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Dossier

La guerre civile (mondiale ?) et le dialogue Schmitt-Benjamin

The civil (world ?) war and the dialogue between Schmitt and Benjamin
Ninon Grangé

Résumés

Dans sa critique de la démocratie libérale de Weimar, Carl Schmitt s’oppose avant tout au pluralisme. La souveraineté de l’État qu’il veut maintenir prend la forme d’un présidentialisme renforcé ; il entend ainsi sauver la substance de la Constitution allemande contre la Constitution de Weimar. Walter Benjamin, sans se placer sur le même plan, critiquant le monde de l’après-guerre avant d’envisager une essence démocratique, rencontre Schmitt sur la notion de souveraineté. Alors que tout les éloigne, et malgré l’hommage explicite de Benjamin à la Théologie politique, l’hommage plus discret de Schmitt à Benjamin, l’impression qu’ils ne raisonnent pas avec la même définition de la souveraineté doit au moins être une hypothèse appelée à être démentie. Sur quoi véritablement se rencontrent-ils ? Le diagnostic du conflit et le constat sur une époque ne sont qu’une réponse partielle et à bien des égards insatisfaisante. En s’appuyant sur les analyses de Giorgio Agamben, on partira de la rencontre fugace entre Schmitt et Benjamin pour étudier un concept qui a le rôle de pivot chez l’un et chez l’autre : l’état d’exception, concrétisé par la guerre civile mondiale chez Schmitt, par la guerre civile muée en terreur chez Benjamin. Dans le jeu des concepts, le point de rencontre focalisant deux pensées très différentes est aussi un point de divergence. Cela nous amènera dans un premier temps à déterminer la guerre civile mondiale comme une signature, semi-concept ou illustration de concept, et dans un deuxième temps à redéfinir ce qui sous-tend ces deux conceptions : la temporalité politique en temps de crise de la démocratie.

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Texte intégral

1La question du conflit en démocratie pourrait se satisfaire de l’examen des fondements – contractualistes, délibératifs – de celle-ci, de ses procédures, de ses institutions. Ce ne sera pas le cas ici. Il s’agira, pour penser le statut du conflit en démocratie, de se placer dans la situation du plus grand danger, dans une démarche par l’extérieur politique, dans une réflexion à la limite, aux bords, presque a fortiori. Je fais l’hypothèse qu’une telle démarche en dit autant, ou dit autre chose, de la démocratie, qu’une étude depuis son intérieur. Ainsi l’examen ne sera pas organique mais critique, de sorte que pourront être mis au jour des éléments de la démocratie qui ne sont pas apparents.

2En ce sens, l’idée d’une évolution de la démocratie ne sera pas retenue, mais bien plutôt son caractère actuel. Aux antipodes d’une étude génétique, elle sera appréhendée en son moment le plus risqué, quand les sous-jacences font surface. On pourrait dater ce moment, celui des troubles, des heurts, du nazisme montant, de la social-démocratie avortée, de la révolution éteinte, celui de la période de Weimar. Cependant je préfère m’en remettre à la constante contemporanéité des penseurs, ici renforcée par leur vie et le pays commun où ils vivent, et en dépit – ou à cause – de leur positionnement politique complètement divergent qui n’est pas contradictoire avec des réflexions sur le politique qui peuvent se rejoindre.

  • 1 Beaucoup d’encre a été dépensée pour analyser la pensée de la démocratie de Schmitt au-delà de sa c (...)
  • 2 E. Traverso, À feu et à sang : la guerre civile européenne 1914-1945, Paris, Stock, 2007, p. 292.
  • 3 J. Taubes, En divergent accord, à propos de Carl Schmitt, trad. P. Ivernel, Paris, Payot et Rivages (...)

3Avec le dialogue, faux dialogue, rare, silencieux mais bien critique, entre Benjamin et Schmitt, nous sommes immédiatement dans la sphère de la critique du libéralisme politique. Schmitt, tout en assimilant, dans sa critique, le libéralisme politique et la démocratie parlementaire, mais en maintenant l’idée d’un État de droit, s’en remet ultimement à un esprit de la démocratie qui ne nous est pas nécessairement étranger1. Quant à Benjamin, l’idée démocratique semble encore moins apparente que chez Schmitt. Mais si l’on pense trouver un ennemi de la démocratie en la personne de Schmitt, on est rapidement détrompé ; si l’on croit trouver un démocrate en Benjamin, on l’est pareillement. Il n’est pas dans mon propos de considérer Schmitt et Benjamin comme en une « coincidentia oppositorum »2, mais bien de les reconnaître et les confirmer en « accord divergent »3. La rencontre se fait, au prix des « relations dangereuses » que Benjamin se reconnaissait, que certains de ses amis lui reprochaient, mais qui lui ont aussi à l’évidence permis de penser, même si l’admiration se contraint en éloignement, au premier chef en raison de l’antisémitisme de Schmitt ; puis les chemins se séparent, où la subtilité est aussi radicalité. Car c’est bien de radicalité qu’il s’agit, chez l’un et chez l’autre, pour définir ce qu’est finalement, au bout et au-delà de la démocratie, le politique conflictuel. Politique à la racine et radicale critique de la démocratie, donc.

  • 4 Schmitt construit un concept de la dictature, de commissaire et souveraine, et en tient pour un rég (...)

4À cet égard, je voudrais m’arrêter à un « concept » – il faudra vérifier si c’en est bien un – commun à Schmitt et Benjamin, qui condense le danger extrême du conflit pour la démocratie : la guerre civile mondiale. Elle est explicite chez Schmitt qui, disons-le sans plus ample démonstration, ne saurait être assimilé à un penseur du totalitarisme4 ; elle revêt la forme de la guerre civile, de la révolution ou de la terreur chez Benjamin. La reprise et la critique de la souveraineté schmittienne par Benjamin ne doivent pas occulter des emprunts plus discrets ou des reprises qui alimentent le dialogue. À cet égard, la guerre civile mondiale est significative. Il faut donc faire place à ce semi-concept, type du conflit extrême, archéologiquement important pour la définition du politique en général, puisqu’il introduit l’idée d’une temporalité politique qui se détache du temps linéaire ou mesuré, du temps chronologique ou aiontique.

Le « dossier Schmitt/Benjamin »

  • 5 G. Agamben, État d’exception, trad. J. Gayraud, Paris, Seuil, 2003, chap. 4 (intitulé de manière ab (...)
  • 6 Ibid., p. 89. Agamben fournit les références.

5Le dossier Schmitt/Benjamin, tel qu’Agamben l’a nommé5, tient en peu de lignes. Un emprunt manifeste de Benjamin dans Origine du drame baroque allemand (1928) à la Théologie politique (1922) de Schmitt sur la définition de la souveraineté. Le retournement dont fait l’objet cette définition sous la plume de Benjamin ne doit pas nous faire oublier le ton de sincère admiration que celui-ci professe à l’endroit de celui-là dans une lettre de décembre 19306 qu’il lui envoya en même temps qu’un exemplaire du Drame baroque. C’est là tout le dossier vivant et explicite. Les références de Schmitt à Benjamin dans son ouvrage Hamlet ou Hécube ne nous retiendront pas : postérieures à la deuxième guerre mondiale, elles s’adressent à un mort et ne peuvent entrer dans la situation d’un dialogue, quand bien même il serait dialogue insolite.

  • 7 Ibid., p. 89-90.

6À côté de ces marques dûment notées, il faut inclure la vie des œuvres qui, elles, se répondent plus abondamment. Les intuitions d’Agamben sont à cet égard précieuses et lumineuses. Le Drame baroque, tout en se référant à la Théologie politique, reprend aussi La Dictature (1921). Pourtant, point d’inflexion notable dans cette continuité qui n’a que les apparences de la linéarité, Schmitt se serait tout d’abord opposé à l’idée de violence pure telle que développée par Benjamin : ainsi la Théologie politique serait en fait, en premier lieu, une réponse à Pour une critique de la violence (1921). Les dates sont serrées, mais Agamben établit que la revue dans laquelle écrivait Benjamin était régulièrement consultée et citée par Schmitt. Agamben, de plus, fait place à une lettre méconnue de Schmitt à un correspondant (Viesel) où celui-ci affirme que son livre Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes (1938) est une « réponse à Benjamin restée non remarquée »7 ; une affirmation aussi directe mériterait davantage de commentaire, mais Agamben ne développe pas. Des éléments de contraste apparaissent rapidement : ce que Benjamin abandonne complètement, c’est-à-dire le rapport de l’anomie au droit, Schmitt veut le maintenir absolument ; là où Benjamin annonce que l’exception a désormais (et doit le faire) complètement remplacé la règle, Schmitt veut maintenir, sous la forme de la suspension ou de la séparation, la distinction entre la règle et l’exception, celle-ci venant en fait sauvegarder celle-là.

  • 8 Il s’agit des débats juridiques sur l’article 48 de la Constitution de Weimar, puis de l’événement (...)

7Ce qui aboutit aux thèses sur l’histoire de Benjamin doit nous faire allonger cette focalisation courte du début des années vingt jusqu’à 1940. Le temps n’est pas si resserré, l’espace du dialogue ne se limite pas à l’après-guerre, à l’échec spartakiste, à la difficile naissance de la République de Weimar. Derrière la toile de fond qui leur est commune, que l’on peut assimiler rapidement à la crise économique due aux réparations et aux krachs boursiers, à la pression de la rue, au rôle de la pègre, mais aussi aux controverses constitutionnelles sur le présidentialisme8, donc derrière cette toile de fond commune il faut voir la question de la démocratie, moins questionnement sur le régime que problème du politique lui-même qui peut se résumer à : « qu’est-ce qu’un peuple ? ». On peut raisonnablement penser que Benjamin comme Schmitt se la posent et y répondent différemment, alors même que leur point de départ théorique n’est pas si éloigné. L’« anti-démocratie » revêt des formes différentes, voire opposées, chez l’un et l’autre auteur, ce qui n’empêche pas certains points de convergence. Pour l’un et l’autre, la démocratie libérale bourgeoise est l’envers d’une idée de la démocratie qu’ils prétendent plus haute, quitte à l’abandonner au profit de la révolution pour Benjamin, abandon effectif par Schmitt dès 1934 pour la parole du Führer. On pourrait presque retrouver une classification en sous-texte qui remonte à Aristote : cette démocratie libérale bourgeoise est le régime vicié, altéré par rapport au modèle convenable, la δημοκρατία contre la πολιτεία. Une deuxième hypothèse, exagérée sans doute, ferait de cette démocratie une fausse démocratie. Dès lors la question revêt cette forme-ci : doit-on attribuer à l’idée de démocratie la possibilité de virer en fausse démocratie ?

  • 9 G. Agamben, Signatura rerum. Sur la méthode, trad. J. Gayraud, Paris, Vrin (Textes philosophiques), (...)
  • 10 Ibid., p. 35. « Plans de clivage » est en français dans le texte.
  • 11 Ibid. Agamben cite Parcelse, De signatura rerum naturalium.
  • 12 Je m’inspire donc d’Agamben en ne déroulant pas son fil à lui, qui, après une archéologie des scien (...)

8Ma thèse sera la suivante : l’état d’exception – fausse démocratie, perversion de la démocratie, anti-démocratie – est bien une signature chez Benjamin comme chez Schmitt au sens qu’Agamben donne au terme9. Agamben traite de la signature dans une réponse à ses détracteurs qui lui reprochent l’utilisation du terme « paradigme » pour désigner le camp dans nos démocraties contemporaines. Le statut épistémologique du paradigme est passé en revue, notamment dans sa forme foucaldienne. Agamben aboutit à la démonstration que le camp de concentration, le « musulman », l’homo sacer et l’état d’exception sont bien, chez lui, des paradigmes et non des hypothèses, qui rendent intelligible notre modernité. Avec la méthode archéologique qu’il a en commun avec Foucault, Agamben dégage des archai qui révèlent des « plans de clivage », débordant la simple origine historique10. La « paradigmatologie » d’Agamben lui permet de rendre visible ce qui est invisible, de rendre intelligibles des séries de phénomènes qui, sans cela, resteraient obscures. En sorte que, à partir de Paracelse, Agamben déclare une « théorie des signatures », « science par laquelle on trouve tout ce qui est caché »11, et qui va révéler des « marqueurs » (signatores). D’un nom de science, signatura va finir par désigner le fait de marquer. Plutôt que sa parenté avec la notion de signe, ou de signe épistémique, je voudrais souligner sa composante qui l’assimile à un opérateur de la pensée, marque et marqueur, analyse et opérateur à la fois. Quelque chose que j’assimile à un infra-concept ou à un semi-concept12.

9À partir de là, la guerre civile mondiale, à défaut d’être un concept, peut aussi être nommée signature, tout en étant une illustration de l’état d’exception. Il faudra donc s’interroger sur son statut philosophique.

Brève histoire des concepts : de la souveraineté à la guerre civile mondiale

  • 13 Voir C. Schmitt, Théologie politique, trad. J.-L. Schlegel, Paris, Gallimard (NRF), 1988, p. 25 : « (...)
  • 14 C. Schmitt cité par O. Beaud, Les derniers jours de Weimar. Carl Schmitt face à l’avènement du nazi (...)

10La toile de fond historique commune se double d’une communauté conceptuelle qui a pour point de départ le politique lié à une forme de transcendance, révélée par l’exception. Schmitt et Benjamin se réfèrent tous deux à Kierkegaard pour qui l’exception donne le sens de la règle13. La relation est toutefois d’analogie. Si l’interprétation d’Agamben peut laisser croire que le concept ultime est Dieu, garant de la normalité et de l’exception, cela vient en contradiction de l’idée que la Théologie politique répond à Pour une critique de la violence ; le droit, comprenant le non-droit, permet l’anomique de la décision souveraine pour maintenir une idée du droit, alors que Benjamin sort de la violence conservatrice ou fondatrice du droit. Bien sûr les termes du problème s’appliquent à l’attitude envers la Constitution de Weimar, mais on ne saurait s’en tenir là. Schmitt, par exemple, à propos du « coup de Prusse » pour lequel il est appelé en arbitrage, se livre certes à une analyse de l’effet constitutionnel lui-même, mais également à la formulation d’une tendance du politique : au moment du danger pour l’entité politique, l’attitude de n’importe quelle entité politique consiste, sous peine de contradiction mortifère, à « ne pas attendre […] la guerre civile »14.

  • 15 W. Benjamin, Origine du drame baroque allemand [conçu en 1916, écrit en 1925], trad. S. Muller (ave (...)

11Par rapport à la pensée schmittienne de la souveraineté par la crise, Benjamin reprend le contexte à son compte ; il reprend aussi la définition schmittienne de la souveraineté : contrepoint, mais aussi complément ou poursuite. Pour autant, celle-ci est soumise à une secondarisation de son régime, elle est renvoyée en toile de fond : contrairement à un mouvement intuitif, c’est la souveraineté qui fait l’horizon d’une philosophie de l’histoire prenant sa source dans le drame baroque allemand. Le Drame baroque met en scène des princes détenteurs du pouvoir exécutif selon une forme « nouvelle » de souveraineté. Le pouvoir du prince baroque « dérive d’un débat sur l’état d’exception et assigne au prince comme fonction principale le soin d’éviter cet état »15. C’est à ce moment du texte que Benjamin cite la Théologie politique de Schmitt. Mais il pervertit au moins en partie la portée de la définition de Schmitt, puisque le prince baroque, en proie à l’irrésolution fondamentale du pouvoir et du pouvoir de décision, devient de ce fait une figure profondément mélancolique. Ce retournement de la thèse schmittienne ne doit pas nous faire perdre de vue le profond accord concernant la notion de pouvoir, dans un sens presque originaire pour l’un et l’autre. Schmitt ne nomme pas, ne veut pas nommer la « violence pure » que Benjamin a déjà étudiée. Schmitt la masque par la traduction juridique, la contourne par la notion d’anomie. Dans Pour une critique de la violence, Benjamin opposait les moyens et les fins ; Schmitt focalise son examen sur l’opposition entre légalité et légitimité. La position de Benjamin éclaire celle de Schmitt tout en la mettant en difficulté, voire en péril de contradiction. Tout se passe comme si Benjamin forçait Schmitt à reconnaître qu’il entend conserver le droit et l’État.

12La toile de fond de la comparaison, limitée, entre Schmitt et Benjamin est la définition de la souveraineté par rapport à la violence pure. Un élément à la fois historique et conceptuel, presque chimiquement pur tant la philosophie s’est finalement peu penchée sur la question, est la guerre civile, négatif de l’État de droit, prétexte de l’état d’exception.

  • 16 C. Schmitt, « Historiographia in nuce : Alexis de Tocqueville », Ex captivitate salus, A. Doremus é (...)
  • 17 C. Schmitt, Ex captivitate salus, ouvr. cité, p. 152. Je souligne. Lire dans le même sens : « Remar (...)
  • 18 Voir N. Grangé, « Carl Schmitt, Ernst Jünger et le spectre de la guerre civile. L’individu, le “sol (...)
  • 19 C. Schmitt, Le Nomos de la terre, trad. L. Deroche-Gurcel, révisée par P. Haggenmacher, Paris, PUF, (...)

13Après un long examen du sujet chez Carl Schmitt, je dois reconnaître que le statut de la guerre civile y est de plus en plus mystérieux. L’impression que Schmitt fonde sa pensée sur la guerre civile se révèle erronée ou tout au moins beaucoup trop partielle, et les références à l’expression sont finalement peu abondantes dans son œuvre. Il s’agit plutôt d’une ambiance générale qui baigne sa pensée plutôt que d’une référence conceptuelle récurrente. Il n’y a rien sur la guerre civile dans Théologie politique, il y aura finalement très peu dans La notion de politique. Elle semble un peu plus présente, mais sous la forme indirecte de l’état de siège, dans La dictature. Les passages les plus explicites doivent être trouvés dans des textes qui ne sont pas homogènes, et qui ne sauraient relever du dialogue avec Benjamin : la Théologie politique II, écrite en 1969, compare et oppose la belligérance et les guerres civiles confessionnelles (un mantra dans son œuvre, notamment dans le Nomos de la terre), mais c’est pour insister sur l’opposition entre substance et instance. Il faut voir aussi Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes – je vais y revenir. Enfin, deux passages à mes yeux déterminants alors même qu’ils ne font pas partie d’une « œuvre » dûment publiée mais plutôt de notes. D’abord dans un texte sur l’historiographie, où Schmitt estime que le discours politique a occulté que « la guerre trouve seulement dans la guerre civile son sens dernier et cruel »16. Ensuite dans Ex captivitate salus, qui peut être considéré comme un dévoilement de sa méthode dans un regard rétrospectif sur ses écrits, où il affirme que « la guerre civile a une relation dialectique et scientifique au droit »17. Sans plus de démonstration, que j’ai pu livrer ailleurs18, je dirais que la guerre civile est en filigrane de la pensée de Schmitt, sous la forme des « guerres civiles confessionnelles » d’antan, mais qu’elle joue aussi le rôle de pivot dans sa pensée comme dans la trame historique qu’il dessine pour l’évolution de la souveraineté puis pour le droit des gens. Implicite avant-guerre, elle est explicite après-guerre, notamment dans Le nomos de la terre, publié en 1950 à Berlin, mais conçu plus tôt, sans doute pendant la guerre19.

  • 20 G. Agamben les assimile dans État d’exception, ouvr. cité, p. 101.
  • 21 C. Schmitt, Parlementarisme et démocratie, préf. P. Pasquino, trad. J.-L. Schlegel, Paris, Seuil, 1 (...)

14Si l’on se penche sur la pensée de Benjamin, alors la guerre civile est l’autre nom caché de plusieurs manifestations de la crise que nous traversons : état d’exception et crise sont liés en ce qu’ils font notre réalité, et non plus le contenu abstrait d’une définition de la souveraineté. Benjamin découple ce qui chez Schmitt est non séparé ; l’exception est bien devenue la règle alors que pour Schmitt l’exception est la garantie de la règle en tant qu’elles sont distinctes. Il y a là une conception fine du temps politique chez Schmitt, qu’il conviendrait de creuser. D’autre part, la guerre civile, dans sa forme, peut être assimilée, dans sa compréhension des années vingt et trente, avec la grève générale révolutionnaire dans Pour une critique de la violence, avec la révolution dans les textes sur l’histoire20. Évidemment, la figure commune, dans ce spectre de significations, est Georges Sorel. Mais il faut aussi laisser place – toujours dans cet éclairage bivalent – à l’effet de révélateur que le marxisme a pu insuffler chez Schmitt, dans son état le plus explicite dans Parlementarisme et démocratie21, et chez Benjamin : l’anti-démocratie dépend étroitement de l’anti-bourgeoisie.

  • 22  Voir N. Grangé, « Carl Schmitt, Ernst Jünger et le spectre de la guerre civile », art. cité.
  • 23 Dans E. Jünger, Journaux de guerre. 1914-1918, trad. J. Hervier, H. Plard et F. Poncet, Paris, Gall (...)

15La naissance de l’expression « guerre civile mondiale » est difficilement situable. Elle imprègne l’époque, peut-être en complément de la faveur des expressions « État total » et « guerre totale ». Comme celles-ci, elle est sans doute venue de la droite mais a été reprise par la gauche. On la trouve simultanément de manière approchée chez plusieurs auteurs dès les années vingt22. Le fait est que, sans théoriser vraiment, Schmitt se sert des expressions « guerre civile internationale », « guerre civile confessionnelle », « guerre civile mondiale » plus abondamment que de la seule « guerre civile ». On a assurément une focalisation et l’émergence de l’expression au tournant 1942-194323.

  • 24 C. Schmitt, « Changement de structure du droit international », dans La guerre civile mondiale, C.  (...)
  • 25 C. Schmitt, « Changement de structure du droit international », La guerre civile mondiale, ouvr. ci (...)
  • 26  C. Schmitt, Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes, trad. D. Trierweiler, Paris, (...)
  • 27 Je retrouve dans ce texte la figure qu’Emmanuel Pasquier considère comme récurrente chez Schmitt, m (...)
  • 28 Ibid., p. 109.
  • 29 Pour Schmitt, cela n’a pas été rendu effectif parce que l’Angleterre n’avait pas la même définition (...)
  • 30 C. Schmitt, Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes, ouvr. cité, p. 108-109.

16Dans « Changement de structure du droit international » (1943)24 de Schmitt, la « guerre civile mondiale » n’est thématisée que comme expression moderne des guerres justes : « La guerre mondiale discriminatoire de style américain se transforme ainsi en guerre civile mondiale de caractère total et global »25. On rencontre la même conclusion dans le texte Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes (1938) ; pour autant, le cheminement théorique n’est pas le même. La souveraineté y est définie en un sens super-hobbesien : l’État souverain n’est qu’un constant empêchement de la guerre civile. Et à partir de cette définition – « L’État est […] ce qui met fin à la guerre civile. Ce qui ne met pas fin à la guerre civile n’est pas un État »26 –, Schmitt passe à la limite en transférant le raisonnement sans transition, d’une manière hobbesienne, aux relations entre États. Si on suit les Conventions de Genève à la lettre, alors, dit Schmitt, on ne reconnaît que des États. Quand la guerre se fait, c’est entre États et c’est une affaire, simplement, d’État27. Chaque adversaire est digne et capable, tout comme formellement dans un duel les adversaires sont « capables de donner satisfaction »28. Il n’y a plus lieu d’évoquer ni guerre civile, ni guerre religieuse, ni droit de résistance29. Mais dès que se loge un élément discriminatoire, alors la guerre entre États bascule dans l’état de nature et se transforme en « guerre civile internationale »30.

17Il me semble que, en balayant rapidement les textes de 1921 jusqu’à ceux de 1950 (Nomos de la terre), voire de 1969 (Théologie politique II), on peut avancer que la « guerre civile mondiale », de conclusion, devient une signature, pas encore un paradigme mais une marque. Quant à moi, j’interprète ce statut de signature comme une expression conceptuelle, c’est-à-dire qu’elle n’est pas un concept mais qu’elle illustre une conceptualisation : au début équivalent moderne de la guerre juste, elle devient la guerre moderne, au sens de « totale », c’est-à-dire une guerre qui est issue de processus interétatiques violemment discriminatoires, plaçant le juste et l’injuste en dehors de l’État, là où la distinction ne devrait pas exister.

18En tenant compte de la place spéciale de la réflexion de Schmitt, qui participe en même temps du droit constitutionnel et du droit international, synthèse d’autant plus originale qu’elle implique – ou est dépendante de – la définition de la souveraineté comme décision de l’exception, je peux ainsi formuler l’hypothèse suivante : le rôle joué dans le raisonnement de Carl Schmitt par la guerre civile mondiale, à la fois constat historique et analyse politique d’inspiration hobbesienne, est joué par la définition de l’histoire dans les raisonnements de Walter Benjamin. La dimension apocalyptique serait une réunion trop rapide et partielle des deux penseurs. Il faut à mon sens s’aventurer dans une exploration du théologique, voire du transcendant politique, chez l’un et chez l’autre, ce qui pourrait, entre autres, rendre raison de la tension entre convergence et antagonisme dans la relation entre Schmitt et Benjamin.

19Ainsi l’expression conceptuelle de « guerre civile mondiale » émerge de la comparaison entre Schmitt et Benjamin, comparaison qui n’a pas l’ambition d’éclairer leur œuvre spécifiquement mais bien en miroir. Elle exprime conceptuellement le conflit en démocratie, une démocratie située dans l’Europe de l’entre-deux-guerres, concert des nations, florissante ou mise à mal. En tant qu’expression qui ne correspond pas à une catégorisation historienne et en tant qu’illustration a fortiori de la guerre interne élargie au-delà de toute limite souveraine, elle donne un nom au conflit en démocratie européenne parce qu’elle est le nom du conflit généralisé pour le politique dans sa plus grande compréhension. La guerre civile mondiale est opérateur de la pensée du politique.

La guerre civile mondiale, l’histoire et le temps

20Agamben, après un chapitre sur la paradigmatique, puis un chapitre sur la théorie des signatures, en arrive à l’archéologie qu’il ramène à la méthode de Foucault. Tout en soulignant à juste titre les intersections qu’une telle méthode opère entre diachronie et synchronie, Agamben néglige l’aspect temporel qu’il reconnaît pourtant à ce développement, au moins en toile de fond, voire comme matière documentaire. Les deux pages qu’il consacre aux sciences humaines, et plus particulièrement à l’histoire, effectuent la transition entre les signatures et l’archéologie philosophique.

  • 31 Carl Schmitt semble se contenter de prendre appui sur les philosophies de l’histoire existantes, ce (...)

21Je ferai place, à titre exploratoire, à la temporalité historique, en dehors de la question de la science historique ; d’abord parce que, comme la guerre civile, elle m’apparaît comme un impensé de la philosophie politique, ensuite parce que Benjamin illumine d’un nouveau jour, précisément dans sa « théorie » de la souveraineté, ce qui reste dans l’ombre chez Carl Schmitt. Il n’y a pas de philosophie de l’histoire dans l’œuvre de Carl Schmitt, comme si celle-ci lui était inutile31. En revanche, l’histoire, la philosophie de l’histoire et la critique de l’histoire matérialiste et messianique, sont très présentes dans l’œuvre de Benjamin. Celui-ci apporte la dimension du temps, il s’oppose à Schmitt en ne se contentant pas de sa définition de la souveraineté comme intemporelle, ni située, ni en devenir, figée. Il ne le dit pas explicitement, mais à mon sens le passage par le semi-concept de guerre civile mondiale éclaire « ce qui reste ».

  • 32 Voir entre autres J.-M. Gagnebin, « Histoire, mémoire et oubli chez Walter Benjamin », Revue de mét (...)
  • 33 W. Benjamin, Paralipomènes et variantes de « sur le concept d’histoire », MS 491, à la suite de Sur (...)
  • 34 Id., Origine du drame baroque allemand, ouvr. cité, p. 102.

22Les lignes qui suivent ne prétendent pas à une autre fonction que d’être suggestives, pistes pour une étude future. La conception de l’histoire chez Benjamin – on ne saurait lui présupposer une philosophie de l’histoire en bonne et due forme – est si complexe qu’elle a donné lieu à de multiples commentaires, dont l’intérêt n’égale que la diversité, voire les contradictions32. Pour le sujet qui nous occupe, rappelons simplement que l’histoire pour Benjamin n’est pas un continuum. Vent debout contre l’histoire cumulative, qui est plus le fait des dominants que des opprimés, des vainqueurs que des vaincus, contre l’historicisme, Benjamin ne se replie pas pour autant sur une histoire messianique, même si des éléments messianiques composent avec sa vision, ni sur une histoire dialectique, même si l’image est pour lui précisément dialectique. « L’histoire a affaire à des enchaînements et à des chaînes de causalité, arbitrairement tissées »33. En ce sens, le drame baroque est une tension entre un « idéal historique » et « l’idée de la catastrophe », il est « fraction du déroulement historique concret »34. À cette aune, Benjamin développe une dialectique entre temps et histoire digne d’être remarquée.

  • 35 Id., Sur le concept d’histoire, XIIe Thèse, trad. M. de Gandillac, R. Rochlitz, P. Rusch, Paris, Ga (...)

23Le dialogue entre Schmitt et Benjamin prend corps dans cet instant-là de sa pensée : Benjamin articule la notion de souveraineté, qu’il trouve dans le drame baroque, avec l’état d’exception. La bonne conception de l’histoire, qu’il nous appartient de trouver, correspond au « véritable » état d’exception, la règle qui fait le présent. Benjamin reprend des éléments schmittiens soumis à sa propre conception de la souveraineté et de la temporalité politique passée au filtre de la bonne conception de l’histoire. L’Ange de l’histoire des Thèses sur l’histoire, ouvrage posthume qui l’a occupé pendant plusieurs années, représente cette histoire qui n’a de sens que pour celui qui regarde, et, idéalement, pour celui qui la projette. Le présent ni le passé ne se font en fonction du futur. L’impossibilité à surmonter est, seulement, une impossibilité pratique qui s’incarne dans la lutte. Celle-ci ne saurait être simple changement, elle est modification des champs temporels35. Ainsi, à la toile de fond du conflit correspond la praxis de la lutte.

  • 36 Il fait référence à H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, PUF (Édit (...)

24En ce sens, la temporalité, qui sera éclairée dans les Thèses sur l’histoire, connaît déjà un début de développement dans le Drame baroque, en relation avec la souveraineté que Benjamin découvre chez Schmitt. Il n’est pas étonnant que les images de l’horloge envahissent l’ouvrage pour exprimer un temps dans les corps qui ne suit pas un prétendu progrès historique. Benjamin substitue aux engrenages des horloges une mécanique de l’État qui se grippe, qui doit être détruite dans ses artifices. Ce temps-là n’est pas qualitatif36.

  • 37 Voir N. Grangé, De la guerre civile, Paris, Armand Colin (L’Inspiration philosophique), 2009, et Ou (...)
  • 38 W. Benjamin, Gesammelte Schriften, I, 3, Frankfort, Suhrkamp Verlag, 1980, p. 1232, trad. M. Löwy d (...)
  • 39 Voir W. Benjamin, Sur le concept d’histoire, Xe Thèse, ouvr. cité, p. 435.

25Le temps historique y est déjà politique, et cela sous plusieurs aspects. D’abord, on note la présence récurrente d’exemples que Schmitt n’aurait pas reniés, tous empruntés à des mouvements collectifs de violence interne : Spartacus, Thomas Münzer, la Grande Révolution, 1830, 1848, la Commune de Paris, l’insurrection spartakiste, tous événements que je classe sous le terme de stasis – signe, marque, signature d’un autre temps du politique37. Mais aussi la guerre de Trente Ans, privilégiée par Schmitt, modèle-type de la guerre civile que l’on pourrait déjà dire mondiale. Ensuite le déséquilibre inhérent au pouvoir du souverain baroque révèle la profonde ambivalence de ce pouvoir politique : martyr et tyran à la fois, le souverain baroque est marqué par l’irrésolution, tangible dans son corps, de sorte qu’il n’a d’autre choix que la terreur pour dépasser le risque profond de son pouvoir. Ce déséquilibre est la source de l’état d’exception qui se traduit dans le politique. L’état d’exception revêt ainsi la même forme que le concept englobant du politique chez Schmitt, malgré le retournement de la définition de la souveraineté décisionnelle. Le drame baroque synthétise – en est une proposition – la pensée de l’état d’exception, à travers l’étude de la souveraineté du prince. Je fais l’hypothèse que la guerre n’est pas seulement la toile de fond de l’opposition entre princes, du déploiement du pouvoir sous toutes ses formes, mais aussi l’essence temporelle de l’état d’exception. Sans aller jusque-là, Benjamin montre que la guerre civile se situe dans le corps du souverain et qu’elle doit y être résolue, marque en évolution de la souveraineté. En réalité, le manque de souveraineté définit la souveraineté. Ce manque n’est pas comblé par l’état d’exception, celui-ci en est l’expression immédiate et paradoxale. Ces lignes de Benjamin peuvent être lues comme une tentative pour lever ce qui fait scandale dans la pensée schmittienne. Là où le vide n’est comblé que par la parole du Führer selon Schmitt, et encore dans un laps de temps très restreint, Benjamin introduit la possibilité de modification du temps politique par la praxis révolutionnaire. Contre la guerre civile, la révolution. Contre l’histoire cumulative qui court à la catastrophe, c’est-à-dire le plus haut degré de la guerre interne dont l’autre nom est le fascisme, le frein de l’histoire38. La lutte donne forme, la lutte dans le siècle c’est la lutte dans le temporel39. Donc Benjamin ne veut pas d’une souveraineté sans temporalité, mais il recentre la question, comme Schmitt, sur l’état d’exception. L’apocalypse est non seulement la toile de fond de la réflexion de Benjamin, elle en est aussi l’actualité. L’apocalypse, que Schmitt veut garder dans le champ unique de la théologie, marque par excellence la fin de l’histoire et la fin des temps. Je lis ainsi, en creux, une invitation à penser le politique conflictuel dans une nouvelle temporalité qu’il faut inventer de toutes pièces. Quant à savoir si la démocratie, quelle qu’elle soit, peut être le nom du dépassement de la conception ordinaire du temps, assurément ni Benjamin ni Schmitt n’auraient souscrit à une telle proposition.

  • 40 C. Schmitt, Théologie politique II, ouvr. cité, p. 127 et p. 173 et suiv.
  • 41  G. Agamben, Signatura rerum. Sur la méthode, ouvr. cité, p. 87.
  • 42 E. Ludendorff, La guerre totale, trad. A. Pfannstiel, Paris, Flammarion, 1937.

26Je fais l’hypothèse que la catastrophe ou le fascisme – dans un temps historique non historien – est la traduction et la synthèse véritablement benjaminiennes de la « guerre civile mondiale », passée par le filtre de la définition de la souveraineté par Schmitt. Le conflit dans l’histoire est une donnée du politique selon Benjamin, il est l’essence descriptive du politique pour Schmitt. Ces conceptions pessimistes s’appuient sur une vision de l’histoire qui ne peut que se gripper dans sa définition contemporaine. Ainsi elle est ordonnée à une apocalypse toujours actuelle chez Benjamin. Et il est révélateur de constater que Benjamin se voit contraint de revenir à un vocabulaire religieux, celui de l’apocatastase – le tikkoun de la kabbale –, tandis que Schmitt cantonne la stasis à une courte discussion entre le Nouveau Testament et les Pères de l’Église40. Ce que l’un et l’autre ne peuvent déterminer conceptuellement, faute d’une philosophie de l’histoire systématique, ils le font par l’image de la guerre civile mondiale. Agamben, à propos de la signature, en fait bien un opérateur, mais par défaut d’être un concept. Il l’évoque précisément à propos du problème dans les sciences sociales de la « sécularisation », impossible à fixer entre « conceptualité théologique » et « conceptualité politique »41. Non seulement la guerre civile mondiale exprime l’aspect total que le politique en général revêt en des temps particulièrement conflictuels, mais encore elle apporte une discrète notion de temporalité politique, à même de combler le manque de continuité et de se substituer à l’histoire introuvable de la vie des hommes. « Mondiale » vaut pour « totale », « guerre civile » est le marqueur temporel du politique conflictuel. Il manque un concept, celui que d’autres, après Ludendorff42, trouvent dans la « guerre totale » jamais élucidée, utilisée dans un contexte presque toujours journalistique. Mais ce concept du politique essentiellement agonistique est exprimé par l’état d’exception devenu la règle, par le manque de souveraineté, puisque la décision schmittienne court le risque de devenir irrésolution benjaminienne. Ainsi nous manquons d’un concept, et de son terme, pour décrire et saisir cet état du politique, complètement défait d’une histoire conçue comme continue. Comme la conceptualisation théologique ne satisfait ni Benjamin, qui remplace le messianisme par une pensée cabalistique de l’apocatastase sans développer outre mesure, ni Schmitt, qui pense le mouvement contraire, c’est-à-dire la sécularisation des concepts théologiques, alors il y a une « place conceptuelle », un lieu du concept, un nœud de conceptualisation qui font défaut. L’utilisation de la guerre civile mondiale ou des images approchantes remplit ce vide, de manière insatisfaisante puisqu’elle est une simple expression, d’ailleurs assez galvaudée, et qu’elle ne saurait être un concept. Plutôt qu’un terme, on a un nom ; plutôt qu’un concept, on a une image dont l’oxymore reste énigmatique, puissance de conceptualisation mais aussi faiblesse de la pensée du politique qui se révèle au détour de la phrase, comme s’il était difficile de penser le politique conflictuel jusqu’au bout. Ce qui, finalement, est plutôt bon signe…

27Ce que je retire du « dialogue » entre Schmitt et Benjamin, c’est l’antinomie du temps du droit et du temps de l’exception comme constituant une contradiction intrinsèque et essentielle au politique. Concevoir la guerre civile comme du temps politique, en passant par l’opérateur de la guerre civile mondiale et ses variantes, donne la possibilité de penser la démocratie substantielle hors de l’antagonisme entre libéralisme et marxisme.

28Le divergent accord entre Benjamin et Schmitt fait office de révélateur sur la souveraineté et, au-delà, éclaire la temporalité propre au politique. L’état d’exception, avant d’être fondement du décisionnisme schmittien, révèle simultanément la force et la faiblesse du pouvoir. Dès que le politique envisage l’exception, il manifeste qu’il est assujetti à une deuxième, troisième, quatrième temporalité. C’est déterminant pour la définition du politique, contraint d’intégrer l’exception dans l’ordinaire, ce qui se perçoit concrètement à plusieurs niveaux, dans les controverses constitutionnelles ou la contestation démocratique des états d’urgence. Elle permet aussi de penser le problème de la rétroactivité d’une loi, problème juridique d’une décision politique. On ne peut dès lors se contenter d’une conception du passé comme réversible et nécessaire ni d’une conception du droit comme corrélant la loi. La guerre civile mondiale est signature, opérateur du raisonnement, mais aussi obligation pour nous de réviser nos définitions des mécanismes politiques en y incluant cette temporalité spéciale. La guerre civile mondiale est une image conceptuelle, un écho du concept absent, qui signe la pensée d’un politique a-historique nécessairement conflictuel.

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Notes

1 Beaucoup d’encre a été dépensée pour analyser la pensée de la démocratie de Schmitt au-delà de sa critique de la démocratie libérale, bourgeoise, parlementaire. Il me semble cependant que la remarque de Jean-François Kervégan est non seulement frappée au coin du bon sens, mais également particulièrement éclairante sur la pensée de Schmitt : voir J.-F. Kervégan, Que faire de Carl Schmitt ?, Paris, Gallimard (TEL), 2011.

2 E. Traverso, À feu et à sang : la guerre civile européenne 1914-1945, Paris, Stock, 2007, p. 292.

3 J. Taubes, En divergent accord, à propos de Carl Schmitt, trad. P. Ivernel, Paris, Payot et Rivages, 2003.

4 Schmitt construit un concept de la dictature, de commissaire et souveraine, et en tient pour un régime présidentiel fort ; il en vient à soutenir que la parole du Führer fait loi, mais il défend l’État de droit, la « constitution » (même si cette constitution est davantage l’expression de l’État comme entité politique que sa colonne vertébrale) et une idée du politique qui, sans être pluraliste, obéit aux mêmes principes que ceux défendus par les grands penseurs du politique : l’ordre, la sécurité et la paix.

5 G. Agamben, État d’exception, trad. J. Gayraud, Paris, Seuil, 2003, chap. 4 (intitulé de manière absolument pertinente « Gigantomachie autour d’un vide »).

6 Ibid., p. 89. Agamben fournit les références.

7 Ibid., p. 89-90.

8 Il s’agit des débats juridiques sur l’article 48 de la Constitution de Weimar, puis de l’événement politico-constitutionnel du « coup de Prusse ».

9 G. Agamben, Signatura rerum. Sur la méthode, trad. J. Gayraud, Paris, Vrin (Textes philosophiques), 2008.

10 Ibid., p. 35. « Plans de clivage » est en français dans le texte.

11 Ibid. Agamben cite Parcelse, De signatura rerum naturalium.

12 Je m’inspire donc d’Agamben en ne déroulant pas son fil à lui, qui, après une archéologie des sciences depuis Paracelse, arrive à Walter Benjamin et à la faculté mimétique comme perception des ressemblances.

13 Voir C. Schmitt, Théologie politique, trad. J.-L. Schlegel, Paris, Gallimard (NRF), 1988, p. 25 : « Le cas normal ne prouve rien, l’exception prouve tout ; elle ne fait pas que confirmer la règle : en réalité la règle ne vit que par l’exception. » Voir aussi la citation du « théologien protestant » qui termine le premier chapitre et qui n’est autre que Kierkegaard : voir S. Kierkegaard, La reprise, trad. N. Viallaneix, Paris, GF-Flammarion, 1990, p. 172. Pour l’élucidation d’une telle appellation et d’une telle référence, voir B. Conrad, « Kierkegaard’s moment. Carl Schmitt and his rhetorical concept of decision », Redescriptions. Yearbook of Political Thought, 2008, vol. XII, p. 145-171. Voir aussi T. Storme, Carl Schmitt et le marcionisme, Paris, Cerf, 2008.

14 C. Schmitt cité par O. Beaud, Les derniers jours de Weimar. Carl Schmitt face à l’avènement du nazisme, Paris, Descartes & Cie, 1997, p. 138-139.

15 W. Benjamin, Origine du drame baroque allemand [conçu en 1916, écrit en 1925], trad. S. Muller (avec A. Hirt), Paris, Champs (Essais), 2009, p. 84.

16 C. Schmitt, « Historiographia in nuce : Alexis de Tocqueville », Ex captivitate salus, A. Doremus éd., Paris, Vrin, 2003, p. 136.

17 C. Schmitt, Ex captivitate salus, ouvr. cité, p. 152. Je souligne. Lire dans le même sens : « Remarques en réponse à une conférence de Karl Mannheim à la radio », Ex captivitate salus, ouvr. cité, p. 129.

18 Voir N. Grangé, « Carl Schmitt, Ernst Jünger et le spectre de la guerre civile. L’individu, le “soldat”, l’État », N. Grangé éd., Carl Schmitt : nomos, droit et conflit dans les relations internationales, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, et dans ma thèse d’habilitation à diriger les recherches (« Fictions et état d’exception. Le recours à l’état de guerre civile et le temps politique »), inédite.

19 C. Schmitt, Le Nomos de la terre, trad. L. Deroche-Gurcel, révisée par P. Haggenmacher, Paris, PUF, Léviathan, 2001.

20 G. Agamben les assimile dans État d’exception, ouvr. cité, p. 101.

21 C. Schmitt, Parlementarisme et démocratie, préf. P. Pasquino, trad. J.-L. Schlegel, Paris, Seuil, 1988.

22  Voir N. Grangé, « Carl Schmitt, Ernst Jünger et le spectre de la guerre civile », art. cité.

23 Dans E. Jünger, Journaux de guerre. 1914-1918, trad. J. Hervier, H. Plard et F. Poncet, Paris, Gallimard (Pléiade), 2008, et Id., La paix, trad. Banine et A. Petitjean, Paris, La Table Ronde, 1992 [1947].

24 C. Schmitt, « Changement de structure du droit international », dans La guerre civile mondiale, C. Jouin éd., Paris, Ère, 2007, ou dans Machiavel. Clausewitz. Droit et politique face aux défis de l’histoire, Paris, Krisis, 2007. Ces titres d’ouvrage ne sont pas de Schmitt.

25 C. Schmitt, « Changement de structure du droit international », La guerre civile mondiale, ouvr. cité, p. 48.

26  C. Schmitt, Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes, trad. D. Trierweiler, Paris, Seuil (L’ordre philosophique), 2002, p. 107.

27 Je retrouve dans ce texte la figure qu’Emmanuel Pasquier considère comme récurrente chez Schmitt, mais aussi chez Kelsen, à savoir la tautologie, qui n’est pas un simple pléonasme mais bien une figure logique ; voir E. Pasquier, De Genève à Nuremberg. Carl Schmitt, Hans Kelsen et le droit international, Paris, Classiques Garnier, 2012.

28 Ibid., p. 109.

29 Pour Schmitt, cela n’a pas été rendu effectif parce que l’Angleterre n’avait pas la même définition de l’État que les autres nations signataires de la SDN. Il faut bien sûr mesurer le sous-texte idéologique de cet article de 1943.

30 C. Schmitt, Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes, ouvr. cité, p. 108-109.

31 Carl Schmitt semble se contenter de prendre appui sur les philosophies de l’histoire existantes, celle de Vico notamment ; voir Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes, ouvr. cité, p. 142, et encore, dans cette page, l’allusion à Vico est-elle immédiatement contrée par celle faite à Machiavel.

32 Voir entre autres J.-M. Gagnebin, « Histoire, mémoire et oubli chez Walter Benjamin », Revue de métaphysique et de morale, no 3, 1994, p. 365-389 ; M. Löwy, « Utopie et catastrophe. Walter Benjamin et la Deuxième Guerre mondiale », Cahiers Bernard Lazare, no 128-130, 1991, p. 122-131 ; Id., Walter Benjamin : avertissement d’incendie. Une lecture des thèses « Sur le concept d’histoire », Paris, PUF (Pratiques théoriques), 2001 ; F. Proust, L’histoire à contretemps. Le temps historique chez Walter Benjamin, Paris, Cerf, 1994 ; G. Sholem, Benjamin und sein Engel, Francfort, Suhrkamp, 1983 ; H. Wismann éd., Walter Benjamin et Paris, Paris, Cerf, 1986.

33 W. Benjamin, Paralipomènes et variantes de « sur le concept d’histoire », MS 491, à la suite de Sur le concept d’histoire, dans Écrits français, Paris, Gallimard (Folio Essais), 2003, p. 444.

34 Id., Origine du drame baroque allemand, ouvr. cité, p. 102.

35 Id., Sur le concept d’histoire, XIIe Thèse, trad. M. de Gandillac, R. Rochlitz, P. Rusch, Paris, Gallimard (Folio Essais), 2010, p. 437-438.

36 Il fait référence à H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, PUF (Édition du Centenaire), 1991, p. 72 et suiv.

37 Voir N. Grangé, De la guerre civile, Paris, Armand Colin (L’Inspiration philosophique), 2009, et Oublier la guerre civile (essai de stasiologie), Paris, Vrin/EHESS (Contextes), à paraître en 2014.

38 W. Benjamin, Gesammelte Schriften, I, 3, Frankfort, Suhrkamp Verlag, 1980, p. 1232, trad. M. Löwy dans « Les “Thèses” de Walter Benjamin. Une critique moderne de la modernité », Études, novembre 1992 (3775), p. 510.

39 Voir W. Benjamin, Sur le concept d’histoire, Xe Thèse, ouvr. cité, p. 435.

40 C. Schmitt, Théologie politique II, ouvr. cité, p. 127 et p. 173 et suiv.

41  G. Agamben, Signatura rerum. Sur la méthode, ouvr. cité, p. 87.

42 E. Ludendorff, La guerre totale, trad. A. Pfannstiel, Paris, Flammarion, 1937.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Ninon Grangé, « La guerre civile (mondiale ?) et le dialogue Schmitt-Benjamin »Astérion [En ligne], 13 | 2015, mis en ligne le 02 juin 2015, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/asterion/2628 ; DOI : https://doi.org/10.4000/asterion.2628

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Auteur

Ninon Grangé

Ninon Grangé est maître de conférences habilitée à diriger les recherches en philosophie politique. Elle enseigne à l’Université Paris 8. Ses travaux portent sur la guerre civile, la temporalité politique, l’état d’exception, les fictions politiques et le droit, les dilemmes moraux, l’identité groupale, la mémoire collective et l’action. Elle a publié De la guerre civile (Paris, Armand Colin, L’Inspiration philosophique, 2009) ; son ouvrage Oublier la guerre civile, essai de stasiologie, paraîtra fin 2014 chez Vrin-EHESS (Contextes). Elle a dirigé Carl Schmitt : nomos, droit et conflit dans les relations internationales (Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013) et Penser la guerre au xviie siècle (Vincennes, Presses universitaires de Vincennes, 2013).

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