr. Ibidem, p. 300.

3 Ibidem, p. 299.

4 Ibidem, p. 301.

5 Ibidem, p. 302.

6 Spinoza, Éthique (1677), Paris, GF Flammarion, 1965, p. 21.

7 Cfr. Deleuze (1969), p. 303.

8 Idem.

9 Leibniz, Discours de métaphysique, § 16, dans Deleuze (1969).

10 Deleuze (1969), p. 304.

11 Idem.

12 Cfr. Ibidem, p. 305.

13 Ibidem, p. 306.

14 Ibidem, p. 308.

15 Cfr. Ibidem, p. 309.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Morgana Farinetti, « LA THÉORIE DE L’EXPRESSION CHEZ LEIBNIZ ET SPINOZA D’APRÈS LA RÉFLEXION DE DELEUZE »Philosophique [En ligne], 19 | 2016, mis en ligne le 30 août 2017, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/philosophique/953 ; DOI : https://doi.org/10.4000/philosophique.953

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Auteur

Morgana Farinetti

Université de Franche-Comté

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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