Corps de l’article

Schleiermacher pour Barth : un problème éthique. Cela s’entend en trois sens. D’abord au sens que pour Barth, c’est fondamentalement l’éthique qui, chez Schleiermacher, pose problème. Plus précisément, c’est ce que Barth appelle, dès son cours de Göttingen en 1923-1924, « l’éthicisme (Ethizismus)[1] » de Schleiermacher, le fait que son « orientation fondamentale (Grundrichtung)[2] » est l’éthique. En 1933, dans un cours (publié en 1946) sur l’histoire de la théologie protestante au xixe siècle, il va jusqu’à affirmer de manière plus nette encore que « toute sa doctrine sur la nature de la religion et du christianisme, à laquelle on pense d’habitude dès que le nom de Schleiermacher est prononcé, n’est que secondaire et sert de fondement à ce dessein éthique qui est sa préoccupation particulière[3] ». Et la primauté du dessein éthique constitue bien, pour Barth, le problème de la théologie de Schleiermacher, en ce qu’il le conduit non seulement à subordonner scientifiquement la théologie à l’éthique comme science des principes de l’histoire, mais plus généralement à interpréter le christianisme non pas à partir de lui-même, mais en fonction d’une visée qui lui est extérieure. Or, et cela est absolument décisif, par ce geste éthiciste Schleiermacher ne se contente pas de se fourvoyer lui-même et quelques disciples, mais ouvre une nouvelle ère[4], celle de l’anthropocentrisme en théologie.

Dans ce rôle que Barth accepte de conférer à Schleiermacher, celui de « Père de l’Église du xixe siècle[5] » ou, aussi bien, de « grand classique du modernisme[6] », se joue déjà un retournement, se pose une nouvelle question, qui permet d’entendre en un second sens le titre de cet article. C’est alors Schleiermacher lui-même, sa position dans l’histoire du protestantisme qui pose à Barth un problème éthique : comment la figure majeure de l’Église protestante au xixe siècle peut-elle être en même temps la cause de son fourvoiement ? Comment le « respect » et « l’admiration » qu’inspirent à Barth les qualités humaines, intellectuelles et morales, mais aussi religieuses, de Schleiermacher, sont-ils compatibles avec le constat qu’est nécessaire une « révolution théologique[7] » pour le protestantisme ? Comment, en d’autres termes, être l’adversaire d’un tel homme, et d’un tel théologien, sans manquer à la fois à ses devoirs d’homme, et de chrétien ? Barth ne perdra jamais ce scrupule envers Schleiermacher[8], jusqu’à ce mot de la postface de 1968 :

La seule consolation sûre qui me reste est celle de me réjouir du temps où, dans le Royaume des cieux qui aura revêtu sa forme à venir, je pourrai m’entretenir abondamment — disons durant quelques siècles — avec Schleiermacher, de toutes ces questions […][9].

Le problème est redoublé par le fait que la grandeur de Schleiermacher tient moins, apparemment, à la puissance de son intelligence que, justement, à certaines décisions morales. Il y a cette conviction, tardive et paradoxale[10], selon laquelle Schleiermacher n’aurait pas signé le manifeste des 93 en soutien à la politique du Kaiser, par lequel se sont compromis les maîtres libéraux de Karl Barth. Paradoxale, car c’est pour Barth une théologie de la culture prenant ses racines dans celle de Schleiermacher qui, si elle n’a pas directement conduit les théologiens libéraux allemands à signer le manifeste, ne les a pas, du moins, empêchés de le faire. Il y a la déploration de ce que, suivant Schleiermacher sur bien des points, le protestantisme du xixe siècle a globalement fait l’impasse sur sa doctrine sociale très progressiste[11], et l’admiration de Barth pour des analyses de la société qu’il considère comme visionnaires. Quant à la valeur intellectuelle de Schleiermacher, si elle est bien l’objet de hautes louanges, elle est elle-même considérée comme une vertu souvent mise sur le même plan que les vertus morales dans le cours de Göttingen :

Il n’est pas possible d’étudier Schleiermacher sans avoir une forte impression non seulement du grand sérieux de sa personnalité morale et scientifique, pas seulement de l’art dialectique et systématique déployé dans toutes ses oeuvres, presque jusqu’au dernier sermon du dimanche, mais aussi de la grandeur de la tâche qu’il s’est fixée et de la persévérance virile avec laquelle il a gravi courageusement le chemin jusqu’à la fin, une fois qu’il s’y était engagé[12].

En 1933 encore, c’est par le sérieux (Ernst) que Barth caractérise le plus souvent, pour la louer, l’entreprise de Schleiermacher[13]. D’où cette difficulté, que l’éthique est, pour Barth, à la fois ce qu’il y a de pire et ce qu’il y a de meilleur chez Schleiermacher. De pire, parce que c’est bien l’importance attachée à l’éthique qui conduit Schleiermacher à anthropologiser le christianisme. De meilleur, car ce sont toujours ses vertus, y compris intellectuelles, qui font l’admiration de Barth. La difficulté est d’autant plus grande que ces vertus sont louées dans la mesure même où ce sont elles qui permettent à Schleiermacher d’obtenir, de manière calamiteuse selon Barth pour la théologie protestante, un plein succès dans son entreprise d’anthropologisation du christianisme. Comment comprendre ce paradoxe ? Mon hypothèse est qu’on ne peut le faire qu’en posant la question de l’éthique chez Barth, dans son rapport en particulier avec l’écriture théologique. C’est là le troisième sens du titre : la considération de la lecture barthienne de Schleiermacher ouvre nécessairement à une réflexion sur le problème de l’éthique chez Barth lui-même[14].

Le reproche d’éthicisme, adressé par Barth à Schleiermacher, ne va pas de soi, en particulier dans le contexte des années 1920. Il s’oppose à la lecture critique d’Emil Brunner[15], qui voit le principe de la pensée de Schleiermacher dans la mystique, c’est-à-dire dans une recherche intérieure de l’identité entre l’homme et Dieu. Barth reconnaît toute l’importance du thème mystique chez Schleiermacher. Il est notamment à l’oeuvre, selon lui, dans la doctrine des trois formes du discours dogmatique[16]. Celle-ci conduit à évacuer la vérité de deux formes accessoires du discours théologique, les affirmations sur le monde d’une part et sur Dieu d’autre part, et à rabattre l’essentiel de la dogmatique sur la description du sentiment pieux. Est ainsi valorisé à l’extrême le sentiment muet, jusqu’à devenir le lieu de la vérité, par-delà ou avant toute élaboration rationnelle[17]. Toutefois ce thème mystique, qui impliquerait aussi une dévalorisation de l’action extérieure, n’est pour Barth ni exclusif, ni premier[18]. C’est très clair en 1933, où le mysticisme de Schleiermacher n’est plus interprété que comme l’un des moyens au service de sa fin éthique :

Je voudrais chercher ici, dans cette orientation « éthiciste », le sens véritable du caractère non dogmatique, voire antidogmatique, anti-intellectuel, et antididactique de la théologie de Schleiermacher[19].

Pourquoi une telle différence de perspective ? Sans doute en raison de l’attention particulière portée par Barth à la prédication de Schleiermacher[20] : celle-ci occupe la première et la plus grande partie du cours de 1923-1924, et c’est à sa lumière que sont interprétés les textes académiques[21]. Or, de cette prédication se dégage, selon Barth, une ambition :

On pourrait bien dire que le texte du dernier sermon de Nouvel an : « Que la paix soit avec vous » [Jn 20,19], caractérise tout l’enseignement de Schleiermacher à cette époque (et peut être pas à cette époque seulement). […] L’unité de ce qui est divisé, la réconciliation de ce qui est opposé, la communion entre ceux qui diffèrent — cela semble être (d’abord en un sens très général) le souci qui le motive ultimement[22].

C’est donc la paix, comprise in fine comme la dissolution de toutes les antithèses, qui constitue la visée principale de Schleiermacher. Il s’agit pour lui de dépasser les antagonismes tant nationaux ou sociaux que familiaux, universitaires ou religieux[23]. Le christianisme est la force historique qui mène vers ce dépassement et le Christ, son fondateur, l’incarnation de cette synthèse qu’est la paix[24]. Or, selon Barth, il « était clair que même Schleiermacher ne pouvait pas trouver tel quel, dans la Bible, son Christ, le Christ de la synthèse[25] » : il devait mener, pour le trouver, une « lutte acharnée (gewaltigen Ringens)[26] » avec la Bible. C’est là un signe de ce que, chez Schleiermacher, la connaissance de Dieu par la révélation n’est pas la fin de la théologie, mais au contraire l’un des moyens pour la théologie de réaliser une fin qui lui est extérieure, relative à sa situation historique, culturelle et existentielle, à sa « passion pour la médiation, l’accord et l’extinction de toutes les passions[27] ». Et c’est cela que signifie d’abord son éthicisme : le fait que dans la théologie, « pour lui, il ne s’agit pas de la doctrine […], mais il s’agit de la vie[28] ».

Il y a une seconde dimension de l’éthicisme de Schleiermacher, qui ne concerne plus le rapport du savoir à la vie, mais la place de la théologie dans le système du savoir. Cette dimension peut elle-même être décrite sous deux aspects.

En premier lieu, la théologie n’est pas, pour Schleiermacher, une science spéculative mais une science positive c’est-à-dire, finalement, une science dont l’unité tient à sa fin pratique, celle de la direction de l’Église[29], et dont l’existence est assurée par l’État, étant liée à certains de ses besoins essentiels[30]. En cela, elle est semblable à la médecine (orientée vers l’activité du corps humain) ou au droit (orienté vers l’activité de l’État) plus qu’aux mathématiques ou à la physique. Tel est le premier aspect de la dimension théorique — par opposition à la dimension existentielle évoquée ci-dessus — de l’éthicisme de Schleiermacher. Il en appelle immédiatement un second. Car ainsi considérée, dans son unique rapport à la réalité historique de l’Église et de l’État, la théologie n’a aucun lien au savoir absolu. Et pourtant, Schleiermacher ne la considère pas comme un savoir strictement empirique, et elle entretient bien une certaine relation avec la vérité exprimée dans le système de la science. Elle y est liée de manière « critique » dans la théologie philosophique, qui vise notamment à confronter la réalité historique du christianisme à « une idée de la religion et de l’Église[31] ». Or, cette idée générale, elle, appartient bien au système du savoir, en tant qu’elle est l’objet d’une science spéculative au sens strict : l’éthique, c’est-à-dire la science des principes de l’histoire. C’est pourquoi Barth peut constater que la théologie pour Schleiermacher, science positive, est fondée, pour autant qu’elle soit fondée scientifiquement, dans la science pure qu’est l’éthique[32]. C’est le second aspect de la dimension théorique de l’éthicisme de Schleiermacher. Or, la théologie philosophique, dans sa tâche la plus générale de confrontation du christianisme historique avec l’idée de religion, est nommée par Schleiermacher apologétique[33]. Et c’est là que s’établit le point de contact entre la dimension théorique et la dimension existentielle de l’éthicisme de Schleiermacher, et que se dévoile la dépendance de la première à l’égard de la seconde. Car la position d’apologète est précisément celle qui correspond selon Barth à la posture existentielle fondamentale de Schleiermacher, celle qu’il prend dès son entrée en théologie avec les Discours sur la religion aux personnes cultivées d’entre ses mépriseurs : celle du médiateur, de « l’homme de confiance du parti adverse[34] », apte à mener des « négociations parlementaires un drapeau blanc à la main[35] ». Avec cette image du drapeau blanc, réapparaît le thème essentiel du Schleiermacher de Barth, celui de la paix. La boucle est ainsi bouclée autour de la dimension que nous avons dite existentielle de l’éthicisme de Schleiermacher :

J’ose affirmer que toute sa doctrine sur la nature de la religion et du christianisme, à laquelle on pense d’habitude dès que le nom de Schleiermacher est prononcé, n’est que secondaire et sert de fondement à ce dessein éthique qui est sa préoccupation particulière. Qu’il ait scientifiquement subordonné la théologie à l’éthique ne fait qu’illustrer cet état de chose[36].

Toutefois, bien que les deux dimensions de l’éthicisme de Schleiermacher soient intimement liées de cette manière, leur sens est contradictoire. En effet, dans sa dimension existentielle, l’éthicisme inscrit la réflexion théologique de Schleiermacher dans un projet d’existence, et conduit à comprendre son refus théorique des antithèses[37], ainsi que son identification du christianisme à la culture la plus haute, dans la perspective de son souci d’être un chrétien et un homme moderne[38]. La doctrine de Schleiermacher est envisagée comme une réponse à la question éthique fondamentale : « Que devons-nous faire[39] ? »

Cette question n’est d’ailleurs pas une question parmi d’autres mais, puisque vivre signifie, pour nous, agir, elle est une question qui nous est toujours déjà posée, elle est la question même de notre existence[40]. En même temps tout se passe comme si les moyens mis en oeuvre dans la réponse à cette question, et qui constituent cette fois les deux aspects (la visée pratique de la théologie et sa fondation dans l’éthique comme science de l’histoire) de la dimension que nous avons dite théorique de l’éthicisme de Schleiermacher, avaient, eux, pour conséquence de recouvrir le lien entre la théologie et la question éthique, et de masquer le problème dans lequel s’inscrit la théologie.

Nous le disions : pour mener à bien son oeuvre de pacification entre le christianisme et la culture, Schleiermacher se présente en apologète. Et le propre de l’apologète, justement, est de faire abstraction de sa situation existentielle particulière, celle de chrétien, et de descendre « de la chaire pour parlementer avec la communauté qui se transforme en public[41] ». L’apologète n’accomplit sa tâche qu’en parlant non pas depuis le christianisme, mais bien à propos du christianisme, depuis l’extérieur. Et il n’en peut parler que comme de n’importe quel autre objet, c’est-à-dire précisément pas comme le problème de son existence. Cette position d’extériorité se retrouve, selon Barth, à tous les moments de la carrière scientifique de Schleiermacher. L’introduction[42] de la Glaubenslehre commence, en tant qu’essai de théologie philosophique et selon les principes de la Kurze Darstellung, « à un point situé au-delà du christianisme[43] », dans l’éthique entendue comme la partie du système de la science consacrée aux principes de l’histoire. C’est depuis ce point, du point de vue du système du savoir, point de vue universel et donc, précisément hors de tout point de vue, que Schleiermacher veut justifier la théologie — ou plus exactement la possibilité de la théologie[44] —, comme la science de cette détermination particulière et contingente du concept éthique de religion qu’est la religion fondée par le Christ. Une telle justification a pour effet paradoxal — paradoxal si l’on considère sa source — de neutraliser la théologie du point de vue existentiel. Celle-ci n’est plus à comprendre dans le cadre de la réponse d’un homme — ou d’une communauté — à la question de son existence, mais comme une possibilité dans le système universel du savoir.

Mais justement, le fait que la théologie reste, du point de vue du système du savoir, une possibilité contingente, ne constitue-t-il pas une reconnaissance de son lien à la situation existentielle du théologien ? Il est certain que la doctrine de Schleiermacher, résistant à l’idéalisme[45], ancre la théologie dans une situation historique déterminée et semble poser directement la question éthique, celle du devoir être. La théologie est l’étude, et l’étude en vue de sa direction, de cette forme spécifique et contingente de communauté religieuse dans laquelle se trouve le théologien, en l’occurrence le christianisme réformé. Et malgré cela, à bien y regarder, sa doctrine aurait plutôt tendance à recouvrir la question éthique qu’à l’assumer. Au lieu de poser la question du devoir être, les différentes branches de la théologie la dissimulent.

La théologie philosophique se révèle incapable, selon Barth, de justifier la supériorité absolue d’une forme de christianisme sur une autre, et même du christianisme sur les autres religions[46]. Il doit y être question, pour le théologien, de déterminer dialectiquement les spécificités de la communauté religieuse à laquelle il appartient. Il s’engage alors dans une apologétique — la détermination de la spécificité de sa communauté religieuse — et une polémique — la dénonciation des déviances possibles par rapport à cette spécificité[47]. Barth note toutefois que, relativement à l’idée, sur laquelle la théologie philosophique se fonde dialectiquement, de communauté religieuse en général, aucune communauté historique particulière ne peut être considérée comme plus adéquate. Schleiermacher recommande qu’aucune communauté chrétienne ne s’imagine détentrice de tout le christianisme. Barth fait remarquer que le christianisme en général ne saurait non plus se prévaloir de la vérité. Ultimement, l’apologétique et la polémique n’ont de pertinence que de l’intérieur de la communauté religieuse en question, et elles conduisent à « s’en tenir à la question de Pilate : Qu’est-ce que la vérité[48] ? »

La théologie historique, laissée à elle-même, ne peut être qu’une description d’états de fait sans signification normative, contrairement à ce qu’elle pourrait devenir si, dans une perspective dialectique, comparée à l’idée d’une « vérité suprême », elle contribuait à une « critique chrétienne de l’Église[49] ».

Quant à la théologie pratique, c’est là que l’on s’attendrait à retrouver la question éthique. C’est là, pourtant, qu’elle est le mieux escamotée. En effet, cette théologie pratique ne se contente pas de négliger la question éthique, elle la désamorce complètement en faisant de la direction spirituelle sa question centrale. Car cette dernière est à la fois le but que la théologie pratique doit faire rechercher à l’Église, et le moyen par lequel elle peut lui faire atteindre ce but[50]. Dans ces conditions, c’est la question même de la fin qui disparaît, identifiée entièrement à celle des moyens, de sorte que seules subsistent les questions techniques sur les manières de diriger les esprits.

Toute la doctrine schleiermachérienne de la théologie, éthiciste en ce sens qu’elle fonde la théologie dans l’éthique comme science spéculative, et en même temps réduit, selon Barth, la valeur de la théologie à son efficacité pratique, nie donc ce dont pourtant elle résulte directement, l’éthicisme au sens de l’inscription de la doctrine théologique dans un projet existentiel — comme réponse, justement, à la question éthique du devoir être.

Ne pourrait-on pas, alors, définir de manière plus unitaire l’éthicisme de Schleiermacher par ce mouvement même de renversement ? Il ne s’agirait pas dans ce cas de reprocher, comme tel, l’ancrage existentiel de sa théologie, comme si une théologie pouvait s’élaborer ailleurs que dans le cadre du problème de l’existence. Le reproche ne concernerait pas non plus la trop grande place que prendrait dans la théologie la situation historique de l’Église : la théologie comme fonction de l’Église — ce sera précisément ce vers quoi Barth s’orientera de manière de plus en plus nette jusqu’aux premiers tomes de la Kirchliche Dogmatik. Enfin, il n’incriminerait même pas directement la fondation négative de la théologie dans l’éthique : avec l’apport de la notion de révélation Barth eût peut-être pu s’en accommoder[51]. Il élèverait plutôt un soupçon général sur la présence obsédante de l’éthique dans la doctrine de Schleiermacher : qu’il s’agisse de l’éthique comme science spéculative, de l’éthique comme morale chrétienne ou de l’éthique comme souci pour la direction de l’Église. La multiplication des références à l’éthique ne cacherait-elle pas un oubli de la question éthique fondamentale ? Comme l’autoritarisme, qui signale une perte d’autorité, et l’activisme une impuissance, l’éthicisme pointerait vers un recouvrement[52], dans la doctrine de Schleiermacher, et jusque dans la fondation de la théologie dans l’éthique comme science, de la dimension éthique de la théologie.

Que signifie cette dimension immédiatement éthique de la théologie ? Au fond, on ne peut bien comprendre le renversement éthiciste reproché à Schleiermacher que dans la perspective d’un autre renversement, celui que Barth opère à partir de 1922[53] dans sa considération du « problème de l’éthique[54] ». Ce renversement consiste en ce que l’éthique n’est pas envisagée comme un problème local de la théologie et que, au contraire, c’est la théologie qui est incompréhensible indépendamment du problème de l’éthique. Non pas, toutefois, comme si la théologie pouvait être déduite de ce problème, ni comme si elle se présentait comme l’une de ses possibles solutions. C’est seulement que la théologie doit se penser comme problème éthique, problème éthique qu’elle constitue pourtant. Quelle est la signification de tout cela ?

Le problème de la morale (Das Problem der Ethik) c’est : rappeler et inculquer expressément que le sujet d’un tel entretien [théologique] n’est pas une objectivité, n’est pas un monde supérieur ou un arrière-monde, n’est pas une métaphysique, n’est pas une somme d’expériences psychologiques, n’est pas un abîme transcendant, mais bien la vie de l’homme […][55].

La question éthique, la question à laquelle l’homme, en tant que vivant, ne peut échapper puisque sa vie même est action, la question de ce qu’il doit faire, en tant même qu’elle perturbe la discussion théologique — qu’elle la perturbe tant de l’intérieur, dans les conflits entre théologiens sur ce qu’il faut faire, que de l’extérieur, par les questions posées au théologien par sa situation —, la question éthique rappelle l’impossibilité pour nous de prendre Dieu pour objet, et que la théologie ne parle de Dieu que pour autant qu’il est avec nous en relation[56], et que tout ce qu’elle dit de Dieu concerne donc immédiatement notre action :

Nous avons parlé des « compassions de Dieu », grâce, résurrection, pardon, esprit, élection, foi ; … c’est, diversement réfractée, toujours la même lumière de la lumière incréée. C’est essentiellement le problème de l’éthique, ce sont essentiellement les questions : Comment pouvons-nous vivre ? Qu’avons-nous le devoir de faire ? et non une étrange envie de choses lointaines ou de la pensée en soi, qui nous ont amenés à tourner, sans cesse, notre regard vers ce point invisible, vers cette lumière inaccessible[57].

Le problème éthique rappelle ce fait : nous ne parlons de Dieu que dans la mesure où il est en relation avec nous, et tous nos concepts dogmatiques concernent immédiatement l’action. Mais — et c’est ce « mais » qui distingue Barth des pensées libérales — inversement, la théologie radicalise le problème éthique, en le privant de toute solution. Car la relation sur laquelle se fonde la théologie n’est précisément pas une relation directe, mais une « ligne brisée », et brisée sur un point précis : la Croix, qui signifie l’extension infinie de la crise, la mise en doute de toute action humaine, et la remise entière de l’initiative à Dieu. En sorte qu’il est contradictoire de fonder sur cette relation des principes simples, et de réduire comme les libéraux les formules théologiques à des mots d’ordre pour l’action. La théologie est nécessairement intellectualiste et même, selon Barth, dialectique, et c’est en cela qu’elle concerne bien l’existence :

Si ses voies étaient plus directes, moins brisées, plus faciles à dominer du regard, ce serait là le signe le plus certain qu’elles passent à côté de la vie, autrement dit à côté de la crise où se trouve cette vie-ci[58].

Dans sa dimension immédiatement éthique, la théologie n’apporte donc aucune solution au problème éthique, mais au contraire le constitue comme véritable problème, c’est-à-dire comme problème insoluble.

Le mouvement de radicalisation du problème éthique qui s’opère dans la théologie ne s’arrête pas là. Si la vie est tout entière en crise, comment la théologie — la théologie dialectique — pourrait-elle s’extraire de la crise ? Elle ne le peut pas : comme tous les actes humains, la théologie est elle aussi soumise au doute, peut-être elle aussi trop humaine, et court toujours le risque de se fonder sur une croix tout autre que celle du Christ. Le problème de l’éthique, en d’autres termes, n’épargne pas le théologien et l’oblige à un ultime retournement :

Paradoxalement, c’est justement la revendication précisément des événements de la vie quotidienne qui se déploient autour de l’acte conceptuel et à côté de lui, qui nous dit que l’entretien sur Dieu n’a pas lieu par amour pour cet entretien, mais bien par amour pour Dieu. De même que penser à Dieu trouble tout être, tout avoir et tout acte de l’homme, de même le problème de la morale doit nécessairement troubler cet entretien, afin de lui rappeler son objet, l’abolir, afin de lui donner sa relation appropriée, le tuer, afin de le rendre vivant[59].

Le problème de l’éthique — qui n’est formulé dans toute son acuité que par la théologie — n’a donc pas seulement une influence sur la forme du discours théologique, qu’il dialectise. Il en change aussi le rapport à la vérité. Très exactement, il médiatise le rapport à la vérité dans la discipline théologique. En d’autres termes encore, la vérité de la théologie n’est plus du ressort du théologien. Cette idée est évidemment l’une des constantes de la théologie barthienne, et elle est logiquement présente dans le cours sur Schleiermacher, via la critique de la fondation systématique de la théologie. Une telle entreprise de fondation témoigne pour Barth d’une négation de l’importance du Saint-Esprit pour, justement, la vérité de la théologie :

Schleiermacher voulait de toute évidence donner plus qu’une théologie du Saint-Esprit, comme si la théologie pouvait et devait être plus que cela[60].

Il a oublié, en d’autres termes, que la théologie devait d’abord rendre gloire[61], ou en des termes de 1933, que l’axiome sur lequel elle se fondait n’était pas seulement une vérité mais un commandement, et que la vérité théologique était donc indissociable de l’obéissance du théologien[62]. Une obéissance, évidemment, comprise dans le cadre d’une doctrine de l’élection qui, là encore, dépouille l’homme de toute possibilité d’initiative. La vérité théologique se donne donc comme la solution — qui n’est jamais à notre disposition — de la théologie comme problème éthique, et jamais comme une connaissance qui serait indépendante de notre existence. En d’autres termes encore, comme une tâche à accomplir, mais dont l’accomplissement ultime ne dépend pas de nous.

Qu’est-ce que cela veut dire, et quel rapport tout cela a-t-il avec la critique barthienne de Schleiermacher ? Deux choses.

1) Il est impossible de juger une théologie selon des critères uniquement épistémiques, si « épistémiques » s’entend comme ce qui concerne le rapport à la vérité. Comment, dans ces conditions, la critique d’une théologie, telle que celle que mène Barth pour Schleiermacher, serait-elle possible ? Autrement dit, comment Barth ne serait-il pas relativiste en théologie ? La vérité d’une théologie étant ultimement dépendante du jugement de Dieu, pourquoi Barth n’établirait-il pas l’équivalence de toutes les théologies, ou ne se plongerait-il pas dans le silence ?

L’argument du silence est facilement écarté par Barth : le silence, comme tout le reste, est soumis à la crise : pourquoi le privilégierait-on[63] ? Quant au relativisme, il ne serait une attitude conséquente que si le jugement de Dieu (la crise que la Croix fait porter sur toutes les dimensions de l’existence) n’était pas lui-même la conséquence de l’amour de Dieu. Autrement dit, si Dieu ne promettait pas que ses commandements — et le premier commandement aussi, comme axiome de la théologie — pussent être obéis. Et la promesse oblige à concevoir — et ce dès 1922[64] — la possibilité — entendue comme promesse — d’une analogie entre le discours humain et la vérité. Il n’est donc pas possible d’établir de manière assurée la vérité d’une théologie, mais il n’est pas non plus possible de renoncer à la tâche. En sorte qu’il peut bien exister un critère, celui du sérieux de l’engagement dans la tâche.

Il y a, dans cette conception, comme un nietzschéisme de Barth qui le suivra toute sa vie. Chez le philosophe tel que l’ambitionne Nietzsche, en effet, se substitue à la recherche d’une correspondance avec la vérité la culture d’une vertu de probité. Probité, c’est-à-dire courage dans l’interprétation, fidélité à soi-même et surtout à la chose interprétée[65]. Or avec l’idée de sérieux, qui chez Barth caractérise si souvent Schleiermacher, et si peu ses successeurs, il y a bien ce même mouvement de substitution d’une vertu du théologien à l’établissement de la vérité comme correspondance ontologique. Chez Barth, cette vertu, le sérieux, signifie aussi l’effort de persévérance dans la confrontation véritable avec le problème — problème toujours, on l’a vu, éthique en ce sens qu’il met en crise toute l’existence, d’une manière cependant toujours spécifique et concrète — rencontré dans la théologie.

Interprété selon ce critère, le rapport de Barth à Schleiermacher s’éclaire tout à fait. Schleiermacher est loué comme le plus sérieux des libéraux, celui qui est allé au bout de ce dans quoi il s’était engagé, dont la force était d’ailleurs telle qu’il a entraîné presque l’ensemble de l’Église derrière lui. Toutefois, on voit bien que ces éloges sont, en même temps, une critique. Louer le sérieux de Schleiermacher, c’est à la fois justifier sa tâche fondamentale et la contester. Car selon Barth, Schleiermacher a contribué, avec le plus grand sérieux, à éliminer le sérieux en théologie[66]. En tâchant de fonder la vérité de la théologie dans la vérité de la religion en général, il a masqué l’importance du sérieux de l’engagement théologique. En voulant fonder la vérité de la théologie, c’est lui qui se trouve finalement relativiste : toute théologie participant d’une vérité plus haute, il n’est pas besoin de s’engager pour tel ou tel dogme. De là, aussi le mysticisme de Schleiermacher, c’est-à-dire sa doctrine des trois formes du discours théologiques. C’est que l’absence de sérieux devait, pour le Schleiermacher de Barth, permettre la conciliation tant désirée :

Ce n’est pas la révélation qui est la crise par laquelle est relativisé ce qui en constitue seulement le témoin et le message, mais le regard de l’éthicien philosophe sur l’ensemble des piétés et des communautés pieuses, dans laquelle fondamentalement chaque possibilité peut être la plus haute possibilité, dans laquelle il n’y a pas de révélation, à moins que l’on veuille appeler révélation cela même, la totalité en tant que telle. Alors cela ne supprime pas seulement la présomption de l’homo religiosus, qui se confond lui-même avec Dieu et veut jouer au pape, mais avec elle la réflexion sur la Parole de Dieu, qui doit être le sens transcendant de la parole humaine, de la prédication et des dogmes d’une Église qui se prend elle-même au sérieux ainsi que son action, non pour elles-mêmes, mais pour l’amour de Dieu. Cela supprime aussi la possibilité d’une proclamation, d’un « Me voici, je n’y peux rien[67] » non dans une surévaluation bornée du point de vue particulier, mais plutôt dans la confiance, par conséquent en soupirant, que Dieu puisse s’y reconnaître […][68].

On voit que la critique du relativisme intramondain de Schleiermacher est assise sur une critique de son incompréhension du relativisme plus radical qu’est celui de Barth, relativisme de la Croix, relativisme qui est l’envers de la promesse de Dieu, et qui signifie l’éloignement de la vérité de toute oeuvre humaine aux yeux de Dieu. Finalement, c’est ce relativisme plus radical — l’ombre de l’espérance dans la vérité — qui rend le sérieux possible, donc la critique des théologies, éventuellement la révolution en théologie, comme celle qu’appelle Barth à la fin de son cours de 1923-1924. Car ce relativisme interdit justement de prendre, ici-bas, le point de vue englobant toutes les doctrines théologiques, qui ne pourrait être que celui de Dieu. Il ne reste ici qu’à s’engager avec sérieux — dans le choix et dans ses conséquences — pour l’une ou l’autre des théologies, puisqu’il n’est pas possible de les choisir toutes.

2) Du fait de ce relativisme radical introduit par la révélation, le sérieux n’est pas définitif. Il est, selon une expression souvent utilisée par Barth, avant-dernier. Il est tout à fait significatif que, dans son dernier texte sur Schleiermacher, de 1968, Barth critique comme en passant, chez ceux qu’il considère comme les derniers héritiers de Schleiermacher, leur manque d’humour :

Quant à la démythologisation, elle me laissa froid, puisque depuis mes débuts théologiques, la notion, sinon le terme, ne m’était que trop connue ; en outre, elle était à mon avis trop dépourvue d’humour[69].

Daniel L. Migliore[70], à la suite de Paul Tillich[71], a souligné à juste titre l’importance de l’humour dans l’oeuvre de Barth, et celui-ci sera toujours plus accentué sinon au fond, du moins dans l’écriture du théologien. Dès les années 1920, et aussi par fidélité, probablement, à Kierkegaard[72], Barth assume pleinement le terme pour la théologie :

L’humour consiste donc à ne pas prendre tout à fait au sérieux le présent, non parce qu’il ne serait pas assez sérieux en lui-même, mais parce que l’avenir que Dieu fait surgir dans le présent est encore plus sérieux[73].

Comment ne pas comprendre l’ultime mot de Barth, par lequel nous avions commencé, sur son attente d’une discussion aux Cieux avec Schleiermacher, sinon comme une réponse — humoristique — au tragique de la conclusion du cours de 1923-1924 ?

En fait, le protestantisme n’a pas eu d’aussi grand théologien depuis l’époque de la Réforme. Mais ce théologien nous a tous conduits dans une impasse ! Voilà une pensée difficile à supporter, presque accablante. Comment l’accorder vraiment avec la confiance dans la puissance de vérité du protestantisme[74] ?

On se permettra donc d’interpréter les éloges adressés par Barth à Schleiermacher non comme des traits de rhétorique mais au contraire comme les symptômes, d’une part, de la substitution du sérieux à la vérité comme critère pour juger une bonne théologie et, d’autre part, de la relativisation barthienne de tous les conflits théologiques. Mais ces deux raisons de faire l’éloge de Schleiermacher sont en même temps les plus sévères critiques qu’il soit possible de lui faire, puisqu’elles ne sont possibles que sur le fond d’un refus total du contenu de la doctrine de Schleiermacher. Ainsi se traduit, dans la forme même de l’écriture barthienne de l’histoire de la théologie, l’inévitable ironie de toute entreprise théologique.